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LE NOM DE LA ROSE 31 страница



profondes, où des montagnes s’é levaient entre les

montagnes, et l’une bouchait à l’autre la vue de la cô te

lointaine, tandis que le soleil pé né trait à grand-peine au

fond des vallé es. Jamais comme en cette partie d’Italie je

n’avais vu si é troites et soudaines des interpé né trations

de mer et monts, de littoraux et de paysages alpins, et au

vent qui soufflait dans les gorges, on pouvait percevoir la

lutte alterné e des baumes marins et des courants

rupestres glacé s.

Ce matin-là au contraire tout é tait gris, et presque

d’une blancheur lactescente, et les horizons é taient

escamoté s, mê me lorsque les gorges s’ouvraient vers les

cô tes lointaines. Mais je m’attarde en des souvenirs de

peu d’inté rê t pour les é vé nements qui nous tourmentent,

mon patient lecteur. Aussi ne parlerai-je pas de notre

aventureuse recherche des « der Teufel ». Je parlerai

plutô t de la lé gation des frè res mineurs, que j’avisai le

premier, courant aussitô t vers le monastè re pour avertir

Guillaume.

Mon maî tre laissa entrer les nouveaux venus et ne

s’avanç a pas, tant que l’Abbé, selon le rite, ne les avait pas

salué s. Puis il se porta à la rencontre du groupe et ce fut

une suite d’embrassements et de saluts fraternels.

L’heure du ré fectoire é tait dé jà passé e, mais une

table avait é té dressé e pour les hô tes et l’Abbé eut la

dé licatesse de les laisser entre eux, et seuls avec

Guillaume, dispensé s des devoirs de la rè gle, libres de se

nourrir et d’é changer concurremment leurs impressions:

vu qu’il s’agissait au fond, que Dieu me pardonne le

dé plaisant rapprochement, d’une maniè re de conseil de

guerre, à tenir au plus tô t, avant que n’arrivâ t l’hô te

ennemi, c’est-à -dire la lé gation avignonnaise.

Inutile de dire que les nouveaux venus

s’abouchè rent aussi, dè s leur arrivé e, avec Ubertin qu’ils

saluè rent tous, pleins de la surprise, de la joie et de la

vé né ration qui é taient dues et à sa longue absence, et aux

craintes qui avaient accompagné sa disparition, et aux

qualité s de ce courageux guerrier qui depuis des lustres

avait dé jà combattu avec eux une mê me bataille.

Des frè res qui composaient le groupe, j’en toucherai

un mot par la suite, en relatant la ré union du lendemain.

C’est qu’aussi je parlai trè s peu avec eux, pris comme je

l’é tais par le conseil à trois qui s’é tablit sur-le-champ

entre Guillaume, Ubertin et Michel de Cé sè ne.

Michel devait ê tre un bien curieux homme: d’une

grande ardeur dans sa passion franciscaine (il avait

parfois les gestes, les accents d’Ubertin dans ses moments

de ravissement mystique); trè s humain et jovial dans sa

nature terrestre d’homme des Romagnes, susceptible

d’appré cier la bonne chè re et heureux de se retrouver

avec ses amis; subtil et é vasif, devenant soudain avisé

comme un renard, sournois comme une taupe, quand on

effleurait des problè mes de rapports entre les puissants;

capable de grands é clats de rire, de ferventes tensions, de

silences é loquents, habile à dé tourner son regard d’un

interlocuteur lorsque la question de celui-là exigeait de

masquer, par la distraction, le refus de ré pondre.

A son propos, j’ai dé jà dit quelques mots dans les

pages pré cé dentes, et c’é taient des choses que j’avais

entendu dire, peut- ê tre par des gens à qui on les avait

raconté es. Maintenant, je comprenais mieux nombre de

ses attitudes contradictoires et des changements subits de

dessein politique grâ ce à quoi ces derniè res anné es il avait

stupé fait jusqu’à ses amis et disciples. Ministre gé né ral de

l’ordre des frè res mineurs, il é tait en principe l’hé ritier de

saint Franç ois, de fait l’hé ritier de ses interprè tes: il

devait rivaliser avec la sainteté et la sagesse d’un

pré dé cesseur comme le Docteur sé raphique, il devait

garantir le respect de la rè gle mais en mê me temps les

destiné es de l’ordre, si puissant et diffus, il devait prê ter

l’oreille aux cours et aux magistratures citadines d’où

l’ordre retirait, fû t-ce sous forme d’aumô ne, dons et legs,

occasion de prospé rité et richesse; et il devait

simultané ment veiller à ce que le besoin de pé nitence ne

boutâ t point hors de l’ordre les spirituels les plus

enflammé s, dé sagré geant cette splendide communauté,

dont il é tait le chef, en une constellation de bandes

d’hé ré tiques. Il devait plaire au pape, à l’Empire, aux

frè res de pauvre vie, à saint Franç ois qui, pour sû r, le

surveillait du haut des cieux, au peuple chré tien qui le

surveillait du haut de ses galoches. Quand Jean avait

condamné tous les spirituels comme hé ré tiques, Michel

n’avait pas hé sité à lui remettre cinq d’entre les plus

ré calcitrants frè res de Provence, laissant le Pontife les

envoyer au bû cher. Mais s’avisant (et l’action d’Ubertin

ne devait pas avoir é té é trangè re à cela) que beaucoup

dans l’ordre sympathisaient avec les disciples de la

simplicité é vangé lique, il avait justement agi en sorte que

le chapitre de Pé rouse, quatre ans plus tard, fî t siennes les

instances des brû lé s. En cherchant naturellement à

ré sorber un besoin, qui pouvait ê tre hé ré tique, dans les

limites et dans les institutions de l’ordre, et en voulant

que ce que l’ordre voulait maintenant fû t voulu par le

pape aussi. Mais, tandis qu’il attendait de convaincre le

pape, sans l’accord duquel il n’aurait pas voulu aller plus

loin, il n’avait pas dé daigné d’accepter les faveurs de

l’empereur et des thé ologiens impé riaux. Pas plus tard

que deux ans avant le jour où je le vis, il avait enjoint à ses

frè res, dans le chapitre gé né ral de Lyon, de ne parler de la

personne du pape qu’avec modé ration et respect (et ce

quelques mois aprè s que le pape avait parlé des minorites

en protestant contre « leurs aboiements, leurs erreurs et

leurs insanité s »). Mais maintenant il é tait attablé, en

toute amitié, en compagnie de gens qui parlaient du pape

avec un respect moins que nul.

Quant au reste, je l’ai dé jà dit. Jean le voulait en

Avignon, lui il voulait et ne voulait pas y aller, et la

rencontre du lendemain aurait dû dé cider des conditions

et des garanties d’un voyage qui n’eû t pas dû apparaî tre

comme un acte de soumission, mais non plus comme un

acte de dé fi. Je ne crois pas que Michel eû t jamais

rencontré Jean en personne, du moins depuis qu’il é tait

pape. En tout cas il ne le voyait pas depuis fort longtemps,

si ses amis à qui mieux mieux lui portraituraient en

touches noires la figure de ce simoniaque.

« Il faudra que tu apprennes une chose, lui disait

Guillaume, à te dé fier de ses jurements, qu’il tient

toujours à la lettre, en les violant dans leur substance.

— Tout le monde sait, disait Ubertin, ce qui arriva au

temps de son é lection...

— Je ne l’appellerais pas é lection, mais plutô t

imposition! » intervint un commensal, que j’entendis

ensuite appeler Hugues de Newcastle, et dont l’accent

ressemblait à celui de mon maî tre. « En attendant, la

mort de Clé ment V dé jà n’a jamais é té trè s claire. Le roi

ne lui avait jamais pardonné d’avoir promis un procè s à la

mé moire de Boniface VIII, et puis d’avoir tout fait pour

ne pas dé savouer son pré dé cesseur. Comment il est mort

à Carpentras, personne ne le sait bien. Le fait est que

lorsque les cardinaux s’assemblent à Carpentras pour le

conclave, il n’en sort pas de nouveau pape, parce que (et

justement) la dispute se dé place sur le choix entre

Avignon et Rome. Je ne sais pas trè s bien ce qui s’est

passé en ces jours-là, un massacre me dit-on, avec les

cardinaux menacé s par le neveu du pape mort, leurs

serviteurs trucidé s, le palais livré aux flammes, les

cardinaux qui en appellent au roi, celui- ci qui dit n’avoir

jamais voulu que le pape dé sertâ t Rome, que donc ils

patientent, et fassent un bon choix... Puis Philippe le Bel

meurt, lui aussi Dieu sait comme...

— Ou le diable le sait, dit en se signant, par tous

imité, Ubertin.

— Ou le diable le sait, admit Hugues en ricanant.

Bref, un autre roi accè de au trô ne, il survit dix-huit mois,

meurt; meurt aussi en quelques jours son hé ritier à peine

né, son frè re le ré gent s’empare du trô ne...

— Et c’est pré cisé ment ce Philippe V qui, encore

comte de Poitiers, avait regroupé les cardinaux qui

s’enfuyaient de Carpentras, dit Michel.

— En effet, poursuivit Hugues, il les remet en

conclave à Lyon dans le couvent des dominicains, en

jurant de veiller à leur sé curité et de ne point les retenir

prisonniers. Cependant, à peine ils se mettent à sa merci,

non seulement il les fait enfermer à clef (ce qui serait

aprè s tout de juste coutume) mais il diminue leur pitance

de jour en jour jusqu’à ce qu’ils prennent une dé cision. Et

il promet à chacun de le soutenir dans ses pré tentions au

Saint-Siè ge. Puis quand lui-mê me monte sur le trô ne, les

cardinaux, las d’ê tre prisonniers depuis deux anné es, par

crainte d’avoir à rester là leur vie entiè re mê me, en

mangeant d’une faç on é pouvantable, ils acceptent tout, les

goulus, et mettent sur la chaire de Pierre ce gnome qui a

largement passé les soixante-dix ans...

— Gnome certes oui, rit Ubertin, et d’aspect

poitrinaire, mais plus robuste et plus rusé qu’on ne

croyait!

— Fils de savetier, bougonna un des lé gats.

— Christ é tait fils de menuisier! le tanç a Ubertin. Ce

n’est pas là le fait. Il s’agit d’un homme cultivé, il a é tudié

son droit à Montpellier et mé decine à Paris, il a su cultiver

ses amitié s en employant les moyens les plus approprié s

pour avoir et les siè ges é piscopaux et le chapeau de

cardinal quand cela lui parut opportun, et lorsqu’il a é té

conseiller de Robert le Sage à Naples, il en a é paté plus

d’un pour sa pé né tration d’esprit. Comme é vê que

d’Avignon, il a prodigué tous les justes conseils (justes,

dis-je, pour ré ussir cette sordide entreprise) à Philippe le

Bel afin d’amener les Templiers à la ruine. Et aprè s son

é lection il a ré ussi à é chapper à un complot de cardinaux

qui voulaient l’occire... Mais tel n’é tait pas mon propos: je

parlais de son habileté à trahir les jurements sans qu’on le

puisse accuser de parjure. Quand il fut é lu, et pour ê tre

é lu, il a promis au cardinal Orsini qu’il aurait ramené le

Saint-Siè ge à Rome, et il a juré sur l’hostie consacré e que

s’il n’avait pas tenu sa promesse, il ne serait plus jamais

monté sur un cheval ou sur une mule. Eh bien, savez-vous

ce qu’il a fait, le renard? Quand il s’est fait couronner à

Lyon (contre la volonté du roi, qui dé sirait que la

cé ré monie eû t lieu en Avignon) il a pris le bateau ensuite,

de Lyon à Avignon! »

Les frè res se mirent tous à rire. Le pape é tait un

parjure, mais on ne pouvait lui refuser une certaine

ingé niosité.

« C’est un impudent, commenta Guillaume. Hugues

n’a-t-il pas dit qu’il ne tenta pas mê me de cacher sa

mauvaise foi? Ne m’as-tu pas raconté, toi, Ubertin, ce

qu’il a dit à l’Orsini le jour de son arrivé e en Avignon?

— Certes, dit Ubertin, il lui dit que le ciel de France

é tait si beau qu’il ne voyait pas pourquoi il devrait poser

le pied dans une ville pleine de ruines comme Rome. Et

que puisque le pape, comme Pierre, avait le pouvoir de

lier et de dé lier, lui qui exerç ait ce pouvoir maintenant, il

dé cidait de rester là où il é tait et se trouvait si bien. Et

comme l’Orsini chercha de lui rappeler que son devoir

é tait de vivre sur la colline vaticane, il le rappela

sè chement à l’obé issance, et coupa court à la discussion.

Mais l’histoire du jurement ne finit pas là. Quand il

descendit du bateau, il aurait dû monter une jument

blanche, suivi des cardinaux monté s sur des chevaux

noirs, comme veut la tradition. En revanche, il s’est rendu

à pied au palais é piscopal. Et je ne sache pas qu’il ne soit

vraiment plus remonté à cheval. Or c’est sur la foi de cet

homme-là, Michel, que se fondent les garanties que tu

auras? »

Michel resta un long temps en silence. Puis il dit:

« Je peux comprendre le dé sir du pape de demeurer en

Avignon, et je ne le discute pas. Mais lui ne pourra

discuter notre dé sir de pauvreté et notre interpré tation

de l’exemple de Christ.

— Ne sois pas naï f, Michel, intervint Guillaume,

votre, notre dé sir, met sous un jour sinistre le sien. Il faut

que tu te rendes compte que depuis des siè cles jamais

homme plus avide n’avait é té é levé au trô ne pontifical.

Les prostitué es de Babylone contre qui tonnait autrefois

notre Ubertin, les papes corrompus dont parlaient les

poè tes de ton pays comme cet Alighieri, é taient des

agneaux doux et sobres en regard de Jean. C’est une pie

voleuse, un usurier juif, on trafique plus en Avignon qu’à

Florence! J’ai eu vent de son ignoble transaction avec le

neveu de Clé ment, Bertrand de Goth, celui du massacre

de Carpentras (où, entre autres, les cardinaux furent

allé gé s de tous leurs bijoux): celui-ci avait fait main basse

sur le tré sor de son oncle, qui n’é tait pas de la roupie de

sansonnet, et rien de ce qu’il avait volé n’avait é chappé à

Jean (dans la Cum venerabiles il é numè re avec pré cision

les monnaies, les vases d’or et d’argent, les livres, les

tapis, les pierres pré cieuses, les parements... ). Jean fit

pourtant mine d’ignorer que Bertrand avait mis les mains

sur plus d’un million et demi de florins d’or au cours du

sac de Carpentras, et discuta de trente mille autres

florins, que Bertrand avouait avoir reç us de son oncle

pour « un pieux dessein », à savoir pour une croisade. Il

fut é tabli que Bertrand aurait gardé la moitié de la somme

pour la croisade et l’autre moitié serait allé e au Saint-

Siè ge. Ce convenu, Bertrand ne fit jamais la croisade, ou

du moins ne l’a-t-il pas encore faite, et le pape n’a pas vu

la couleur d’un florin...

— Il n’est pas si habile que cela, alors, observa

Michel.

— C’est l’unique fois qu’il s’est fait jouer en matiè re

d’argent, dit Ubertin. Il faut que tu saches bien à quelle

race de mercanti tu as affaire. Dans tous les autres cas, il a

montré une habileté diabolique pour ramasser de l’argent.

C’est un roi Midas, ce qu’il touche devient de l’or qui

afflue dans les caisses d’Avignon. Chaque fois que je suis

entré dans ses appartements, j’ai trouvé des banquiers,

des changeurs de monnaie, et des tables chargé es d’or, et

des clercs qui comptaient et empilaient des florins les uns

sur les autres... Et tu verras quel palais il s’est fait

construire, avec des richesses que jadis on n’attribuait

qu’à l’empereur de Byzance ou au Grand Khan des

Tartares. Et maintenant tu comprends pourquoi il a

fulminé toutes ces bulles contre l’idé e de la pauvreté.

Sais-tu bien qu’il a poussé les dominicains, par haine de

notre ordre, à sculpter des statues de Christ affublé de la

couronne royale, de la tunique de pourpre et d’or et de

cothurnes somptueux? En Avignon ont é té exposé s des

crucifix avec Jé sus cloué par une seule main, tandis que

de l’autre il touche une bourse pendue à sa ceinture, pour

indiquer qu’il autorise l’usage des deniers à des fins

religieuses...

— Oh le sans-vergogne! s’exclama Michel. Mais

c’est là pur blasphè me!

— Il a ajouté, continua Guillaume, une troisiè me

couronne à la tiare papale, n’est-ce pas, Ubertin?

— Sû r. Au dé but du millé naire, le pape Hildebrand

en avait adopté une, avec é crit dessus Corona regni de

manu Dei{202}, l’infâ me Boniface en avait ajouté

ré cemment une seconde, avec ces mots Diadema imperii

de manu Pé tri{203}, et Jean n’a rien fait d’autre que de

perfectionner le symbole: trois couronnes, le pouvoir

spirituel, le temporel et l’ecclé siastique. Un symbole des

rois persans, un symbole paï en... »

Il y avait un frè re qui jusqu’alors é tait resté

silencieux, tout occupé, avec grande dé votion, à avaler les

bons mets dont l’Abbé avait fait recouvrir la table. Il

tendait une oreille distraite aux diffé rents propos, en

é mettant de temps à autre un rire sarcastique à l’adresse

du souverain pontife, ou un grognement d’approbation

aux interjections d’indignation des commensaux. Mais

pour le reste, il veillait à se nettoyer le menton des jus et

des morceaux de viande qu’il laissait tomber de sa bouche

é denté e mais vorace, et les rares fois qu’il avait adressé la

parole à un de ses voisins, c’avait é té pour porter aux

nues quelque dé lectable gourmandise. Je sus ensuite qu’il

s’agissait de messire Jé rô me, cet é vê que de Caffa

qu’Ubertin quelques jours auparavant croyait bel et bien

dé funt (et je dois dire que l’idé e qu’il é tait mort depuis

deux ans circula comme une nouvelle vraie à travers

toute la chré tienté pendant longtemps, car je l’entendis

mê me par la suite; et en effet il mourut peu de mois

aprè s notre rencontre, et je persiste à attribuer son dé cè s

à la grande rage que la ré union du lendemain lui aurait

mise au corps, tellement que j’aurais presque cru le voir

é clater sur-le-champ, tant il é tait frê le de corps et

d’humeur bileuse).

Il s’introduisit à ce point-là dans la conversation, en

parlant la bouche pleine: « Et puis, vous savez que

l’infâ me a é laboré une constitution sur les taxae sacrae

poenitentiariae où il spé cule sur les pé ché s des religieux

pour en soutirer d’autres deniers encore. Si un

ecclé siastique commet le pé ché de la chair avec une

nonne, avec une parente, ou mê me avec une femme

quelconque (parce qu’on en arrive jusque-là ! ), il ne

pourra ê tre absous que s’il paie soixante- sept lires d’or et

douze sous. Et s’il commet des bestialité s, ce sera plus de

deux cents lires, mais s’il ne les a commises qu’avec des

enfants ou des animaux, et non pas avec des femmes,

l’amende sera ré duite de cent lires. Et une religieuse qui

se serait donné e à de nombreux hommes, soit en mê me

temps soit à des moments diffé rents, en dehors ou en

dedans du couvent, et puis veut devenir abbesse, devra

payer cent trente et une lires d’or et quinze sous...

— Allons donc, messire Jé rô me, protesta Ubertin,

vous savez combien peu j’aime le pape, mais là je dois le

dé fendre! C’est une calomnie qu’on fait circuler en

Avignon, je n’ai jamais vu cette constitution!

— Elle existe, affirma vigoureusement Jé rô me. Moi

non plus je ne l’ai pas vue, mais elle existe. »

Ubertin hocha la tê te et les autres se turent. Je

m’aperç us qu’ils é taient habitué s à ne point trop prendre

au sé rieux messire Jé rô me, que l’autre jour Guillaume

avait taxé de sot. Quoi qu’il en fû t, Guillaume chercha à

relancer la conversation: « En tout cas, vraie ou fausse,

cette rumeur nous dit bien quel est le climat moral

d’Avignon, où quiconque, exploité s et exploiteurs, sait

qu’il vit davantage dans un marché qu’à la cour d’un

repré sentant de Christ. Lors de l’exaltation de Jean, on

parlait d’un tré sor de soixante-dix mille florins d’or, et

maintenant certains disent qu’il en a amassé plus de dix

millions.

— C’est vrai, dit Ubertin. Michel, Michel, tu ne sais

pas les choses honteuses qu’il m’a fallu voir en Avignon!

— Cherchons à ê tre honnê tes, dit Michel. Nous

savons que les nô tres aussi ont commis des excè s. J’ai su

des franciscains qui attaquaient en armes les couvents

dominicains et dé nudaient leurs frè res ennemis pour leur

imposer la pauvreté... C’est pour cela que je n’osai pas

m’opposer à Jean aux temps des affaires de Provence... Je

veux aboutir à un accord avec lui, je n’humilierai pas son

orgueil, je lui demanderai seulement qu’il n’humilie pas

notre humilité. Je ne lui parlerai pas de l’or, je lui

demanderai seulement d’ê tre d’accord avec une saine

interpré tation des Ecritures. Et c’est ce que nous devrons

faire avec ses lé gats, demain. En fin de compte, ce sont

des hommes de thé ologie, et tous ne seront pas des

rapaces comme Jean. Lorsque des hommes sages auront

dé libé ré sur une interpré tation scripturaire, lui ne

pourra...

— Lui? coupa Ubertin. Mais tu ne connais pas

encore ses folies dans le domaine thé ologique. Lui veut

lier vraiment tout de sa main, dans le ciel et sur la terre.

Sur la terre nous avons vu ce qu’il fait. Quant au ciel... Eh

bien, il n’a pas encore exprimé les idé es que je te dis, pas

publiquement du moins, mais je sais de source sû re qu’il

en a touché un mot à ses fidè les. Il est en train d’é laborer

certaines propositions folles, sinon perverses, qui

changeraient la substance mê me de la doctrine, et

ô teraient toute force à notre pré dication!

— Lesquelles? demandè rent beaucoup d’entre eux.

— Demandez à Bé renger, lui le sait, c’est lui qui m’en

avait parlé. » Ubertin s’é tait adressé à Bé renger Talloni,

qui avait é té dans les anné es passé es un des adversaires

les plus dé cidé s du souverain pontife à sa cour mê me.

Venu d’Avignon, il avait depuis deux jours rejoint le

groupe des franciscains, et avec eux il é tait arrivé à

l’abbaye.

« C’est une sombre histoire et presque incroyable,

dit Bé renger. Il semble donc que Jean ait en tê te de

soutenir que les justes ne jouiront de la vision bé atifique

qu’aprè s le Jugement. Depuis longtemps, il ré flé chit sur le

verset neuf du sixiè me chapitre de l’Apocalypse, là où on

parle de l’ouverture du cinquiè me sceau: où apparaissent

sous l’autel ceux qui ont é té é gorgé s pour avoir té moigné

de la parole de Dieu, et demandent justice. On donne à

chacun une robe blanche en leur disant de patienter

encore un peu... Signe, en dé duit Jean, qu’ils ne pourront

voir Dieu dans son essence, avant l’accomplissement du

Jugement Dernier.

— Mais à qui a-t-il dé bité ces sornettes? demanda

Michel atterré.

— Jusqu’à pré sent, à une poigné e d’intimes, mais le

bruit s’est ré pandu, on dit qu’il est en train de pré parer

une intervention ouverte, pas dans l’immé diat, peut-ê tre

dans quelques anné es, il consulte ses thé ologiens...

— Ah ah! ricana Jé rô me en mastiquant.

— Non seulement; il semble qu’il veuille aller plus

loin et soutenir que l’enfer non plus ne sera pas ouvert

avant ce jour... Pas mê me pour les dé mons.

— Seigneur Jé sus aide-nous! s’exclama Jé rô me. Et

que raconterons-nous alors aux pé cheurs, si nous ne

pouvons les menacer d’un enfer immé diat, dè s l’instant où

ils meurent?

— Nous sommes dans les mains d’un fou, dit

Ubertin. Mais je ne comprends pas pourquoi il veut

soutenir pareilles choses...

— Toute la doctrine des indulgences part en fumé e,

dé plora Jé rô me, et mê me lui ne pourra plus en vendre.

Pourquoi un prê tre qui a fait pé ché de bestialité devrait-il

payer tant de lires en or pour é viter un châ timent aussi

lointain?

— Pas si lointain que ç a, dit avec force Ubertin, les

temps sont proches!

— Tu le sais toi, cher frè re, mais les simples ne le

savent pas. Voilà où nous en sommes! cria Jé rô me qui

n’avait plus l’air de se dé lecter en mâ chonnant. Quelle

idé e né faste, ce sont ces frè res prê cheurs qui ont dû la lui

fourrer dans le crâ ne... Ah! » Et il secoua la tê te.

« Mais pourquoi? ré pé ta Michel de Cé sè ne.

— Je ne crois pas qu’il y ait une raison, dit

Guillaume. C’est une preuve qu’il s’octroie, un acte



  

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