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LE NOM DE LA ROSE 32 страницаd’orgueil. Il veut vraiment ê tre celui qui dé cide pour le ciel et pour la terre. J’é tais au fait de ces rumeurs, Guillaume d’Occam m’en avait é crit. Nous verrons à la fin qui du pape ou des thé ologiens, de la voix de l’Eglise entiè re, des dé sirs mê mes du peuple de Dieu, des é vê ques, l’emportera... — Oh, sur des matiè res doctrinales, il pourra plier mê me les thé ologiens, dit tristement Michel. — Ce n’est pas dit, ré pondit Guillaume. Nous vivons en des temps où les savants è s choses divines n’ont crainte de proclamer que le pape est un hé ré tique. Les savants è s choses divines sont à leur faç on la voix du peuple chré tien. Et là -contre, pas mê me le pape ne pourra dé sormais aller. — De mal en pis, murmura Michel effaré. D’un cô té un pape fol, de l’autre le peuple de Dieu qui, fû t-ce par la bouche de ses thé ologiens, pré tendra d’ici peu à l’interpré tation libre des Ecritures... — Pourquoi? Pour votre part qu’avez-vous fait de diffé rent à Pé rouse? » demanda Guillaume. Michel eut une secousse, comme piqué au vif: « C’est pour cela que je veux rencontrer le pape. Nous ne pouvons rien faire, nous, s’il n’est pas d’accord, lui. — Nous verrons, nous verrons bien », dit Guillaume d’une faç on é nigmatique. Mon maî tre é tait vraiment d’une grande acuité d’esprit. Comment faisait-il pour pré voir que Michel soimê me dé ciderait par la suite de s’appuyer sur les thé ologiens de l’Empire et sur le peuple pour condamner le pape? Comment faisait-il pour pré voir que, quand quatre ans plus tard Jean aurait é noncé pour la premiè re fois son incroyable doctrine, il y aurait eu un soulè vement de la part de toute la chré tienté ? Si la vision bé atifique é tait retardé e à ce point, comment les dé funts auraient-ils pu intercé der pour les vivants? Et où aurait fini le culte des saints? C’est justement les minorites qui ouvriraient les hostilité s en condamnant le pape, et Guillaume d’Occam serait en premiè re ligne, sé vè re et implacable dans ses argumentations. La lutte durerait trois ans, jusqu’à ce que Jean, arrivé au seuil de la mort, fasse en partie amende honorable. Je l’entendis dé crire, des anné es aprè s, tel qu’il apparut dans le consistoire de dé cembre 1334, plus petit qu’il n’é tait jamais apparu jusqu’alors, dessé ché par l’â ge, nonagé naire et moribond, et il aurait dit (le renard, si habile à jouer sur les mots non seulement pour violer ses propres serments mais aussi pour renier ses propres obstinations): « Nous reconnaissons et nous croyons que les â mes sé paré es du corps et complè tement purifié es sont au ciel, au paradis avec les anges, et avec Jé sus-Christ, et qu’elles voient Dieu dans sa divine essence, clairement et face à face... » et puis aprè s une pause, personne ne sut jamais si due à des difficulté s respiratoires ou à la volonté perverse de souligner comme adversative la derniè re clause: «... dans la mesure où l’é tat et la condition de l’â me sé paré e le permettent. » Le lendemain matin, c’é tait un dimanche, il se fit installer sur une chaise longue et au dossier incliné, il agré a de ses cardinaux le baiser de la main, et il mourut. Mais de nouveau je divague, et je perds le fil de mon ré cit. C’est qu’aussi, dans le fond, le reste de cette conversation à table n’ajoute pas grand-chose à la compré hension des é vé nements que je raconte. Les minorites s’accordè rent sur l’attitude à avoir pour le lendemain. Ils pesè rent un à un leurs adversaires. Ils commentè rent avec pré occupation la nouvelle, donné e par Guillaume, de l’arrivé e de Bernard Gui. Et davantage encore le fait que la pré sidence de la lé gation reviendrait au cardinal Bertrand du Poggetto. Deux inquisiteurs, c’é tait trop: signe qu’on voulait utiliser contre les minorites l’argument de l’hé ré sie. « Tant pis, dit Guillaume, ce sera nous qui les traiterons d’hé ré tiques, eux. — Non, non, dit Michel, procé dons avec prudence, nous ne devons compromettre aucun accord possible. — J’ai beau tourner et retourner la question, dit Guillaume, tout en ayant oeuvré pour la ré alisation de cette rencontre, et tu le sais bien Michel, je ne crois pas que les Avignonnais viennent ici en vue d’un quelconque ré sultat positif. Jean te veut en Avignon seul et les mains nues. Mais la rencontre aura au moins pour effet de te faire comprendre cela. C’eû t é té pire si tu y é tais allé avant cette expé rience. — Ainsi tu t’es mis en quatre, et des mois durant, pour ré aliser une chose que tu crois inutile, dit Michel avec amertume. — Qui m’avait é té demandé e, et par toi et par l’empereur, dit Guillaume. Et puis enfin, il n’est jamais inutile de mieux connaî tre ses propres ennemis. » C’est à ce point-là qu’on vint nous pré venir: la deuxiè me dé lé gation franchissait l’enceinte. Les minorites se levè rent et allè rent à la rencontre des hommes du pape.
Quatriè me jour NONE Où arrivent le cardinal du Poggetto, Bernard Gui et autres hommes d’Avignon, et puis chacun en agit à sa guise. Des hommes qui se connaissaient dé jà depuis longtemps, des hommes qui sans se connaî tre avaient entendu parler les uns des autres, se saluaient dans la cour avec une apparente bienveillance. Aux cô té s de l’Abbé, le cardinal Bertrand du Poggetto é voluait comme un familier du pouvoir, comme s’il é tait lui-mê me un second pape, et distribuait à tous, surtout aux minorites, des sourires cordiaux, souhaitant que des prodiges d’harmonieuse entente naissent de la ré union du lendemain, et transmettant explicitement les voeux de paix et bonheur (il se servit intentionnellement de cette expression chè re aux franciscains) de la part de Jean XXII. « Trè s bien, trè s bien », me dit-il, quand Guillaume eut la bonté de me pré senter comme son secré taire et disciple. Puis il me demanda si je connaissais Bologne et m’en loua la beauté, la bonne chè re et la splendide université, en m’invitant à la visiter, au lieu de m’en retourner un jour, me dit-il, parmi ma gent allemande qui tant faisait souffrir notre seigneur le pape. Il me tendit son anneau à baiser, tandis qu’il adressait dé jà son sourire à quelqu’un d’autre. Par ailleurs mon attention se dirigea aussitô t vers le personnage dont j’avais entendu parler ces jours-ci: Bernard Gui, comme l’appelaient les Franç ais, ou Bernardo Guidoni comme on l’appelait ailleurs. C’é tait un dominicain d’environ soixante-dix ans, mince mais à la silhouette toute droite. Me frappè rent ses yeux gris, froids, capables de fixer sans expression, et que cependant maintes fois je verrais sillonné s d’é clairs é quivoques; son habileté aussi bien à celer pensé es et passions qu’à les exprimer tout exprè s. Dans l’é change gé né ral des saluts, il ne fut pas comme les autres affectueux et cordial, mais toujours et tout juste courtois. Quand il vit Ubertin, que dé jà il connaissait, il fut avec lui fort dé fé rent, mais le fixa d’une telle maniè re qu’un frisson d’inquié tude me parcourut tout entier. Quand il salua Michel de Cé sè ne, il eut un sourire difficile à dé chiffrer, et il murmura sans chaleur: « Là -haut on vous attend depuis longtemps », phrase où je ne parvins à saisir ni un signe d’anxié té, ni une ombre d’ironie, ni une mise en demeure, ni, d’ailleurs, une nuance d’inté rê t. Il rencontra Guillaume, et en apprenant qui il é tait, il le regarda avec une hostilité polie: mais point pour que son visage trahî t ses sentiments secrets, j’en é tais certain (encore qu’incertain s’il nourrissait jamais quelque sentiment que ce fû t), mais parce qu’il voulait certainement que Guillaume le sentî t hostile. Guillaume lui rendit son hostilité en lui souriant de faç on exagé ré ment cordiale et en lui disant: « Je dé sirais connaî tre depuis longtemps un homme dont la renommé e m’a servi de leç on et d’avertissement pour bien des dé cisions importantes qui ont orienté ma vie. » Sentence sans nul doute é logieuse et presque adulatrice pour qui ne savait pas, tandis que Bernard le savait fort bien, qu’une des dé cisions les plus importantes de la vie de Guillaume avait é té celle d’abandonner le mé tier d’inquisiteur. J’en tirai l’impression que, si Guillaume aurait volontiers vu Bernard dans un cul-de-basse-fosse impé rial, Bernard aurait certainement vu avec plaisir Guillaume saisi de mort accidentelle et foudroyante; et comme Bernard avait à ses ordres ces jours-là des hommes d’armes, je craignis pour la vie de mon bon maî tre. Bernard devait avoir dé jà é té informé par l’Abbé des crimes commis à l’abbaye. En effet, ayant l’air de ne pas relever le poison infus dans la phrase de Guillaume, il lui dit: « Il y a lieu de croire que ces jours-ci, sur la demande de l’Abbé, et pour m’acquitter de la tâ che qui m’a é té confié e au terme de l’accord nous voyant ré unis ici, je devrai m’occuper d’é vé nements fort tristes où l’on sent l’odeur pestifè re du dé mon. Je vous en parle, car je sais qu’en des temps lointains, où vous m’auriez é té plus proche, vous aussi à mes cô té s – et aux cô té s de mes pairs –, vous vous ê tes battu sur ce terrain où s’affrontaient les bataillons du bien contre les bataillons du mal. — En effet, dit calmement Guillaume, mais ensuite, je suis passé de l’autre cô té. » Bernard encaissa bravement le coup: « Pouvezvous me dire quelque chose d’utile sur ces histoires de crimes? — Malheureusement non, ré pondit urbainement Guillaume. Je n’ai pas votre expé rience en matiè re d’histoires criminelles. » Dè s lors, je perdis trace des uns et des autres. Guillaume, aprè s une autre conversation avec Michel et Ubertin, se retira dans le scriptorium. Il demanda à Malachie de pouvoir consulter certains livres dont je ne parvins pas à saisir les titres. Malachie le regarda d’une faç on é trange, mais il ne put pas les lui refuser. Curieusement, il ne dut pas les chercher dans la bibliothè que. Ils é taient dé jà tous sur la table de Venantius. Mon maî tre se plongea dans la lecture, et je dé cidai de ne pas le dé ranger. Je descendis dans les cuisines. Là je vis Bernard Gui. Peut-ê tre voulait-il se rendre compte de la disposition de l’abbaye et circulait-il de partout. Je l’entendis qui interrogeait les cuisiniers et d’autres servants, parlant tant bien que mal le vulgaire du lieu (je me rappelai qu’il avait é té inquisiteur en Italie septentrionale). J’eus l’impression qu’il demandait des informations sur les ré coltes, sur l’organisation du travail dans le monastè re. Mais fû t-ce en posant les questions les plus innocentes, il regardait son interlocuteur avec des yeux pé né trants, puis il posait tout à trac une nouvelle question, et là sa victime pâ lissait et balbutiait. J’en conclus que, de quelque singuliè re maniè re, il menait une enquê te inquisitoriale, et il se pré valait d’une arme formidable que tout inquisiteur dans l’exercice de ses fonctions possè de et manoeuvre: la peur de l’autre. Car tout homme soumis à l’inquisition dit d’ordinaire à l’inquisiteur, par peur d’ê tre soupç onné de quelque chose, ce qui peut servir à rendre suspect quelqu’un d’autre. Pendant tout le reste de l’aprè s-midi, au fil de mes dé ambulations, je vis Bernard procé der de cette maniè re, aussi bien prè s des moulins que dans le cloî tre. Mais il n’affronta presque jamais des moines, toujours des frè res lais ou des paysans. Le contraire de ce qu’avait fait Guillaume jusqu’à pré sent.
Quatriè me jour VÊ PRES Où Alinardo semble donner des informations pré cieuses, et Guillaume ré vè le sa mé thode pour arriver à une vé rité probable à travers une sé rie d’erreurs certaines. Plus tard Guillaume descendit du scriptorium de bonne humeur. Tandis que nous attendions que se fî t l’heure du repas du soir, nous trouvâ mes Alinardo dans le cloî tre. Me souvenant de sa demande, dè s le jour pré cé dent je m’é tais procuré des pois chiches dans les cuisines, et lui en offris. Il me remercia en les glissant dans sa bouche é denté e et baveuse. « Tu as vu, mon garç on, me dit-il, l’autre cadavre aussi gisait là où le livre l’annonç ait... Attends maintenant la quatriè me trompette! » Je lui demandai comment il lui é tait venu à l’esprit que la clef de la sé rie des crimes se trouvait dans le livre de la ré vé lation. Il me regarda é tonné : « Le livre de Jean offre la clef de tout! » Et il ajouta, avec une grimace de rancoeur: « Je le savais moi, je le disais moi, depuis beau temps... Ce fut moi, tu sais, qui proposai à l’Abbé... celui de l’é poque, de recueillir le plus de commentaires possibles à l’Apocalypse. Je devais devenir bibliothé caire... Mais ensuite l’autre parvint à se faire envoyer à Silos, où il trouva les manuscrits les plus beaux, et il revint avec un butin splendide... Oh, lui, il savait où chercher, il parlait mê me la langue des infidè les... Et ainsi lui confia-t-on la garde de la bibliothè que, et pas à moi. Mais Dieu le punit, et le fit entrer avant l’â ge dans le rè gne des té nè bres. Ah, ah!... » rit-il avec mauvaiseté, ce vieillard qui jusqu’à ce moment m’é tait apparu, plongé dans la sé ré nité de ses cheveux blancs, comme un enfant innocent. « Qui é tait celui dont vous parlez? » demanda Guillaume. Il nous regarda interdit. « De qui parlais-je? Je ne me souviens pas... Il y a tellement longtemps de cela. Mais Dieu punit, Dieu efface, Dieu estompe mê me les souvenirs. Beaucoup d’actes d’orgueil furent commis dans la bibliothè que. Surtout depuis qu’elle est tombé e aux mains des é trangers. Dieu punit encore... » Nous ne ré ussî mes pas à le faire parler davantage et nous l’abandonnâ mes à son paisible et rancuneux dé lire. Guillaume se dé clara trè s inté ressé par cet entretien: « Alinardo est un homme à é couter, chaque fois qu’il parle il dit quelque chose d’inté ressant. — Qu’a-t-il dit cette fois-ci? — Adso, dit Guillaume, ré soudre un mystè re n’est pas la mê me chose qu’une dé duction à partir de principes premiers. Et ç a n’é quivaut pas non plus à recueillir une bonne quantité de donné es particuliè res pour en infé rer ensuite une loi gé né rale. Cela signifie plutô t se trouver en face d’une, ou deux, ou trois donné es particuliè res qui apparemment n’ont rien en commun, et chercher à imaginer si elles peuvent ê tre autant de cas d’une loi gé né rale que tu ne connais pas encore, et qui n’a peutê tre jamais é té é noncé e. Certes, si tu sais, comme dit le philosophe, que l’homme, le cheval et le mulet sont tous trois sans fiel et qu’ils ont tous trois longue vie, tu peux tenter d’é noncer le principe selon lequel les animaux sans fiel vivent longtemps. Mais imagine le cas des animaux à cornes. Pourquoi ont-ils des cornes? Tu t’aperç ois à l’improviste que tous les animaux pourvus de cornes n’ont pas de dents à la mâ choire supé rieure. Ce serait une belle dé couverte, si tu ne te rendais pas compte que, malheureusement, il existe des animaux sans dents à la mâ choire supé rieure et qui toutefois n’ont pas de cornes, comme le chameau. Enfin tu t’aperç ois que tous les animaux sans dents à la mâ choire supé rieure ont deux estomacs. Bon, tu peux imaginer que ceux qui n’ont pas de dents en quantité suffisante mastiquent mal et qu’ils ont donc besoin de deux estomacs pour pouvoir mieux digé rer leurs aliments. Mais les cornes? Alors tu t’essaies à imaginer une cause maté rielle aux cornes: le manque de dents procure à l’animal une excé dence de matiè re osseuse qui doit bien percer quelque part. Mais est-ce une explication suffisante? Non, parce que le chameau n’a pas de dents supé rieures, il a deux estomacs, mais pas de cornes. Et alors il faut que tu imagines aussi une cause finale. La matiè re osseuse ne saille en cornes que chez les animaux qui n’ont pas d’autres moyens de dé fense. Le chameau, par contre, a une peau trè s dure et n’a point besoin de cornes. Alors la loi pourrait s’é noncer... — Mais que viennent faire ici les cornes? demandaije avec impatience, et pourquoi vous occupez-vous d’animaux avec des cornes? — Moi, je ne m’en suis jamais occupé, mais l’é vê que de Lincoln s’en é tait fort occupé, lui, en suivant une idé e d’Aristote. Honnê tement, je ne sais si les raisons qu’il a trouvé es sont les bonnes, et je n’ai jamais contrô lé où le chameau a ses dents et combien il a d’estomacs: mais c’é tait pour te dire que la recherche des lois explicatives, dans les faits naturels, procè de de faç on tortueuse. Devant certains faits inexplicables tu dois essayer d’imaginer un grand nombre de lois gé né rales, dont tu ne perç ois pas encore le rapport avec les faits qui te font problè me: et tout à coup, dans le rapport soudain d’un ré sultat, un cas et une loi, se profile à tes yeux un raisonnement qui te semble plus convaincant que les autres. Tu essaies de l’appliquer à tous les cas semblables, à l’utiliser pour en tirer des pré visions, et tu dé couvres que tu avais deviné. Mais jusqu’à la fin, tu ne sauras jamais quels pré dicats introduire dans ton raisonnement et lesquels laisser tomber. Et c’est ainsi que je procè de maintenant. J’aligne quantité d’é lé ments dé cousus et je fabrique des hypothè ses. Mais je dois en fabriquer beaucoup, et nombre de celles-ci sont si absurdes que j’aurais honte de te les dire. Tu vois, dans le cas du cheval Brunei, quand j’aperç us les traces, je fabriquai grand nombre d’hypothè ses complé mentaires et contradictoires: il pouvait s’agir d’un cheval en fuite, il se pouvait que sur ce beau cheval l’Abbé fû t descendu le long du sentier pentu, il se pouvait qu’un cheval Brunei eû t laissé des traces sur la neige, et un cheval Favel, la veille, ses crins dans le buisson, et que les branches eussent é té brisé es par des hommes. Je ne savais pas quelle é tait la bonne hypothè se tant que je n’eus pas vu le cellé rier et les servants qui cherchaient avec anxié té. Alors je compris que l’hypothè se Brunei é tait la seule juste, et j’essayai de voir si elle é tait vraie, en apostrophant les moines comme je le fis. J’ai gagné, mais j’aurais bien pu perdre aussi. Les autres m’ont cru sage parce que j’ai gagné, mais ils ne connaissaient pas les nombreux cas où j’ai é té penaud parce que j’avais perdu, et ils ne savaient pas que quelques secondes avant de gagner je n’é tais pas certain de ne pas avoir perdu. Or donc, dans le cas de l’abbaye, j’ai quantité de belles hypothè ses, mais aucun fait é vident qui me permette de dire quelle est la meilleure. Et alors, pour ne pas faire figure de penaud plus tard, je renonce à faire figure d’astucieux maintenant. Laisse-moi encore ré flé chir, au moins jusqu’à demain. » Je compris à ce moment-là quelle é tait la faç on de raisonner de mon maî tre, et elle me sembla fort diffé rente de celle du philosophe qui raisonne sur les principes premiers, à telle enseigne que son intellect fonctionne presque comme l’intellect divin. Je compris que, lorsqu’il n’avait pas de ré ponse, Guillaume s’en proposait un grand nombre, et trè s diffé rentes les unes des autres. Je restai perplexe. « Mais alors, osai-je commenter, vous ê tes encore loin de la solution... — J’en suis trè s prè s, dit Guillaume, mais je ne sais pas de laquelle. — Donc, vous n’avez pas qu’une seule ré ponse à vos questions? — Adso, si tel é tait le cas, j’enseignerais la thé ologie à Paris. — A Paris, ils l’ont toujours, la vraie ré ponse? — Jamais, dit Guillaume, mais ils sont trè s sû rs de leurs erreurs. — Et vous, dis-je avec une infantile impertinence, vous ne commettez jamais d’erreurs? — Souvent, ré pondit-il. Mais au lieu d’en concevoir une seule, j’en imagine beaucoup, ainsi je ne deviens l’esclave d’aucune. » J’eus l’impression que Guillaume n’é tait point du tout inté ressé à la vé rité, qui n’est rien d’autre que l’adé quation entre la chose et l’intellect. Lui, au contraire, il se divertissait à imaginer le plus de possibles qu’il é tait possible. A ce moment-là, je l’avoue, je dé sespé rai de mon maî tre et me surpris à penser: « Encore heureux que l’inquisition soit arrivé e. » Je pris parti pour la soif de vé rité qui animait Bernard Gui. Et c’est dans ces coupables dispositions d’esprit, plus troublé que Judas la nuit du jeudi saint, que j’entrai avec Guillaume dans le ré fectoire pour consommer le souper.
Quatriè me jour COMPLIES Où Salvatore parle d’une magie prodigieuse. Le repas pour la lé gation fut superbe. L’Abbé devait fort bien connaî tre et les faiblesses des hommes et les usages de la cour papale (qui n’eurent rien pour dé plaire, je dois le dire, aux minorites de fra Michel non plus). Avec les cochons fraî chement é gorgé s, il devait y avoir du boudin à la mode de Cassin, nous dit le cuisinier. Mais la malheureuse fin de Venantius les avait obligé s à jeter tout le sang des cochons, et il n’y en aurait plus jusqu’à ce qu’ils en é gorgent d’autres. Et puis je crois que ces joursci tuer les cré atures du Seigneur leur faisait horreur. Nous eû mes tout de mê me des pigeonnots en salmis, macé ré s dans du vin de ce terroir, et du lapin rô ti comme des cochons de lait, des miches de sainte Claire, du riz aux amandes de ces monts, autrement dit le blanc-manger des vigiles, des croû tons à la bourrache, des olives fourré es, du fromage frit, de la viande de mouton arrosé e d’une sauce crue de poivrons, des fè ves blanches, et des douceurs exquises, gâ teau de Saint-Bernard, friands de saint Nicolas, quatre-yeux de sainte Lucie, et des vins, et des liqueurs d’herbes qui mirent de bonne humeur mê me Bernard Gui, si austè re d’habitude: liqueur de citronnelle, brou de noix, vin contre la goutte et vin de gentiane. On aurait dit d’une ré union de gloutons, si chaque gorgé e ou chaque bouché e n’avait é té accompagné e par de dé votes lectures. A la fin tous se levè rent trè s gais, certains allé guant de vagues malaises pour ne pas descendre à complies. Mais l’Abbé ne s’en ombragea point. Tous n’ont certes pas le privilè ge et les obligations qui dé rivent de la consé cration à notre ordre. Tandis que les moines s’é gaillaient, je m’attardai avec curiosité dans les cuisines, où l’on se disposait pour la fermeture nocturne. Je vis Salvatore qui s’é clipsait vers le jardin avec un ballot dans les bras. Intrigué, je le suivis et le hé lai. Il chercha à s’esquiver, puis à mes questions il ré pondit qu’il portait dans son ballot (lequel ondulait comme habité par une chose vivante) un basilic. « Cave basilischium! Est le reys des serpents, tant plein de poison qu’il en brille todo dehors! Que dicam, le poison, c’est la puanteur qu’il dé gage hors qui t’occit! T’intoxique... Et il a des taches blanches sur le dos, et caput comme un coq, et moitié va droite au- dessus de la terra et moitié va par terra comme les autres serpentes. Et l’occit la bellula... — La bellula? — Oc! Bestiole parvissime est, plus longue un peu que l’rat, et l’rat la hait muchissime. Et aussi le serpent et le crapaud. Et quand eux la mordent, la bellula court au
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