|
|||
LE NOM DE LA ROSE 29 страницаfilles à la fornication. » Encore que mon maî tre dî t ces choses d’un ton presque distrait, le lecteur aura compris à quel point ces paroles troublaient le pauvre cellé rier. Je ne saurais dire s’il pâ lit, mais je dirai que je m’attendais tellement à ce qu’il pâ lî t que je le vis pâ lir. « Tu me demandes des choses que, si je les savais, j’aurais dé jà dites à l’Abbé, ré pondit-il humblement. En tout cas si, comme je l’imagine, ces informations servent à ton enquê te, je ne te cacherai rien de ce que je pourrai apprendre. Et mê me, maintenant que tu m’y fais penser, à propos de ta premiè re question... La nuit où mourut le pauvre Adelme, je circulais dans la cour... tu sais, une histoire de poules, des bruits que j’avais recueillis sur un certain maré chal-ferrant qui de nuit allait marauder dans le poulailler... Eh bien cette nuit-là il me fut donné de voir – de loin, je ne pourrais pas en jurer — Bé renger qui regagnait le dortoir en longeant le choeur, comme s’il venait de l’É difice... Je ne m’en é tonnai pas, car parmi les moines Bé renger faisait murmurer depuis beau temps, tu l’as peut-ê tre su... — Non, dis-moi. — Bon, comment dire? On soupç onnait Bé renger de nourrir des passions qui... ne conviennent pas à un moine... — Tu veux sans doute me suggé rer qu’il avait des rapports avec des filles du village, comme je te le demandais? » Le cellé rier toussa, embarrassé, et il eut un sourire plutô t hideux: « Oh non... des passions encore plus inconvenantes... — Parce qu’un moine qui prend plaisir charnel avec des jeunes, filles du village cultive au contraire des passions en quelque sorte convenables? — Je n’ai pas dit cela, mais ce n’est pas moi qui t’apprendrai qu’il y a une hié rarchie dans la dé pravation comme dans la vertu. La chair peut ê tre tenté e selon nature et... contre nature. — Tu veux me dire que Bé renger é tait mû par des dé sirs charnels pour les hommes de son sexe? — Je dis ce qu’on murmurait sur son compte... Je te communiquais ces choses comme preuve de ma sincé rité et de ma bonne volonté... — Et moi je te remercie. Et je conviens avec toi que le pé ché de sodomie est bien pire que d’autres formes de luxure, sur lesquelles franchement je ne suis pas porté à enquê ter... — Des misè res, des misè res, quand bien mê me elles s’avé reraient, dit le cellé rier avec philosophie. — Des misè res, Ré migio. Nous sommes tous des pé cheurs. Je ne chercherais jamais la menue paille dans l’oeil de mon frè re, tant je crains d’avoir une é norme poutre dans le mien. Mais je te saurai gré de toutes les poutres dont tu voudras bien me parler à l’avenir. Ainsi nous nous entretiendrons sur de grands et robustes troncs de bois et nous laisserons les pailles voltiger dans les airs. Tu disais que ç a fait combien quatre demiperches ? — Trente-six pieds carré s. Mais ne t’inquiè te pas. Quand tu voudras savoir quelque chose de pré cis, tu viendras me trouver. Compte sur moi comme sur un ami fidè le. — Et tel je te considè re, dit Guillaume avec chaleur. Ubertin m’a dit qu’autrefois tu appartenais au mê me ordre que moi. Je ne trahirais jamais un ancien frè re, surtout ces jours-ci où l’on attend l’arrivé e d’une lé gation pontificale conduite par un grand inquisiteur, cé lè bre pour avoir brû lé tant de dolciniens. Tu disais que quatre demiperches font trente-six pieds carré s? » Le cellé rier n’é tait pas un idiot. Il dé cida qu’il ne valait plus la peine de jouer au chat et à la souris, d’autant qu’il se voyait dans le rô le de la souris. « Frè re Guillaume, dit-il, je vois que tu sais beaucoup plus de choses que je ne l’imaginais. Ne me trahis pas, et je ne te trahirai pas. C’est vrai, je suis un pauvre homme de chair, et je cè de aux appâ ts de la chair. Salvatore m’a dit que toi ou ton novice hier soir, vous les avez surpris dans les cuisines. Tu as beaucoup voyagé Guillaume, tu sais que pas mê me les cardinaux d’Avignon ne sont des parangons de vertu. Je sais que ce n’est pas pour ces petits et misé rables pé ché s que tu es en train de m’interroger. Mais je comprends aussi que tu as appris quelque chose sur mon histoire d’antan. J’ai eu une vie bizarre, comme il arriva à nombre d’entre nous, minorites. Il y a bien des anné es de cela, j’ai cru en l’idé al de pauvreté, j’ai abandonné la communauté pour me livrer à la vie errante. J’ai cru en la pré dication de Dolcino, ainsi que tant d’autres avec moi. Je ne suis pas un homme cultivé, j’ai reç u les ordres mais je sais à peine dire la messe. Je ne sais pas grand’chose en thé ologie. Et je n’arrive sans doute mê me pas à m’attacher aux idé es. Tu vois, j’ai tenté autrefois de me rebeller contre les seigneurs, maintenant je les sers et pour le seigneur de ces terres je commande à ceux qui sont comme moi. Ou se rebeller ou trahir, on ne nous laisse guè re de choix, à nous les simples. — Parfois les simples comprennent mieux les choses que les doctes, dit Guillaume. — Peut-ê tre, ré pondit le cellé rier avec un haussement d’é paules. Mais je ne sais pas mê me pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait, à l’é poque. Tu vois, pour Salvatore c’é tait compré hensible, il prove nait des serfs de la glè be, enfant des famines et des maladies. Dolcino repré sentait la ré bellion, et la destruction des seigneurs. Pour moi, ce fut diffé rent, j’é tais de famille citadine, je ne m’enfuyais pas devant la faim. Ce fut... je ne sais comment dire, une fê te des fols, un beau carnaval... Sur les monts avec Dolcino, avant que nous fussions ré duits à manger la chair de nos compagnons morts au combat, avant qu’il en mourû t tant de privations, qu’on ne pouvait tous les manger, et qu’on les jetait en pâ ture aux oiseaux et aux bê tes fé roces sur les pentes du Rebello... ou peutê tre mê me en ces moments-là... on respirait un air... puisje dire de liberté ? Je ne savais pas, avant, ce qu’é tait la liberté, les prê cheurs nous disaient: « La vé rité vous fera libres ». Nous nous sentions libres, nous pensions ê tre dans la vé rité. Nous pensions que tout ce que nous faisions é tait juste... — Et là -bas, vous avez commencé... à vous unir librement avec une femme? » demandai-je, sans savoir mê me pourquoi, mais les paroles qu’Ubertin m’avait dites la nuit pré cé dente m’obsé daient, et ce que j’avais lu dans le scriptorium, et ce qui m’é tait personnellement arrivé. Guillaume me regarda intrigué, il ne s’attendait probablement pas que je fusse aussi hardi et impudent. Le cellé rier me fixa comme si j’é tais un curieux animal. « Sur le Rebello, dit-il, il y avait des gens qui pendant toute leur enfance avaient dormi, à dix et davantage, sur quelques coudé es de terre battue, frè res et soeurs, pè res et filles. Que veux-tu que ce fû t pour eux d’accepter cette nouvelle situation? Ils faisaient par choix ce que d’abord ils avaient fait par né cessité. Et puis la nuit, quand tu redoutes l’arrivé e de troupes ennemies et que tu te serres contre ton compagnon, à mê me la terre, pour ne pas sentir le froid... Les hé ré tiques, vous autres moinillons, qui venez d’un châ teau et aboutissez dans une abbaye, vous croyez que c’est une maniè re de penser, inspiré e par le dé mon. En revanche, c’est une maniè re de vivre, et c’est... et ç a a é té... une expé rience nouvelle... Il n’y avait plus de maî tres, et Dieu, nous disait-on, é tait avec nous. Je ne dis pas que nous avions raison, Guillaume, et de fait tu me vois ici parce que je les ai bien vite abandonné s. Mais c’est que je n’ai jamais compris vos doctes disputes sur la pauvreté de Christ et la pratique et le fait et le droit... Je te l’ai dit, ce fut un grand carnaval, et le carnaval, c’est le monde à l’envers. Puis tu deviens vieux, sans devenir sage, mais tu deviens glouton. Et ici je me fais glouton... Tu peux condamner un hé ré tique, mais tu voudrais condamner un glouton? — Suffit comme ç a, Ré migio, dit Guillaume. Je ne t’interroge pas sur ce qui s’est passé jadis, mais sur ce qui s’est passé tout ré cemment. Aide-moi, et tu peux ê tre certain que je ne chercherai pas à te perdre. Je ne peux et ne veux pas te juger. Mais il faut me dire ce que tu sais sur les é vé nements de l’abbaye. Tu te promè nes trop, de jour et de nuit, pour ne pas savoir quelque chose. Qui a tué Venantius? — Je ne le sais pas, je te le jure. Je sais quand il est mort, et où. — Quand? Où ? — Laisse-moi le temps de raconter. Cette nuit-là, une heure aprè s complies, je suis entré dans les cuisines... — Par où, et pour quelle raison? — Par la porte qui regarde le jardin. J’ai une clef que je me suis fait faire depuis longtemps par les forgerons. La porte des cuisines est la seule qui ne soit pas barré e de l’inté rieur. Et les raisons... elles ne comptent pas, tu as dit toi-mê me que tu ne veux pas m’accuser pour les faiblesses de ma chair... » Il sourit embarrassé. « Mais je ne voudrais pas non plus que tu croies que je passe mes journé es dans la fornication... Ce soir-là, je cherchais de la nourriture pour l’offrir à la fille que Salvatore devait faire entrer dans l’enceinte... — Par où ? — Oh, l’enceinte des murailles a bien d’autres entré es, à part la porte principale. L’Abbé les connaî t, je les connais moi... Mais ce soir-là, la fille ne vint pas, je la renvoyai pré cisé ment à cause de ce que je dé couvris, et que je vais te raconter. Voilà pourquoi je tentai de la faire revenir dans la nuit d’hier. Si vous é tiez arrivé s un peu plus tard, vous m’auriez trouvé moi, au lieu de Salvatore, ce fut lui qui m’avertit qu’il y avait des gens dans l’É difice, et moi je retournai dans ma cellule... — Retournons à la nuit entre dimanche et lundi. — Voilà : je suis entré dans les cuisines et j’ai vu Venantius par terre, mort. — Dans les cuisines? — Oui, prè s de l’é vier. Il venait peut-ê tre tout juste de descendre du scriptorium. — Aucune trace de lutte? — Aucune. Ou plutô t, à cô té du corps il y avait une tasse brisé e, et des traces d’eau par terre. — Comment sais-tu qu’il s’agissait d’eau? — Je ne le sais pas. J’ai pensé que c’é tait de l’eau. Qu’est-ce que cela pouvait ê tre? » Comme Guillaume me le fit observer aprè s, cette tasse pouvait signifier deux choses diffé rentes. Ou bien pré cisé ment là, dans les cuisines, quelqu’un avait donné à boire à Venantius une potion empoisonné e, ou bien le malheureux avait dé jà avalé le poison (mais où ? et quand? ), et il é tait descendu boire pour calmer une brû lure soudaine, un spasme, une douleur qui lui embrasait les entrailles, ou la langue (car à coup sû r la sienne devait ê tre noire comme celle de Bé renger). De toute faç on, pour le moment, on ne pouvait en savoir davantage. Lorsqu’il eut aperç u le cadavre, Ré migio, terrorisé, s’é tait demandé que faire, et il avait ré solu de ne rien faire du tout. S’il avait demandé secours, il aurait dû admettre avoir rô dé pendant la nuit dans l’É difice, et cela n’aurait é té utile en rien au frè re dé sormais perdu. Partant, il avait ré solu de laisser les choses telles quelles, en attendant que quelqu’un dé couvrî t le corps au petit matin, aprè s l’ouverture des portes. Il avait couru pour arrê ter Salvatore, qui dé jà faisait pé né trer la fille dans l’abbaye, puis – lui et son complice – ils s’en é taient retourné s dormir, si l’on pouvait appeler sommeil la veille agité e qu’ils eurent jusqu’à matines. Et à matines, quand les porchers vinrent avertir l’Abbé, Ré migio croyait que le cadavre avait é té dé couvert où lui l’avait laissé, et il é tait demeuré interdit en le revoyant dans la jarre. Qui avait fait disparaî tre le cadavre des cuisines? Sur ce point-là, Ré migio n’avait aucune idé e. « Le seul et unique qui peut circuler librement dans tout l’É difice, c’est Malachie », dit Guillaume. Le cellé rier ré agit avec la derniè re é nergie: « Non, pas Malachie. En somme, je ne crois pas... En tout cas ce n’est pas moi qui t’ai dit quelque chose contre Malachie... — Sois tranquille, quelle que puisse ê tre la dette qui te lie à Malachie. Sait-il quelque chose sur toi? — Oui, rougit le cellé rier, et il s’est comporté en homme discret. A ta place, je surveillerais Bence. Il avait d’é tranges liens avec Bé renger et Venantius... Mais je te le jure, je n’ai rien vu d’autre. Si j’apprends quelque chose, je te le dirai. — Pour l’heure, cela peut suffire. Je reviendrai te trouver si j’en ai besoin. » Le cellé rier, d’é vidence soulagé, retourna à ses trafics, rabrouant vertement les villageois qui, entre-temps, avaient dé placé je ne sais trop quels sacs de semence. C’est alors que nous rejoignit Sé verin. Il tenait à la main les verres de Guillaume, ceux qui lui avaient é té dé robé s deux nuits auparavant. « Je les ai trouvé s dans la coule de Bé renger, dit-il. Je les ai vus sur ton nez, l’autre jour dans le scriptorium. Ce sont les tiens, n’est-ce pas? — Dieu soit loué, s’exclama joyeusement Guillaume. Nous avons ré solu deux problè mes! J’ai mes verres et je sais enfin et avec certitude que c’é tait Bé renger l’homme qui nous vola l’autre nuit dans le scriptorium! » Nous avions à peine fini de parler qu’arriva en courant Nicolas de Morimonde, encore plus triomphant que Guillaume. Il tenait dans ses mains une paire de verres terminé s, monté s sur leur fourche: « Guillaume, criait-il, j’y suis arrivé tout seul, je les ai finis, je crois qu’ils fonctionnent! » C’est alors qu’il vit Guillaume avec d’autres verres sur le nez et il resta mé dusé. Guillaume ne voulut pas l’humilier, il ô ta ses vieux verres et essaya les nouveaux: « Ils sont meilleurs que les autres, dit-il. Cela veut dire que je garderai les vieux en ré serve, et que je porterai toujours les tiens. » Puis il se tourna vers moi: « Adso, maintenant je me retire dans ma cellule pour lire les parchemins que tu sais. Finalement! Attends-moi quelque part. Et merci, merci à vous tous mes trè s chers frè res. » La troisiè me heure sonnait et je me rendis dans le choeur, pour ré citer avec les autres l’hymne, les psaumes, les versets et le Kyrie. Les autres priaient pour l’â me du mort Bé renger. Moi je remerciais Dieu de nous avoir fait trouver non pas une, mais deux paires de verres. Grâ ce à la grande sé ré nité qui ré gnait, toutes les turpitudes que j’avais vues et entendues, oublié es, je m’assoupis, me ré veillant quand l’office prit fin. Je me rendis compte que cette nuit-là je n’avais pas dormi et je fus troublé à la pensé e que j’avais en outre utilisé beaucoup de mes forces. C’est alors que, une fois en plein air, ma pensé e commenç a à ê tre hanté e par le souvenir de la jeune fille. Je cherchai à me distraire, et me mis à circuler à vive allure à travers le plateau. J’é prouvais un sentiment de lé ger vertige. Je frappais mes mains engourdies l’une contre l’autre. Je battais des pieds par terre. J’avais encore sommeil, et pourtant je me sentais bien ré veillé et plein de vie. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Quatriè me jour TIERCE Où Adso se dé bat dans les peines d’amour, puis arrive Guillaume avec le texte de Venantius, qui continue de rester indé chiffrable, mê me aprè s avoir é té dé chiffré. En vé rité, passé ma rencontre coupable avec la jeune fille, les autres terribles é vé nements m’avaient presque fait oublier cette aventure, et par ailleurs, sitô t aprè s m’ê tre confessé à frè re Guillaume, mon â me s’é tait soulagé e du remords ressenti à mon ré veil qui suivit ce fautif flé chissement, tant et si bien qu’il m’avait semblé remettre au frè re, en paroles, le fardeau mê me que les mots signifiaient. A quoi sert en effet la bienfaisante purification de la confession, sinon à dé charger le poids du pé ché, et du remords qu’il comporte, dans le sein mê me de Notre Seigneur, en obtenant, avec le pardon, une nouvelle aé rienne lé gè reté de l’â me, à en oublier le a corps supplicié par l’infamie? Mais je ne m’é tais pas libé ré de tout. Maintenant que je dé ambulais au pâ le et froid soleil de cette matiné e hivernale, entouré de la ferveur des hommes et des animaux, je commenç ais à me souvenir des é vé nements passé s de faç on diffé rente. Comme si de tout ce qui é tait arrivé ne restaient plus le repentir et les paroles consolatrices de la purification pé nitentielle, mais seules des images de corps et de membres humains. Surgissait devant mon esprit surexcité, le fantô me de Bé renger gonflé d’eau, et je frissonnais d’horreur et de pitié. Puis comme pour mettre en fuite ce lé mure, mon esprit s’adressait à d’autres images dont la mé moire fû t le frais ré ceptacle, et je ne pouvais é viter de voir, é vidente à mes yeux (aux yeux de l’â me, mais comme si elle apparaissait presque aux yeux de la chair), l’image de la jeune fille, resplendissante et redoutable comme des bataillons prê ts à l’assaut. Je me suis promis (vieux copiste d’un texte jamais é crit jusques alors mais qui pendant de longues dé cennies a parlé dans mon esprit) d’ê tre chroniqueur fidè le, et non pas seulement par amour de la vé rité, ni pour le dé sir (d’ailleurs fort digne) d’instruire mes lecteurs futurs; mais en outre pour libé rer ma mé moire flé trie et lasse de visions qui, durant toute une vie, l’ont tourmenté e. Et donc je dois dire tout, avec dé cence mais sans honte. Et je dois dire, à pré sent, et en toutes lettres, ce qu’autrefois je pensai et tentai presque de me cacher à moi-mê me, en me promenant à travers le plateau, en me mettant parfois à courir afin de pouvoir attribuer au mouvement du corps les palpitations soudaines de mon coeur, en m’arrê tant un instant pour admirer l’ouvrage des vilains et en imaginant me distraire à les contempler, en inspirant l’air froid à pleins poumons, comme qui boit du vin pour oublier peur et douleur. En vain. Je pensais à la jeune fille. Ma chair avait oublié le plaisir, intense, coupable et passager (vile chose) que m’avait donné mon union avec elle; mais mon â me n’avait pas oublié son visage, et n’arrivait pas à sentir comme pervers ce souvenir, elle en fré missait plutô t, comme si en ce visage resplendissaient toutes les douceurs de la cré ation. Je percevais, de maniè re confuse et presque en me refusant à moi- mê me la vé rité de ce que je sentais, que cette pauvre cré ature, souillé e, é honté e, qui se vendait (savoir avec quelle insolente constance) à d’autres pé cheurs, cette fille d’Eve qui, fragile comme toutes ses soeurs, avait si souvent fait commerce de sa propre chair, é tait toutefois quelque chose de splendide et de prodigieux. Mon intellect la savait source de pé ché, mon appé tit sensitif la percevait comme le ré ceptacle de toute grâ ce. Il est difficile de dire ce que j’é prouvais. Je pourrais tenter d’é crire que, encore pris dans les rets du pé ché, je dé sirais, coupablement, la voir apparaî tre à chaque instant, et que j’allais presque jusqu’à é pier le travail des ouvriers pour scruter si du coin d’une cabane, de l’obscurité d’une é table, apparaissait la silhouette qui m’avait sé duit. Mais je n’é crirais pas le vrai, ou bien je tenterais de placer un voile devant la vé rité pour en atté nuer la force et l’é vidence. Car la vé rité est que je « voyais » la jeune fille, je la voyais dans les ramures de l’arbre nu qui palpitaient, lé gè res, quand un passereau transi volait y chercher refuge; je la voyais dans les yeux des gé nisses qui sortaient de l’é table, et je l’entendais dans le bê lement des agneaux qui croisaient mon errance. C’é tait comme si toute la cré ation me parlait d’elle, et je dé sirais, oui, la revoir, mais j’é tais aussi prê t à accepter l’idé e de ne la revoir plus jamais, et de ne plus jamais m’unir à elle, pourvu que je pusse jouir du bonheur qui m’envahissait ce matin-là, et à jamais l’avoir prè s de moi, eû t-elle é té, et pour l’é ternité, loin de moi. C’é tait, je m’é vertue à comprendre à pré sent, comme si l’univers entier, qui visiblement est presque un livre é crit par le doigt de Dieu, où chaque chose nous parle de l’immense bonté de son Cré ateur, où chaque cré ature est presque é criture et miroir de la vie et de la mort, où la plus humble rose se fait glose de notre cheminement terrestre, comme si tout, en somme, ne me parlait de rien d’autre que du visage que j’avais malaisé ment entrevu dans les ombres odorantes des cuisines. Je m’abandonnais à ces imaginations car je me disais (ou mieux, je ne me disais pas, parce qu’à ce moment-là je ne formulais point de pensé es traduisibles en mots) que si le monde entier est destiné à me parler de la puissance, bonté, et sagesse du Cré ateur, et si ce matin-là le monde entier me parlait de la jeune fille qui (pour pé cheresse qu’elle fû t) é tait bel et bien un chapitre du grand livre de la Cré ation, un verset du grand psaume chanté par le cosmos – je me disais (à pré sent, je dis), que si cela se produisait, ce ne pouvait pas ne pas faire partie du grand dessein thé ophanique qui ré git l’univers, disposé en forme de lyre, miracle de correspondances et d’harmonie. Quasi grisé, je jouissais alors de sa pré sence à elle dans les choses que je voyais, et en elles la dé sirant, à les voir je m’assouvissais. Et pourtant je sentais comme une douleur, car en mê me temps je souffrais d’une absence, tout en é tant heureux de tous ces fantô mes d’une pré sence. J’ai de la peine à expliquer ce mystè re de contradiction, signe que l’esprit humain est trè s fragile et ne va jamais directement le long des sentiers de la raison divine, qui a construit le monde comme un- parfait syllogisme, mais de ce syllogisme ne saisit que des propositions isolé es et souvent disjointes, d’où notre facilité à tomber victimes des illusions du malin. Etait-ce une illusion du malin celle qui ce matin-là me donnait une telle é motion? Je pense que oui aujourd’hui, car j’é tais novice, mais je pense que l’humain sentiment qui m’agitait n’é tait pas mauvais en soi, mais seulement en regard de mon é tat. Parce qu’au fond c’é tait le sentiment qui pousse l’homme vers la femme afin que l’un s’unisse à l’autre, comme veut l’apô tre des gentils, et que tous deux soient chair d’une seule chair, et qu’ensemble ils procré ent de nouveaux ê tres humains et s’assistent mutuellement de la jeunesse à la vieillesse. Sauf que l’apô tre parla ainsi pour ceux qui cherchent remè de à la concupiscence et pour qui ne veut brû ler, en rappelant toutefois que l’é tat de chasteté est de loin pré fé rable, auquel, en tant que moine, je m’é tais consacré. Et j’endurais donc ce matin-là ce qui é tait mal pour moi, mais pour les autres biens peut-ê tre, et fort suaves bien, et par là je comprends que mon trouble n’é tait pas dû à la perversité de mes pensé es, en soi dignes et douces, mais à la perversité du rapport entre mes pensé es et les voeux que j’avais prononcé s. Par consé quent je faisais mal de jouir d’une chose bonne pour une certaine raison, mauvaise pour une autre, et mon dé faut se trouvait dans
|
|||
|