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LE NOM DE LA ROSE 35 страница



Bernard avait recueilli auprè s des servants ou des

cuisiniers des rumeurs sur certains commerces nocturnes,

sans mê me savoir peut-ê tre le nom exact des

responsables, qui avaient lieu entre l’exté rieur de

l’enceinte et les cuisines; et qui sait si ce sot de Salvatore,

comme il m’avait raconté à moi ses intentions, n’en avait

pas dé jà parlé dans les cuisines ou dans les é tables à

quelque malheureux qui, effrayé par l’interrogatoire de

l’aprè s-midi, aurait donné ces bruits en pâ ture à

Bernard). En rô dant avec circonspection dans l’obscurité

et le brouillard, les archers avaient finalement surpris

Salvatore, en compagnie de la femme, tandis qu’il

s’affairait devant la porte des cuisines.

« Une femme dans ce saint lieu! Et avec un moine!

dit sé vè rement Bernard en se tournant vers l’Abbé.

Seigneur trè s glorieux, poursuivit-il, s’il ne s’agissait que

de la violation du voeu de chasteté, la punition de cet

homme appartiendrait à votre juridiction. Mais comme

nous ne savons pas encore si les manè ges de ces deux

misé rables ont quelque chose à voir avec la santé de tous

les hô tes, nous devons d’abord faire toute la lumiè re sur

ce mystè re. Allons, c’est à toi que je parle, misé rable (et

ce disant il arrachait le paquet bien visible que Salvatore

croyait cacher sur sa poitrine), qu’as-tu là -dedans? »

Moi, je le savais dé jà : un couteau, un chat noir qui, à

peine le paquet ouvert, s’enfuit en miaulant furieusement,

et deux oeufs, cassé s à pré sent et gluants, que tout le

monde prit pour du sang, ou de la bile jaune, ou une autre

substance immonde. Salvatore é tait sur le point d’entrer

dans les cuisines, de tuer le chat et de lui arracher les

yeux, et qui sait avec quelles promesses il avait induit la

fille à le suivre. Avec quelles promesses, je le sus aussitô t.

Les archers fouillè rent la fille, au milieu d’é clats de rire

malveillants et de mi-mots lascifs, et ils trouvè rent sur

elle un coquelet mort, encore à plumer. La malchance

voulut que dans la nuit, où tous les chats sont gris, le coq

apparû t noir lui aussi comme le chat. Je pensais qu’il n’en

fallait pas davantage pour l’attirer, la pauvre affamé e qui

la nuit passé e dé jà avait abandonné (et par amour pour

moi! ) son pré cieux coeur de boeuf...

« Ah ah! s’exclama Bernard d’un ton de grande

pré occupation, chat et coq noirs... Mais moi je les connais

ces frô leurs d’enfer... » Il aperç ut Guillaume parmi les

assistants: « Ne les connaissez-vous pas vous aussi, frè re

Guillaume? Ne fû tes-vous pas inquisiteur à Kilkenny, il y

a trois ans, où cette fille avait commerce avec un dé mon

qui lui apparaissait sous la forme d’un chat noir? »

J’eus l’impression que mon maî tre se taisait par

lâ cheté. Je le saisis par la manche, le secouai, lui

murmurai dé sespé ré : « Mais dites-lui que c’é tait pour

manger... »

Il me fit lâ cher prise et s’adressa poliment à

Bernard: « Je ne crois pas que vous ayez besoin de mes

anciennes expé riences pour arriver à vos conclusions, ditil.

— Oh! que non, il est des té moignages bien plus

autorisé s, sourit Bernard. Sté phane de Bourbon raconte

dans son traité sur les sept dons de l’Esprit Saint

comment saint Dominique, aprè s avoir prê ché à Fanjeaux

contre les hé ré tiques, annonç a à certaines femmes

qu’elles verraient qui elles avaient servi jusqu’alors. Et

soudain sauta au milieu d’elles un chat é pouvantable à la

taille d’un gros chien, avec des yeux é normes et

embrasé s, la langue sanguinolente qui arrivait jusqu’à son

nombril, la queue courte et dressé e en l’air en sorte que

de quelque cô té que se tournâ t l’animal, il montrait la

turpitude de son derriè re, fé tide comme aucun, ainsi qu’il

convient à cet anus que moult dé vots de Satan, et les

Templiers sont loin d’ê tre les derniers, ont toujours eu

coutume de baiser au cours de leurs ré unions. Et aprè s

avoir tourné autour des femmes pendant une heure, le

chat sauta sur la corde de la cloche et s’y hissa, laissant

derriè re lui ses restes puants. Et le chat n’est-il pas

l’animal aimé des cathares, qui selon Alain de Lille

prennent leur nom de catus justement, car ils baisent le

posté rieur de cette bê te en le croyant l’incarnation de

Lucifer? Et Guillaume d’Auvergne mê me ne confirme-t-il

pas cette dé goû tante pratique dans le De legibus? Et

Albert le Grand ne dit-il pas que les chats sont des

dé mons en puissance? Et mon vé né rable confrè re

Jacques Fournier ne rapporte-t-il pas que sur le lit de

mort de l’inquisiteur Godefroi de Carcassonne apparurent

deux chats noirs, qui n’é taient rien d’autre que des

dé mons voulant tourner en dé rision cette dé pouille

mortelle? »

Un murmure d’horreur parcourut le groupe des

moines, dont nombre fit le signe de la sainte croix.

« Messer Abbé, messer Abbé, disait cependant

Bernard d’un air vertueux, peut-ê tre votre magnificence

ne sait-elle pas quel us age les pé cheurs font de ces

instruments! Mais je le sais bien moi, puisque Dieu l’a

voulu! J’ai vu des femmes d’une grande scé lé ratesse, aux

heures les plus noires de la nuit, ré unies avec d’autres du

mê me acabit, se servir de chats noirs pour obtenir des

prodiges qu’elles ne purent jamais nier: au point d’aller à

cheval sur certains animaux, et de parcourir à la faveur

des heures nocturnes des espaces immenses, en traî nant

leurs esclaves transformé s en incubes aux envies folles...

Et le diable soi-mê me se montre à elles, ou du moins le

croient-elles fortement, sous la forme d’un coq, ou d’un

autre animal noir comme du charbon, et elles vont avec

celui-ci, ne me demandez pas comme, jusqu’à coucher

ensemble. Et je sais de source sû re qu’avec des

né cromancies de ce genre, il n’y a pas longtemps de cela,

pré cisé ment en Avignon, on pré parait filtres et onguents

pour attenter à la vie de notre seigneur le pape en

personne, en lui empoisonnant sa nourriture. Le pape put

s’en dé fendre et repé rer la substance toxique uniquement

parce qu’il é tait muni de prodigieux joyaux en forme de

langue de serpent, fortifié s par d’admirables é meraudes

et rubis qui, par vertu divine, servaient à ré vé ler la

pré sence de poison dans ses mets! Le roi de France lui en

avait offert onze, de ces langues trè s pré cieuses, grâ ce au

ciel, et c’est seulement ainsi que notre seigneur le pape

put é chapper à la mort! Il est vrai que les ennemis du

souverain pontife firent davantage encore, et tout le

monde sait ce qui se dé couvrit au sujet de l’hé ré tique

Bernard Dé licieux arrê té voilà dix ans: on trouva chez lui

des livres de magie noire annoté s trè s pré cisé ment aux

pages les plus scé lé rates, avec toutes les instructions pour

modeler des figures de cire à partir desquelles causer des

dommages à ses ennemis. Et le croiriez-vous, on alla

jusqu’à trouver chez lui encore des figures qui

reproduisaient, avec un art admirable certes, l’image

mê me du pape, couverte de petits cercles rouges sur les

parties vitales de son corps: et tout le monde sait que de

telles figures, suspendues à une corde, se placent devant

un miroir, et puis qu’on frappe les cercles vitaux avec des

aiguilles et... Oh, mais pourquoi m’attardé -je à ces

dé goû tantes misè res? Le pape lui- mê me en a parlé et les

a dé crites, en les condamnant, justement l’anné e derniè re,

dans sa constitution Super illius spé culai Et j’espè re

vraiment que vous en avez un exemplaire dans votre

riche bibliothè que, pour mé diter dessus comme il se doit...

— Nous en avons un, nous en avons un, confirma

avec ferveur l’Abbé fort troublé.

— C’est bon, conclut Bernard. Dé sormais le fait me

semble clair. Un moine sé duit, une sorciè re, et certain rite

qui par chance n’a pas eu lieu. A quelles fins? C’est ce que

nous saurons, et je veux sacrifier quelques heures de

sommeil pour le savoir. Que Votre Magnificence veuille

bien mettre à ma disposition un endroit où cet homme

puisse ê tre surveillé...

— Nous avons des cellules dans le sous-sol de

l’atelier des forgerons, dit l’Abbé, qu’heureusement on

utilise fort peu et qui sont vides depuis des anné es...

— Heureusement ou malheureusement », observa

Bernard. Il donna l’ordre aux archers qu’on lui indiquâ t le

chemin, et de conduire dans deux cellules diffé rentes

leurs captures; et de solidement attacher l’homme à

quelque anneau pris dans le mur, de faç on que lui-mê me

pû t d’ici peu descendre l’interroger en le regardant bien

au visage. Quant à la fille, ajouta-t-il, de qui il s’agissait

c’é tait clair, il ne valait pas la peine de l’interroger cette

nuit-là. On produirait d’autres preuves, avant de la brû ler

comme sorciè re. Et si c’é tait bien une sorciè re, elle ne

parlerait pas facilement. Mais le moine, peut-ê tre, pouvait

encore se repentir (et il fixait Salvatore tout tremblant,

comme pour lui faire entendre qu’il lui offrait une

derniè re chance), en racontant la vé rité et, ajouta-t-il, en

dé nonç ant ses complices.

On emmena les deux captifs, l’un silencieux et dé fait,

presque dans un é tat fié vreux, l’autre qui pleurait, et

lanç ait des coups de pied, et criait comme une bê te à

l’abattoir. Mais ni Bernard, ni les archers, ni moi-mê me,

ne comprenions ce qu’elle disait dans sa langue de

paysanne. Elle avait beau parler, elle é tait comme muette.

Il y a des mots qui donnent du pouvoir, d’autres qui

rendent encore plus dé muni, et dans cette derniè re

caté gorie entrent les mots des simples en langue vulgaire,

à qui le Seigneur n’a pas donné de savoir s’exprimer dans

la langue universelle de la sapience et de la puissance.

Encore une fois je fus tenté de la suivre, encore une

fois Guillaume, l’oeil noir, me retint. « Ne bouge pas, idiot,

dit-il, la fille est perdue, c’est de la chair à bû cher. »

Tandis que j’observais atterré toute la scè ne, dans

un tourbillon de pensé es contradictoires, fixant la jeune

fille, je sentis qu’on me touchait à l’é paule. Je ne sais

pourquoi, mais encore avant de me retourner, à son

toucher, je reconnus Ubertin.

« Tu regardes la sorciè re, n’est-ce pas? » me

demanda-t-il. Et je savais qu’il ne pouvait rien connaî tre

de mon aventure, et il ne parlait donc ainsi que pour avoir

saisi, avec sa terrible pé né tration des passions humaines,

l’intensité de mon regard.

« Non... m’esquivai-je, je ne la regarde pas... en

somme, je la regarde peut-ê tre, mais ce n’est pas une

sorciè re... nous n’en savons rien, elle est peut-ê tre

innocente...

— Tu la regardes parce qu’elle est belle. Elle est

belle, n’est-ce pas? me demanda-t-il avec extraordinaire

chaleur, en m’empoignant le bras. Si tu la regardes parce

qu’elle est belle, et que tu en es troublé (mais je sais que

tu es troublé, car le pé ché dont on la soupç onne augmente

pour toi son charme), si tu la regardes et é prouves du

dé sir, pour cela mê me c’est une sorciè re. Prends garde,

mon fils... La beauté du corps se limite à la peau. Si les

hommes voyaient ce qui gî t sous la peau, ainsi qu’il

advient avec le lynx de Bé otie, ils auraient un frisson

d’horreur à la vision de la femme.

Toute cette grâ ce se compose de mucosité s et de

sang, d’humeurs et de bile. Si l’on songe à ce qui se cache

dans ses narines, dans sa gorge et dans son ventre, on ne

trouvera que tas d’ordures. Et s’il te ré pugne de toucher

la morve ou la merde du bout des doigts, comment donc

pourrions-nous dé sirer é treindre le sac mê me qui

contient l’excré ment? »

J’eus un haut-le-coeur. Je ne voulais plus é couter ces

paroles. Mon maî tre vint à mon secours, qui avait

entendu. Il s’approcha brusquement d’Ubertin, lui saisit

le bras qu’il dé tacha du mien.

« Suffit comme ç a, Ubertin, dit-il. D’ici peu cette fille

passera à la torture, et puis sur le bû cher. Elle deviendra

exactement comme tu le dis si bien, glaire, sang, humeurs

et bile. Mais ce seront nos semblables qui arracheront

sous sa peau ce que le Seigneur a voulu proté ger et orner

par cette peau. Et du point de vue de la matiè re premiè re,

tu n’es pas, toi, meilleur qu’elle. Laisse ce garç on

tranquille. »

Ubertin se troubla: « J’ai peut-ê tre pé ché,

murmura-t-il. Nul doute, j’ai pé ché. Que peut faire

d’autre un pé cheur? »

Tous rentraient dé sormais, en commentant

l’é vé nement. Guillaume s’entretint un peu avec Michel et

les autres minorites, qui lui demandaient ses impressions.

« Bernard a maintenant dans la poche un argument,

fû t-il é quivoque. Dans l’abbaye rô dent des né cromants,

qui font les mê mes choses qui furent faites contre le pape

en Avignon. Ce n’est certes pas une preuve, et en premier

ressort elle ne peut ê tre utilisé e pour perturber la

rencontre de demain. Il va tâ cher cette nuit d’arracher à

ce malheureux quelque autre renseignement, dont, j’en

suis sû r, il ne se servira pas aussitô t demain matin. Il le

gardera en ré serve, cela lui sera utile plus tard, pour

brouiller le dé roulement des discussions, si jamais elles

prenaient une tournure qui ne lui plaî t pas.

— Pourrait-il lui faire dire quelque chose qu’il

ré torquerait contre nous? »

Guillaume resta dubitatif: « Espé rons que non »,

dit-il. Je me rendis compte que, si Salvatore disait à

Bernard ce qu’il nous avait dit à nous, sur son passé et

celui du cellé rier, et s’il faisait la moindre allusion au

rapport entre eux deux et Ubertin, pour é phé mè re qu’il

fû t, une situation fort embarrassante se serait cré é e.

« Dans tous les cas, attendons les é vé nements, dit

Guillaume avec sé ré nité. D’autre part, Michel, tout a dé jà

é té dé cidé à l’avance. Mais toi, tu veux essayer.

— Je le veux, dit Michel, et le Seigneur me viendra

en aide. Que saint Franç ois intercè de pour nous tous.

— Amen, ré pondirent-ils en choeur.

— Mais ce n’est pas dit, fut l’irré vé rent commentaire

de Guillaume. Saint Franç ois pourrait se trouver quelque

part on ne sait où en attendant le Jugement, sans voir le

Seigneur en face.

— Maudit soit l’hé ré tique Jean! » entendis-je

grommeler messer Jé rô me tandis que chacun s’en

retournait dormir. « Si à pré sent il nous enlè ve aussi

l’assistance des saints, où finirons-nous, pauvres

pé cheurs? »

CINQUIÈ ME JOUR

Cinquiè me jour

PRIME

Où a lieu une fraternelle discussion sur la pauvreté de

Jé sus.

Le coeur agité par mille angoisses, aprè s la scè ne de la

nuit, je me levai le matin du cinquiè me jour: dé jà sonnait

la premiè re heure, quand Guillaume me secoua rudement

en m’avertissant qu’allaient bientô t se ré unir les deux

lé gations. Je regardai dehors, par la fenê tre de la cellule,

et je ne vis rien. Le brouillard de la veille é tait devenu un

linceul lactescent qui enveloppait manifestement tout le

plateau.

A peine sorti, je vis l’abbaye comme je ne l’avais

jamais vue auparavant; seules les plus grandes

constructions, l’é glise, l’É difice, la salle capitulaire se

profilaient mê me de loin, de faç on plutô t impré cise,

ombres parmi les ombres, mais le reste des bâ timents

n’é tait visible qu’à quelques pas. On eû t dit que les

formes, choses et animaux, surgissaient soudain du

né ant; les personnes paraissaient é merger du brouillard,

d’abord grises comme des fantô mes, puis peu à peu et

difficilement reconnaissables.

Ayant vu le jour dans les pays nordiques, je n’é tais

pas neuf à cet é lé ment, qui, à d’autres moments, m’aurait

rappelé avec quelque douceur la plaine et le châ teau de

ma naissance. Mais ce matin-là les conditions de l’air me

semblè rent douloureusement analogues aux conditions de

mon â me, et l’impression de tristesse avec laquelle je

m’é tais ré veillé s’accrut au fur et à mesure que je me

rapprochais de la salle capitulaire.

A quelques pas de la construction je vis Bernard Gui

prendre congé d’une autre personne qu’au premier abord

je ne reconnus pas. Puis, comme elle passa tout prè s de

moi, je m’aperç us qu’il s’agissait de Malachie. Il jetait des

coups d’oeil circulaires tel un qui veut passer inaperç u

tandis qu’il commet un crime: mais j’ai dé jà dit que

l’expression de cet homme é tait naturellement celle de

qui cache, ou tente de cacher, un inconfessable secret.

Il ne me reconnut pas et s’é loigna. Moi, mû par la

curiosité, je suivis Bernard et je vis qu’il parcourait du

regard des feuillets que peut-ê tre Malachie lui avait

remis. Sur le seuil du chapitre, il hé la d’un geste de la tê te

le chef des archers, qui se trouvait là, et il lui murmura

quelques mots. Puis il entra. Je lui emboî tai le pas.

C’é tait la premiè re fois que je mettais les pieds dans

ce lieu, qui, vu de l’exté rieur, é tait de dimensions

modestes et sobre de formes; je me rendis compte qu’il

avait é té reconstruit en des temps ré cents sur les restes

d’une primitive é glise abbatiale, peut-ê tre dé truite en

partie par un incendie.

En entrant de l’exté rieur, on passait sous un portail

à la derniè re mode, à l’arc en ogive, sans dé corations et

surmonté d’une rosace. Mais, à l’inté rieur, on se trouvait

dans un vestibule, refait sur les vestiges d’un vieux

narthex. En face se pré sentait un autre portail, avec son

arc à la mode ancienne, son tympan en demi-lune

admirablement sculpté. Ce devait ê tre le portail de l’é glise

disparue.

Les sculptures du tympan é taient tout aussi belles

mais moins inquié tantes que celles de l’é glise actuelle. Là

aussi le tympan é tait dominé par un Christ en majesté ;

mais à cô té de lui, en des poses varié es et avec diffé rents

objets dans les mains, se trouvaient les douze apô tres qui

de lui avaient reç u mission d’aller de par le monde

é vangé liser les gentils. Au-dessus de la tê te du Christ,

dans un arc divisé en douze panneaux, et sous les pieds du

Christ, en une procession ininterrompue de figures,

é taient repré senté s les peuples du monde, destiné s à

recevoir la bonne nouvelle. Je reconnus à leurs costumes

les Juifs, les Cappadociens, les Arabes, les Indiens, les

Phrygiens, les Byzantins, les Armé niens, les Scythes, les

Romains. Mais, au milieu d’eux, dans trente mé daillons

qui faisaient un arc au-dessus de l’arc des douze

panneaux, se trouvaient les habitants des mondes

inconnus, dont nous parle à peine le Physiologue et les

ré cits incertains des voyageurs. J’ignorais l’existence de

beaucoup d’entre eux, j’en reconnus d’autres: par

exemple les Brutiens avec six doigts à chaque main, les

Fauniens qui naissent des vers qui se forment entre

l’é corce et l’aubier des arbres, les Sirè nes avec leur queue

é cailleuse, qui sé duisent les marins, les Ethiopiens au

corps tout noir, qui se dé fendent des flammes du soleil en

creusant des cavernes souterraines, les Onacentaures,

hommes jusqu’au nombril et â nes en dessous, les

Cyclopes avec un oeil unique de la largeur d’un é cu, Scylla

avec sa tê te et sa poitrine de fille, son ventre de loup et sa

queue de dauphin, les hommes velus de l’Inde qui vivent

dans les marais et sur le fleuve Epigmaride, les

Cynocé phales, qui ne peuvent dire un mot sans

s’interrompre et aboyer, les Sciapodes, qui courent à folle

allure sur leur unique jambe et quand ils veulent se

proté ger du soleil, s’allongent et dressent leur grand pied

comme une ombrelle, les Astomates de la Grè ce, sans

bouche, qui respirent par leurs narines et ne vivent que

d’air, les femmes barbues d’Armé nie, les Pygmé es, les

Epistiges que certains appellent aussi Blemmes, qui

naissent sans tê te, ont la bouche sur le ventre et les yeux

sur les é paules, les femmes monstrueuses de la mer

Rouge, de douze pieds de haut, avec des cheveux qui leur

arrivent aux talons, une queue bovine au bas du dos et

des sabots de chameau, et puis ceux qui ont la plante des

pieds dirigé e vers l’arriè re, tant et si bien qu’à les suivre à

la trace, on arrive toujours d’où ils viennent et jamais où

ils vont, et encore ceux dont les yeux brillent comme des

lampes et les monstres de l’î le de Circé, corps humains et

cols des animaux les plus varié s...

C’é taient là, parmi d’autres, les prodiges sculpté s sur

ce portail. Mais aucun d’eux ne suscitait l’inquié tude, car

ils ne voulaient pas signifier les maux de cette terre ou les

tourments de l’enfer, ils é taient bien au contraire les

té moins du fait que la bonne nouvelle avait atteint toute la

terre connue et s’apprê tait à s’é tendre à l’inconnue, raison

pour quoi le portail é tait joyeuse promesse de concorde,

d’unité ré alisé e dans la parole de Christ, de splendide

oecumé nicité.

Heureux pré sage, me dis-je, pour la rencontre qui se

dé roulera au-delà de ce seuil où des hommes devenus

ennemis les uns des autres à cause d’interpré tations

opposé es de l’Evangile, se retrouveront peut-ê tre pour

vider aujourd’hui leurs querelles. Et je me dis que j’é tais

un bien pauvre pé cheur à m’affliger sur mon cas

personnel tandis qu’allaient se produire des é vé nements

d’une importance sans pareille pour l’histoire de la

chré tienté. Je confrontai la petitesse de mes peines à la

grandiose promesse de paix et de sé ré nité scellé e dans la

pierre du tympan. Je demandai pardon à Dieu pour ma

fragilité, et rassé ré né je franchis le seuil.

A peine entré je vis les membres des deux lé gations

au complet, qui se faisaient face sur une rangé e de siè ges

disposé s en hé micycle, les deux fronts sé paré s par une

table où avaient pris place l’Abbé et le cardinal Bertrand.

Guillaume, que je suivis pour prendre des notes, me

plaç a du cô té des minorites, où se trouvaient Michel avec

les siens et d’autres franciscains de la cour d’Avignon: car

la rencontre ne devait pas apparaî tre comme un duel

entre Italiens et Franç ais, mais comme une dispute entre

les partisans de la rè gle franciscaine et leurs critiques,

tous unis par une saine et catholique fidé lité à la cour

pontificale.

Avec Michel de Cé sè ne se trouvaient frè re Arnaud

d’Aquitaine, frè re Hugues de Newcastle et frè re

Guillaume Alnwick, qui avait pris part au chapitre de

Pé rouse, et puis l’é vê que de Caffa et Bé renger Talloni,

Bonagrazia de Bergame et d’autres minorites de la cour

avignonnaise. Du cô té opposé é taient assis Laurent

Dé coalcon, bachelier d’Avignon, l’é vê que de Padoue et

Jean d’Anneaux, docteur en thé ologie à Paris. A cô té de

Bernard Gui, silencieux et pensif, il y avait le dominicain

Jean de Baune qu’en Italie on appelait Giovanni Dalbena.

Ce dernier, me dit Guillaume, avait é té des anné es

auparavant inquisiteur à Narbonne, où il avait fait le

procè s de nombreux bé guins et bougres; mais comme il

avait taxé d’hé ré tique pré cisé ment une proposition

concernant la pauvreté de Christ, contre lui s’é tait dressé

Bé renger Talloni, lecteur dans le couvent de cette ville,

qui en appela au pape. A l’é poque, Jean avait encore les

idé es peu claires sur cette matiè re, et il les avait

convoqué s tous les deux à la cour pour discuter, sans

qu’on aboutî t à une conclusion. Tant et si bien que, peu de

temps aprè s, les franciscains avaient pris la position dont

j’ai dé jà parlé au chapitre de Pé rouse. Enfin, du cô té des

Avignonnais, il y en avait d’autres encore, parmi lesquels

l’é vê que d’Alboré a.

La sé ance fut ouverte par Abbon qui jugea opportun

de ré sumer les faits les plus ré cents. Il rappela qu’en l’an

du Seigneur 1322, le chapitre gé né ral des frè res mineurs,



  

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