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LE NOM DE LA ROSE 29 страница



filles à la fornication. »

Encore que mon maî tre dî t ces choses d’un ton

presque distrait, le lecteur aura compris à quel point ces

paroles troublaient le pauvre cellé rier. Je ne saurais dire

s’il pâ lit, mais je dirai que je m’attendais tellement à ce

qu’il pâ lî t que je le vis pâ lir.

« Tu me demandes des choses que, si je les savais,

j’aurais dé jà dites à l’Abbé, ré pondit-il humblement. En

tout cas si, comme je l’imagine, ces informations servent à

ton enquê te, je ne te cacherai rien de ce que je pourrai

apprendre. Et mê me, maintenant que tu m’y fais penser,

à propos de ta premiè re question... La nuit où mourut le

pauvre Adelme, je circulais dans la cour... tu sais, une

histoire de poules, des bruits que j’avais recueillis sur un

certain maré chal-ferrant qui de nuit allait marauder dans

le poulailler... Eh bien cette nuit-là il me fut donné de voir

– de loin, je ne pourrais pas en jurer — Bé renger qui

regagnait le dortoir en longeant le choeur, comme s’il

venait de l’É difice... Je ne m’en é tonnai pas, car parmi les

moines Bé renger faisait murmurer depuis beau temps, tu

l’as peut-ê tre su...

— Non, dis-moi.

— Bon, comment dire? On soupç onnait Bé renger de

nourrir des passions qui... ne conviennent pas à un

moine...

— Tu veux sans doute me suggé rer qu’il avait des

rapports avec des filles du village, comme je te le

demandais? »

Le cellé rier toussa, embarrassé, et il eut un sourire

plutô t hideux: « Oh non... des passions encore plus

inconvenantes...

— Parce qu’un moine qui prend plaisir charnel avec

des jeunes, filles du village cultive au contraire des

passions en quelque sorte convenables?

— Je n’ai pas dit cela, mais ce n’est pas moi qui

t’apprendrai qu’il y a une hié rarchie dans la dé pravation

comme dans la vertu. La chair peut ê tre tenté e selon

nature et... contre nature.

— Tu veux me dire que Bé renger é tait mû par des

dé sirs charnels pour les hommes de son sexe?

— Je dis ce qu’on murmurait sur son compte... Je te

communiquais ces choses comme preuve de ma sincé rité

et de ma bonne volonté...

— Et moi je te remercie. Et je conviens avec toi que

le pé ché de sodomie est bien pire que d’autres formes de

luxure, sur lesquelles franchement je ne suis pas porté à

enquê ter...

— Des misè res, des misè res, quand bien mê me elles

s’avé reraient, dit le cellé rier avec philosophie.

— Des misè res, Ré migio. Nous sommes tous des

pé cheurs. Je ne chercherais jamais la menue paille dans

l’oeil de mon frè re, tant je crains d’avoir une é norme

poutre dans le mien. Mais je te saurai gré de toutes les

poutres dont tu voudras bien me parler à l’avenir. Ainsi

nous nous entretiendrons sur de grands et robustes

troncs de bois et nous laisserons les pailles voltiger dans

les airs. Tu disais que ç a fait combien quatre demiperches

?

— Trente-six pieds carré s. Mais ne t’inquiè te pas.

Quand tu voudras savoir quelque chose de pré cis, tu

viendras me trouver. Compte sur moi comme sur un ami

fidè le. —

Et tel je te considè re, dit Guillaume avec chaleur.

Ubertin m’a dit qu’autrefois tu appartenais au mê me

ordre que moi. Je ne trahirais jamais un ancien frè re,

surtout ces jours-ci où l’on attend l’arrivé e d’une lé gation

pontificale conduite par un grand inquisiteur, cé lè bre pour

avoir brû lé tant de dolciniens. Tu disais que quatre demiperches

font trente-six pieds carré s? »

Le cellé rier n’é tait pas un idiot. Il dé cida qu’il ne

valait plus la peine de jouer au chat et à la souris, d’autant

qu’il se voyait dans le rô le de la souris.

« Frè re Guillaume, dit-il, je vois que tu sais

beaucoup plus de choses que je ne l’imaginais. Ne me

trahis pas, et je ne te trahirai pas. C’est vrai, je suis un

pauvre homme de chair, et je cè de aux appâ ts de la chair.

Salvatore m’a dit que toi ou ton novice hier soir, vous les

avez surpris dans les cuisines. Tu as beaucoup voyagé

Guillaume, tu sais que pas mê me les cardinaux d’Avignon

ne sont des parangons de vertu. Je sais que ce n’est pas

pour ces petits et misé rables pé ché s que tu es en train de

m’interroger. Mais je comprends aussi que tu as appris

quelque chose sur mon histoire d’antan. J’ai eu une vie

bizarre, comme il arriva à nombre d’entre nous,

minorites. Il y a bien des anné es de cela, j’ai cru en l’idé al

de pauvreté, j’ai abandonné la communauté pour me

livrer à la vie errante. J’ai cru en la pré dication de Dolcino,

ainsi que tant d’autres avec moi. Je ne suis pas un homme

cultivé, j’ai reç u les ordres mais je sais à peine dire la

messe. Je ne sais pas grand’chose en thé ologie. Et je

n’arrive sans doute mê me pas à m’attacher aux idé es. Tu

vois, j’ai tenté autrefois de me rebeller contre les

seigneurs, maintenant je les sers et pour le seigneur de

ces terres je commande à ceux qui sont comme moi. Ou se

rebeller ou trahir, on ne nous laisse guè re de choix, à nous

les simples.

— Parfois les simples comprennent mieux les choses

que les doctes, dit Guillaume.

— Peut-ê tre, ré pondit le cellé rier avec un

haussement d’é paules. Mais je ne sais pas mê me pourquoi

j’ai fait ce que j’ai fait, à l’é poque. Tu vois, pour Salvatore

c’é tait compré hensible, il prove nait des serfs de la glè be,

enfant des famines et des maladies. Dolcino repré sentait

la ré bellion, et la destruction des seigneurs.

Pour moi, ce fut diffé rent, j’é tais de famille citadine,

je ne m’enfuyais pas devant la faim. Ce fut... je ne sais

comment dire, une fê te des fols, un beau carnaval... Sur

les monts avec Dolcino, avant que nous fussions ré duits à

manger la chair de nos compagnons morts au combat,

avant qu’il en mourû t tant de privations, qu’on ne pouvait

tous les manger, et qu’on les jetait en pâ ture aux oiseaux

et aux bê tes fé roces sur les pentes du Rebello... ou peutê tre

mê me en ces moments-là... on respirait un air... puisje

dire de liberté ? Je ne savais pas, avant, ce qu’é tait la

liberté, les prê cheurs nous disaient: « La vé rité vous fera

libres ». Nous nous sentions libres, nous pensions ê tre

dans la vé rité. Nous pensions que tout ce que nous

faisions é tait juste...

— Et là -bas, vous avez commencé... à vous unir

librement avec une femme? » demandai-je, sans savoir

mê me pourquoi, mais les paroles qu’Ubertin m’avait dites

la nuit pré cé dente m’obsé daient, et ce que j’avais lu dans

le scriptorium, et ce qui m’é tait personnellement arrivé.

Guillaume me regarda intrigué, il ne s’attendait

probablement pas que je fusse aussi hardi et impudent.

Le cellé rier me fixa comme si j’é tais un curieux animal.

« Sur le Rebello, dit-il, il y avait des gens qui

pendant toute leur enfance avaient dormi, à dix et

davantage, sur quelques coudé es de terre battue, frè res

et soeurs, pè res et filles. Que veux-tu que ce fû t pour eux

d’accepter cette nouvelle situation? Ils faisaient par choix

ce que d’abord ils avaient fait par né cessité. Et puis la

nuit, quand tu redoutes l’arrivé e de troupes ennemies et

que tu te serres contre ton compagnon, à mê me la terre,

pour ne pas sentir le froid... Les hé ré tiques, vous autres

moinillons, qui venez d’un châ teau et aboutissez dans une

abbaye, vous croyez que c’est une maniè re de penser,

inspiré e par le dé mon. En revanche, c’est une maniè re de

vivre, et c’est... et ç a a é té... une expé rience nouvelle... Il

n’y avait plus de maî tres, et Dieu, nous disait-on, é tait

avec nous. Je ne dis pas que nous avions raison,

Guillaume, et de fait tu me vois ici parce que je les ai bien

vite abandonné s. Mais c’est que je n’ai jamais compris vos

doctes disputes sur la pauvreté de Christ et la pratique et

le fait et le droit... Je te l’ai dit, ce fut un grand carnaval, et

le carnaval, c’est le monde à l’envers. Puis tu deviens

vieux, sans devenir sage, mais tu deviens glouton. Et ici je

me fais glouton... Tu peux condamner un hé ré tique, mais

tu voudrais condamner un glouton?

— Suffit comme ç a, Ré migio, dit Guillaume. Je ne

t’interroge pas sur ce qui s’est passé jadis, mais sur ce qui

s’est passé tout ré cemment. Aide-moi, et tu peux ê tre

certain que je ne chercherai pas à te perdre. Je ne peux et

ne veux pas te juger. Mais il faut me dire ce que tu sais

sur les é vé nements de l’abbaye. Tu te promè nes trop, de

jour et de nuit, pour ne pas savoir quelque chose. Qui a

tué Venantius?

— Je ne le sais pas, je te le jure. Je sais quand il est

mort, et où.

— Quand? Où ?

— Laisse-moi le temps de raconter. Cette nuit-là,

une heure aprè s complies, je suis entré dans les cuisines...

— Par où, et pour quelle raison?

— Par la porte qui regarde le jardin. J’ai une clef que

je me suis fait faire depuis longtemps par les forgerons. La

porte des cuisines est la seule qui ne soit pas barré e de

l’inté rieur. Et les raisons... elles ne comptent pas, tu as dit

toi-mê me que tu ne veux pas m’accuser pour les

faiblesses de ma chair... » Il sourit embarrassé. « Mais je

ne voudrais pas non plus que tu croies que je passe mes

journé es dans la fornication... Ce soir-là, je cherchais de la

nourriture pour l’offrir à la fille que Salvatore devait faire

entrer dans l’enceinte...

— Par où ?

— Oh, l’enceinte des murailles a bien d’autres

entré es, à part la porte principale. L’Abbé les connaî t, je

les connais moi... Mais ce soir-là, la fille ne vint pas, je la

renvoyai pré cisé ment à cause de ce que je dé couvris, et

que je vais te raconter. Voilà pourquoi je tentai de la faire

revenir dans la nuit d’hier. Si vous é tiez arrivé s un peu

plus tard, vous m’auriez trouvé moi, au lieu de Salvatore,

ce fut lui qui m’avertit qu’il y avait des gens dans l’É difice,

et moi je retournai dans ma cellule...

— Retournons à la nuit entre dimanche et lundi.

— Voilà : je suis entré dans les cuisines et j’ai vu

Venantius par terre, mort.

— Dans les cuisines?

— Oui, prè s de l’é vier. Il venait peut-ê tre tout juste

de descendre du scriptorium.

— Aucune trace de lutte?

— Aucune. Ou plutô t, à cô té du corps il y avait une

tasse brisé e, et des traces d’eau par terre.

— Comment sais-tu qu’il s’agissait d’eau?

— Je ne le sais pas. J’ai pensé que c’é tait de l’eau.

Qu’est-ce que cela pouvait ê tre? »

Comme Guillaume me le fit observer aprè s, cette

tasse pouvait signifier deux choses diffé rentes. Ou bien

pré cisé ment là, dans les cuisines, quelqu’un avait donné à

boire à Venantius une potion empoisonné e, ou bien le

malheureux avait dé jà avalé le poison (mais où ? et

quand? ), et il é tait descendu boire pour calmer une

brû lure soudaine, un spasme, une douleur qui lui

embrasait les entrailles, ou la langue (car à coup sû r la

sienne devait ê tre noire comme celle de Bé renger).

De toute faç on, pour le moment, on ne pouvait en

savoir davantage. Lorsqu’il eut aperç u le cadavre,

Ré migio, terrorisé, s’é tait demandé que faire, et il avait

ré solu de ne rien faire du tout. S’il avait demandé secours,

il aurait dû admettre avoir rô dé pendant la nuit dans

l’É difice, et cela n’aurait é té utile en rien au frè re

dé sormais perdu. Partant, il avait ré solu de laisser les

choses telles quelles, en attendant que quelqu’un

dé couvrî t le corps au petit matin, aprè s l’ouverture des

portes. Il avait couru pour arrê ter Salvatore, qui dé jà

faisait pé né trer la fille dans l’abbaye, puis – lui et son

complice – ils s’en é taient retourné s dormir, si l’on

pouvait appeler sommeil la veille agité e qu’ils eurent

jusqu’à matines. Et à matines, quand les porchers vinrent

avertir l’Abbé, Ré migio croyait que le cadavre avait é té

dé couvert où lui l’avait laissé, et il é tait demeuré interdit

en le revoyant dans la jarre. Qui avait fait disparaî tre le

cadavre des cuisines? Sur ce point-là, Ré migio n’avait

aucune idé e.

« Le seul et unique qui peut circuler librement dans

tout l’É difice, c’est Malachie », dit Guillaume.

Le cellé rier ré agit avec la derniè re é nergie: « Non,

pas Malachie. En somme, je ne crois pas... En tout cas ce

n’est pas moi qui t’ai dit quelque chose contre Malachie...

— Sois tranquille, quelle que puisse ê tre la dette qui

te lie à Malachie. Sait-il quelque chose sur toi?

— Oui, rougit le cellé rier, et il s’est comporté en

homme discret. A ta place, je surveillerais Bence. Il avait

d’é tranges liens avec Bé renger et Venantius... Mais je te le

jure, je n’ai rien vu d’autre. Si j’apprends quelque chose, je

te le dirai.

— Pour l’heure, cela peut suffire. Je reviendrai te

trouver si j’en ai besoin. » Le cellé rier, d’é vidence soulagé,

retourna à ses trafics, rabrouant vertement les villageois

qui, entre-temps, avaient dé placé je ne sais trop quels

sacs de semence.

C’est alors que nous rejoignit Sé verin. Il tenait à la

main les verres de Guillaume, ceux qui lui avaient é té

dé robé s deux nuits auparavant. « Je les ai trouvé s dans la

coule de Bé renger, dit-il. Je les ai vus sur ton nez, l’autre

jour dans le scriptorium. Ce sont les tiens, n’est-ce pas?

— Dieu soit loué, s’exclama joyeusement Guillaume.

Nous avons ré solu deux problè mes! J’ai mes verres et je

sais enfin et avec certitude que c’é tait Bé renger l’homme

qui nous vola l’autre nuit dans le scriptorium! »

Nous avions à peine fini de parler qu’arriva en

courant Nicolas de Morimonde, encore plus triomphant

que Guillaume. Il tenait dans ses mains une paire de

verres terminé s, monté s sur leur fourche: « Guillaume,

criait-il, j’y suis arrivé tout seul, je les ai finis, je crois

qu’ils fonctionnent! » C’est alors qu’il vit Guillaume avec

d’autres verres sur le nez et il resta mé dusé. Guillaume

ne voulut pas l’humilier, il ô ta ses vieux verres et essaya

les nouveaux: « Ils sont meilleurs que les autres, dit-il.

Cela veut dire que je garderai les vieux en ré serve, et que

je porterai toujours les tiens. » Puis il se tourna vers moi:

« Adso, maintenant je me retire dans ma cellule pour lire

les parchemins que tu sais. Finalement! Attends-moi

quelque part. Et merci, merci à vous tous mes trè s chers

frè res. »

La troisiè me heure sonnait et je me rendis dans le

choeur, pour ré citer avec les autres l’hymne, les psaumes,

les versets et le Kyrie. Les autres priaient pour l’â me du

mort Bé renger. Moi je remerciais Dieu de nous avoir fait

trouver non pas une, mais deux paires de verres.

Grâ ce à la grande sé ré nité qui ré gnait, toutes les

turpitudes que j’avais vues et entendues, oublié es, je

m’assoupis, me ré veillant quand l’office prit fin. Je me

rendis compte que cette nuit-là je n’avais pas dormi et je

fus troublé à la pensé e que j’avais en outre utilisé

beaucoup de mes forces. C’est alors que, une fois en plein

air, ma pensé e commenç a à ê tre hanté e par le souvenir de

la jeune fille.

Je cherchai à me distraire, et me mis à circuler à

vive allure à travers le plateau. J’é prouvais un sentiment

de lé ger vertige. Je frappais mes mains engourdies l’une

contre l’autre. Je battais des pieds par terre. J’avais

encore sommeil, et pourtant je me sentais bien ré veillé et

plein de vie. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.

Quatriè me jour

TIERCE

Où Adso se dé bat dans les peines d’amour, puis arrive

Guillaume avec le texte de Venantius, qui continue de

rester indé chiffrable, mê me aprè s avoir é té dé chiffré.

En vé rité, passé ma rencontre coupable avec la jeune

fille, les autres terribles é vé nements m’avaient presque

fait oublier cette aventure, et par ailleurs, sitô t aprè s

m’ê tre confessé à frè re Guillaume, mon â me s’é tait

soulagé e du remords ressenti à mon ré veil qui suivit ce

fautif flé chissement, tant et si bien qu’il m’avait semblé

remettre au frè re, en paroles, le fardeau mê me que les

mots signifiaient. A quoi sert en effet la bienfaisante

purification de la confession, sinon à dé charger le poids du

pé ché, et du remords qu’il comporte, dans le sein mê me

de Notre Seigneur, en obtenant, avec le pardon, une

nouvelle aé rienne lé gè reté de l’â me, à en oublier le a corps

supplicié par l’infamie? Mais je ne m’é tais pas libé ré de

tout. Maintenant que je dé ambulais au pâ le et froid soleil

de cette matiné e hivernale, entouré de la ferveur des

hommes et des animaux, je commenç ais à me souvenir

des é vé nements passé s de faç on diffé rente. Comme si de

tout ce qui é tait arrivé ne restaient plus le repentir et les

paroles consolatrices de la purification pé nitentielle, mais

seules des images de corps et de membres humains.

Surgissait devant mon esprit surexcité, le fantô me de

Bé renger gonflé d’eau, et je frissonnais d’horreur et de

pitié. Puis comme pour mettre en fuite ce lé mure, mon

esprit s’adressait à d’autres images dont la mé moire fû t le

frais ré ceptacle, et je ne pouvais é viter de voir, é vidente à

mes yeux (aux yeux de l’â me, mais comme si elle

apparaissait presque aux yeux de la chair), l’image de la

jeune fille, resplendissante et redoutable comme des

bataillons prê ts à l’assaut.

Je me suis promis (vieux copiste d’un texte jamais

é crit jusques alors mais qui pendant de longues dé cennies

a parlé dans mon esprit) d’ê tre chroniqueur fidè le, et non

pas seulement par amour de la vé rité, ni pour le dé sir

(d’ailleurs fort digne) d’instruire mes lecteurs futurs;

mais en outre pour libé rer ma mé moire flé trie et lasse de

visions qui, durant toute une vie, l’ont tourmenté e. Et

donc je dois dire tout, avec dé cence mais sans honte. Et je

dois dire, à pré sent, et en toutes lettres, ce qu’autrefois je

pensai et tentai presque de me cacher à moi-mê me, en

me promenant à travers le plateau, en me mettant parfois

à courir afin de pouvoir attribuer au mouvement du corps

les palpitations soudaines de mon coeur, en m’arrê tant un

instant pour admirer l’ouvrage des vilains et en imaginant

me distraire à les contempler, en inspirant l’air froid à

pleins poumons, comme qui boit du vin pour oublier peur

et douleur.

En vain. Je pensais à la jeune fille. Ma chair avait

oublié le plaisir, intense, coupable et passager (vile chose)

que m’avait donné mon union avec elle; mais mon â me

n’avait pas oublié son visage, et n’arrivait pas à sentir

comme pervers ce souvenir, elle en fré missait plutô t,

comme si en ce visage resplendissaient toutes les

douceurs de la cré ation.

Je percevais, de maniè re confuse et presque en me

refusant à moi- mê me la vé rité de ce que je sentais, que

cette pauvre cré ature, souillé e, é honté e, qui se vendait

(savoir avec quelle insolente constance) à d’autres

pé cheurs, cette fille d’Eve qui, fragile comme toutes ses

soeurs, avait si souvent fait commerce de sa propre chair,

é tait toutefois quelque chose de splendide et de

prodigieux. Mon intellect la savait source de pé ché, mon

appé tit sensitif la percevait comme le ré ceptacle de toute

grâ ce. Il est difficile de dire ce que j’é prouvais. Je pourrais

tenter d’é crire que, encore pris dans les rets du pé ché, je

dé sirais, coupablement, la voir apparaî tre à chaque

instant, et que j’allais presque jusqu’à é pier le travail des

ouvriers pour scruter si du coin d’une cabane, de

l’obscurité d’une é table, apparaissait la silhouette qui

m’avait sé duit. Mais je n’é crirais pas le vrai, ou bien je

tenterais de placer un voile devant la vé rité pour en

atté nuer la force et l’é vidence. Car la vé rité est que je

« voyais » la jeune fille, je la voyais dans les ramures de

l’arbre nu qui palpitaient, lé gè res, quand un passereau

transi volait y chercher refuge; je la voyais dans les yeux

des gé nisses qui sortaient de l’é table, et je l’entendais

dans le bê lement des agneaux qui croisaient mon errance.

C’é tait comme si toute la cré ation me parlait d’elle, et je

dé sirais, oui, la revoir, mais j’é tais aussi prê t à accepter

l’idé e de ne la revoir plus jamais, et de ne plus jamais

m’unir à elle, pourvu que je pusse jouir du bonheur qui

m’envahissait ce matin-là, et à jamais l’avoir prè s de moi,

eû t-elle é té, et pour l’é ternité, loin de moi. C’é tait, je

m’é vertue à comprendre à pré sent, comme si l’univers

entier, qui visiblement est presque un livre é crit par le

doigt de Dieu, où chaque chose nous parle de l’immense

bonté de son Cré ateur, où chaque cré ature est presque

é criture et miroir de la vie et de la mort, où la plus

humble rose se fait glose de notre cheminement terrestre,

comme si tout, en somme, ne me parlait de rien d’autre

que du visage que j’avais malaisé ment entrevu dans les

ombres odorantes des cuisines. Je m’abandonnais à ces

imaginations car je me disais (ou mieux, je ne me disais

pas, parce qu’à ce moment-là je ne formulais point de

pensé es traduisibles en mots) que si le monde entier est

destiné à me parler de la puissance, bonté, et sagesse du

Cré ateur, et si ce matin-là le monde entier me parlait de

la jeune fille qui (pour pé cheresse qu’elle fû t) é tait bel et

bien un chapitre du grand livre de la Cré ation, un verset

du grand psaume chanté par le cosmos – je me disais (à

pré sent, je dis), que si cela se produisait, ce ne pouvait pas

ne pas faire partie du grand dessein thé ophanique qui

ré git l’univers, disposé en forme de lyre, miracle de

correspondances et d’harmonie. Quasi grisé, je jouissais

alors de sa pré sence à elle dans les choses que je voyais, et

en elles la dé sirant, à les voir je m’assouvissais. Et

pourtant je sentais comme une douleur, car en mê me

temps je souffrais d’une absence, tout en é tant heureux

de tous ces fantô mes d’une pré sence. J’ai de la peine à

expliquer ce mystè re de contradiction, signe que l’esprit

humain est trè s fragile et ne va jamais directement le long

des sentiers de la raison divine, qui a construit le monde

comme un- parfait syllogisme, mais de ce syllogisme ne

saisit que des propositions isolé es et souvent disjointes,

d’où notre facilité à tomber victimes des illusions du

malin. Etait-ce une illusion du malin celle qui ce matin-là

me donnait une telle é motion? Je pense que oui

aujourd’hui, car j’é tais novice, mais je pense que l’humain

sentiment qui m’agitait n’é tait pas mauvais en soi, mais

seulement en regard de mon é tat. Parce qu’au fond c’é tait

le sentiment qui pousse l’homme vers la femme afin que

l’un s’unisse à l’autre, comme veut l’apô tre des gentils, et

que tous deux soient chair d’une seule chair, et

qu’ensemble ils procré ent de nouveaux ê tres humains et

s’assistent mutuellement de la jeunesse à la vieillesse.

Sauf que l’apô tre parla ainsi pour ceux qui cherchent

remè de à la concupiscence et pour qui ne veut brû ler, en

rappelant toutefois que l’é tat de chasteté est de loin

pré fé rable, auquel, en tant que moine, je m’é tais consacré.

Et j’endurais donc ce matin-là ce qui é tait mal pour moi,

mais pour les autres biens peut-ê tre, et fort suaves bien,

et par là je comprends que mon trouble n’é tait pas dû à la

perversité de mes pensé es, en soi dignes et douces, mais à

la perversité du rapport entre mes pensé es et les voeux

que j’avais prononcé s. Par consé quent je faisais mal de

jouir d’une chose bonne pour une certaine raison,

mauvaise pour une autre, et mon dé faut se trouvait dans



  

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