Хелпикс

Главная

Контакты

Случайная статья





LE NOM DE LA ROSE 33 страница



fenouil ou à la circé e et en mordille, et redet ad bellum. Et

dicunt qu’elle engendre par les yeux, mais les plus

nombreux disent qu’ils disent le faux. »

Je lui demandai ce qu’il faisait avec un basilic et il dit

que c’é taient ses affaires. Je lui dis, dé sormais aiguillonné

par la curiosité, que ces jours-ci, avec cette kyrielle de

morts, il n’y avait plus d’affaires secrè tes, et que j’en

aurais parlé à Guillaume. Alors Salvatore me pria

ardemment de me taire, il ouvrit le ballot et me montra

un chat au poil noir. Il m’attira à lui et me dit avec un

sourire obscè ne qu’il ne voulait plus que le cellé rier ou

moi, parce que nous é tions l’un puissant et l’autre jeune et

beau, nous pussions avoir l’amour des belles filles du

village, et lui pas, parce qu’il é tait laid et pitoyable. Qu’il

connaissait une magie tout à fait prodigieuse pour faire

tomber dans ses rets toute femme prise d’amour. Il fallait

tuer un chat noir et lui arracher les yeux, puis les mettre

dans deux oeufs de poule noire, un oeil dans un oeuf, un oeil

dans l’autre (et il me montra deux oeufs qu’il m’assura

avoir pris au nid des bonnes poules). Il fallait ensuite

mettre les oeufs à pourrir dans une pyramide de crottins

de chevaux (et il en avait pré paré une, juste dans un petit

coin du jardin où ne passait jamais personne), et là serait

né, pour chaque oeuf, un diablotin, qui se serait mis à son

service en lui procurant toutes les dé lices de ce monde.

Mais hé las, me dit-il, pour que la magie ré ussî t il fallait

que la femme, dont il voulait l’amour, crachâ t sur les oeufs

avant qu’ils fussent enterré s dans le crottin, et ce

problè me lui faisait souci, parce que, cette nuit mê me, il

avait besoin prè s de lui de la femme en question, pour

qu’elle remplisse son office sans savoir quelle en é tait la

fin.

Une flamme me parcourut soudain, au visage, ou

aux entrailles, ou le corps entier, et je demandai avec un

filet de voix si cette nuit-là il conduirait dans l’enceinte la

jeune fille de la nuit pré cé dente. Lui, il se prit à rire, se

moquant de moi, et il dit que j’é tais vraiment la proie d’un

grand rut (je dis que non, que je demandais par pure

curiosité ), et puis il m’affirma qu’au village il y avait

quantité de femmes, et qu’il en aurait fait monter une

autre, plus belle encore que celle qui me plaisait à moi. Je

supposai qu’il me mentait pour m’é loigner de lui. D’autre

part, qu’aurais-je pu faire? Le suivre toute la nuit, quand

Guillaume m’attendait pour de tout autres entreprises?

Et voir à nouveau celle (si toutefois il s’agissait bien d’elle)

vers qui mes appé tits me poussaient, tandis que ma

raison m’en dé tournait – et que je n’eusse dû jamais plus

revoir, mê me si je dé sirais encore toujours la voir? Certes

non. Et donc je me convainquis moi-mê me que Salvatore

disait le vrai, pour ce qui é tait de la femme. Ou que peutê tre

il mentait sur tout, que la magie dont il parlait é tait

pure fantaisie de son esprit ingé nu et superstitieux, et

qu’il n’en aurait rien fait.

Je m’irritai contre lui, le traitai avec rudesse, lui dis

que pour cette nuit il aurait mieux fait d’aller dormir, car

les archers circulaient dans l’enceinte. Il ré pondit qu’il

connaissait l’abbaye mieux que les archers, et qu’avec ce

brouillard personne ne verrait personne. Mieux, me dit-il,

maintenant je fiche le camp, et mê me toi tu ne me verras

plus, mê me si j’é tais ici à deux pas en train de prendre du

bon temps avec la fille que tu dé sires. Il s’exprima avec

d’autres mots, bien plus ignobles, mais c’é tait là le sens de

ce qu’il disait. Je m’é loignai indigné, parce que vraiment il

ne m’appartenait pas, à moi noble et novice, de jouer les

rivaux de cette canaille.

Je rejoignis Guillaume et nous fî mes ce que nous

devions. C’est-à - dire que nous nous disposâ mes à suivre

complies, au fond de la nef, de faç on que, au moment où

l’office prit fin, nous é tions prê ts à entreprendre notre

second voyage (troisiè me pour moi) dans les viscè res du

labyrinthe.

 

Quatriè me jour

APRÈ S COMPLIES

Où l’on visite de nouveau le labyrinthe, l’on parvient au

seuil du finis Africae mais on ne peut y entrer car on ne

sait ce que sont le premier et le septiè me des quatre, et

enfin Adso a une rechute, par ailleurs fort docte, dans sa

maladie d’amour.

La visite à la bibliothè que nous prit de longues heures

de travail. En thé orie, le contrô le que nous devions faire

é tait facile, mais procé der à la lumiè re de notre lampe, lire

les inscriptions, marquer sur le plan les passages et les

murs pleins, enregistrer les initiales, effectuer les

diffé rents parcours que le jeu des ouvertures et des

blocages nous permettait, fut une chose fort longue. Et

ennuyeuse.

Il faisait trè s froid. La nuit n’é tait pas venteuse et on

n’entendait pas ces sifflements aigus qui nous avaient

impressionné s le premier soir, mais par les rayè res

pé né trait un air humide et glacé. Nous avions mis des

gants de laine pour pouvoir toucher les volumes sans que

nos mains s’engourdissent. Mais c’é taient pré cisé ment de

ceux qu’on utilisait pour é crire l’hiver, avec la pointe des

doigts dé couverte, et de temps à autre nous devions

approcher les mains de la flamme, ou les mettre sous

notre scapulaire, ou les battre l’une contre l’autre, en

sautillant tout transis.

C’est pourquoi nous n’accomplî mes pas notre tâ che

d’affilé e. Nous nous arrê tions pour fouiner dans les

armaria, et maintenant que Guillaume – avec ses

nouveaux verres sur le nez – pouvait s’attarder à lire les

livres, à chaque titre qu’il dé couvrait il se ré pandait en

exclamations d’allé gresse, soit parce qu’il connaissait

l’ouvrage, soit parce qu’il le cherchait depuis longtemps,

soit enfin parce qu’il ne l’avait jamais entendu mentionner

et qu’il é tait extrê mement excité et intrigué. En somme,

chaque livre s’avé rait ê tre pour lui comme un animal

fabuleux qu’il rencontrait sur une terre inconnue. Et tout

en feuilletant un manuscrit, il m’enjoignait d’en chercher

d’autres. « Regarde ce qu’il y a dans cette armoire! » Et

moi, â nonnant et dé plaç ant des volumes: « Historia

anglorum de Bè de... Et toujours de Bè de De aedificatione

templi, De tabernacuio, De temporibus et computo et

chronica et circuli Dyonisi, Ortographia, De ratione

metrorum, Vita Sancti Cuthberti, Ars metrica{204}... »

— C’est normal, toutes les oeuvres du vé né rable... Et

regarde-là ! De rhetorica cognatione, Locorum rhetoricum

distinctio, et ici tous ces grammairiens, Priscien, Honorâ t,

Donat, Maximien, Victorin, Mé trorius, Eutychè s, Servius,

Phocas, Asper... Bizarre, je pensais à premiè re vue qu’il y

avait ici des auteurs de l’Anglie... Regardons plus bas...

— Hisperica... famina. Qu’est-ce que c’est?

— Un poè me hibernique. Ecoute:

Hoc spumans mundanas

obvallat Pelagus oras

terrestres amniosis fluctibus

cudit margines. Saxeas undosis

molibus irruit avionias. Infima

bomboso vertice miscet glareas

asprifero spergit spumas sulco,

sonoreis frequenter quatitur

flabris{205}...

Je n’en comprenais pas le sens, mais Guillaume lisait

en faisant rouler les mots dans sa bouche si bien qu’on

aurait cru entendre la rumeur des rouleaux et de l’é cume

marine.

« Et ç a? C’est Aldhelm de Malmesbury, oyez cette

page.

Primitus pantorum procerum

poematorum pio potissimum

paternoque presertim

privilegio panegiricum

poemataque passim prosatori

sub polo promulgatas{206}...

les mots commencent tous par la mê me lettre!

— Les hommes de mes î les sont tous un peu fous,

disait Guillaume avec orgueil. Regardons dans l’autre

armoire.

— Virgile.

— Que fait-il ici? Virgile quoi? Les Gé orgiques?

— Non. Epitomé s. Je n’en avais jamais entendu

parler. —

Mais il ne s’agit pas du Maro! C’est Virgile de

Toulouse, le rhé teur, six siè cles aprè s la naissance de

Notre Seigneur. Il fut considé ré comme un grand sage...

— Ici il dit que les arts sont poema, rethoria, grama,

leporia, dialecta, geometria... Mais quelle langue parle-til

?

— Latin, mais un latin de son cru, qu’il jugeait

beaucoup plus beau. Lis voir ici: il dit que l’astronomie est

l’é tude des signes du zodiaque qui sont mon, man, tonte,

piron, dameth, perfellea, belgalic, margaleth, lutamiron,

taminon et raphalut.

— Il é tait fou?

— Je l’ignore, mais il n’é tait pas de mes î les. Ecoute

encore, il dit qu’il existe douze maniè res de dé signer le

feu, ignis, coquihabin (quia incocta coquendi habet

dictionem), ardo, calax ex calore, fragon ex fragore

flammae, rusin de rubore, fumaton, ustrax de urendo,

vitius quia pene mortua membra suo vivificat, siluleus,

quod de silice siliat, unde et silex non recte dicitur, nisi ex

qua scintilla silit. Et aeneon, de Aenea deo, qui in eo

habitat, sive a quo elementis flatus fertur.

— Il n’y a personne qui parle de la sorte!

— C’est heureux. Mais c’é taient les temps où, pour

oublier un monde mauvais, les grammairiens s’amusaient

d’abstruses questions. On me dit qu’à cette é poque,

pendant quinze jours et quinze nuits, les rhé teurs

Gabundus et Terentius disputè rent sur le vocatif de ego,

et pour finir en vinrent aux armes.

— Mais là aussi, oyez... » Je m’é tais emparé d’un

livre merveilleusement enluminé avec des labyrinthes

vé gé taux aux vrilles desquels se pré sentaient des singes

et des serpents. « Oyez ces mots: cantatnen, collamen,

gongelamen, stemiamen, plasmamen, sonerus, alboreus,

gaudifluus, glaucicomus...

— Mes î les, dit de nouveau avec tendresse

Guillaume. Ne sois pas sé vè re avec ces moines de la

lointaine Hibernie, si cette abbaye existe, et si nous

parlons encore de Saint Empire romain, nous le devons

sans doute à eux. En ce temps-là, le reste de l’Europe

é tait ré duit à un amas de ruines, et un jour furent

dé claré s sans valeur les baptê mes administré s par

certains prê tres des Gaules car on y baptisait in nomine

patris et filiae, et pas parce qu’ils pratiquaient une

nouvelle hé ré sie et considé raient Jé sus comme une

femme, mais parce qu’ils ne savaient plus le latin.

— Comme Salvatore?

— Plus ou moins. Les pirates de l’extrê me Nord

arrivaient le long des fleuves pour mettre Rome à sac. Les

temples paï ens tombaient en ruine, les temples chré tiens

n’existaient pas encore. Et les moines de l’Hibernie furent

les seuls qui, dans leurs monastè res, é crivirent et lurent,

lurent et é crivirent, et enluminè rent, et puis se jetè rent

sur des nacelles faites de peaux de bê tes et naviguè rent

vers ces terres et les é vangé lisè rent comme si vous é tiez

des infidè les, tu comprends? Tu as é té à Bobbio, c’est

Colomban qui l’a fondé, l’un d’eux. Et donc laisse-les faire

s’ils inventent un latin nouveau, vu qu’en Europe on ne

savait plus l’ancien. Ce furent de grands hommes. Saint

Brandan arriva jusqu’aux î les Fortuné es, et longea les

cô tes de l’enfer où il vit Judas enchaî né à un rocher, et un

jour il aborda à une î le et y descendit, et c’é tait un

monstre marin. Naturellement, ils é taient fous, ré pé ta-t-il

avec satisfaction.

— Leurs images sont... à n’en pas croire mes yeux!

Et quelle varié té de couleurs! dis-je, en m’extasiant.

— Dans une terre qui, en couleurs, n’est pas riche,

un peu de bleu et du vert à n’en plus finir. Mais ne restons

pas là à discuter des moines hibernes. Ce que je veux

savoir c’est pourquoi ils sont ici avec les Angles et avec

des grammairiens d’autres pays. Regarde sur ton plan, où

devrions-nous ê tre?

— Dans les piè ces de la tour occidentale. J’ai relevé

aussi les cartouches. Donc, en sortant de la piè ce aveugle,

on entre dans la salle heptagonale et il y a un seul passage

à une seule piè ce de la tour, la lettre en rouge est H. Puis

on passe de piè ce en piè ce en parcourant le pé rimè tre de

la tour et on revient à la piè ce aveugle. La suite des lettres

donne... vous avez raison! HIBERNI!

— HIBERNIA, si de la piè ce aveugle tu reviens dans

l’heptagonale, qui a comme les trois autres le A de

Apocalypsis. C’est pourquoi on y trouve les ouvrages des

auteurs de la derniè re Thulé, et les grammairiens aussi et

les rhé teurs, parce que les ordonnateurs de la

bibliothè que ont pensé qu’un grammairien doit se trouver

avec les grammairiens d’Hibernie, mê me s’il est de

Toulouse. C’est un critè re. Tu vois que nous commenç ons

à comprendre quelque chose?

— Mais dans les piè ces de la tour orientale par où

nous sommes entré s, nous avons lu FONS... Qu’est-ce que

cela signifie?

— Lis bien ton plan, continue à lire les lettres des

salles qui se suivent par ordre d’accè s.

— FONS ADAEU...

— Non, Fons Adae, le U est la deuxiè me piè ce

aveugle orientale, je m’en souviens, il s’insè re sans doute

dans une autre suite. Et qu’avons-nous trouvé au Fons

Adae, c’est-à -dire dans le paradis terrestre (rappelle-toi

que là se trouve la piè ce avec l’autel qui donne vers le

lever du soleil)?

— Il y avait quantité de Bibles, et des commentaires

à la Bible, rien que des livres d’é critures saintes.

— Et donc tu vois, la parole de Dieu en

correspondance avec le paradis terrestre, qui, comme il

est dit par tous, est loin vers l’orient. Et ici, à l’occident,

l’Hibernie.

— Le tracé de la bibliothè que reproduit donc le plan

du monde tout entier?

— C’est probable. Et les livres y sont placé s selon

leur pays de provenance, ou le lieu de naissance de leurs

auteurs ou, comme en ce cas, le lieu où ils auraient dû

naî tre. Les bibliothé caires se sont dit que Virgile, le

grammairien, est né par un malentendu à Toulouse et

qu’il aurait dû naî tre dans les î les occidentales. Ils ont

ré paré les erreurs de la nature. »

Nous poursuivî mes notre chemin. Nous passâ mes

par une enfilade de salles riches de splendides

Apocalypses, et l’une d’elles é tait la piè ce où j’avais eu des

visions. Et mê me, comme nous vî mes de loin à nouveau la

lampe fumigatoire, Guillaume se boucha le nez et courut

l’é teindre, en crachant sur les cendres. Et pour plus de

pré caution, nous traversâ mes la piè ce en toute hâ te, mais

je me souvenais d’y avoir vu la ravissante Apocalypse

multicolore avec la mulier amicta sole et le dragon. Nous

reconstruisî mes la suite de ces salles à partir de la

derniè re où nous pé né trâ mes et qui avait comme initiale

en rouge un Y. La lecture à reculons donna le mot

YSPANIA, mais le dernier A é tait le mê me sur lequel

terminait HIBERNIA. Signe, dit Guillaume, qu’il restait

des piè ces où l’on recueillait des ouvrages de caractè re

mixte. En tout cas, la zone dé nommé e YSPANIA nous

sembla peuplé e de recueils de l’Apocalypse en grand

nombre, tous de trè s belle facture, que Guillaume

reconnut pour de l’art hispanique. Nous notâ mes que la

bibliothè que recelait sans doute la plus vaste collection de

copies du livre de l’apô tre qui existâ t dans la chré tienté,

et une immense quantité de commentaires sur ce texte.

Des volumes é normes é taient consacré s au commentaire

sur l’Apocalypse de Beatus, et le texte é tait toujours plus

ou moins le mê me, mais nous trouvâ mes une fantastique

diversité de variations dans les images, et Guillaume

reconnut la patte de certains qu’il jugeait parmi les plus

grands d’entre les enlumineurs du rè gne des Asturies,

Magius, Facundus et d’autres.

D’une observation à l’autre, nous parvî nmes à la

tour mé ridionale, à proximité de laquelle nous é tions dé jà

passé s le soir pré cé dent. La piè ce S de YSPANIA – sans

fenê tre – donnait dans une piè ce E et circulairement nous

parcourû mes à la file les cinq piè ces de la tour pour

arriver à la derniè re, sans autres passages, qui portait un

L en rouge. Nous relû mes en sens contraire et

trouvâ mes: LEONES.

« Leones, Midi, sur notre plan nous sommes en

Afrique, hicsunt leones. Et cela explique pourquoi nous y

avons dé couvert tant de textes d’auteurs infidè les.

— Et il y en a d’autres, dis-je en fouillant dans les

armoires. Canon d’Avicenne, et ce manuscrit magnifique

dans une calligraphie que je ne connais pas...

— A en juger d’aprè s les dé corations, ce devrait ê tre

un Coran, mais malheureusement je ne sais pas l’arabe.

— Le Coran, la Bible des infidè les, un livre pervers...

— Un livre qui contient une sagesse diffé rente de la

nô tre. Mais tu comprends pourquoi ils l’ont placé ici, où

sont les lions et les monstres. Voilà pourquoi nous y avons

vu cet ouvrage sur les bê tes monstrueuses où tu as

trouvé aussi l’unicorne. Cette zone dite LEONES contient

les livres qui, pour les bâ tisseurs de la bibliothè que,

é taient ceux du mensonge. Qu’y a-t-il là -bas?

— Ils sont en latin, mais traduits de l’arabe. Ayyub al

Ruhawi, un traité sur l’hydrophobie canine. Et celui-ci est

un livre des tré sors. Et cet autre le De aspectibus de

Alhazen...

— Tu vois, ils ont placé au milieu des monstres et

des mensonges mê me ces ouvrages scientifiques dont les

chré tiens ont tant à apprendre. Ainsi pensait-on dans les

temps où la bibliothè que fut constitué e...

— Mais pourquoi ont-ils é galement mis parmi les

fausseté s un livre avec l’unicorne? demandai-je.

— D’é vidence, les fondateurs de la bibliothè que

avaient de curieuses idé es. Ils auront jugé que ce livre qui

parle d’animaux fantastiques vivant dans des pays

lointains faisait partie du ré pertoire de mensonges

ré pandus par les infidè les...

— Mais l’unicorne est-il un mensonge? C’est un

animal d’une grande douceur et hautement symbolique.

Figure de Christ et de la chasteté, il ne peut ê tre capturé

qu’en plaç ant une vierge dans une forê t, de faç on que

l’animal, attiré par son odeur trè s chaste, aille poser sa

tê te dans son giron, s’offrant comme proie aux lacs des

chasseurs.

— C’est ce qu’on dit, Adso. Mais beaucoup sont

enclins à penser qu’il s’agit là d’une fable inventé e par les

paï ens. —

Quelle dé ception, dis-je. J’aurais eu plaisir à en

rencontrer un au dé tour d’un chemin forestier.

Autrement, quel plaisir peut-on prendre à traverser une

forê t? —

Ce n’est pas dit qu’il n’existe pas. Peut-ê tre est-il

diffé rent de la faç on dont le repré sentent ces livres. Un

voyageur vé nitien alla dans des terres forts lointaines, à

proximité du fons paradisi dont parlent les

mappemondes, et il vit des unicornes. Mais il les trouva

mal dé grossis et sans nulle grâ ce, et d’une grande laideur

et noirs. Je crois qu’il a bien vu de vraies bê tes avec une

corne sur le front. Ce furent probablement les mê mes

dont les maî tres de la science antique, jamais tout à fait

erroné e, qui reç urent de Dieu la possibilité de voir des

choses que nous, nous n’avons pas vues, nous transmirent

l’image avec une premiè re description fidè le. Puis cette

description, en voyageant d’auctoritas en auctoritas, se

transforma par successives compositions de l’imagination,

et les unicornes devinrent des animaux gracieux et blancs

et doux. En raison de quoi, si tu sais que dans une forê t vit

un unicorne, n’y va pas avec une vierge, car l’animal

pourrait ressembler davantage à celui du té moin vé nitien

qu’à celui de ce livre.

— Mais comment é chut-elle aux maî tres de la

science antique, la ré vé lation de Dieu sur la vé ritable

nature de l’unicorne?

— Pas la ré vé lation, mais l’expé rience. Ils eurent la

chance de naî tre sur des terres où vivaient des unicornes

ou en des temps où les unicornes vivaient sur ces mê mes

terres. —

Mais alors comment pouvons-nous nous fier à la

science antique, dont vous n’avez de cesse de rechercher

les traces, si elle nous a é té transmise par des livres

mensongers qui l’ont interpré té e avec une telle liberté ?

— Les livres ne sont pas faits pour ê tre crus, mais

pour ê tre soumis à examen. Devant un livre, nous ne

devons pas nous demander ce qu’il dit mais ce qu’il veut

dire, idé e fort claire pour les vieux commentateurs des

livres saints. L’unicorne tel qu’en parlent ces livres

masque une vé rité morale, ou allé gorique, ou analogique,

qui demeure vraie, comme demeure vraie l’idé e que la

chasteté est une noble vertu. Mais quant à la vé rité

litté rale qui soutient les trois autres, reste à voir à partir

de quelle donné e d’expé rience originaire est né e la lettre.

La lettre doit ê tre discuté e, mê me si le sens latent garde

toute sa justesse. Il est é crit dans un livre que le diamant

ne se taille qu’avec du sang de bouc. Mon grand maî tre

Roger Bacon dit que ce n’é tait pas vrai, simplement parce

que lui s’y é tait essayé, et sans ré sultat. Mais si le rapport

entre diamant et sang de bouc avait eu un sens plus

profond, cette affirmation ne perdrait rien de sa valeur.

— Alors on peut dire des vé rité s supé rieures en

mentant quant à la lettre, dis-je. Et cependant, je regrette

encore que l’unicorne tel qu’il est n’existe pas, ou n’ait pas

existé, ou ne puisse exister un jour.

— Il ne nous est pas permis de borner l’omnipotence

divine, et si Dieu voulait, mê me les unicornes pourraient

exister. Mais console- toi, ils existent dans ces livres, qui,

s’ils ne parlent pas de l’ê tre ré el, parlent de l’ê tre possible.

— Mais il faut donc lire les livres sans en appeler à la

foi, qui est vertu thé ologale?

— Restent les deux autres vertus thé ologales.

L’espé rance que le possible soit. Et la charité, envers qui a

cru de bonne foi que le possible é tait.

— Mais à quoi vous sert, à vous, l’unicorne si votre

intellect n’y croit pas?

— Il sert comme m’a servi la trace des pieds de

Venantius sur la neige, traî né jusqu’à la cuve des cochons.

L’unicorne des livres est comme une empreinte. S’il est

une empreinte, il doit y avoir eu quelque chose qui a laissé

cette empreinte.

— Mais diffé rente de l’empreinte, vous me dites.

— Certes. Une empreinte n’a pas toujours la forme

mê me du corps qui l’a imprimé e et elle ne naî t pas

toujours de la pression d’un corps. Elle reproduit parfois

l’impression qu’un corps a laissé e dans notre esprit, elle

est empreinte d’une idé e. L’idé e est signe des choses, et

l’image est signe de l’idé e, signe d’un signe. Mais à partir

de l’image je reconstruis, sinon le corps, l’idé e que

d’autres en avaient.

— Et cela vous suffit?

— Non, parce que la vraie science ne doit pas se

contenter des idé es, qui sont pré cisé ment des signes, mais

elle doit retrouver les choses dans leur vé rité singuliè re.

J’aimerais donc remonter de cette empreinte à l’unicorne

individu qui se trouve au dé but de la chaî ne. De mê me

que j’aimerais remonter des signes vagues laissé s par

l’assassin de Venantius (signes qui pourraient renvoyer à

beaucoup d’autres) à un individu unique, l’assassin en

personne. Mais ce n’est pas toujours possible en un court

laps de temps, et sans la mé diation d’autres signes.

— Mais alors il m’est toujours et uniquement

possible de parler de quelque chose qui me parle de

quelque chose d’autre et ainsi de suite, mais le quelque

chose final, le vrai, ne l’appré hende-t-on jamais?

— Si, peut-ê tre, c’est l’unicorne individu. Et ne

t’inquiè te pas, un jour ou l’autre tu le rencontreras, pour

noir et laid qu’il soit.

— Unicornes, lions, auteurs arabes et maures en

gé né ral, dis-je alors, sans nul doute c’est bien ici l’Africa

dont parlaient les moines.

— Sans nul doute, c’est elle. Et si c’est elle, nous

devrions trouver les poè tes africains auxquels se ré fé rait

Pacifico de Tivoli. »

Et de fait, en reparcourant notre chemin à rebours

et en regagnant la piè ce L, je trouvai dans une armoire

toute une collection de livres de Florus, Fronton, Apulé e,

Martianus Capella et Fulgence.

« Donc c’est ici, selon Bé renger, qu’il devrait y avoir



  

© helpiks.su При использовании или копировании материалов прямая ссылка на сайт обязательна.