|
|||
LE NOM DE LA ROSE 31 страницаprofondes, où des montagnes s’é levaient entre les montagnes, et l’une bouchait à l’autre la vue de la cô te lointaine, tandis que le soleil pé né trait à grand-peine au fond des vallé es. Jamais comme en cette partie d’Italie je n’avais vu si é troites et soudaines des interpé né trations de mer et monts, de littoraux et de paysages alpins, et au vent qui soufflait dans les gorges, on pouvait percevoir la lutte alterné e des baumes marins et des courants rupestres glacé s. Ce matin-là au contraire tout é tait gris, et presque d’une blancheur lactescente, et les horizons é taient escamoté s, mê me lorsque les gorges s’ouvraient vers les cô tes lointaines. Mais je m’attarde en des souvenirs de peu d’inté rê t pour les é vé nements qui nous tourmentent, mon patient lecteur. Aussi ne parlerai-je pas de notre aventureuse recherche des « der Teufel ». Je parlerai plutô t de la lé gation des frè res mineurs, que j’avisai le premier, courant aussitô t vers le monastè re pour avertir Guillaume. Mon maî tre laissa entrer les nouveaux venus et ne s’avanç a pas, tant que l’Abbé, selon le rite, ne les avait pas salué s. Puis il se porta à la rencontre du groupe et ce fut une suite d’embrassements et de saluts fraternels. L’heure du ré fectoire é tait dé jà passé e, mais une table avait é té dressé e pour les hô tes et l’Abbé eut la dé licatesse de les laisser entre eux, et seuls avec Guillaume, dispensé s des devoirs de la rè gle, libres de se nourrir et d’é changer concurremment leurs impressions: vu qu’il s’agissait au fond, que Dieu me pardonne le dé plaisant rapprochement, d’une maniè re de conseil de guerre, à tenir au plus tô t, avant que n’arrivâ t l’hô te ennemi, c’est-à -dire la lé gation avignonnaise. Inutile de dire que les nouveaux venus s’abouchè rent aussi, dè s leur arrivé e, avec Ubertin qu’ils saluè rent tous, pleins de la surprise, de la joie et de la vé né ration qui é taient dues et à sa longue absence, et aux craintes qui avaient accompagné sa disparition, et aux qualité s de ce courageux guerrier qui depuis des lustres avait dé jà combattu avec eux une mê me bataille. Des frè res qui composaient le groupe, j’en toucherai un mot par la suite, en relatant la ré union du lendemain. C’est qu’aussi je parlai trè s peu avec eux, pris comme je l’é tais par le conseil à trois qui s’é tablit sur-le-champ entre Guillaume, Ubertin et Michel de Cé sè ne. Michel devait ê tre un bien curieux homme: d’une grande ardeur dans sa passion franciscaine (il avait parfois les gestes, les accents d’Ubertin dans ses moments de ravissement mystique); trè s humain et jovial dans sa nature terrestre d’homme des Romagnes, susceptible d’appré cier la bonne chè re et heureux de se retrouver avec ses amis; subtil et é vasif, devenant soudain avisé comme un renard, sournois comme une taupe, quand on effleurait des problè mes de rapports entre les puissants; capable de grands é clats de rire, de ferventes tensions, de silences é loquents, habile à dé tourner son regard d’un interlocuteur lorsque la question de celui-là exigeait de masquer, par la distraction, le refus de ré pondre. A son propos, j’ai dé jà dit quelques mots dans les pages pré cé dentes, et c’é taient des choses que j’avais entendu dire, peut- ê tre par des gens à qui on les avait raconté es. Maintenant, je comprenais mieux nombre de ses attitudes contradictoires et des changements subits de dessein politique grâ ce à quoi ces derniè res anné es il avait stupé fait jusqu’à ses amis et disciples. Ministre gé né ral de l’ordre des frè res mineurs, il é tait en principe l’hé ritier de saint Franç ois, de fait l’hé ritier de ses interprè tes: il devait rivaliser avec la sainteté et la sagesse d’un pré dé cesseur comme le Docteur sé raphique, il devait garantir le respect de la rè gle mais en mê me temps les destiné es de l’ordre, si puissant et diffus, il devait prê ter l’oreille aux cours et aux magistratures citadines d’où l’ordre retirait, fû t-ce sous forme d’aumô ne, dons et legs, occasion de prospé rité et richesse; et il devait simultané ment veiller à ce que le besoin de pé nitence ne boutâ t point hors de l’ordre les spirituels les plus enflammé s, dé sagré geant cette splendide communauté, dont il é tait le chef, en une constellation de bandes d’hé ré tiques. Il devait plaire au pape, à l’Empire, aux frè res de pauvre vie, à saint Franç ois qui, pour sû r, le surveillait du haut des cieux, au peuple chré tien qui le surveillait du haut de ses galoches. Quand Jean avait condamné tous les spirituels comme hé ré tiques, Michel n’avait pas hé sité à lui remettre cinq d’entre les plus ré calcitrants frè res de Provence, laissant le Pontife les envoyer au bû cher. Mais s’avisant (et l’action d’Ubertin ne devait pas avoir é té é trangè re à cela) que beaucoup dans l’ordre sympathisaient avec les disciples de la simplicité é vangé lique, il avait justement agi en sorte que le chapitre de Pé rouse, quatre ans plus tard, fî t siennes les instances des brû lé s. En cherchant naturellement à ré sorber un besoin, qui pouvait ê tre hé ré tique, dans les limites et dans les institutions de l’ordre, et en voulant que ce que l’ordre voulait maintenant fû t voulu par le pape aussi. Mais, tandis qu’il attendait de convaincre le pape, sans l’accord duquel il n’aurait pas voulu aller plus loin, il n’avait pas dé daigné d’accepter les faveurs de l’empereur et des thé ologiens impé riaux. Pas plus tard que deux ans avant le jour où je le vis, il avait enjoint à ses frè res, dans le chapitre gé né ral de Lyon, de ne parler de la personne du pape qu’avec modé ration et respect (et ce quelques mois aprè s que le pape avait parlé des minorites en protestant contre « leurs aboiements, leurs erreurs et leurs insanité s »). Mais maintenant il é tait attablé, en toute amitié, en compagnie de gens qui parlaient du pape avec un respect moins que nul. Quant au reste, je l’ai dé jà dit. Jean le voulait en Avignon, lui il voulait et ne voulait pas y aller, et la rencontre du lendemain aurait dû dé cider des conditions et des garanties d’un voyage qui n’eû t pas dû apparaî tre comme un acte de soumission, mais non plus comme un acte de dé fi. Je ne crois pas que Michel eû t jamais rencontré Jean en personne, du moins depuis qu’il é tait pape. En tout cas il ne le voyait pas depuis fort longtemps, si ses amis à qui mieux mieux lui portraituraient en touches noires la figure de ce simoniaque. « Il faudra que tu apprennes une chose, lui disait Guillaume, à te dé fier de ses jurements, qu’il tient toujours à la lettre, en les violant dans leur substance. — Tout le monde sait, disait Ubertin, ce qui arriva au temps de son é lection... — Je ne l’appellerais pas é lection, mais plutô t imposition! » intervint un commensal, que j’entendis ensuite appeler Hugues de Newcastle, et dont l’accent ressemblait à celui de mon maî tre. « En attendant, la mort de Clé ment V dé jà n’a jamais é té trè s claire. Le roi ne lui avait jamais pardonné d’avoir promis un procè s à la mé moire de Boniface VIII, et puis d’avoir tout fait pour ne pas dé savouer son pré dé cesseur. Comment il est mort à Carpentras, personne ne le sait bien. Le fait est que lorsque les cardinaux s’assemblent à Carpentras pour le conclave, il n’en sort pas de nouveau pape, parce que (et justement) la dispute se dé place sur le choix entre Avignon et Rome. Je ne sais pas trè s bien ce qui s’est passé en ces jours-là, un massacre me dit-on, avec les cardinaux menacé s par le neveu du pape mort, leurs serviteurs trucidé s, le palais livré aux flammes, les cardinaux qui en appellent au roi, celui- ci qui dit n’avoir jamais voulu que le pape dé sertâ t Rome, que donc ils patientent, et fassent un bon choix... Puis Philippe le Bel meurt, lui aussi Dieu sait comme... — Ou le diable le sait, dit en se signant, par tous imité, Ubertin. — Ou le diable le sait, admit Hugues en ricanant. Bref, un autre roi accè de au trô ne, il survit dix-huit mois, meurt; meurt aussi en quelques jours son hé ritier à peine né, son frè re le ré gent s’empare du trô ne... — Et c’est pré cisé ment ce Philippe V qui, encore comte de Poitiers, avait regroupé les cardinaux qui s’enfuyaient de Carpentras, dit Michel. — En effet, poursuivit Hugues, il les remet en conclave à Lyon dans le couvent des dominicains, en jurant de veiller à leur sé curité et de ne point les retenir prisonniers. Cependant, à peine ils se mettent à sa merci, non seulement il les fait enfermer à clef (ce qui serait aprè s tout de juste coutume) mais il diminue leur pitance de jour en jour jusqu’à ce qu’ils prennent une dé cision. Et il promet à chacun de le soutenir dans ses pré tentions au Saint-Siè ge. Puis quand lui-mê me monte sur le trô ne, les cardinaux, las d’ê tre prisonniers depuis deux anné es, par crainte d’avoir à rester là leur vie entiè re mê me, en mangeant d’une faç on é pouvantable, ils acceptent tout, les goulus, et mettent sur la chaire de Pierre ce gnome qui a largement passé les soixante-dix ans... — Gnome certes oui, rit Ubertin, et d’aspect poitrinaire, mais plus robuste et plus rusé qu’on ne croyait! — Fils de savetier, bougonna un des lé gats. — Christ é tait fils de menuisier! le tanç a Ubertin. Ce n’est pas là le fait. Il s’agit d’un homme cultivé, il a é tudié son droit à Montpellier et mé decine à Paris, il a su cultiver ses amitié s en employant les moyens les plus approprié s pour avoir et les siè ges é piscopaux et le chapeau de cardinal quand cela lui parut opportun, et lorsqu’il a é té conseiller de Robert le Sage à Naples, il en a é paté plus d’un pour sa pé né tration d’esprit. Comme é vê que d’Avignon, il a prodigué tous les justes conseils (justes, dis-je, pour ré ussir cette sordide entreprise) à Philippe le Bel afin d’amener les Templiers à la ruine. Et aprè s son é lection il a ré ussi à é chapper à un complot de cardinaux qui voulaient l’occire... Mais tel n’é tait pas mon propos: je parlais de son habileté à trahir les jurements sans qu’on le puisse accuser de parjure. Quand il fut é lu, et pour ê tre é lu, il a promis au cardinal Orsini qu’il aurait ramené le Saint-Siè ge à Rome, et il a juré sur l’hostie consacré e que s’il n’avait pas tenu sa promesse, il ne serait plus jamais monté sur un cheval ou sur une mule. Eh bien, savez-vous ce qu’il a fait, le renard? Quand il s’est fait couronner à Lyon (contre la volonté du roi, qui dé sirait que la cé ré monie eû t lieu en Avignon) il a pris le bateau ensuite, de Lyon à Avignon! » Les frè res se mirent tous à rire. Le pape é tait un parjure, mais on ne pouvait lui refuser une certaine ingé niosité. « C’est un impudent, commenta Guillaume. Hugues n’a-t-il pas dit qu’il ne tenta pas mê me de cacher sa mauvaise foi? Ne m’as-tu pas raconté, toi, Ubertin, ce qu’il a dit à l’Orsini le jour de son arrivé e en Avignon? — Certes, dit Ubertin, il lui dit que le ciel de France é tait si beau qu’il ne voyait pas pourquoi il devrait poser le pied dans une ville pleine de ruines comme Rome. Et que puisque le pape, comme Pierre, avait le pouvoir de lier et de dé lier, lui qui exerç ait ce pouvoir maintenant, il dé cidait de rester là où il é tait et se trouvait si bien. Et comme l’Orsini chercha de lui rappeler que son devoir é tait de vivre sur la colline vaticane, il le rappela sè chement à l’obé issance, et coupa court à la discussion. Mais l’histoire du jurement ne finit pas là. Quand il descendit du bateau, il aurait dû monter une jument blanche, suivi des cardinaux monté s sur des chevaux noirs, comme veut la tradition. En revanche, il s’est rendu à pied au palais é piscopal. Et je ne sache pas qu’il ne soit vraiment plus remonté à cheval. Or c’est sur la foi de cet homme-là, Michel, que se fondent les garanties que tu auras? » Michel resta un long temps en silence. Puis il dit: « Je peux comprendre le dé sir du pape de demeurer en Avignon, et je ne le discute pas. Mais lui ne pourra discuter notre dé sir de pauvreté et notre interpré tation de l’exemple de Christ. — Ne sois pas naï f, Michel, intervint Guillaume, votre, notre dé sir, met sous un jour sinistre le sien. Il faut que tu te rendes compte que depuis des siè cles jamais homme plus avide n’avait é té é levé au trô ne pontifical. Les prostitué es de Babylone contre qui tonnait autrefois notre Ubertin, les papes corrompus dont parlaient les poè tes de ton pays comme cet Alighieri, é taient des agneaux doux et sobres en regard de Jean. C’est une pie voleuse, un usurier juif, on trafique plus en Avignon qu’à Florence! J’ai eu vent de son ignoble transaction avec le neveu de Clé ment, Bertrand de Goth, celui du massacre de Carpentras (où, entre autres, les cardinaux furent allé gé s de tous leurs bijoux): celui-ci avait fait main basse sur le tré sor de son oncle, qui n’é tait pas de la roupie de sansonnet, et rien de ce qu’il avait volé n’avait é chappé à Jean (dans la Cum venerabiles il é numè re avec pré cision les monnaies, les vases d’or et d’argent, les livres, les tapis, les pierres pré cieuses, les parements... ). Jean fit pourtant mine d’ignorer que Bertrand avait mis les mains sur plus d’un million et demi de florins d’or au cours du sac de Carpentras, et discuta de trente mille autres florins, que Bertrand avouait avoir reç us de son oncle pour « un pieux dessein », à savoir pour une croisade. Il fut é tabli que Bertrand aurait gardé la moitié de la somme pour la croisade et l’autre moitié serait allé e au Saint- Siè ge. Ce convenu, Bertrand ne fit jamais la croisade, ou du moins ne l’a-t-il pas encore faite, et le pape n’a pas vu la couleur d’un florin... — Il n’est pas si habile que cela, alors, observa Michel. — C’est l’unique fois qu’il s’est fait jouer en matiè re d’argent, dit Ubertin. Il faut que tu saches bien à quelle race de mercanti tu as affaire. Dans tous les autres cas, il a montré une habileté diabolique pour ramasser de l’argent. C’est un roi Midas, ce qu’il touche devient de l’or qui afflue dans les caisses d’Avignon. Chaque fois que je suis entré dans ses appartements, j’ai trouvé des banquiers, des changeurs de monnaie, et des tables chargé es d’or, et des clercs qui comptaient et empilaient des florins les uns sur les autres... Et tu verras quel palais il s’est fait construire, avec des richesses que jadis on n’attribuait qu’à l’empereur de Byzance ou au Grand Khan des Tartares. Et maintenant tu comprends pourquoi il a fulminé toutes ces bulles contre l’idé e de la pauvreté. Sais-tu bien qu’il a poussé les dominicains, par haine de notre ordre, à sculpter des statues de Christ affublé de la couronne royale, de la tunique de pourpre et d’or et de cothurnes somptueux? En Avignon ont é té exposé s des crucifix avec Jé sus cloué par une seule main, tandis que de l’autre il touche une bourse pendue à sa ceinture, pour indiquer qu’il autorise l’usage des deniers à des fins religieuses... — Oh le sans-vergogne! s’exclama Michel. Mais c’est là pur blasphè me! — Il a ajouté, continua Guillaume, une troisiè me couronne à la tiare papale, n’est-ce pas, Ubertin? — Sû r. Au dé but du millé naire, le pape Hildebrand en avait adopté une, avec é crit dessus Corona regni de manu Dei{202}, l’infâ me Boniface en avait ajouté ré cemment une seconde, avec ces mots Diadema imperii de manu Pé tri{203}, et Jean n’a rien fait d’autre que de perfectionner le symbole: trois couronnes, le pouvoir spirituel, le temporel et l’ecclé siastique. Un symbole des rois persans, un symbole paï en... » Il y avait un frè re qui jusqu’alors é tait resté silencieux, tout occupé, avec grande dé votion, à avaler les bons mets dont l’Abbé avait fait recouvrir la table. Il tendait une oreille distraite aux diffé rents propos, en é mettant de temps à autre un rire sarcastique à l’adresse du souverain pontife, ou un grognement d’approbation aux interjections d’indignation des commensaux. Mais pour le reste, il veillait à se nettoyer le menton des jus et des morceaux de viande qu’il laissait tomber de sa bouche é denté e mais vorace, et les rares fois qu’il avait adressé la parole à un de ses voisins, c’avait é té pour porter aux nues quelque dé lectable gourmandise. Je sus ensuite qu’il s’agissait de messire Jé rô me, cet é vê que de Caffa qu’Ubertin quelques jours auparavant croyait bel et bien dé funt (et je dois dire que l’idé e qu’il é tait mort depuis deux ans circula comme une nouvelle vraie à travers toute la chré tienté pendant longtemps, car je l’entendis mê me par la suite; et en effet il mourut peu de mois aprè s notre rencontre, et je persiste à attribuer son dé cè s à la grande rage que la ré union du lendemain lui aurait mise au corps, tellement que j’aurais presque cru le voir é clater sur-le-champ, tant il é tait frê le de corps et d’humeur bileuse). Il s’introduisit à ce point-là dans la conversation, en parlant la bouche pleine: « Et puis, vous savez que l’infâ me a é laboré une constitution sur les taxae sacrae poenitentiariae où il spé cule sur les pé ché s des religieux pour en soutirer d’autres deniers encore. Si un ecclé siastique commet le pé ché de la chair avec une nonne, avec une parente, ou mê me avec une femme quelconque (parce qu’on en arrive jusque-là ! ), il ne pourra ê tre absous que s’il paie soixante- sept lires d’or et douze sous. Et s’il commet des bestialité s, ce sera plus de deux cents lires, mais s’il ne les a commises qu’avec des enfants ou des animaux, et non pas avec des femmes, l’amende sera ré duite de cent lires. Et une religieuse qui se serait donné e à de nombreux hommes, soit en mê me temps soit à des moments diffé rents, en dehors ou en dedans du couvent, et puis veut devenir abbesse, devra payer cent trente et une lires d’or et quinze sous... — Allons donc, messire Jé rô me, protesta Ubertin, vous savez combien peu j’aime le pape, mais là je dois le dé fendre! C’est une calomnie qu’on fait circuler en Avignon, je n’ai jamais vu cette constitution! — Elle existe, affirma vigoureusement Jé rô me. Moi non plus je ne l’ai pas vue, mais elle existe. » Ubertin hocha la tê te et les autres se turent. Je m’aperç us qu’ils é taient habitué s à ne point trop prendre au sé rieux messire Jé rô me, que l’autre jour Guillaume avait taxé de sot. Quoi qu’il en fû t, Guillaume chercha à relancer la conversation: « En tout cas, vraie ou fausse, cette rumeur nous dit bien quel est le climat moral d’Avignon, où quiconque, exploité s et exploiteurs, sait qu’il vit davantage dans un marché qu’à la cour d’un repré sentant de Christ. Lors de l’exaltation de Jean, on parlait d’un tré sor de soixante-dix mille florins d’or, et maintenant certains disent qu’il en a amassé plus de dix millions. — C’est vrai, dit Ubertin. Michel, Michel, tu ne sais pas les choses honteuses qu’il m’a fallu voir en Avignon! — Cherchons à ê tre honnê tes, dit Michel. Nous savons que les nô tres aussi ont commis des excè s. J’ai su des franciscains qui attaquaient en armes les couvents dominicains et dé nudaient leurs frè res ennemis pour leur imposer la pauvreté... C’est pour cela que je n’osai pas m’opposer à Jean aux temps des affaires de Provence... Je veux aboutir à un accord avec lui, je n’humilierai pas son orgueil, je lui demanderai seulement qu’il n’humilie pas notre humilité. Je ne lui parlerai pas de l’or, je lui demanderai seulement d’ê tre d’accord avec une saine interpré tation des Ecritures. Et c’est ce que nous devrons faire avec ses lé gats, demain. En fin de compte, ce sont des hommes de thé ologie, et tous ne seront pas des rapaces comme Jean. Lorsque des hommes sages auront dé libé ré sur une interpré tation scripturaire, lui ne pourra... — Lui? coupa Ubertin. Mais tu ne connais pas encore ses folies dans le domaine thé ologique. Lui veut lier vraiment tout de sa main, dans le ciel et sur la terre. Sur la terre nous avons vu ce qu’il fait. Quant au ciel... Eh bien, il n’a pas encore exprimé les idé es que je te dis, pas publiquement du moins, mais je sais de source sû re qu’il en a touché un mot à ses fidè les. Il est en train d’é laborer certaines propositions folles, sinon perverses, qui changeraient la substance mê me de la doctrine, et ô teraient toute force à notre pré dication! — Lesquelles? demandè rent beaucoup d’entre eux. — Demandez à Bé renger, lui le sait, c’est lui qui m’en avait parlé. » Ubertin s’é tait adressé à Bé renger Talloni, qui avait é té dans les anné es passé es un des adversaires les plus dé cidé s du souverain pontife à sa cour mê me. Venu d’Avignon, il avait depuis deux jours rejoint le groupe des franciscains, et avec eux il é tait arrivé à l’abbaye. « C’est une sombre histoire et presque incroyable, dit Bé renger. Il semble donc que Jean ait en tê te de soutenir que les justes ne jouiront de la vision bé atifique qu’aprè s le Jugement. Depuis longtemps, il ré flé chit sur le verset neuf du sixiè me chapitre de l’Apocalypse, là où on parle de l’ouverture du cinquiè me sceau: où apparaissent sous l’autel ceux qui ont é té é gorgé s pour avoir té moigné de la parole de Dieu, et demandent justice. On donne à chacun une robe blanche en leur disant de patienter encore un peu... Signe, en dé duit Jean, qu’ils ne pourront voir Dieu dans son essence, avant l’accomplissement du Jugement Dernier. — Mais à qui a-t-il dé bité ces sornettes? demanda Michel atterré. — Jusqu’à pré sent, à une poigné e d’intimes, mais le bruit s’est ré pandu, on dit qu’il est en train de pré parer une intervention ouverte, pas dans l’immé diat, peut-ê tre dans quelques anné es, il consulte ses thé ologiens... — Ah ah! ricana Jé rô me en mastiquant. — Non seulement; il semble qu’il veuille aller plus loin et soutenir que l’enfer non plus ne sera pas ouvert avant ce jour... Pas mê me pour les dé mons. — Seigneur Jé sus aide-nous! s’exclama Jé rô me. Et que raconterons-nous alors aux pé cheurs, si nous ne pouvons les menacer d’un enfer immé diat, dè s l’instant où ils meurent? — Nous sommes dans les mains d’un fou, dit Ubertin. Mais je ne comprends pas pourquoi il veut soutenir pareilles choses... — Toute la doctrine des indulgences part en fumé e, dé plora Jé rô me, et mê me lui ne pourra plus en vendre. Pourquoi un prê tre qui a fait pé ché de bestialité devrait-il payer tant de lires en or pour é viter un châ timent aussi lointain? — Pas si lointain que ç a, dit avec force Ubertin, les temps sont proches! — Tu le sais toi, cher frè re, mais les simples ne le savent pas. Voilà où nous en sommes! cria Jé rô me qui n’avait plus l’air de se dé lecter en mâ chonnant. Quelle idé e né faste, ce sont ces frè res prê cheurs qui ont dû la lui fourrer dans le crâ ne... Ah! » Et il secoua la tê te. « Mais pourquoi? ré pé ta Michel de Cé sè ne. — Je ne crois pas qu’il y ait une raison, dit Guillaume. C’est une preuve qu’il s’octroie, un acte
|
|||
|