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LE NOM DE LA ROSE 32 страница



d’orgueil. Il veut vraiment ê tre celui qui dé cide pour le

ciel et pour la terre. J’é tais au fait de ces rumeurs,

Guillaume d’Occam m’en avait é crit. Nous verrons à la fin

qui du pape ou des thé ologiens, de la voix de l’Eglise

entiè re, des dé sirs mê mes du peuple de Dieu, des

é vê ques, l’emportera...

— Oh, sur des matiè res doctrinales, il pourra plier

mê me les thé ologiens, dit tristement Michel.

— Ce n’est pas dit, ré pondit Guillaume. Nous vivons

en des temps où les savants è s choses divines n’ont

crainte de proclamer que le pape est un hé ré tique. Les

savants è s choses divines sont à leur faç on la voix du

peuple chré tien. Et là -contre, pas mê me le pape ne pourra

dé sormais aller.

— De mal en pis, murmura Michel effaré. D’un cô té

un pape fol, de l’autre le peuple de Dieu qui, fû t-ce par la

bouche de ses thé ologiens, pré tendra d’ici peu à

l’interpré tation libre des Ecritures...

— Pourquoi? Pour votre part qu’avez-vous fait de

diffé rent à Pé rouse? » demanda Guillaume.

Michel eut une secousse, comme piqué au vif:

« C’est pour cela que je veux rencontrer le pape. Nous ne

pouvons rien faire, nous, s’il n’est pas d’accord, lui.

— Nous verrons, nous verrons bien », dit Guillaume

d’une faç on é nigmatique.

Mon maî tre é tait vraiment d’une grande acuité

d’esprit. Comment faisait-il pour pré voir que Michel soimê me

dé ciderait par la suite de s’appuyer sur les

thé ologiens de l’Empire et sur le peuple pour condamner

le pape? Comment faisait-il pour pré voir que, quand

quatre ans plus tard Jean aurait é noncé pour la premiè re

fois son incroyable doctrine, il y aurait eu un soulè vement

de la part de toute la chré tienté ? Si la vision bé atifique

é tait retardé e à ce point, comment les dé funts auraient-ils

pu intercé der pour les vivants? Et où aurait fini le culte

des saints? C’est justement les minorites qui ouvriraient

les hostilité s en condamnant le pape, et Guillaume

d’Occam serait en premiè re ligne, sé vè re et implacable

dans ses argumentations. La lutte durerait trois ans,

jusqu’à ce que Jean, arrivé au seuil de la mort, fasse en

partie amende honorable. Je l’entendis dé crire, des

anné es aprè s, tel qu’il apparut dans le consistoire de

dé cembre 1334, plus petit qu’il n’é tait jamais apparu

jusqu’alors, dessé ché par l’â ge, nonagé naire et moribond,

et il aurait dit (le renard, si habile à jouer sur les mots non

seulement pour violer ses propres serments mais aussi

pour renier ses propres obstinations): « Nous

reconnaissons et nous croyons que les â mes sé paré es du

corps et complè tement purifié es sont au ciel, au paradis

avec les anges, et avec Jé sus-Christ, et qu’elles voient

Dieu dans sa divine essence, clairement et face à face... »

et puis aprè s une pause, personne ne sut jamais si due à

des difficulté s respiratoires ou à la volonté perverse de

souligner comme adversative la derniè re clause: «... dans

la mesure où l’é tat et la condition de l’â me sé paré e le

permettent. » Le lendemain matin, c’é tait un dimanche, il

se fit installer sur une chaise longue et au dossier incliné, il

agré a de ses cardinaux le baiser de la main, et il mourut.

Mais de nouveau je divague, et je perds le fil de mon

ré cit. C’est qu’aussi, dans le fond, le reste de cette

conversation à table n’ajoute pas grand-chose à la

compré hension des é vé nements que je raconte. Les

minorites s’accordè rent sur l’attitude à avoir pour le

lendemain. Ils pesè rent un à un leurs adversaires. Ils

commentè rent avec pré occupation la nouvelle, donné e

par Guillaume, de l’arrivé e de Bernard Gui. Et davantage

encore le fait que la pré sidence de la lé gation reviendrait

au cardinal Bertrand du Poggetto. Deux inquisiteurs,

c’é tait trop: signe qu’on voulait utiliser contre les

minorites l’argument de l’hé ré sie.

« Tant pis, dit Guillaume, ce sera nous qui les

traiterons d’hé ré tiques, eux.

— Non, non, dit Michel, procé dons avec prudence,

nous ne devons compromettre aucun accord possible.

— J’ai beau tourner et retourner la question, dit

Guillaume, tout en ayant oeuvré pour la ré alisation de

cette rencontre, et tu le sais bien Michel, je ne crois pas

que les Avignonnais viennent ici en vue d’un quelconque

ré sultat positif. Jean te veut en Avignon seul et les mains

nues. Mais la rencontre aura au moins pour effet de te

faire comprendre cela. C’eû t é té pire si tu y é tais allé

avant cette expé rience.

— Ainsi tu t’es mis en quatre, et des mois durant,

pour ré aliser une chose que tu crois inutile, dit Michel

avec amertume.

— Qui m’avait é té demandé e, et par toi et par

l’empereur, dit Guillaume. Et puis enfin, il n’est jamais

inutile de mieux connaî tre ses propres ennemis. »

C’est à ce point-là qu’on vint nous pré venir: la

deuxiè me dé lé gation franchissait l’enceinte. Les minorites

se levè rent et allè rent à la rencontre des hommes du

pape.

 

Quatriè me jour

NONE

Où arrivent le cardinal du Poggetto, Bernard Gui et

autres hommes d’Avignon, et puis chacun en agit à sa

guise.

Des hommes qui se connaissaient dé jà depuis

longtemps, des hommes qui sans se connaî tre avaient

entendu parler les uns des autres, se saluaient dans la

cour avec une apparente bienveillance. Aux cô té s de

l’Abbé, le cardinal Bertrand du Poggetto é voluait comme

un familier du pouvoir, comme s’il é tait lui-mê me un

second pape, et distribuait à tous, surtout aux minorites,

des sourires cordiaux, souhaitant que des prodiges

d’harmonieuse entente naissent de la ré union du

lendemain, et transmettant explicitement les voeux de

paix et bonheur (il se servit intentionnellement de cette

expression chè re aux franciscains) de la part de Jean

XXII.

« Trè s bien, trè s bien », me dit-il, quand Guillaume

eut la bonté de me pré senter comme son secré taire et

disciple. Puis il me demanda si je connaissais Bologne et

m’en loua la beauté, la bonne chè re et la splendide

université, en m’invitant à la visiter, au lieu de m’en

retourner un jour, me dit-il, parmi ma gent allemande qui

tant faisait souffrir notre seigneur le pape. Il me tendit

son anneau à baiser, tandis qu’il adressait dé jà son sourire

à quelqu’un d’autre.

Par ailleurs mon attention se dirigea aussitô t vers le

personnage dont j’avais entendu parler ces jours-ci:

Bernard Gui, comme l’appelaient les Franç ais, ou

Bernardo Guidoni comme on l’appelait ailleurs.

C’é tait un dominicain d’environ soixante-dix ans,

mince mais à la silhouette toute droite. Me frappè rent ses

yeux gris, froids, capables de fixer sans expression, et que

cependant maintes fois je verrais sillonné s d’é clairs

é quivoques; son habileté aussi bien à celer pensé es et

passions qu’à les exprimer tout exprè s.

Dans l’é change gé né ral des saluts, il ne fut pas

comme les autres affectueux et cordial, mais toujours et

tout juste courtois. Quand il vit Ubertin, que dé jà il

connaissait, il fut avec lui fort dé fé rent, mais le fixa d’une

telle maniè re qu’un frisson d’inquié tude me parcourut

tout entier. Quand il salua Michel de Cé sè ne, il eut un

sourire difficile à dé chiffrer, et il murmura sans chaleur:

« Là -haut on vous attend depuis longtemps », phrase où

je ne parvins à saisir ni un signe d’anxié té, ni une ombre

d’ironie, ni une mise en demeure, ni, d’ailleurs, une

nuance d’inté rê t. Il rencontra Guillaume, et en apprenant

qui il é tait, il le regarda avec une hostilité polie: mais

point pour que son visage trahî t ses sentiments secrets,

j’en é tais certain (encore qu’incertain s’il nourrissait

jamais quelque sentiment que ce fû t), mais parce qu’il

voulait certainement que Guillaume le sentî t hostile.

Guillaume lui rendit son hostilité en lui souriant de faç on

exagé ré ment cordiale et en lui disant: « Je dé sirais

connaî tre depuis longtemps un homme dont la renommé e

m’a servi de leç on et d’avertissement pour bien des

dé cisions importantes qui ont orienté ma vie. » Sentence

sans nul doute é logieuse et presque adulatrice pour qui ne

savait pas, tandis que Bernard le savait fort bien, qu’une

des dé cisions les plus importantes de la vie de Guillaume

avait é té celle d’abandonner le mé tier d’inquisiteur. J’en

tirai l’impression que, si Guillaume aurait volontiers vu

Bernard dans un cul-de-basse-fosse impé rial, Bernard

aurait certainement vu avec plaisir Guillaume saisi de

mort accidentelle et foudroyante; et comme Bernard

avait à ses ordres ces jours-là des hommes d’armes, je

craignis pour la vie de mon bon maî tre.

Bernard devait avoir dé jà é té informé par l’Abbé des

crimes commis à l’abbaye. En effet, ayant l’air de ne pas

relever le poison infus dans la phrase de Guillaume, il lui

dit: « Il y a lieu de croire que ces jours-ci, sur la demande

de l’Abbé, et pour m’acquitter de la tâ che qui m’a é té

confié e au terme de l’accord nous voyant ré unis ici, je

devrai m’occuper d’é vé nements fort tristes où l’on sent

l’odeur pestifè re du dé mon. Je vous en parle, car je sais

qu’en des temps lointains, où vous m’auriez é té plus

proche, vous aussi à mes cô té s – et aux cô té s de mes

pairs –, vous vous ê tes battu sur ce terrain où

s’affrontaient les bataillons du bien contre les bataillons

du mal.

— En effet, dit calmement Guillaume, mais ensuite,

je suis passé de l’autre cô té. »

Bernard encaissa bravement le coup: « Pouvezvous

me dire quelque chose d’utile sur ces histoires de

crimes?

— Malheureusement non, ré pondit urbainement

Guillaume. Je n’ai pas votre expé rience en matiè re

d’histoires criminelles. »

Dè s lors, je perdis trace des uns et des autres.

Guillaume, aprè s une autre conversation avec Michel et

Ubertin, se retira dans le scriptorium. Il demanda à

Malachie de pouvoir consulter certains livres dont je ne

parvins pas à saisir les titres. Malachie le regarda d’une

faç on é trange, mais il ne put pas les lui refuser.

Curieusement, il ne dut pas les chercher dans la

bibliothè que. Ils é taient dé jà tous sur la table de

Venantius. Mon maî tre se plongea dans la lecture, et je

dé cidai de ne pas le dé ranger.

Je descendis dans les cuisines. Là je vis Bernard Gui.

Peut-ê tre voulait-il se rendre compte de la disposition de

l’abbaye et circulait-il de partout. Je l’entendis qui

interrogeait les cuisiniers et d’autres servants, parlant

tant bien que mal le vulgaire du lieu (je me rappelai qu’il

avait é té inquisiteur en Italie septentrionale). J’eus

l’impression qu’il demandait des informations sur les

ré coltes, sur l’organisation du travail dans le monastè re.

Mais fû t-ce en posant les questions les plus innocentes, il

regardait son interlocuteur avec des yeux pé né trants,

puis il posait tout à trac une nouvelle question, et là sa

victime pâ lissait et balbutiait. J’en conclus que, de

quelque singuliè re maniè re, il menait une enquê te

inquisitoriale, et il se pré valait d’une arme formidable que

tout inquisiteur dans l’exercice de ses fonctions possè de et

manoeuvre: la peur de l’autre. Car tout homme soumis à

l’inquisition dit d’ordinaire à l’inquisiteur, par peur d’ê tre

soupç onné de quelque chose, ce qui peut servir à rendre

suspect quelqu’un d’autre.

Pendant tout le reste de l’aprè s-midi, au fil de mes

dé ambulations, je vis Bernard procé der de cette maniè re,

aussi bien prè s des moulins que dans le cloî tre. Mais il

n’affronta presque jamais des moines, toujours des frè res

lais ou des paysans. Le contraire de ce qu’avait fait

Guillaume jusqu’à pré sent.

 

Quatriè me jour

VÊ PRES

Où Alinardo semble donner des informations pré cieuses,

et Guillaume ré vè le sa mé thode pour arriver à une vé rité

probable à travers une sé rie d’erreurs certaines.

Plus tard Guillaume descendit du scriptorium de bonne

humeur. Tandis que nous attendions que se fî t l’heure du

repas du soir, nous trouvâ mes Alinardo dans le cloî tre. Me

souvenant de sa demande, dè s le jour pré cé dent je m’é tais

procuré des pois chiches dans les cuisines, et lui en offris.

Il me remercia en les glissant dans sa bouche é denté e et

baveuse. « Tu as vu, mon garç on, me dit-il, l’autre

cadavre aussi gisait là où le livre l’annonç ait... Attends

maintenant la quatriè me trompette! »

Je lui demandai comment il lui é tait venu à l’esprit

que la clef de la sé rie des crimes se trouvait dans le livre

de la ré vé lation. Il me regarda é tonné : « Le livre de Jean

offre la clef de tout! » Et il ajouta, avec une grimace de

rancoeur: « Je le savais moi, je le disais moi, depuis beau

temps... Ce fut moi, tu sais, qui proposai à l’Abbé... celui

de l’é poque, de recueillir le plus de commentaires

possibles à l’Apocalypse. Je devais devenir

bibliothé caire... Mais ensuite l’autre parvint à se faire

envoyer à Silos, où il trouva les manuscrits les plus beaux,

et il revint avec un butin splendide... Oh, lui, il savait où

chercher, il parlait mê me la langue des infidè les... Et ainsi

lui confia-t-on la garde de la bibliothè que, et pas à moi.

Mais Dieu le punit, et le fit entrer avant l’â ge dans le

rè gne des té nè bres. Ah, ah!... » rit-il avec mauvaiseté, ce

vieillard qui jusqu’à ce moment m’é tait apparu, plongé

dans la sé ré nité de ses cheveux blancs, comme un enfant

innocent.

« Qui é tait celui dont vous parlez? » demanda

Guillaume.

Il nous regarda interdit. « De qui parlais-je? Je ne

me souviens pas... Il y a tellement longtemps de cela.

Mais Dieu punit, Dieu efface, Dieu estompe mê me les

souvenirs. Beaucoup d’actes d’orgueil furent commis dans

la bibliothè que. Surtout depuis qu’elle est tombé e aux

mains des é trangers. Dieu punit encore... »

Nous ne ré ussî mes pas à le faire parler davantage et

nous l’abandonnâ mes à son paisible et rancuneux dé lire.

Guillaume se dé clara trè s inté ressé par cet entretien:

« Alinardo est un homme à é couter, chaque fois qu’il parle

il dit quelque chose d’inté ressant.

— Qu’a-t-il dit cette fois-ci?

— Adso, dit Guillaume, ré soudre un mystè re n’est

pas la mê me chose qu’une dé duction à partir de principes

premiers. Et ç a n’é quivaut pas non plus à recueillir une

bonne quantité de donné es particuliè res pour en infé rer

ensuite une loi gé né rale. Cela signifie plutô t se trouver en

face d’une, ou deux, ou trois donné es particuliè res qui

apparemment n’ont rien en commun, et chercher à

imaginer si elles peuvent ê tre autant de cas d’une loi

gé né rale que tu ne connais pas encore, et qui n’a peutê tre

jamais é té é noncé e. Certes, si tu sais, comme dit le

philosophe, que l’homme, le cheval et le mulet sont tous

trois sans fiel et qu’ils ont tous trois longue vie, tu peux

tenter d’é noncer le principe selon lequel les animaux sans

fiel vivent longtemps. Mais imagine le cas des animaux à

cornes. Pourquoi ont-ils des cornes? Tu t’aperç ois à

l’improviste que tous les animaux pourvus de cornes

n’ont pas de dents à la mâ choire supé rieure. Ce serait une

belle dé couverte, si tu ne te rendais pas compte que,

malheureusement, il existe des animaux sans dents à la

mâ choire supé rieure et qui toutefois n’ont pas de cornes,

comme le chameau. Enfin tu t’aperç ois que tous les

animaux sans dents à la mâ choire supé rieure ont deux

estomacs. Bon, tu peux imaginer que ceux qui n’ont pas

de dents en quantité suffisante mastiquent mal et qu’ils

ont donc besoin de deux estomacs pour pouvoir mieux

digé rer leurs aliments. Mais les cornes? Alors tu t’essaies

à imaginer une cause maté rielle aux cornes: le manque

de dents procure à l’animal une excé dence de matiè re

osseuse qui doit bien percer quelque part. Mais est-ce une

explication suffisante? Non, parce que le chameau n’a pas

de dents supé rieures, il a deux estomacs, mais pas de

cornes. Et alors il faut que tu imagines aussi une cause

finale. La matiè re osseuse ne saille en cornes que chez les

animaux qui n’ont pas d’autres moyens de dé fense. Le

chameau, par contre, a une peau trè s dure et n’a point

besoin de cornes. Alors la loi pourrait s’é noncer...

— Mais que viennent faire ici les cornes? demandaije

avec impatience, et pourquoi vous occupez-vous

d’animaux avec des cornes?

— Moi, je ne m’en suis jamais occupé, mais l’é vê que

de Lincoln s’en é tait fort occupé, lui, en suivant une idé e

d’Aristote. Honnê tement, je ne sais si les raisons qu’il a

trouvé es sont les bonnes, et je n’ai jamais contrô lé où le

chameau a ses dents et combien il a d’estomacs: mais

c’é tait pour te dire que la recherche des lois explicatives,

dans les faits naturels, procè de de faç on tortueuse.

Devant certains faits inexplicables tu dois essayer

d’imaginer un grand nombre de lois gé né rales, dont tu ne

perç ois pas encore le rapport avec les faits qui te font

problè me: et tout à coup, dans le rapport soudain d’un

ré sultat, un cas et une loi, se profile à tes yeux un

raisonnement qui te semble plus convaincant que les

autres. Tu essaies de l’appliquer à tous les cas semblables,

à l’utiliser pour en tirer des pré visions, et tu dé couvres

que tu avais deviné. Mais jusqu’à la fin, tu ne sauras

jamais quels pré dicats introduire dans ton raisonnement

et lesquels laisser tomber. Et c’est ainsi que je procè de

maintenant. J’aligne quantité d’é lé ments dé cousus et je

fabrique des hypothè ses. Mais je dois en fabriquer

beaucoup, et nombre de celles-ci sont si absurdes que

j’aurais honte de te les dire. Tu vois, dans le cas du cheval

Brunei, quand j’aperç us les traces, je fabriquai grand

nombre d’hypothè ses complé mentaires et

contradictoires: il pouvait s’agir d’un cheval en fuite, il se

pouvait que sur ce beau cheval l’Abbé fû t descendu le long

du sentier pentu, il se pouvait qu’un cheval Brunei eû t

laissé des traces sur la neige, et un cheval Favel, la veille,

ses crins dans le buisson, et que les branches eussent é té

brisé es par des hommes. Je ne savais pas quelle é tait la

bonne hypothè se tant que je n’eus pas vu le cellé rier et les

servants qui cherchaient avec anxié té. Alors je compris

que l’hypothè se Brunei é tait la seule juste, et j’essayai de

voir si elle é tait vraie, en apostrophant les moines comme

je le fis. J’ai gagné, mais j’aurais bien pu perdre aussi. Les

autres m’ont cru sage parce que j’ai gagné, mais ils ne

connaissaient pas les nombreux cas où j’ai é té penaud

parce que j’avais perdu, et ils ne savaient pas que

quelques secondes avant de gagner je n’é tais pas certain

de ne pas avoir perdu. Or donc, dans le cas de l’abbaye,

j’ai quantité de belles hypothè ses, mais aucun fait é vident

qui me permette de dire quelle est la meilleure. Et alors,

pour ne pas faire figure de penaud plus tard, je renonce à

faire figure d’astucieux maintenant. Laisse-moi encore

ré flé chir, au moins jusqu’à demain. »

Je compris à ce moment-là quelle é tait la faç on de

raisonner de mon maî tre, et elle me sembla fort diffé rente

de celle du philosophe qui raisonne sur les principes

premiers, à telle enseigne que son intellect fonctionne

presque comme l’intellect divin. Je compris que, lorsqu’il

n’avait pas de ré ponse, Guillaume s’en proposait un grand

nombre, et trè s diffé rentes les unes des autres. Je restai

perplexe.

« Mais alors, osai-je commenter, vous ê tes encore

loin de la solution...

— J’en suis trè s prè s, dit Guillaume, mais je ne sais

pas de laquelle.

— Donc, vous n’avez pas qu’une seule ré ponse à vos

questions?

— Adso, si tel é tait le cas, j’enseignerais la thé ologie à

Paris.

— A Paris, ils l’ont toujours, la vraie ré ponse?

— Jamais, dit Guillaume, mais ils sont trè s sû rs de

leurs erreurs.

— Et vous, dis-je avec une infantile impertinence,

vous ne commettez jamais d’erreurs?

— Souvent, ré pondit-il. Mais au lieu d’en concevoir

une seule, j’en imagine beaucoup, ainsi je ne deviens

l’esclave d’aucune. »

J’eus l’impression que Guillaume n’é tait point du

tout inté ressé à la vé rité, qui n’est rien d’autre que

l’adé quation entre la chose et l’intellect. Lui, au contraire,

il se divertissait à imaginer le plus de possibles qu’il é tait

possible.

A ce moment-là, je l’avoue, je dé sespé rai de mon

maî tre et me surpris à penser: « Encore heureux que

l’inquisition soit arrivé e. » Je pris parti pour la soif de

vé rité qui animait Bernard Gui.

Et c’est dans ces coupables dispositions d’esprit, plus

troublé que Judas la nuit du jeudi saint, que j’entrai avec

Guillaume dans le ré fectoire pour consommer le souper.

 

Quatriè me jour

COMPLIES

Où Salvatore parle d’une magie prodigieuse.

Le repas pour la lé gation fut superbe. L’Abbé devait

fort bien connaî tre et les faiblesses des hommes et les

usages de la cour papale (qui n’eurent rien pour dé plaire,

je dois le dire, aux minorites de fra Michel non plus). Avec

les cochons fraî chement é gorgé s, il devait y avoir du

boudin à la mode de Cassin, nous dit le cuisinier. Mais la

malheureuse fin de Venantius les avait obligé s à jeter tout

le sang des cochons, et il n’y en aurait plus jusqu’à ce

qu’ils en é gorgent d’autres. Et puis je crois que ces joursci

tuer les cré atures du Seigneur leur faisait horreur. Nous

eû mes tout de mê me des pigeonnots en salmis, macé ré s

dans du vin de ce terroir, et du lapin rô ti comme des

cochons de lait, des miches de sainte Claire, du riz aux

amandes de ces monts, autrement dit le blanc-manger

des vigiles, des croû tons à la bourrache, des olives

fourré es, du fromage frit, de la viande de mouton arrosé e

d’une sauce crue de poivrons, des fè ves blanches, et des

douceurs exquises, gâ teau de Saint-Bernard, friands de

saint Nicolas, quatre-yeux de sainte Lucie, et des vins, et

des liqueurs d’herbes qui mirent de bonne humeur mê me

Bernard Gui, si austè re d’habitude: liqueur de citronnelle,

brou de noix, vin contre la goutte et vin de gentiane. On

aurait dit d’une ré union de gloutons, si chaque gorgé e ou

chaque bouché e n’avait é té accompagné e par de dé votes

lectures.

A la fin tous se levè rent trè s gais, certains allé guant

de vagues malaises pour ne pas descendre à complies.

Mais l’Abbé ne s’en ombragea point. Tous n’ont certes pas

le privilè ge et les obligations qui dé rivent de la

consé cration à notre ordre.

Tandis que les moines s’é gaillaient, je m’attardai

avec curiosité dans les cuisines, où l’on se disposait pour la

fermeture nocturne. Je vis Salvatore qui s’é clipsait vers le

jardin avec un ballot dans les bras. Intrigué, je le suivis et

le hé lai. Il chercha à s’esquiver, puis à mes questions il

ré pondit qu’il portait dans son ballot (lequel ondulait

comme habité par une chose vivante) un basilic.

« Cave basilischium! Est le reys des serpents, tant

plein de poison qu’il en brille todo dehors! Que dicam, le

poison, c’est la puanteur qu’il dé gage hors qui t’occit!

T’intoxique... Et il a des taches blanches sur le dos, et

caput comme un coq, et moitié va droite au- dessus de la

terra et moitié va par terra comme les autres serpentes.

Et l’occit la bellula...

— La bellula?

— Oc! Bestiole parvissime est, plus longue un peu

que l’rat, et l’rat la hait muchissime. Et aussi le serpent et

le crapaud. Et quand eux la mordent, la bellula court au



  

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