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LE NOM DE LA ROSE 33 страницаfenouil ou à la circé e et en mordille, et redet ad bellum. Et dicunt qu’elle engendre par les yeux, mais les plus nombreux disent qu’ils disent le faux. » Je lui demandai ce qu’il faisait avec un basilic et il dit que c’é taient ses affaires. Je lui dis, dé sormais aiguillonné par la curiosité, que ces jours-ci, avec cette kyrielle de morts, il n’y avait plus d’affaires secrè tes, et que j’en aurais parlé à Guillaume. Alors Salvatore me pria ardemment de me taire, il ouvrit le ballot et me montra un chat au poil noir. Il m’attira à lui et me dit avec un sourire obscè ne qu’il ne voulait plus que le cellé rier ou moi, parce que nous é tions l’un puissant et l’autre jeune et beau, nous pussions avoir l’amour des belles filles du village, et lui pas, parce qu’il é tait laid et pitoyable. Qu’il connaissait une magie tout à fait prodigieuse pour faire tomber dans ses rets toute femme prise d’amour. Il fallait tuer un chat noir et lui arracher les yeux, puis les mettre dans deux oeufs de poule noire, un oeil dans un oeuf, un oeil dans l’autre (et il me montra deux oeufs qu’il m’assura avoir pris au nid des bonnes poules). Il fallait ensuite mettre les oeufs à pourrir dans une pyramide de crottins de chevaux (et il en avait pré paré une, juste dans un petit coin du jardin où ne passait jamais personne), et là serait né, pour chaque oeuf, un diablotin, qui se serait mis à son service en lui procurant toutes les dé lices de ce monde. Mais hé las, me dit-il, pour que la magie ré ussî t il fallait que la femme, dont il voulait l’amour, crachâ t sur les oeufs avant qu’ils fussent enterré s dans le crottin, et ce problè me lui faisait souci, parce que, cette nuit mê me, il avait besoin prè s de lui de la femme en question, pour qu’elle remplisse son office sans savoir quelle en é tait la fin. Une flamme me parcourut soudain, au visage, ou aux entrailles, ou le corps entier, et je demandai avec un filet de voix si cette nuit-là il conduirait dans l’enceinte la jeune fille de la nuit pré cé dente. Lui, il se prit à rire, se moquant de moi, et il dit que j’é tais vraiment la proie d’un grand rut (je dis que non, que je demandais par pure curiosité ), et puis il m’affirma qu’au village il y avait quantité de femmes, et qu’il en aurait fait monter une autre, plus belle encore que celle qui me plaisait à moi. Je supposai qu’il me mentait pour m’é loigner de lui. D’autre part, qu’aurais-je pu faire? Le suivre toute la nuit, quand Guillaume m’attendait pour de tout autres entreprises? Et voir à nouveau celle (si toutefois il s’agissait bien d’elle) vers qui mes appé tits me poussaient, tandis que ma raison m’en dé tournait – et que je n’eusse dû jamais plus revoir, mê me si je dé sirais encore toujours la voir? Certes non. Et donc je me convainquis moi-mê me que Salvatore disait le vrai, pour ce qui é tait de la femme. Ou que peutê tre il mentait sur tout, que la magie dont il parlait é tait pure fantaisie de son esprit ingé nu et superstitieux, et qu’il n’en aurait rien fait. Je m’irritai contre lui, le traitai avec rudesse, lui dis que pour cette nuit il aurait mieux fait d’aller dormir, car les archers circulaient dans l’enceinte. Il ré pondit qu’il connaissait l’abbaye mieux que les archers, et qu’avec ce brouillard personne ne verrait personne. Mieux, me dit-il, maintenant je fiche le camp, et mê me toi tu ne me verras plus, mê me si j’é tais ici à deux pas en train de prendre du bon temps avec la fille que tu dé sires. Il s’exprima avec d’autres mots, bien plus ignobles, mais c’é tait là le sens de ce qu’il disait. Je m’é loignai indigné, parce que vraiment il ne m’appartenait pas, à moi noble et novice, de jouer les rivaux de cette canaille. Je rejoignis Guillaume et nous fî mes ce que nous devions. C’est-à - dire que nous nous disposâ mes à suivre complies, au fond de la nef, de faç on que, au moment où l’office prit fin, nous é tions prê ts à entreprendre notre second voyage (troisiè me pour moi) dans les viscè res du labyrinthe.
Quatriè me jour APRÈ S COMPLIES Où l’on visite de nouveau le labyrinthe, l’on parvient au seuil du finis Africae mais on ne peut y entrer car on ne sait ce que sont le premier et le septiè me des quatre, et enfin Adso a une rechute, par ailleurs fort docte, dans sa maladie d’amour. La visite à la bibliothè que nous prit de longues heures de travail. En thé orie, le contrô le que nous devions faire é tait facile, mais procé der à la lumiè re de notre lampe, lire les inscriptions, marquer sur le plan les passages et les murs pleins, enregistrer les initiales, effectuer les diffé rents parcours que le jeu des ouvertures et des blocages nous permettait, fut une chose fort longue. Et ennuyeuse. Il faisait trè s froid. La nuit n’é tait pas venteuse et on n’entendait pas ces sifflements aigus qui nous avaient impressionné s le premier soir, mais par les rayè res pé né trait un air humide et glacé. Nous avions mis des gants de laine pour pouvoir toucher les volumes sans que nos mains s’engourdissent. Mais c’é taient pré cisé ment de ceux qu’on utilisait pour é crire l’hiver, avec la pointe des doigts dé couverte, et de temps à autre nous devions approcher les mains de la flamme, ou les mettre sous notre scapulaire, ou les battre l’une contre l’autre, en sautillant tout transis. C’est pourquoi nous n’accomplî mes pas notre tâ che d’affilé e. Nous nous arrê tions pour fouiner dans les armaria, et maintenant que Guillaume – avec ses nouveaux verres sur le nez – pouvait s’attarder à lire les livres, à chaque titre qu’il dé couvrait il se ré pandait en exclamations d’allé gresse, soit parce qu’il connaissait l’ouvrage, soit parce qu’il le cherchait depuis longtemps, soit enfin parce qu’il ne l’avait jamais entendu mentionner et qu’il é tait extrê mement excité et intrigué. En somme, chaque livre s’avé rait ê tre pour lui comme un animal fabuleux qu’il rencontrait sur une terre inconnue. Et tout en feuilletant un manuscrit, il m’enjoignait d’en chercher d’autres. « Regarde ce qu’il y a dans cette armoire! » Et moi, â nonnant et dé plaç ant des volumes: « Historia anglorum de Bè de... Et toujours de Bè de De aedificatione templi, De tabernacuio, De temporibus et computo et chronica et circuli Dyonisi, Ortographia, De ratione metrorum, Vita Sancti Cuthberti, Ars metrica{204}... » — C’est normal, toutes les oeuvres du vé né rable... Et regarde-là ! De rhetorica cognatione, Locorum rhetoricum distinctio, et ici tous ces grammairiens, Priscien, Honorâ t, Donat, Maximien, Victorin, Mé trorius, Eutychè s, Servius, Phocas, Asper... Bizarre, je pensais à premiè re vue qu’il y avait ici des auteurs de l’Anglie... Regardons plus bas... — Hisperica... famina. Qu’est-ce que c’est? — Un poè me hibernique. Ecoute: Hoc spumans mundanas obvallat Pelagus oras terrestres amniosis fluctibus cudit margines. Saxeas undosis molibus irruit avionias. Infima bomboso vertice miscet glareas asprifero spergit spumas sulco, sonoreis frequenter quatitur flabris{205}... Je n’en comprenais pas le sens, mais Guillaume lisait en faisant rouler les mots dans sa bouche si bien qu’on aurait cru entendre la rumeur des rouleaux et de l’é cume marine. « Et ç a? C’est Aldhelm de Malmesbury, oyez cette page. Primitus pantorum procerum poematorum pio potissimum paternoque presertim privilegio panegiricum poemataque passim prosatori sub polo promulgatas{206}... les mots commencent tous par la mê me lettre! — Les hommes de mes î les sont tous un peu fous, disait Guillaume avec orgueil. Regardons dans l’autre armoire. — Virgile. — Que fait-il ici? Virgile quoi? Les Gé orgiques? — Non. Epitomé s. Je n’en avais jamais entendu parler. — Mais il ne s’agit pas du Maro! C’est Virgile de Toulouse, le rhé teur, six siè cles aprè s la naissance de Notre Seigneur. Il fut considé ré comme un grand sage... — Ici il dit que les arts sont poema, rethoria, grama, leporia, dialecta, geometria... Mais quelle langue parle-til ? — Latin, mais un latin de son cru, qu’il jugeait beaucoup plus beau. Lis voir ici: il dit que l’astronomie est l’é tude des signes du zodiaque qui sont mon, man, tonte, piron, dameth, perfellea, belgalic, margaleth, lutamiron, taminon et raphalut. — Il é tait fou? — Je l’ignore, mais il n’é tait pas de mes î les. Ecoute encore, il dit qu’il existe douze maniè res de dé signer le feu, ignis, coquihabin (quia incocta coquendi habet dictionem), ardo, calax ex calore, fragon ex fragore flammae, rusin de rubore, fumaton, ustrax de urendo, vitius quia pene mortua membra suo vivificat, siluleus, quod de silice siliat, unde et silex non recte dicitur, nisi ex qua scintilla silit. Et aeneon, de Aenea deo, qui in eo habitat, sive a quo elementis flatus fertur. — Il n’y a personne qui parle de la sorte! — C’est heureux. Mais c’é taient les temps où, pour oublier un monde mauvais, les grammairiens s’amusaient d’abstruses questions. On me dit qu’à cette é poque, pendant quinze jours et quinze nuits, les rhé teurs Gabundus et Terentius disputè rent sur le vocatif de ego, et pour finir en vinrent aux armes. — Mais là aussi, oyez... » Je m’é tais emparé d’un livre merveilleusement enluminé avec des labyrinthes vé gé taux aux vrilles desquels se pré sentaient des singes et des serpents. « Oyez ces mots: cantatnen, collamen, gongelamen, stemiamen, plasmamen, sonerus, alboreus, gaudifluus, glaucicomus... — Mes î les, dit de nouveau avec tendresse Guillaume. Ne sois pas sé vè re avec ces moines de la lointaine Hibernie, si cette abbaye existe, et si nous parlons encore de Saint Empire romain, nous le devons sans doute à eux. En ce temps-là, le reste de l’Europe é tait ré duit à un amas de ruines, et un jour furent dé claré s sans valeur les baptê mes administré s par certains prê tres des Gaules car on y baptisait in nomine patris et filiae, et pas parce qu’ils pratiquaient une nouvelle hé ré sie et considé raient Jé sus comme une femme, mais parce qu’ils ne savaient plus le latin. — Comme Salvatore? — Plus ou moins. Les pirates de l’extrê me Nord arrivaient le long des fleuves pour mettre Rome à sac. Les temples paï ens tombaient en ruine, les temples chré tiens n’existaient pas encore. Et les moines de l’Hibernie furent les seuls qui, dans leurs monastè res, é crivirent et lurent, lurent et é crivirent, et enluminè rent, et puis se jetè rent sur des nacelles faites de peaux de bê tes et naviguè rent vers ces terres et les é vangé lisè rent comme si vous é tiez des infidè les, tu comprends? Tu as é té à Bobbio, c’est Colomban qui l’a fondé, l’un d’eux. Et donc laisse-les faire s’ils inventent un latin nouveau, vu qu’en Europe on ne savait plus l’ancien. Ce furent de grands hommes. Saint Brandan arriva jusqu’aux î les Fortuné es, et longea les cô tes de l’enfer où il vit Judas enchaî né à un rocher, et un jour il aborda à une î le et y descendit, et c’é tait un monstre marin. Naturellement, ils é taient fous, ré pé ta-t-il avec satisfaction. — Leurs images sont... à n’en pas croire mes yeux! Et quelle varié té de couleurs! dis-je, en m’extasiant. — Dans une terre qui, en couleurs, n’est pas riche, un peu de bleu et du vert à n’en plus finir. Mais ne restons pas là à discuter des moines hibernes. Ce que je veux savoir c’est pourquoi ils sont ici avec les Angles et avec des grammairiens d’autres pays. Regarde sur ton plan, où devrions-nous ê tre? — Dans les piè ces de la tour occidentale. J’ai relevé aussi les cartouches. Donc, en sortant de la piè ce aveugle, on entre dans la salle heptagonale et il y a un seul passage à une seule piè ce de la tour, la lettre en rouge est H. Puis on passe de piè ce en piè ce en parcourant le pé rimè tre de la tour et on revient à la piè ce aveugle. La suite des lettres donne... vous avez raison! HIBERNI! — HIBERNIA, si de la piè ce aveugle tu reviens dans l’heptagonale, qui a comme les trois autres le A de Apocalypsis. C’est pourquoi on y trouve les ouvrages des auteurs de la derniè re Thulé, et les grammairiens aussi et les rhé teurs, parce que les ordonnateurs de la bibliothè que ont pensé qu’un grammairien doit se trouver avec les grammairiens d’Hibernie, mê me s’il est de Toulouse. C’est un critè re. Tu vois que nous commenç ons à comprendre quelque chose? — Mais dans les piè ces de la tour orientale par où nous sommes entré s, nous avons lu FONS... Qu’est-ce que cela signifie? — Lis bien ton plan, continue à lire les lettres des salles qui se suivent par ordre d’accè s. — FONS ADAEU... — Non, Fons Adae, le U est la deuxiè me piè ce aveugle orientale, je m’en souviens, il s’insè re sans doute dans une autre suite. Et qu’avons-nous trouvé au Fons Adae, c’est-à -dire dans le paradis terrestre (rappelle-toi que là se trouve la piè ce avec l’autel qui donne vers le lever du soleil)? — Il y avait quantité de Bibles, et des commentaires à la Bible, rien que des livres d’é critures saintes. — Et donc tu vois, la parole de Dieu en correspondance avec le paradis terrestre, qui, comme il est dit par tous, est loin vers l’orient. Et ici, à l’occident, l’Hibernie. — Le tracé de la bibliothè que reproduit donc le plan du monde tout entier? — C’est probable. Et les livres y sont placé s selon leur pays de provenance, ou le lieu de naissance de leurs auteurs ou, comme en ce cas, le lieu où ils auraient dû naî tre. Les bibliothé caires se sont dit que Virgile, le grammairien, est né par un malentendu à Toulouse et qu’il aurait dû naî tre dans les î les occidentales. Ils ont ré paré les erreurs de la nature. » Nous poursuivî mes notre chemin. Nous passâ mes par une enfilade de salles riches de splendides Apocalypses, et l’une d’elles é tait la piè ce où j’avais eu des visions. Et mê me, comme nous vî mes de loin à nouveau la lampe fumigatoire, Guillaume se boucha le nez et courut l’é teindre, en crachant sur les cendres. Et pour plus de pré caution, nous traversâ mes la piè ce en toute hâ te, mais je me souvenais d’y avoir vu la ravissante Apocalypse multicolore avec la mulier amicta sole et le dragon. Nous reconstruisî mes la suite de ces salles à partir de la derniè re où nous pé né trâ mes et qui avait comme initiale en rouge un Y. La lecture à reculons donna le mot YSPANIA, mais le dernier A é tait le mê me sur lequel terminait HIBERNIA. Signe, dit Guillaume, qu’il restait des piè ces où l’on recueillait des ouvrages de caractè re mixte. En tout cas, la zone dé nommé e YSPANIA nous sembla peuplé e de recueils de l’Apocalypse en grand nombre, tous de trè s belle facture, que Guillaume reconnut pour de l’art hispanique. Nous notâ mes que la bibliothè que recelait sans doute la plus vaste collection de copies du livre de l’apô tre qui existâ t dans la chré tienté, et une immense quantité de commentaires sur ce texte. Des volumes é normes é taient consacré s au commentaire sur l’Apocalypse de Beatus, et le texte é tait toujours plus ou moins le mê me, mais nous trouvâ mes une fantastique diversité de variations dans les images, et Guillaume reconnut la patte de certains qu’il jugeait parmi les plus grands d’entre les enlumineurs du rè gne des Asturies, Magius, Facundus et d’autres. D’une observation à l’autre, nous parvî nmes à la tour mé ridionale, à proximité de laquelle nous é tions dé jà passé s le soir pré cé dent. La piè ce S de YSPANIA – sans fenê tre – donnait dans une piè ce E et circulairement nous parcourû mes à la file les cinq piè ces de la tour pour arriver à la derniè re, sans autres passages, qui portait un L en rouge. Nous relû mes en sens contraire et trouvâ mes: LEONES. « Leones, Midi, sur notre plan nous sommes en Afrique, hicsunt leones. Et cela explique pourquoi nous y avons dé couvert tant de textes d’auteurs infidè les. — Et il y en a d’autres, dis-je en fouillant dans les armoires. Canon d’Avicenne, et ce manuscrit magnifique dans une calligraphie que je ne connais pas... — A en juger d’aprè s les dé corations, ce devrait ê tre un Coran, mais malheureusement je ne sais pas l’arabe. — Le Coran, la Bible des infidè les, un livre pervers... — Un livre qui contient une sagesse diffé rente de la nô tre. Mais tu comprends pourquoi ils l’ont placé ici, où sont les lions et les monstres. Voilà pourquoi nous y avons vu cet ouvrage sur les bê tes monstrueuses où tu as trouvé aussi l’unicorne. Cette zone dite LEONES contient les livres qui, pour les bâ tisseurs de la bibliothè que, é taient ceux du mensonge. Qu’y a-t-il là -bas? — Ils sont en latin, mais traduits de l’arabe. Ayyub al Ruhawi, un traité sur l’hydrophobie canine. Et celui-ci est un livre des tré sors. Et cet autre le De aspectibus de Alhazen... — Tu vois, ils ont placé au milieu des monstres et des mensonges mê me ces ouvrages scientifiques dont les chré tiens ont tant à apprendre. Ainsi pensait-on dans les temps où la bibliothè que fut constitué e... — Mais pourquoi ont-ils é galement mis parmi les fausseté s un livre avec l’unicorne? demandai-je. — D’é vidence, les fondateurs de la bibliothè que avaient de curieuses idé es. Ils auront jugé que ce livre qui parle d’animaux fantastiques vivant dans des pays lointains faisait partie du ré pertoire de mensonges ré pandus par les infidè les... — Mais l’unicorne est-il un mensonge? C’est un animal d’une grande douceur et hautement symbolique. Figure de Christ et de la chasteté, il ne peut ê tre capturé qu’en plaç ant une vierge dans une forê t, de faç on que l’animal, attiré par son odeur trè s chaste, aille poser sa tê te dans son giron, s’offrant comme proie aux lacs des chasseurs. — C’est ce qu’on dit, Adso. Mais beaucoup sont enclins à penser qu’il s’agit là d’une fable inventé e par les paï ens. — Quelle dé ception, dis-je. J’aurais eu plaisir à en rencontrer un au dé tour d’un chemin forestier. Autrement, quel plaisir peut-on prendre à traverser une forê t? — Ce n’est pas dit qu’il n’existe pas. Peut-ê tre est-il diffé rent de la faç on dont le repré sentent ces livres. Un voyageur vé nitien alla dans des terres forts lointaines, à proximité du fons paradisi dont parlent les mappemondes, et il vit des unicornes. Mais il les trouva mal dé grossis et sans nulle grâ ce, et d’une grande laideur et noirs. Je crois qu’il a bien vu de vraies bê tes avec une corne sur le front. Ce furent probablement les mê mes dont les maî tres de la science antique, jamais tout à fait erroné e, qui reç urent de Dieu la possibilité de voir des choses que nous, nous n’avons pas vues, nous transmirent l’image avec une premiè re description fidè le. Puis cette description, en voyageant d’auctoritas en auctoritas, se transforma par successives compositions de l’imagination, et les unicornes devinrent des animaux gracieux et blancs et doux. En raison de quoi, si tu sais que dans une forê t vit un unicorne, n’y va pas avec une vierge, car l’animal pourrait ressembler davantage à celui du té moin vé nitien qu’à celui de ce livre. — Mais comment é chut-elle aux maî tres de la science antique, la ré vé lation de Dieu sur la vé ritable nature de l’unicorne? — Pas la ré vé lation, mais l’expé rience. Ils eurent la chance de naî tre sur des terres où vivaient des unicornes ou en des temps où les unicornes vivaient sur ces mê mes terres. — Mais alors comment pouvons-nous nous fier à la science antique, dont vous n’avez de cesse de rechercher les traces, si elle nous a é té transmise par des livres mensongers qui l’ont interpré té e avec une telle liberté ? — Les livres ne sont pas faits pour ê tre crus, mais pour ê tre soumis à examen. Devant un livre, nous ne devons pas nous demander ce qu’il dit mais ce qu’il veut dire, idé e fort claire pour les vieux commentateurs des livres saints. L’unicorne tel qu’en parlent ces livres masque une vé rité morale, ou allé gorique, ou analogique, qui demeure vraie, comme demeure vraie l’idé e que la chasteté est une noble vertu. Mais quant à la vé rité litté rale qui soutient les trois autres, reste à voir à partir de quelle donné e d’expé rience originaire est né e la lettre. La lettre doit ê tre discuté e, mê me si le sens latent garde toute sa justesse. Il est é crit dans un livre que le diamant ne se taille qu’avec du sang de bouc. Mon grand maî tre Roger Bacon dit que ce n’é tait pas vrai, simplement parce que lui s’y é tait essayé, et sans ré sultat. Mais si le rapport entre diamant et sang de bouc avait eu un sens plus profond, cette affirmation ne perdrait rien de sa valeur. — Alors on peut dire des vé rité s supé rieures en mentant quant à la lettre, dis-je. Et cependant, je regrette encore que l’unicorne tel qu’il est n’existe pas, ou n’ait pas existé, ou ne puisse exister un jour. — Il ne nous est pas permis de borner l’omnipotence divine, et si Dieu voulait, mê me les unicornes pourraient exister. Mais console- toi, ils existent dans ces livres, qui, s’ils ne parlent pas de l’ê tre ré el, parlent de l’ê tre possible. — Mais il faut donc lire les livres sans en appeler à la foi, qui est vertu thé ologale? — Restent les deux autres vertus thé ologales. L’espé rance que le possible soit. Et la charité, envers qui a cru de bonne foi que le possible é tait. — Mais à quoi vous sert, à vous, l’unicorne si votre intellect n’y croit pas? — Il sert comme m’a servi la trace des pieds de Venantius sur la neige, traî né jusqu’à la cuve des cochons. L’unicorne des livres est comme une empreinte. S’il est une empreinte, il doit y avoir eu quelque chose qui a laissé cette empreinte. — Mais diffé rente de l’empreinte, vous me dites. — Certes. Une empreinte n’a pas toujours la forme mê me du corps qui l’a imprimé e et elle ne naî t pas toujours de la pression d’un corps. Elle reproduit parfois l’impression qu’un corps a laissé e dans notre esprit, elle est empreinte d’une idé e. L’idé e est signe des choses, et l’image est signe de l’idé e, signe d’un signe. Mais à partir de l’image je reconstruis, sinon le corps, l’idé e que d’autres en avaient. — Et cela vous suffit? — Non, parce que la vraie science ne doit pas se contenter des idé es, qui sont pré cisé ment des signes, mais elle doit retrouver les choses dans leur vé rité singuliè re. J’aimerais donc remonter de cette empreinte à l’unicorne individu qui se trouve au dé but de la chaî ne. De mê me que j’aimerais remonter des signes vagues laissé s par l’assassin de Venantius (signes qui pourraient renvoyer à beaucoup d’autres) à un individu unique, l’assassin en personne. Mais ce n’est pas toujours possible en un court laps de temps, et sans la mé diation d’autres signes. — Mais alors il m’est toujours et uniquement possible de parler de quelque chose qui me parle de quelque chose d’autre et ainsi de suite, mais le quelque chose final, le vrai, ne l’appré hende-t-on jamais? — Si, peut-ê tre, c’est l’unicorne individu. Et ne t’inquiè te pas, un jour ou l’autre tu le rencontreras, pour noir et laid qu’il soit. — Unicornes, lions, auteurs arabes et maures en gé né ral, dis-je alors, sans nul doute c’est bien ici l’Africa dont parlaient les moines. — Sans nul doute, c’est elle. Et si c’est elle, nous devrions trouver les poè tes africains auxquels se ré fé rait Pacifico de Tivoli. » Et de fait, en reparcourant notre chemin à rebours et en regagnant la piè ce L, je trouvai dans une armoire toute une collection de livres de Florus, Fronton, Apulé e, Martianus Capella et Fulgence. « Donc c’est ici, selon Bé renger, qu’il devrait y avoir
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