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LE NOM DE LA ROSE 34 страницаl’explication d’un certain secret, dis-je. — Presque ici. Il employa l’expression « finis Africae » et c’est à cette expression que Malachie s’irrita fort. Le finis pourrait ê tre cette derniè re piè ce, ou encore... (il eut une exclamation: ) Par les sept é glises de Clonmacnois{207}! Tu n’as rien remarqué ? — Quoi? — Revenons sur nos pas, à la piè ce S d’où nous sommes partis! » Nous revî nmes à la premiè re piè ce aveugle où le verset disait ‘ Super thronos viginti quatuor. Elle avait quatre ouvertures. L’une donnait sur la piè ce Y, avec fenê tre sur l’octogone. L’autre donnait sur la piè ce P qui continuait, le long de la faç ade exté rieure, la sé rie YSPANIA. Une autre vers la tour desservait la piè ce E que nous venions de parcourir. Puis il y avait un mur plein et enfin une ouverture qui desservait une seconde piè ce aveugle avec l’initiale U. La piè ce S é tait celle du miroir, et heureusement que ce dernier se trouvait sur la paroi immé diatement à ma droite, sans quoi j’eusse é té de nouveau pris de peur. A bien observer le plan, je me rendis compte de la singularité de cette piè ce. Comme chaque piè ce aveugle des trois autres tours, elle aurait dû desservir la salle heptagonale centrale. Si elle ne le faisait pas, l’entré e dans l’heptagone aurait dû s’ouvrir dans la piè ce adjacente, la U. Celle-ci pourtant, qui desservait par une ouverture une piè ce T avec fenê tre sur l’octogone inté rieur, et par l’autre communiquait avec la piè ce S, avait ses trois autres murs pleins et occupé s-par des armoires. En jetant un regard circulaire, nous relevâ mes ce. qui dé sormais é tait é vident, mê me en lisant notre plan: pour des raisons de logique outre que de rigoureuse symé trie, cette tour devait avoir sa salle heptagonale, mais elle n’existait pas. « Elle n’existe pas, dis-je. — Ce n’est pas qu’elle n’existe pas. Si elle n’existait pas, les autres piè ces seraient plus grandes, tandis qu’elles sont peu ou prou du mê me format que celles des autres cô té s. Elle existe, mais on n’y accè de pas. — Elle est muré e? — Probablement. Et voilà le finis Africae, voilà l’endroit que hantaient les petits curieux qui sont morts. Elle est muré e, mais il n’est pas dit qu’il n’y ait pas de passage. Et mê me, ce passage existe à coup sû r, et Venantius l’avait trouvé, ou en avait eu la description par Adelme, et ce dernier par Bé renger. Relisons ses notes. » Il tira de sa coule le parchemin de Venantius et lut: « La main sur l’idole opè re sur le premier et sur le septiè me des quatre. » Il regarda autour de lui: « Mais bien sû r! L’idolum, c’est l’image du miroir! Venantius pensait en grec et dans cette langue, plus encore que dans la nô tre, eidolon est aussi bien image que spectre, et le miroir nous renvoie notre image dé formé e que nousmê mes, l’autre nuit, nous avons prise pour un spectre! Mais que peuvent ê tre alors les quatre supra spé culum? Quelque chose sur la surface ré flé chissante? Mais alors nous devrions nous placer d’un certain point de vue, de faç on à apercevoir quelque chose qui se reflè te dans le miroir et qui correspond à la description donné e par Venantius... » Nous nous dé plaç â mes dans toutes les directions, mais sans ré sultat. Au-delà de nos images, le miroir renvoyait les contours confus du reste de la salle, à grandpeine é clairé e par notre lampe. « Alors, mé ditait Guillaume, par supra spé culum il pourrait vouloir entendre au-delà du miroir... Il importerait donc que d’abord nous allions au-delà, parce que ce miroir est sû rement une porte... » Le miroir é tait plus grand qu’un homme normal, encastré dans le mur à l’aide d’un robuste cadre de chê ne. Nous le touchâ mes de mille maniè res, nous cherchâ mes à glisser nos doigts, nos ongles entre le cadre et le mur, mais le miroir tenait ferme, comme s’il faisait partie du mur, pierre dans la pierre. « Et si ce n’est pas au-delà, ce pourrait ê tre super spé culum », murmurait Guillaume, et ce disant il levait le bras et se haussait sut la pointe des pieds, et faisait courir sa main sur le bord supé rieur du cadre, sans trouver autre chose que de la poussiè re. « D’ailleurs, ré flé chissait mé lancoliquement Guillaume, si mê me là derriè re il y avait une piè ce, le livre que nous cherchons et que d’autres cherchent, n’est plus dans cette piè ce, parce qu’on l’a emporté loin d’ici, d’abord Venantius et puis, qui sait où, Bé renger. — Mais peut-ê tre Bé renger l’a-t-il rapporté ici. — Non, ce soir-là nous é tions dans la bibliothè que, et tout porte à croire qu’il est mort peu aprè s le vol, cette nuit-là mê me dans les balnea. Autrement nous l’aurions revu le matin suivant. Peu importe... Pour le moment nous nous sommes assuré s du lieu où se trouve le finis Africae et nous avons presque tous les é lé ments pour complé ter à la perfection le plan de la bibliothè que. Tu dois admettre que bien des mystè res du labyrinthe se sont dé sormais é claircis. Tous, dirais-je, sauf un. Je crois que je tirerai davantage parti d’une relecture attentive du manuscrit de Venantius que d’autres inspections. Tu as vu que le mystè re du labyrinthe, nous l’avons mieux dé couvert du dehors que du dedans. Ce soir, en face de nos images dé formé es, nous ne viendrons pas à bout du problè me. Et enfin, la lumiè re de notre lampe dé cline. Viens, mettons noir sur blanc les autres indications qui nous servent pour é tablir le plan dé finitif. » Nous parcourû mes d’autres salles, toujours en enregistrant nos dé couvertes sur mon plan. Nous passâ mes dans des salles uniquement consacré es à des é crits de mathé matique et d’astronomie, d’autres avec des ouvrages en caractè res aramé ens qu’aucun de nous deux ne connaissait, d’autres en caractè res plus inconnus encore, peut-ê tre des textes de l’Inde. Nous nous dé placions entre deux suites imbriqué es qui disaient IUDAJEA et AEGYPTUS. En somme, pour ne pas ennuyer le lecteur avec la chronique de notre dé chiffrement, lorsque plus tard nous mî mes dé finitivement le plan au point, nous fû mes convaincus que la bibliothè que é tait vraiment constitué e et distribué e selon l’image de l’orbe terraqué. Au septentrion nous trouvâ mes ANGLIA et GERMANI, qui le long du mur occidental se rattachaient à GALLIA, pour ensuite engendrer à l’extrê me occident HIBERNIA et vers le mur mé ridional ROMA (paradis de classiques latins! ) et YSPANIA. Puis venaient au midi les LEONES, l’AEGYPTUS qui vers l’orient devenaient IUDAEA et FONS ADAE. Entre orient et septentrion, le long du mur, ACAIA, une bonne synecdoque, selon l’expression de Guillaume, pour indiquer la Grè ce, et de fait dans ces quatre piè ces il y avait une grande abondance de poè tes et philosophes de l’antiquité paï enne. Le mode de lecture é tait bizarre, tantô t on procé dait dans une seule direction, tantô t on allait à rebours, tantô t circulairement, souvent, comme je l’ai dit, une lettre servait à composer deux mots diffé rents (et dans ces caslà, la piè ce avait une armoire ré servé e à un sujet et une à un autre). Mais il ne fallait é videmment pas chercher une rè gle de trois dans cette disposition. Il s’agissait d’un pur artifice mné monique pour permettre au bibliothé caire de retrouver un ouvrage. Dire d’un livre qu’il se trouvait en quarta Acaiae signifiait qu’il é tait dans la quatriè me piè ce à compter de celle où apparaissait le A initial, et quant à la faç on de la repé rer, on supposait que le bibliothé caire savait par coeur le parcours, soit droit soit circulaire, qu’il devait faire. Par exemple ACAIA é tait distribué sur quatre piè ces disposé es en carré, ce qui veut dire que le premier A é tait aussi le dernier, chose que d’ailleurs nous aussi nous avions apprise en peu de temps. De mê me que nous avions aussitô t appris le jeu des barrages. Par exemple, en venant d’orient, aucune des piè ces de ACAIA ne desservait les piè ces suivantes: à ce point le labyrinthe prenait fin, et pour rejoindre la tour septentrionale il fallait passer par les trois autres. Mais naturellement les bibliothé caires savaient bien, en entrant par le FONS, que pour aller, admettons, en ANGLIA, ils devaient traverser AEGYPTUS, YSPANIA, GALLIA et GERMANI. Avec toutes ces belles dé couvertes et d’autres encore, se termina notre fructueuse exploration de la bibliothè que. Mais avant d’annoncer que, satisfaits, nous nous apprê tions à en sortir (pour prendre part à d’autres é vé nements que je raconterai d’ici peu), je dois faire un aveu à mon lecteur. J’ai dit que notre exploration fut mené e d’une part en cherchant la clef du lieu mysté rieux et d’autre part, en nous attardant au fur et à mesure, dans les salles où nous repé rions la situation et le sujet, à feuilleter des livres de genres diffé rents, comme si nous explorions les arcanes d’un continent ou une terra incognita. Et selon notre habitude cette exploration se fit d’un commun accord, Guillaume et moi nous arrê tions sur les mê mes livres, moi lui signalant les plus curieux, lui m’expliquant maintes choses que je n’arrivais pas à comprendre. Mais à un certain point, et pré cisé ment tandis que nous parcourions les salles de la tour mé ridionale, dites LEONES, il advint que mon maî tre stationna dans une piè ce riche d’ouvrages arabes avec de curieux dessins d’optique; et comme ce soir-là nous disposions non seulement d’une mais de deux lampes, je me dirigeai par curiosité vers la piè ce attenante, pour me rendre compte que la sagacité et la prudence des lé gislateurs de la bibliothè que avaient rassemblé le long d’un de ses murs des livres qui ne pouvaient certes ê tre mis entre les mains de n’importe qui, car chacun à sa faç on ils traitaient de diffé rentes maladies du corps et de l’esprit, ouvrages, presque tous, de savants infidè les. Et mon oeil tomba sur un livre pas trè s grand, orné d’enluminures fort diffé rentes (heureusement! ) du thè me, des fleurs, des vrilles, des animaux par couples, quelques herbes mé dicinales: son titre é tait Spé culum amoris, de fra Maxime de Bologne, et il rapportait des citations de maints autres ouvrages, tous sur la maladie d’amour. Comme le lecteur comprendra, il n’en fallait pas davantage pour ré veiller ma curiosité malade. Mieux, le seul titre suffit à enflammer derechef mon esprit, qui depuis le matin s’é tait apaisé, en l’excitant de nouveau avec l’image de la jeune fille. Comme, la journé e durant, j’avais ravalé mes pensé es matinales, en me disant qu’elles n’é taient pas dignes d’un novice sain et é quilibré, et comme, d’autre part, les é vé nements de ce jour avaient é té suffisamment riches et intenses pour me distraire, mes appé tits s’é taient calmé s, si bien que je croyais m’ê tre dé sormais libé ré de ce qui n’avait é té rien d’autre qu’une inquié tude passagè re. Il suffit en revanche de la vue de ce livre pour me faire dire « de te fabula narratur » et pour me dé couvrir plus malade d’amour que je ne croyais. J’appris par la suite que, à lire des livres de mé decine, on se persuade toujours d’é prouver les douleurs dont ils parlent. Ce fut ainsi que justement la lecture de ces pages, lorgné es en toute hâ te par peur que Guillaume n’entrâ t dans la piè ce et ne me demandâ t sur quoi je me penchais si doctement, me persuada que je souffrais bien de cette maladie dont les symptô mes é taient dé crits avec tant de splendeur que, si d’un cô té je m’inquié tais de me trouver malade (et dans la compagnie infaillible de maintes auctoritates), de l’autre je me ré jouissais à voir dé peinte avec une telle vivacité ma situation; convaincu peu à peu que, si donc j’é tais malade, ma maladie é tait pour ainsi dire normale, é tant donné que tant d’autres en avaient souffert mê mement, et les auteurs cité s semblaient m’avoir pris moi pré cisé ment comme modè le de leurs descriptions. Ainsi mon é motion s’é pandit sur les pages de Ibn Hazm, qui dé finit l’amour comme une maladie rebelle ayant son antidote en soi-mê me, telle que celui qui est malade ne veut pas en gué rir et qui en est atteint ne dé sire pas en ré chapper (et Dieu sait comme ce n’é tait pas vrai! ). Je me rendis compte pourquoi le matin j’é tais si excité par tout ce que je voyais, parce qu’il paraî t que l’amour entre à travers les yeux comme dit aussi Basile d’Ancyre, et – symptô me impossible à confondre – qui est pris d’un tel mal manifeste une excessive gaieté, tandis qu’il dé sire dans le mê me temps rester à l’é cart et ché rit la solitude (comme je l’avais fait ce matin-là ), cependant que d’autres phé nomè nes l’accompagnent, telles l’inquié tude violente et la stupeur qui ô te la parole... J’eus peur en lisant que chez l’amant sincè re, auquel se dé robe la vue de l’objet aimé, ne peut que survivre un é tat de consomption allant souvent jusqu’à lui faire prendre le lit, et parfois le mal accable le cerveau, on perd l’esprit et on dé lire (d’é vidence je n’é tais pas encore parvenu à cet é tat, puisque j’avais parfaitement travaillé à l’exploration de la bibliothè que). Mais je lus avec appré hension que si le mal empire, la mort peut en ê tre l’issue, et je me demandai si la joie que la jeune fille me donnait à penser à elle, valait ce sacrifice suprê me du corps, mise à part toute stricte considé ration sur la santé de l’â me. C’est qu’aussi je trouvai une autre citation de Basile selon lequel « qui animam corpori per vitia conturbationesque commiscent, utrinque quod habet utile ad vitam necessarium demoliuntur, animamque lucidam ac nitidam carnalium voluptatum limo perturbant, et corporis munditiam atque nitorem hac ratione miscentes, inutile hoc ad vitae officia ostendunt ». Situation extrê me où vraiment je ne voulais pas me trouver. J’appris encore par une phrase de sainte Hildegarde que cette humeur mé lancolique ressentie au cours de la journé e, et que j’attribuais à un doux sentiment de peine causé par l’absence de la jeune fille, ressemble dangereusement au sentiment qu’é prouve celui qui se dé tourne de l’é tat harmonieux et parfait que l’homme ressent au paradis, et que cette mé lancolie « nigra et amara » est produite par le souffle du serpent et par la suggestion du diable. Idé e partagé e aussi par des infidè les d’é gale sagesse, car me tombè rent sous les yeux les lignes attribué es à Abu Bakr-Muham- mad Ibn Zaka-riyya ar- Razi, qui dans un Liber continens identifie la mé lancolie amoureuse à la lycanthropie, maladie poussant celui qui en est frappé à se comporter comme un loup. Sa description me serra la gorge: d’abord les amants apparaissent changé s dans leur aspect exté rieur, leur vue s’affaiblit, leurs yeux deviennent caves et perdent leurs larmes, leur langue lentement se dessè che et se couvre de pustules, leur corps entier brû le et ils souffrent sans arrê t de la soif; c’est alors qu’ils passent leur journé e allongé s, la face contre le sol, sur leur visage et sur leurs tibias apparaissent des signes semblables à des morsures de chien, et enfin ils errent de nuit dans les cimetiè res comme des loups. Je n’eus pour finir plus aucun doute sur la gravité de mon é tat quand je lus des citations du trè s grand Avicenne, où l’amour se voit dé fini comme une songerie lancinante de nature mé lancolique, qui naî t à force de penser et de repenser aux traits, aux gestes ou aux habitudes d’une personne du sexe opposé (comme Avicenne avait repré senté en touches vives et fidè les mon propre cas! ): il ne naî t pas comme maladie mais devient maladie quand, n’é tant pas satisfait, il devient pensé e obsessionnelle (et comment se faisait-il que j’é prouvais cette obsession, moi qui pourtant, Dieu me pardonne, m’é tait bel et bien satisfait? Ou peut-ê tre ce qui avait eu lieu la nuit pré cé dente n’é tait point satisfaction d’amour? Mais alors comment satisfait-on ce mal? ), dont la consé quence est un mouvement continu des paupiè res, une respiration irré guliè re, tantô t on rit, tantô t on pleure, et le pouls bat la chamade (et en vé rité le mien battait fort, et ma respiration se brisait tandis que je lisais ces lignes! ). Avicenne conseillait une mé thode infaillible dé jà proposé e par Galien pour dé couvrir de qui on est amoureux: tenir le poignet du souffrant et prononcer moult noms de personnes de l’autre sexe, jusqu’à ce qu’on perç oive à quel nom le rythme du pouls s’accé lè re: et moi je craignais que soudain mon maî tre n’entrâ t et ne me saisî t le poignet pour é pier dans la pulsation de mes veines mon secret, ce dont j’aurais eu grande honte... Hé las, Avicenne suggé rait, comme remè de, d’unir les deux amants en mariage, et le mal gué rirait. C’é tait bien vraiment un infidè le, encore que sagace, parce qu’il ne prenait pas en compte la condition d’un novice bé né dictin, condamné donc à ne jamais gué rir – ou mieux s’é tant voué, par choix personnel, ou par choix avisé de ses parents, à ne jamais tomber malade. Heureusement Avicenne, mê me si l’idé e de l’ordre clunisien lui é tait é trangè re, considé rait le cas d’amants à jamais dé sunis, et conseillait comme cure radicale les bains chauds (Bé renger voulait-il par hasard gué rir de son mal d’amour pour le dé funt Adelme? Mais pouvait-on souffrir du mal d’amour pour un ê tre de son propre sexe, ou n’é tait-ce point là que bestiale luxure? N’é tait- elle pas é galement bestiale, la luxure de ma nuit passé e? Non certes, me disais-je aussitô t, elle é tait trè s douce – et sitô t aprè s: tu te trompes Adso, ce fut pure illusion du diable, elle é tait d’une grande bestialité, et si tu as pé ché en é tant une bê te, tu pè ches encore plus maintenant à ne pas vouloir t’en rendre compte! ). Mais ensuite je lus aussi que, toujours selon Avicenne, il y avait d’autres moyens: par exemple, recourir à l’assistance de femmes vieilles et expertes qui passeraient leur temps à dé nigrer l’aimé e – et il paraî t que les vieilles femmes sont plus expertes que les hommes à ce genre de besogne. C’é tait peut-ê tre la bonne solution, mais des vieilles à l’abbaye, je ne pouvais en trouver (ni des jeunes, en vé rité ) et j’aurais donc dû demander à quelque moine de me dire du mal de la fille, mais à qui? Et puis, un moine pouvait-il connaî tre aussi bien les femmes que les connaissait une femme vieille et potiniè re? La derniè re solution suggé ré e par le Sarrasin é tait franchement effronté e car elle pré tendait qu’on fî t unir l’amant malheureux avec un grand nombre de belles esclaves, chose fort inconvenante pour un moine. Enfin, me disais-je, comment peut gué rir du mal d’amour un jeune moine, n’y a-t-il vraiment point de salut pour lui? Peut-ê tre me fallait-il recourir à Sé verin et à ses herbes? De fait, je tombai sur un passage d’Arnaud de Villeneuve, auteur que j’avais dé jà entendu citer par Guillaume avec grande considé ration, qui faisait naî tre le mal d’amour d’une abondance d’humeurs et de pneuma, c’est-à -dire quand l’organisme se trouve en excè s d’humidité et de chaleur, é tant donné que le sang (producteur de la semence gé né rative) augmentant à l’excè s, provoque un excè s de semence, une « complexio venerea », et un dé sir intense d’union entre homme et femme. Il est une vertu estimative situé e dans la partie dorsale du ventricule moyen de l’encé phale (de quoi s’agit-il, me demandai-je? ) dont le but est de percevoir les intentiones non sensibles qui sont dans les objets sensibles capté s par les sens, et, quand le dé sir pour l’objet perç u par les sens se fait trop fort, voilà que la faculté estimative s’en trouve bouleversé e et ne se nourrit que du fantô me de la personne aimé e; alors se vé rifie une inflammation de l’â me tout entiè re et du corps, dans un va-et-vient de tristesse et de joie, car la chaleur (qui dans les moments de dé sespoir descend dans les parties les plus profondes du corps et glace l’é piderme) dans les moments de joie monte à la surface en enflammant le visage. La cure suggé ré e par Arnaud consistait à perdre toute confiance et l’espoir de rejoindre l’objet aimé, de faç on que la pensé e s’en dé tournâ t. Mais alors je suis gué ri, ou en voie de gué rison, me dis-je, car j’ai peu d’espoir, sinon aucun, de revoir l’objet de mes pensé es, et si je le voyais, de le rejoindre, et si je le rejoignais, de le possé der de nouveau, et si je le repossé dais, de le retenir prè s de moi, aussi bien en raison de mon é tat monacal que des devoirs qui me sont imposé s par le rang de ma famille... Je suis sauvé, me dis-je; je fermai le fascicule et repris contenance, juste au moment où Guillaume entrait dans la piè ce. Je me remis en chemin avec lui à travers le labyrinthe aux parcours dè s lors dé voilé s (comme je l’ai dé jà raconté ) et pour l’heure oubliai mon obsession. Comme on le verra, il me serait donné de la retrouver peu de temps aprè s, mais en des circonstances (hé las! ) bien diffé rentes. Quatriè me jour NUIT Où Salvatore se fait misé rablement dé couvrir par Bernard Gui, la fille aimé e par Adso est prise comme sorciè re, et tous s’en vont se coucher plus malheureux et pré occupé s qu’avant. Nous é tions de fait en train de redescendre dans le ré fectoire, lorsque nous entendî mes une clameur, et vî mes des lueurs sillonner l’obscurité du cô té des cuisines. D’un souffle Guillaume é teignit la lampe. En suivant les murs, nous nous approchâ mes de la porte qui donnait sur les cuisines, et nous rendî mes compte que la rumeur venait de l’exté rieur, mais que la porte é tait ouverte. Puis les voix et les lumiè res s’é loignè rent, et quelqu’un claqua la porte avec violence. C’é tait un grand tumulte qui pré ludait à quelque chose de dé sagré able. Vivement nous repassâ mes par l’ossuaire, ré apparû mes dans l’é glise, dé serte, sortî mes par le portail mé ridional, et nous aperç û mes un fourmillement lumineux de torches dans le cloî tre. Nous nous approchâ mes, et dans la confusion nous avions l’air nous aussi d’ê tre accourus avec ceux, en grand nombre dé jà sur les lieux, qui é taient sortis soit du dortoir soit de l’hô tellerie. Nous vî mes que les archers tenaient solidement Salvatore, blanc comme le blanc de ses yeux, et une femme qui pleurait. Je ressentis un serrement au coeur: c’é tait elle, la fille de mes pensers. Comme elle me vit, elle me reconnut et me lanç a un regard implorant et dé sespé ré. Je cé dai à l’impulsion de me jeter à son secours, mais Guillaume me retint en me murmurant quelques objurgations en rien affectueuses. Les moines et les hô tes accouraient maintenant de toutes parts. L’Abbé arriva, Bernard Gui arriva, à qui le capitaine des archers fit un bref rapport. Voici ce qui é tait arrivé. Par ordre de l’inquisiteur, les archers patrouillaient de nuit le plateau tout entier, tenant particuliè rement à l’oeil l’allé e qui reliait la porte d’entré e et l’é glise, la zone des jardins, et la faç ade de l’É difice (pourquoi? me demandai-je, et je compris: é videmment parce que
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