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LE NOM DE LA ROSE 35 страницаBernard avait recueilli auprè s des servants ou des cuisiniers des rumeurs sur certains commerces nocturnes, sans mê me savoir peut-ê tre le nom exact des responsables, qui avaient lieu entre l’exté rieur de l’enceinte et les cuisines; et qui sait si ce sot de Salvatore, comme il m’avait raconté à moi ses intentions, n’en avait pas dé jà parlé dans les cuisines ou dans les é tables à quelque malheureux qui, effrayé par l’interrogatoire de l’aprè s-midi, aurait donné ces bruits en pâ ture à Bernard). En rô dant avec circonspection dans l’obscurité et le brouillard, les archers avaient finalement surpris Salvatore, en compagnie de la femme, tandis qu’il s’affairait devant la porte des cuisines. « Une femme dans ce saint lieu! Et avec un moine! dit sé vè rement Bernard en se tournant vers l’Abbé. Seigneur trè s glorieux, poursuivit-il, s’il ne s’agissait que de la violation du voeu de chasteté, la punition de cet homme appartiendrait à votre juridiction. Mais comme nous ne savons pas encore si les manè ges de ces deux misé rables ont quelque chose à voir avec la santé de tous les hô tes, nous devons d’abord faire toute la lumiè re sur ce mystè re. Allons, c’est à toi que je parle, misé rable (et ce disant il arrachait le paquet bien visible que Salvatore croyait cacher sur sa poitrine), qu’as-tu là -dedans? » Moi, je le savais dé jà : un couteau, un chat noir qui, à peine le paquet ouvert, s’enfuit en miaulant furieusement, et deux oeufs, cassé s à pré sent et gluants, que tout le monde prit pour du sang, ou de la bile jaune, ou une autre substance immonde. Salvatore é tait sur le point d’entrer dans les cuisines, de tuer le chat et de lui arracher les yeux, et qui sait avec quelles promesses il avait induit la fille à le suivre. Avec quelles promesses, je le sus aussitô t. Les archers fouillè rent la fille, au milieu d’é clats de rire malveillants et de mi-mots lascifs, et ils trouvè rent sur elle un coquelet mort, encore à plumer. La malchance voulut que dans la nuit, où tous les chats sont gris, le coq apparû t noir lui aussi comme le chat. Je pensais qu’il n’en fallait pas davantage pour l’attirer, la pauvre affamé e qui la nuit passé e dé jà avait abandonné (et par amour pour moi! ) son pré cieux coeur de boeuf... « Ah ah! s’exclama Bernard d’un ton de grande pré occupation, chat et coq noirs... Mais moi je les connais ces frô leurs d’enfer... » Il aperç ut Guillaume parmi les assistants: « Ne les connaissez-vous pas vous aussi, frè re Guillaume? Ne fû tes-vous pas inquisiteur à Kilkenny, il y a trois ans, où cette fille avait commerce avec un dé mon qui lui apparaissait sous la forme d’un chat noir? » J’eus l’impression que mon maî tre se taisait par lâ cheté. Je le saisis par la manche, le secouai, lui murmurai dé sespé ré : « Mais dites-lui que c’é tait pour manger... » Il me fit lâ cher prise et s’adressa poliment à Bernard: « Je ne crois pas que vous ayez besoin de mes anciennes expé riences pour arriver à vos conclusions, ditil. — Oh! que non, il est des té moignages bien plus autorisé s, sourit Bernard. Sté phane de Bourbon raconte dans son traité sur les sept dons de l’Esprit Saint comment saint Dominique, aprè s avoir prê ché à Fanjeaux contre les hé ré tiques, annonç a à certaines femmes qu’elles verraient qui elles avaient servi jusqu’alors. Et soudain sauta au milieu d’elles un chat é pouvantable à la taille d’un gros chien, avec des yeux é normes et embrasé s, la langue sanguinolente qui arrivait jusqu’à son nombril, la queue courte et dressé e en l’air en sorte que de quelque cô té que se tournâ t l’animal, il montrait la turpitude de son derriè re, fé tide comme aucun, ainsi qu’il convient à cet anus que moult dé vots de Satan, et les Templiers sont loin d’ê tre les derniers, ont toujours eu coutume de baiser au cours de leurs ré unions. Et aprè s avoir tourné autour des femmes pendant une heure, le chat sauta sur la corde de la cloche et s’y hissa, laissant derriè re lui ses restes puants. Et le chat n’est-il pas l’animal aimé des cathares, qui selon Alain de Lille prennent leur nom de catus justement, car ils baisent le posté rieur de cette bê te en le croyant l’incarnation de Lucifer? Et Guillaume d’Auvergne mê me ne confirme-t-il pas cette dé goû tante pratique dans le De legibus? Et Albert le Grand ne dit-il pas que les chats sont des dé mons en puissance? Et mon vé né rable confrè re Jacques Fournier ne rapporte-t-il pas que sur le lit de mort de l’inquisiteur Godefroi de Carcassonne apparurent deux chats noirs, qui n’é taient rien d’autre que des dé mons voulant tourner en dé rision cette dé pouille mortelle? » Un murmure d’horreur parcourut le groupe des moines, dont nombre fit le signe de la sainte croix. « Messer Abbé, messer Abbé, disait cependant Bernard d’un air vertueux, peut-ê tre votre magnificence ne sait-elle pas quel us age les pé cheurs font de ces instruments! Mais je le sais bien moi, puisque Dieu l’a voulu! J’ai vu des femmes d’une grande scé lé ratesse, aux heures les plus noires de la nuit, ré unies avec d’autres du mê me acabit, se servir de chats noirs pour obtenir des prodiges qu’elles ne purent jamais nier: au point d’aller à cheval sur certains animaux, et de parcourir à la faveur des heures nocturnes des espaces immenses, en traî nant leurs esclaves transformé s en incubes aux envies folles... Et le diable soi-mê me se montre à elles, ou du moins le croient-elles fortement, sous la forme d’un coq, ou d’un autre animal noir comme du charbon, et elles vont avec celui-ci, ne me demandez pas comme, jusqu’à coucher ensemble. Et je sais de source sû re qu’avec des né cromancies de ce genre, il n’y a pas longtemps de cela, pré cisé ment en Avignon, on pré parait filtres et onguents pour attenter à la vie de notre seigneur le pape en personne, en lui empoisonnant sa nourriture. Le pape put s’en dé fendre et repé rer la substance toxique uniquement parce qu’il é tait muni de prodigieux joyaux en forme de langue de serpent, fortifié s par d’admirables é meraudes et rubis qui, par vertu divine, servaient à ré vé ler la pré sence de poison dans ses mets! Le roi de France lui en avait offert onze, de ces langues trè s pré cieuses, grâ ce au ciel, et c’est seulement ainsi que notre seigneur le pape put é chapper à la mort! Il est vrai que les ennemis du souverain pontife firent davantage encore, et tout le monde sait ce qui se dé couvrit au sujet de l’hé ré tique Bernard Dé licieux arrê té voilà dix ans: on trouva chez lui des livres de magie noire annoté s trè s pré cisé ment aux pages les plus scé lé rates, avec toutes les instructions pour modeler des figures de cire à partir desquelles causer des dommages à ses ennemis. Et le croiriez-vous, on alla jusqu’à trouver chez lui encore des figures qui reproduisaient, avec un art admirable certes, l’image mê me du pape, couverte de petits cercles rouges sur les parties vitales de son corps: et tout le monde sait que de telles figures, suspendues à une corde, se placent devant un miroir, et puis qu’on frappe les cercles vitaux avec des aiguilles et... Oh, mais pourquoi m’attardé -je à ces dé goû tantes misè res? Le pape lui- mê me en a parlé et les a dé crites, en les condamnant, justement l’anné e derniè re, dans sa constitution Super illius spé culai Et j’espè re vraiment que vous en avez un exemplaire dans votre riche bibliothè que, pour mé diter dessus comme il se doit... — Nous en avons un, nous en avons un, confirma avec ferveur l’Abbé fort troublé. — C’est bon, conclut Bernard. Dé sormais le fait me semble clair. Un moine sé duit, une sorciè re, et certain rite qui par chance n’a pas eu lieu. A quelles fins? C’est ce que nous saurons, et je veux sacrifier quelques heures de sommeil pour le savoir. Que Votre Magnificence veuille bien mettre à ma disposition un endroit où cet homme puisse ê tre surveillé... — Nous avons des cellules dans le sous-sol de l’atelier des forgerons, dit l’Abbé, qu’heureusement on utilise fort peu et qui sont vides depuis des anné es... — Heureusement ou malheureusement », observa Bernard. Il donna l’ordre aux archers qu’on lui indiquâ t le chemin, et de conduire dans deux cellules diffé rentes leurs captures; et de solidement attacher l’homme à quelque anneau pris dans le mur, de faç on que lui-mê me pû t d’ici peu descendre l’interroger en le regardant bien au visage. Quant à la fille, ajouta-t-il, de qui il s’agissait c’é tait clair, il ne valait pas la peine de l’interroger cette nuit-là. On produirait d’autres preuves, avant de la brû ler comme sorciè re. Et si c’é tait bien une sorciè re, elle ne parlerait pas facilement. Mais le moine, peut-ê tre, pouvait encore se repentir (et il fixait Salvatore tout tremblant, comme pour lui faire entendre qu’il lui offrait une derniè re chance), en racontant la vé rité et, ajouta-t-il, en dé nonç ant ses complices. On emmena les deux captifs, l’un silencieux et dé fait, presque dans un é tat fié vreux, l’autre qui pleurait, et lanç ait des coups de pied, et criait comme une bê te à l’abattoir. Mais ni Bernard, ni les archers, ni moi-mê me, ne comprenions ce qu’elle disait dans sa langue de paysanne. Elle avait beau parler, elle é tait comme muette. Il y a des mots qui donnent du pouvoir, d’autres qui rendent encore plus dé muni, et dans cette derniè re caté gorie entrent les mots des simples en langue vulgaire, à qui le Seigneur n’a pas donné de savoir s’exprimer dans la langue universelle de la sapience et de la puissance. Encore une fois je fus tenté de la suivre, encore une fois Guillaume, l’oeil noir, me retint. « Ne bouge pas, idiot, dit-il, la fille est perdue, c’est de la chair à bû cher. » Tandis que j’observais atterré toute la scè ne, dans un tourbillon de pensé es contradictoires, fixant la jeune fille, je sentis qu’on me touchait à l’é paule. Je ne sais pourquoi, mais encore avant de me retourner, à son toucher, je reconnus Ubertin. « Tu regardes la sorciè re, n’est-ce pas? » me demanda-t-il. Et je savais qu’il ne pouvait rien connaî tre de mon aventure, et il ne parlait donc ainsi que pour avoir saisi, avec sa terrible pé né tration des passions humaines, l’intensité de mon regard. « Non... m’esquivai-je, je ne la regarde pas... en somme, je la regarde peut-ê tre, mais ce n’est pas une sorciè re... nous n’en savons rien, elle est peut-ê tre innocente... — Tu la regardes parce qu’elle est belle. Elle est belle, n’est-ce pas? me demanda-t-il avec extraordinaire chaleur, en m’empoignant le bras. Si tu la regardes parce qu’elle est belle, et que tu en es troublé (mais je sais que tu es troublé, car le pé ché dont on la soupç onne augmente pour toi son charme), si tu la regardes et é prouves du dé sir, pour cela mê me c’est une sorciè re. Prends garde, mon fils... La beauté du corps se limite à la peau. Si les hommes voyaient ce qui gî t sous la peau, ainsi qu’il advient avec le lynx de Bé otie, ils auraient un frisson d’horreur à la vision de la femme. Toute cette grâ ce se compose de mucosité s et de sang, d’humeurs et de bile. Si l’on songe à ce qui se cache dans ses narines, dans sa gorge et dans son ventre, on ne trouvera que tas d’ordures. Et s’il te ré pugne de toucher la morve ou la merde du bout des doigts, comment donc pourrions-nous dé sirer é treindre le sac mê me qui contient l’excré ment? » J’eus un haut-le-coeur. Je ne voulais plus é couter ces paroles. Mon maî tre vint à mon secours, qui avait entendu. Il s’approcha brusquement d’Ubertin, lui saisit le bras qu’il dé tacha du mien. « Suffit comme ç a, Ubertin, dit-il. D’ici peu cette fille passera à la torture, et puis sur le bû cher. Elle deviendra exactement comme tu le dis si bien, glaire, sang, humeurs et bile. Mais ce seront nos semblables qui arracheront sous sa peau ce que le Seigneur a voulu proté ger et orner par cette peau. Et du point de vue de la matiè re premiè re, tu n’es pas, toi, meilleur qu’elle. Laisse ce garç on tranquille. » Ubertin se troubla: « J’ai peut-ê tre pé ché, murmura-t-il. Nul doute, j’ai pé ché. Que peut faire d’autre un pé cheur? » Tous rentraient dé sormais, en commentant l’é vé nement. Guillaume s’entretint un peu avec Michel et les autres minorites, qui lui demandaient ses impressions. « Bernard a maintenant dans la poche un argument, fû t-il é quivoque. Dans l’abbaye rô dent des né cromants, qui font les mê mes choses qui furent faites contre le pape en Avignon. Ce n’est certes pas une preuve, et en premier ressort elle ne peut ê tre utilisé e pour perturber la rencontre de demain. Il va tâ cher cette nuit d’arracher à ce malheureux quelque autre renseignement, dont, j’en suis sû r, il ne se servira pas aussitô t demain matin. Il le gardera en ré serve, cela lui sera utile plus tard, pour brouiller le dé roulement des discussions, si jamais elles prenaient une tournure qui ne lui plaî t pas. — Pourrait-il lui faire dire quelque chose qu’il ré torquerait contre nous? » Guillaume resta dubitatif: « Espé rons que non », dit-il. Je me rendis compte que, si Salvatore disait à Bernard ce qu’il nous avait dit à nous, sur son passé et celui du cellé rier, et s’il faisait la moindre allusion au rapport entre eux deux et Ubertin, pour é phé mè re qu’il fû t, une situation fort embarrassante se serait cré é e. « Dans tous les cas, attendons les é vé nements, dit Guillaume avec sé ré nité. D’autre part, Michel, tout a dé jà é té dé cidé à l’avance. Mais toi, tu veux essayer. — Je le veux, dit Michel, et le Seigneur me viendra en aide. Que saint Franç ois intercè de pour nous tous. — Amen, ré pondirent-ils en choeur. — Mais ce n’est pas dit, fut l’irré vé rent commentaire de Guillaume. Saint Franç ois pourrait se trouver quelque part on ne sait où en attendant le Jugement, sans voir le Seigneur en face. — Maudit soit l’hé ré tique Jean! » entendis-je grommeler messer Jé rô me tandis que chacun s’en retournait dormir. « Si à pré sent il nous enlè ve aussi l’assistance des saints, où finirons-nous, pauvres pé cheurs? » CINQUIÈ ME JOUR Cinquiè me jour PRIME Où a lieu une fraternelle discussion sur la pauvreté de Jé sus. Le coeur agité par mille angoisses, aprè s la scè ne de la nuit, je me levai le matin du cinquiè me jour: dé jà sonnait la premiè re heure, quand Guillaume me secoua rudement en m’avertissant qu’allaient bientô t se ré unir les deux lé gations. Je regardai dehors, par la fenê tre de la cellule, et je ne vis rien. Le brouillard de la veille é tait devenu un linceul lactescent qui enveloppait manifestement tout le plateau. A peine sorti, je vis l’abbaye comme je ne l’avais jamais vue auparavant; seules les plus grandes constructions, l’é glise, l’É difice, la salle capitulaire se profilaient mê me de loin, de faç on plutô t impré cise, ombres parmi les ombres, mais le reste des bâ timents n’é tait visible qu’à quelques pas. On eû t dit que les formes, choses et animaux, surgissaient soudain du né ant; les personnes paraissaient é merger du brouillard, d’abord grises comme des fantô mes, puis peu à peu et difficilement reconnaissables. Ayant vu le jour dans les pays nordiques, je n’é tais pas neuf à cet é lé ment, qui, à d’autres moments, m’aurait rappelé avec quelque douceur la plaine et le châ teau de ma naissance. Mais ce matin-là les conditions de l’air me semblè rent douloureusement analogues aux conditions de mon â me, et l’impression de tristesse avec laquelle je m’é tais ré veillé s’accrut au fur et à mesure que je me rapprochais de la salle capitulaire. A quelques pas de la construction je vis Bernard Gui prendre congé d’une autre personne qu’au premier abord je ne reconnus pas. Puis, comme elle passa tout prè s de moi, je m’aperç us qu’il s’agissait de Malachie. Il jetait des coups d’oeil circulaires tel un qui veut passer inaperç u tandis qu’il commet un crime: mais j’ai dé jà dit que l’expression de cet homme é tait naturellement celle de qui cache, ou tente de cacher, un inconfessable secret. Il ne me reconnut pas et s’é loigna. Moi, mû par la curiosité, je suivis Bernard et je vis qu’il parcourait du regard des feuillets que peut-ê tre Malachie lui avait remis. Sur le seuil du chapitre, il hé la d’un geste de la tê te le chef des archers, qui se trouvait là, et il lui murmura quelques mots. Puis il entra. Je lui emboî tai le pas. C’é tait la premiè re fois que je mettais les pieds dans ce lieu, qui, vu de l’exté rieur, é tait de dimensions modestes et sobre de formes; je me rendis compte qu’il avait é té reconstruit en des temps ré cents sur les restes d’une primitive é glise abbatiale, peut-ê tre dé truite en partie par un incendie. En entrant de l’exté rieur, on passait sous un portail à la derniè re mode, à l’arc en ogive, sans dé corations et surmonté d’une rosace. Mais, à l’inté rieur, on se trouvait dans un vestibule, refait sur les vestiges d’un vieux narthex. En face se pré sentait un autre portail, avec son arc à la mode ancienne, son tympan en demi-lune admirablement sculpté. Ce devait ê tre le portail de l’é glise disparue. Les sculptures du tympan é taient tout aussi belles mais moins inquié tantes que celles de l’é glise actuelle. Là aussi le tympan é tait dominé par un Christ en majesté ; mais à cô té de lui, en des poses varié es et avec diffé rents objets dans les mains, se trouvaient les douze apô tres qui de lui avaient reç u mission d’aller de par le monde é vangé liser les gentils. Au-dessus de la tê te du Christ, dans un arc divisé en douze panneaux, et sous les pieds du Christ, en une procession ininterrompue de figures, é taient repré senté s les peuples du monde, destiné s à recevoir la bonne nouvelle. Je reconnus à leurs costumes les Juifs, les Cappadociens, les Arabes, les Indiens, les Phrygiens, les Byzantins, les Armé niens, les Scythes, les Romains. Mais, au milieu d’eux, dans trente mé daillons qui faisaient un arc au-dessus de l’arc des douze panneaux, se trouvaient les habitants des mondes inconnus, dont nous parle à peine le Physiologue et les ré cits incertains des voyageurs. J’ignorais l’existence de beaucoup d’entre eux, j’en reconnus d’autres: par exemple les Brutiens avec six doigts à chaque main, les Fauniens qui naissent des vers qui se forment entre l’é corce et l’aubier des arbres, les Sirè nes avec leur queue é cailleuse, qui sé duisent les marins, les Ethiopiens au corps tout noir, qui se dé fendent des flammes du soleil en creusant des cavernes souterraines, les Onacentaures, hommes jusqu’au nombril et â nes en dessous, les Cyclopes avec un oeil unique de la largeur d’un é cu, Scylla avec sa tê te et sa poitrine de fille, son ventre de loup et sa queue de dauphin, les hommes velus de l’Inde qui vivent dans les marais et sur le fleuve Epigmaride, les Cynocé phales, qui ne peuvent dire un mot sans s’interrompre et aboyer, les Sciapodes, qui courent à folle allure sur leur unique jambe et quand ils veulent se proté ger du soleil, s’allongent et dressent leur grand pied comme une ombrelle, les Astomates de la Grè ce, sans bouche, qui respirent par leurs narines et ne vivent que d’air, les femmes barbues d’Armé nie, les Pygmé es, les Epistiges que certains appellent aussi Blemmes, qui naissent sans tê te, ont la bouche sur le ventre et les yeux sur les é paules, les femmes monstrueuses de la mer Rouge, de douze pieds de haut, avec des cheveux qui leur arrivent aux talons, une queue bovine au bas du dos et des sabots de chameau, et puis ceux qui ont la plante des pieds dirigé e vers l’arriè re, tant et si bien qu’à les suivre à la trace, on arrive toujours d’où ils viennent et jamais où ils vont, et encore ceux dont les yeux brillent comme des lampes et les monstres de l’î le de Circé, corps humains et cols des animaux les plus varié s... C’é taient là, parmi d’autres, les prodiges sculpté s sur ce portail. Mais aucun d’eux ne suscitait l’inquié tude, car ils ne voulaient pas signifier les maux de cette terre ou les tourments de l’enfer, ils é taient bien au contraire les té moins du fait que la bonne nouvelle avait atteint toute la terre connue et s’apprê tait à s’é tendre à l’inconnue, raison pour quoi le portail é tait joyeuse promesse de concorde, d’unité ré alisé e dans la parole de Christ, de splendide oecumé nicité. Heureux pré sage, me dis-je, pour la rencontre qui se dé roulera au-delà de ce seuil où des hommes devenus ennemis les uns des autres à cause d’interpré tations opposé es de l’Evangile, se retrouveront peut-ê tre pour vider aujourd’hui leurs querelles. Et je me dis que j’é tais un bien pauvre pé cheur à m’affliger sur mon cas personnel tandis qu’allaient se produire des é vé nements d’une importance sans pareille pour l’histoire de la chré tienté. Je confrontai la petitesse de mes peines à la grandiose promesse de paix et de sé ré nité scellé e dans la pierre du tympan. Je demandai pardon à Dieu pour ma fragilité, et rassé ré né je franchis le seuil. A peine entré je vis les membres des deux lé gations au complet, qui se faisaient face sur une rangé e de siè ges disposé s en hé micycle, les deux fronts sé paré s par une table où avaient pris place l’Abbé et le cardinal Bertrand. Guillaume, que je suivis pour prendre des notes, me plaç a du cô té des minorites, où se trouvaient Michel avec les siens et d’autres franciscains de la cour d’Avignon: car la rencontre ne devait pas apparaî tre comme un duel entre Italiens et Franç ais, mais comme une dispute entre les partisans de la rè gle franciscaine et leurs critiques, tous unis par une saine et catholique fidé lité à la cour pontificale. Avec Michel de Cé sè ne se trouvaient frè re Arnaud d’Aquitaine, frè re Hugues de Newcastle et frè re Guillaume Alnwick, qui avait pris part au chapitre de Pé rouse, et puis l’é vê que de Caffa et Bé renger Talloni, Bonagrazia de Bergame et d’autres minorites de la cour avignonnaise. Du cô té opposé é taient assis Laurent Dé coalcon, bachelier d’Avignon, l’é vê que de Padoue et Jean d’Anneaux, docteur en thé ologie à Paris. A cô té de Bernard Gui, silencieux et pensif, il y avait le dominicain Jean de Baune qu’en Italie on appelait Giovanni Dalbena. Ce dernier, me dit Guillaume, avait é té des anné es auparavant inquisiteur à Narbonne, où il avait fait le procè s de nombreux bé guins et bougres; mais comme il avait taxé d’hé ré tique pré cisé ment une proposition concernant la pauvreté de Christ, contre lui s’é tait dressé Bé renger Talloni, lecteur dans le couvent de cette ville, qui en appela au pape. A l’é poque, Jean avait encore les idé es peu claires sur cette matiè re, et il les avait convoqué s tous les deux à la cour pour discuter, sans qu’on aboutî t à une conclusion. Tant et si bien que, peu de temps aprè s, les franciscains avaient pris la position dont j’ai dé jà parlé au chapitre de Pé rouse. Enfin, du cô té des Avignonnais, il y en avait d’autres encore, parmi lesquels l’é vê que d’Alboré a. La sé ance fut ouverte par Abbon qui jugea opportun de ré sumer les faits les plus ré cents. Il rappela qu’en l’an du Seigneur 1322, le chapitre gé né ral des frè res mineurs,
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