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LE NOM DE LA ROSE 30 страница



la tentative de concilier l’appé tit naturel avec les lois

é dicté es par l’â me rationnelle. A pré sent je sais que je

souffrais du contraste entre l’appé tit intellectif, où aurait

dû se manifester l’empire de la volonté, et l’appé tit

sensitif, sujet des humaines passions. En effet actus

appetitus sensitivi in quantum habent transmutationem

corpo- ralem annexam, passiones dicuntur, non autem

actus voluntatis{194}. Et mon acte appé titif é tait

pré cisé ment accompagné d’un tremblement de tout mon

corps, d’une impulsion physique à crier et à m’agiter. Le

Docteur angé lique dit que les passions en soi ne sont pas

mauvaises, sauf qu’on doit les modé rer par la volonté

guidé e par l’â me rationnelle. Mais mon â me rationnelle

é tait ce matin-là assoupie de fatigue; et cette lassitude

bridait l’appé tit irascible, qui se tourne vers le bien et

vers le mal en tant que termes de conquê te, mais pas

l’appé tit concupiscible, qui se tourne vers le bien et vers le

mal en tant qu’ils sont connus. Pour justifier mon

irresponsable lé gè reté d’alors, je dirai aujourd’hui, et avec

les mots du Docteur angé lique, que j’é tais

indubitablement pris d’amour, qui est passion et loi

cosmique, car mê me la gravité des corps est amour

naturel. Et par cette passion j’é tais naturellement sé duit,

car en cette passion appetitus tendit in appetibile realiter

consequendum ut sit ibi finis motus. {195} Partant,

naturellement amor facit quod ipsae res quae amantur,

amanti aliquo modo uniantur et amor est magis cognitivus

quam cognitio{196}. De fait, je voyais maintenant la jeune

fille mieux que je ne l’avais vue la veille au soir, et je la

comprenais intus et in cute{197} parce qu’en elle je me

comprenais moi et en moi elle-mê me. Je me demande à

pré sent si ce que j’é prouvais é tait l’amour d’amitié, où le

semblable aime le semblable et ne veut que le bien

d’autrui, ou amour de concupiscence, où l’on veut son

propre bien et l’incomplet ne veut que ce qui le complè te.

Et je crois qu’amour de concupiscence avait é té celui de la

nuit, où je voulais de la jeune fille quelque chose que je

n’avais jamais eu, tandis que ce matin-là je ne voulais rien

de la jeune fille, et je ne voulais que son bien, et je dé sirais

qu’elle fû t soustraite à la cruelle né cessité de se soumettre

pour un peu de nourriture, et fû t heureuse, et je ne

voulais plus rien lui demander mais uniquement continuer

à penser à elle et à la voir dans les brebis, dans les boeufs,

dans les arbres, dans la lumiè re sereine qui ceignait de

bonheur l’enceinte de l’abbaye.

A pré sent, je sais que la cause de l’amour est le bien

et ce qui est bien se dé finit par connaissance, et qu’on ne

peut aimer que ce qu’on a appris comme bien, tandis que

la jeune fille je l’avais apprise, oui, comme bien de l’appé tit

irascible, mais comme mal de la volonté. Mais alors, j’é tais

la proie d’une grande discordance dans les mille

mouvements de mon â me, car ce que j’é prouvais é tait

semblable à l’amour le plus saint pré cisé ment comme le

dé crivent les docteurs: il me procurait l’extase, où amant

et aimé e veulent la mê me chose (et par une mysté rieuse

illumination, je savais qu’en cet instant et où qu’elle fû t, la

jeune fille voulait cela mê me que moi je voulais), et pour

elle j’é prouvais de la jalousie, mais pas la mauvaise,

condamné e par Paul dans la premiè re aux Corinthiens,

qui est principium contentionis{198}, et n’admet pas

consortium in amato, mais celle dont parle Denis dans les

Nomi Divini{199}, raison pour quoi Dieu aussi est dit jaloux

propter multum amorem quem habet ad existentia{200}

(et moi j’aimais la jeune fille justement parce qu’elle

existait, et j’é tais heureux, pas envieux, qu’elle existâ t).

J’é tais jaloux de la faç on dont, pour le Docteur angé lique,

la jalousie est motus in amatum, jalousie d’amitié qui

pousse à s’opposer à tout ce qui nuit à l’aimé (et moi je ne

rê vais, en cet instant-là, à rien d’autre qu’à dé livrer la

jeune fille du pouvoir de ceux qui en achetaient la chair en

la souillant de leurs passions né fastes).

A pré sent je sais, comme dit le Docteur, que l’amour

peut porter atteinte à l’aimé e s’il est excessif. Et le mien

é tait excessif. J’ai tenté d’expliquer ce que j’é prouvais

alors, je ne tente en rien de le justifier. Je parle de ce que

furent mes coupables ardeurs de jeunesse. Elles é taient

mauvaises, mais la vé rité m’impose de dire que je les

ressentis alors comme extrê mement bonnes. Et que cela

enseigne ceux qui, comme moi, tré bucheront dans les rets

de la tentation. Aujourd’hui, vieillard, je saurais mille

faç ons d’é chapper à de telles sé ductions (et je me

demande à quel point je dois en ê tre fier, puisque me voilà

libé ré des tentations du dé mon mé ridien; mais pas libé ré

de toutes, à telle enseigne que je me demande si ce que je

suis en train de faire n’est pas coupable allé geance à la

passion terrestre de la remé moration, sotte tentative

d’é chapper au flux du temps, et à la mort).

Jadis, je me sauvai, presque par instinct miraculeux.

La jeune fille m’apparaissait dans la nature et dans les

oeuvres humaines qui m’entouraient. Je cherchai donc,

par une heureuse intuition de l’â me, à me plonger dans la

contemplation dé taillé e de ces oeuvres. J’observai le

travail des vachers qui menaient les boeufs hors de

l’é table, des porchers qui remplissaient la bauge des

cochons, des bergers qui excitaient les chiens à ré unir les

brebis, des paysans qui apportaient é peautre et mil aux

moulins et en sortaient avec des sacs de bonne farine. Je

m’absorbai dans la contemplation de la nature, en

cherchant à oublier mes pensé es et à ne regarder que les

ê tres tels qu’ils nous apparaissent, et à m’abî mer dans

leur vision, joyeusement.

Qu’il é tait beau le spectacle de la nature non encore

touché par la science, souvent perverse, de l’homme!

Je vis l’agneau, à qui on a donné ce nom comme en

reconnaissance de sa pureté et bonté. En effet le nom

agnus dé rive du fait que cet animal agnoscit reconnaî t sa

propre mè re, et en reconnaî t la voix au milieu du

troupeau, tandis que la mè re, parmi tant d’agneaux de

forme identique et d’identique bê lement, reconnaî t

toujours et uniquement son fils, et le nourrit. Je vis le

mouton, appelé ovis qu’on dit ab oblatione parce qu’il

servait depuis les premiers temps aux rites sacrificiels; le

mouton qui, à son habitude, au seuil de l’hiver, cherche

l’herbe avec avidité et se remplit de fourrage avant que

les pacages ne soient brû lé s par le gel. Et les troupeaux

é taient surveillé s par les chiens, dont le nom vient de

canor à cause de leur aboiement. Animal parfait au milieu

des autres, avec des dons d’acuité supé rieurs, le chien

reconnaî t son propre maî tre, et il est dressé à la chasse

aux bê tes fé roces dans les bois, à la garde des troupeaux

contre les loups, il protè ge la maison et les petits de son

maî tre, et parfois, dans son rô le de dé fenseur, il trouve la

mort. Le roi Garamante{201}, qui avait é té conduit en

prison par ses ennemis, é tait retourné dans sa patrie

grâ ce à une meute de deux cents chiens qui se frayè rent

un chemin au milieu des bataillons antagonistes; le chien

de Jason Lycien, aprè s la mort de son maî tre, refusa de se

nourrir jusqu’à mourir d’inanition; celui du roi Lysimaque

se jeta sur le bû cher de son maî tre pour mourir avec lui.

Le chien a le pouvoir de cicatriser les blessures en les

lé chant, et la langue de ses chiots peut gué rir les lé sions

intestinales. De par sa nature, il a coutume d’utiliser deux

fois la mê me nourriture, aprè s l’avoir vomie. Sobrié té qui

est symbole de perfection d’esprit, ainsi que le pouvoir de

thaumaturge de sa langue est symbole de la purification

des pé ché s, obtenue à travers la confession et la

pé nitence. Mais que le chien revienne à ce qu’il a vomi est

aussi le signe que, aprè s la confession, on revient aux

mê mes pé ché s qu’avant, et cette moralité me fut fort utile

ce matin-là pour avertir mon coeur, alors que j’admirais

les merveilles de la nature.

Cependant mes pas me portaient à l’é table des

boeufs, qui é taient en train de sortir en grand nombre,

guidé s par leurs bouviers. Ils me semblè rent aussitô t tels

qu’ils é taient et sont, des symboles d’amitié et de bonté,

car chaque boeuf sur son travail se tourne pour chercher

son compagnon de charrue, si par hasard celui-là est pour

l’heure absent, et il s’adresse à lui avec d’affectueux

beuglements. Les boeufs, obé issants, apprennent à

regagner tout seuls l’é table quand il vient à pleuvoir, et

quand ils s’abritent à leur râ telier, ils allongent

continuellement la tê te pour regarder dehors si le

mauvais temps a cessé, car ils aspirent à retourner au

travail. Et avec les boeufs sortaient aussi des é tables les

jeunes veaux qui, femelles et mâ les, tirent leur nom du

mot viriditas ou mê me de virgo, car à cet â ge ils sont

encore frais, jeunes et chastes, et j’avais fait et faisais mal,

me dis-je, de voir dans leurs ondoiements gracieux une

image de la jeune fille sans chasteté. Voilà à quoi je

songeai, ré concilié avec le monde et avec moi-mê me,

observant le gai travail de l’heure matutinale. Et je ne

pensai plus à la jeune fille, autrement dit je m’efforç ai de

transformer l’ardeur qui me portait vers elle, en un

sentiment de gaieté inté rieure et de paix dé vote.

Je me dis que le monde é tait bon, et admirable. Que

la bonté de Dieu est manifeste, fû t-ce chez les bê tes les

plus horribles, comme explique Honorius d’Autun. C’est

vrai, il y a des serpents si grands qu’ils dé vorent les cerfs

et parcourent les océ ans, il y a la bê te cé nocroque au

corps d’â ne, cornes de bouquetin, poitrine et gueule de

lion, pied de cheval à deux onglons comme celui du boeuf,

babines taillé es jusqu’aux oreilles, voix presque humaine

et à la place des dents, un seul os solidement planté. Et il y

a la bê te manticore, avec un visage d’homme, un triple

ordre de dents, le corps de lion, la queue de scorpion, les

yeux glauques, une couleur de sang et la voix pareille au

sifflement des serpents, friande de chair humaine. Et il y a

des monstres avec huit doigts à chaque pied, et des

museaux de loup, des ongles crochus, une peau de mouton

et des abois de chien, qui deviennent noirs au lieu de

blancs avec la vieillesse, et dé passent de beaucoup notre

â ge. Et il y a des cré atures avec des yeux sur les humé rus

et deux trous sur la poitrine au lieu de narines, parce

qu’ils n’ont point de tê te, et d’autres encore qui gî tent le

long du fleuve Gange, et ne vivent que de l’odeur d’une

certaine pomme, et quand ils s’en é loignent, ils meurent.

Cependant mê me toutes ces bê tes immondes chantent

dans leur varié té les louanges du Cré ateur et Sa sagesse,

comme le chien, le boeuf, le mouton, l’agneau et le lynx.

Comme elle est grande, me dis-je alors, en ré pé tant les

paroles de Vincent de Beauvais, la plus humble beauté de

ce monde, et comme il est agré able à l’oeil de la raison de

considé rer attentivement les faç ons et les nombres et les

ordres des choses, si dignement é tablis dans tout

l’univers, mais aussi le dé roulement des temps qui

incessamment se dé ploient à travers successions et

chutes, marqué s par la mort de ce qui est né. J’avoue, en

pé cheur que je suis, à l’â me insignifiante encore

prisonniè re de la chair, que je fus porté alors par une

douceur toute spirituelle vers le Cré ateur et la rè gle de ce

monde, et j’admirai avec joyeuse vé né ration la grandeur

et la stabilité de la cré ation.

C’est dans cette bonne disposition d’esprit que me

vit mon maî tre quand, entraî né par mes pas et sans m’en

rendre compte, ayant presque accompli un pé riple autour

de l’abbaye, je me retrouvai où nous nous é tions quitté s

deux heures auparavant. Là é tait Guillaume, et ce qu’il

me dit dé tourna le cours de mes songeries pour diriger de

nouveau ma pensé e sur les té né breux mystè res de

l’abbaye.

Guillaume avait l’air fort satisfait. Il tenait en main le

feuillet de Venantius, qu’il avait enfin dé chiffré. Nous

allâ mes dans sa cellule, loin des oreilles indiscrè tes, et il

me traduisit ce qu’il avait lu. Aprè s la phrase en alphabet

zodiacal (secretum finis Africae manus supra idolum â ge

primum et septimum de quatuor), voici ce que disait le

texte grec:

Le poison redoutable qui donne la purification...

L’arme la meilleure pour dé truire l’ennemi...

Sers-toi des personnes humbles, viles et laides, tire

plaisir de leur dé faut... Elles ne doivent pas mourir... Pas

dans les demeures des nobles et des puissants mais à

partir des villages des paysans, aprè s abondant repas et

moult libations... Des corps trapus, des faces difformes.

Ils violent des vierges et couchent avec des ribaudes,

pas mauvais, sans crainte.

Une vé rité diffé rente, une diffé rente image de la

vé rité...

Les vé né rables figuiers.

La pierre é honté e roule dans la plaine... Sous les

yeux.

Il faut rouler et surprendre en roulant, dire les

choses contraires à celles qu’on croyait, dire une chose et

en entendre une autre.

Pour eux les cigales chanteront depuis la terre.

Rien d’autre. A mon avis, trop peu, presque rien. On

aurait dit les divagations d’un dé ment, et j’en fis part à

Guillaume.

« Il se pourrait. Et il semble sans nul doute plus

dé ment qu’il ne l’é tait à cause de ma traduction. Je

connais le grec assez approximativement. Et toutefois, à

supposer que Venantius fû t fou, ou fou l’auteur du livre,

on ne saurait pas pour autant pourquoi tant de Personnes,

et point toutes folles, ont tant fait, d’abord pour cacher le

livre et ensuite pour le ré cupé rer... »

— Mais les choses qui sont é crites ici, elles

proviennent du livre mysté rieux?

— Il s’agit, à n’en pas douter, de choses é crites par

Venantius. Tu le vois, toi aussi, il ne s’agit pas d’un vieux

parchemin. Et ce doivent ê tre des notes prises en lisant le

livre, autrement Venantius n’eû t pas é crit en grec. Il a

certainement recopié, en les abré geant, des phrases qu’il

a trouvé es dans le volume dé robé au finis Africae. Il l’a

emmené dans le scriptorium et a entrepris de le lire, tout

en notant ce qui lui semblait digne d’ê tre noté. Puis il est

arrivé quelque chose. Ou il s’est senti mal, ou il a entendu

quelqu’un monter. Alors il a remisé le livre, avec ses

notes, sous sa table, se promettant probablement de le

reprendre le lendemain soir. Dans tous les cas, ce n’est

qu’en partant de cette feuille que nous pourrons

reconstruire la nature du livre mysté rieux, et ce n’est

qu’à partir de la nature de ce livre qu’il sera possible

d’infé rer la nature de l’homicide. Car dans chaque crime

commis pour la possession d’un objet, la nature de l’objet

devrait nous fournir une idé e, aussi pâ le fû t-elle, de la

nature de l’assassin. Si on tue pour une poigné e d’or,

l’assassin sera une personne avide; pour un livre,

l’assassin n’aura de cesse qu’il ne cache aux autres les

secrets de ce livre. Il est donc né cessaire de savoir ce que

dit le livre que nous ne possé dons pas.

— Et vous, serez-vous en mesure, à partir de ces

quelques lignes, de comprendre de quel livre il retourne?

— Cher Adso, ces mots semblent ceux d’un texte

sacré, dont la signification va au-delà de la lettre. En les

lisant ce matin, aprè s que nous avons parlé avec le

cellé rier, j’ai é té frappé du fait que là aussi il est question

en partie de gens simples et de paysans, comme porteurs

d’une vé rité diffé rente de celle des sages. Le cellé rier a

laissé entendre que quelque é trange complicité le liait à

Malachie. Malachie aurait-il caché certain texte hé ré tique

dangereux que Remigio lui avait confié ? Alors Venantius

aurait lu et annoté quelque mysté rieuse instruction

concernant une communauté d’hommes frustes et vils en

ré volte contre tout et tous. Mais...

— Mais?

— Mais il y a deux faits contre cette hypothè se. L’un,

c’est que Venantius ne paraissait pas inté ressé par ce

genre de questions: il traduisait des textes grecs, et ne

prê chait pas les hé ré sies... L’autre, c’est que des phrases

comme celles des figuiers, de la pierre ou des cigales ne

pourraient s’expliquer par cette premiè re hypothè se...

— Ce sont peut-ê tre des é nigmes avec une autre

signification, suggé rai-je. Ou bien avez-vous une autre

hypothè se?

— J’en ai une, mais confuse encore. J’ai l’impression,

en lisant cette page, d’avoir dé jà lu certains de ces mots,

et des phrases presque identiques, que j’ai vues ailleurs,

me reviennent à l’esprit. Il me semble mê me que cette

feuille parle de quelque chose dont on a dé jà parlé ces

jours-ci... Mais je ne me souviens pas de quoi. Il faut que

j’y pense. Peut-ê tre me faudra-t-il lire d’autres livres.

— Pourquoi donc? Pour savoir ce que dit un livre

vous devez en lire d’autres?

— Parfois, oui. Souvent les livres parlent d’autres

livres. Souvent un livre inoffensif est comme une graine,

qui fleurira dans un livre dangereux, ou inversement,

c’est le fruit doux d’une racine amè re. Ne pourrais-tu pas,

en lisant Albert, savoir ce qu’aurait pu dire Thomas? Ou

en lisant Thomas, savoir ce qu’avait dit Averroè s?

— C’est vrai », dis-je plein d’admiration. Jusqu’alors

j’avais pensé que chaque livre parlait des choses,

humaines ou divines, qui se trouvent hors des livres. Or je

m’apercevais qu’il n’est pas rare que les livres parlent de

livres, autrement dit qu’ils parlent entre eux. A la lumiè re

de cette ré flexion, la bibliothè que m’apparut encore plus

inquié tante. Elle é tait donc le lieu d’un long et sé culaire

murmure, d’un dialogue imperceptible entre parchemin

et parchemin, une chose vivante, un ré ceptacle de

puissances qu’un esprit humain ne pouvait dominer,

tré sor de secrets é mané s de tant d’esprits, et survivant

aprè s la mort de ceux qui les avaient produits, ou s’en

é taient fait les messagers.

« Mais alors, dis-je, à quoi sert de cacher les livres, si

on peut remonter des visibles à ceux qu’on occulte?

— A l’aune des siè cles, cela ne sert à rien. A l’aune

des anné es et des jours, cela sert à quelque chose. De fait,

tu vois à quel point nous sommes dé sorienté s.

— Et donc une bibliothè que n’est pas un instrument

pour ré pandre la vé rité, mais pour en retarder

l’apparition? demandai-je pris de stupeur.

— Pas toujours et pas né cessairement. Dans le cas

pré sent, elle l’est. »

Quatriè me jour

SEXTE

Où Adso va chercher des truffes et trouve un arrivage de

minorites, ceux-ci s’entretiennent longuement avec

Guillaume et Ubertin, et l’on apprend des choses trè s

tristes sur Jean XXII.

Aprè s ces considé rations mon maî tre dé cida de ne plus

rien faire. J’ai dé jà dit qu’il avait parfois de ces moments

de totale absence d’activité, comme si le cycle incessant

des astres s’é tait arrê té, et lui avec. Ainsi en alla-t-il ce

matin-là. Il s’allongea sur sa paillasse, les yeux grand

ouverts dans le vide et les mains croisé es sur la poitrine,

remuant à peine les lè vres comme s’il ré citait une priè re,

mais de faç on irré guliè re et sans dé votion.

Je pensai qu’il pensait, et je ré solus de respecter sa

mé ditation. Je revins dans la cour et vis que le soleil

s’é tait affaibli. De belle et limpide qu’elle é tait, la matiné e

(alors que le jour s’apprê tait à consumer sa premiè re

moitié ) devenait peu à peu humide et brumeuse. De gros

nuages arrivaient du septentrion et envahissaient le haut

du plateau le recouvrant d’un brouillard lé ger. On aurait

dit de la brume, et peut-ê tre de la brume montait-elle

aussi du sol, mais à cette hauteur il s’avé rait malaisé de

distinguer les nappes brumeuses qui venaient du bas de

celles qui descendaient du haut. On commenç ait à

distinguer avec peine la masse des bâ timents les plus

lointains.

Je vis Sé verin qui rassemblait les porchers et

plusieurs de leurs animaux, dans l’allé gresse. Il me dit

qu’ils allaient le long des pentes du mont, et dans la vallé e,

chercher des truffes. Je ne connaissais pas encore ce fruit

raffiné du sous-bois qui poussait dans cette pé ninsule, et

paraissait typique des terres bé né dictines, aussi bien à

Norcia – noir – que dans ces terres-là – plus blanc et

plus parfumé. Sé verin m’expliqua de quoi il retournait, et

combien la truffe est dé lectable, pré paré e des plus

diverses faç ons. Et il me dit qu’elle é tait trè s difficile à

trouver, parce qu’elle se cachait sous la terre, plus secrè te

qu’un champignon, et que les seuls animaux capables de

la dé nicher, guidé s par leur flair, é taient les cochons. Sauf

que, à peine la sentaient-ils, qu’ils voulaient la dé vorer, et

il fallait aussitô t les é loigner et intervenir pour la dé terrer.

Je sus plus tard que de nombreux gentilshommes ne

dé daignaient pas de s’adonner à cette chasse, en suivant

les cochons comme de trè s nobles limiers, et suivis à leur

tour par des serviteurs munis de houes. Je me souviens

mê me que bien plus tard encore un seigneur de mes

contré es sachant que je connaissais l’Italie, me demanda

comment il se faisait qu’il avait vu là -bas ses pairs mener

paî tre des cochons, et moi je ris en comprenant qu’ils

allaient au contraire à la recherche des truffes. Mais

comme je lui dis que ces seigneurs souhaitaient vivement

dé couvrir « le tartoufo », comme on nomme la truffe là bas,

sous la terre pour le manger ensuite, il comprit que

l’objet de leur recherche gourmande é tait « der Teufel »,

autrement dit le diable, et il se signa avec dé votion en me

regardant tout ahuri. Puis l’é quivoque se dissipa et l’un et

l’autre nous en rî mes de bon coeur. Telle est la magie des

langues humaines, que par un humain accord elles

signifient souvent, avec des sons identiques, des choses

diffé rentes.

Intrigué par les pré paratifs de Sé verin, je dé cidai de

le suivre, c’est qu’aussi je compris qu’il s’adonnait à cette

recherche pour oublier les tristes vicissitudes qui nous

accablaient tous; et je pensai qu’en l’aidant, lui, à oublier

ses pensé es j’aurais peut-ê tre, sinon oublié, du moins tenu

en bride les miennes. Je ne cache pas non plus, puisque

j’ai dé cidé d’é crire toujours et seulement la vé rité, qu’en

secret me sé duisait l’idé e que, une fois descendu dans la

vallé e, je pourrais peut-ê tre entrevoir quelqu’un que je ne

veux pas nommer. Mais à moi-mê me et quasi à haute

voix je soutenais en revanche que, comme ce jour-là on

attendait l’arrivé e des deux lé gations, je pourrais peutê tre

en aviser une.

Au fur et à mesure qu’on descendait les tournants

du mont, l’air s’é claircissait; non pas que le soleil revî nt,

car tout là -haut le ciel s’alourdissait de nuages, mais on

distinguait nettement les choses, car le brouillard restait

au-dessus de nos tê tes. Et mê me, une fois que nous fû mes

de beaucoup descendus, je me retournai pour regarder le

faî te du mont, et ne vis plus rien: à partir de la mi-cô te, le

haut de la colline, le plateau, l’É difice, tout disparaissait

dans les nues.

Le matin de notre arrivé e, quand dé jà nous é tions

dans les monts, à certains tournants, il é tait encore

possible d’apercevoir, à pas plus de dix milles et peut-ê tre

moins, la mer. Notre voyage avait é té riche de surprises,

parce que d’un coup on se trouvait comme sur une

terrasse montagneuse qui donnait à -pic sur des golfes

splendides, et peu aprè s on pé né trait dans des gorges



  

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