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LE NOM DE LA ROSE 28 страницаscriptorium... — Trè s inté ressant », observa Guillaume tout pensif, en regardant de plus prè s les doigts de Bé renger. L’aube se levait, la lumiè re à l’inté rieur é tait encore faible, mon maî tre souffrait é videmment du manque de ses verres. « Trè s inté ressant, ré pé ta-t-il. L’index et le pouce sont foncé s au bout, le mé dius seulement sur la partie interne, et faiblement. Mais il y a des traces plus faibles sur la main gauche aussi, au moins sur l’index et sur le pouce. — S’il ne s’agissait que de la main droite, ce serait les doigts de qui saisit quelque chose de petit, ou de long et de mince... — Comme un stylet. Ou un aliment. Ou un insecte. Ou un serpent. Ou un ostensoir. Ou un bâ ton. Trop de choses. Mais s’il y a des signes sur l’autre main aussi, ce pourrait ê tre encore une coupe, tenue solidement dans la droite, quand la gauche collabore avec une moindre force... » Sé verin s’é tait mis à frotter lé gè rement les doigts du mort, mais la couleur brune ne partait pas. Je remarquai qu’il avait enfilé une paire de gants, dont il se servait probablement quand il manipulait des substances toxiques. Il reniflait, mais sans en tirer aucune sensation. « Je pourrais te citer beaucoup de substances vé gé tales (et miné rales aussi) qui provoquent des traces de ce type. Certaines lé tales, d’autres pas. Les enlumineurs ont parfois les doigts maculé s de poudre d’or... — Adelme é tait enlumineur, dit Guillaume. J’imagine que devant son corps fracassé tu n’as pas pensé à lui examiner les doigts. Mais eux, ils pourraient avoir touché quelque chose qui avait appartenu à Adelme. — Je ne sais vraiment pas, dit Sé verin. Deux morts, tous deux avec les doigts noirs. Qu’en dé duis-tu? — Je n’en dé duis rien: nihil sequitur geminis ex particularibus unquam{187}. Il faudrait ramener les deux cas à une rè gle. Par exemple: il existe une substance qui noircit les doigts de qui la touche... » Je terminai triomphant le syllogisme: «... Venantius et Bé renger ont les doigts noircis, ergo ils ont touché cette substance! — Bien Adso, dit Guillaume. Dommage que ton syllogisme ne tienne pas debout, car aut semel aut iterum mé dium generaliter esto{188}, et dans ce syllogisme le moyen terme n’apparaî t jamais comme gé né ral. Signe que nous avons mal choisi la pré misse majeure. Je ne devais pas dire: tous ceux qui touchent une certaine substance ont les doigts noirs, car il pourrait exister aussi des personnes avec les doigts noirs et qui n’ont pas touché la substance. Je devais dire: tous ceux, et seulement tous ceux, qui ont les doigts noirs ont certainement touché une substance donné e. Venantius et Bé renger, et caetera. Avec quoi nous aurions un Darii{189}, un excellent troisiè me syllogisme de premiè re figure. — Alors nous avons la ré ponse! dis-je tout content. — Hé las, Adso, comme tu te fies aux syllogismes! Nous avons seulement et de nouveau la question. En somme nous avons é mis l’hypothè se que Venantius et Bé renger ont touché la mê me chose, hypothè se à coup sû r raisonnable. Mais une fois que nous avons imaginé une substance qui, seule entre toutes, provoque ce ré sultat (ce qui est encore à vé rifier), nous ne savons ce qu’elle est, ni où ceux-ci l’ont trouvé e, et pourquoi ils l’ont touché e. Et note bien, nous ne savons pas mê me à la fin si la substance qu’ils ont touché e, est ce qui les a conduits à la mort. Imagine qu’un fou veuille tuer tous ceux qui touchent de la poudre d’or. Dirions-nous que c’est la poudre d’or qui tue? » Je demeurai troublé. J’avais toujours cru que la logique é tait une arme universelle, et je m’apercevais maintenant combien sa validité dé pendait de la faç on dont on en usait. Par ailleurs, en fré quentant mon maî tre je m’é tais rendu compte, et je m’en rendis de plus en plus compte dans les jours qui suivirent, que la logique pouvait grandement servir à condition d’y entrer et puis d’en sortir. Sé verin, qui n’é tait certes pas un bon logicien, ré flé chissait cependant selon sa propre expé rience: « L’univers des poisons est varié comme varié s sont les mystè res de la nature », dit-il. Il montra une sé rie de vases et de flacons qu’une fois dé jà nous avions admiré s, disposé s en bon ordre sur les é tagè res le long des murs, avec quantité de volumes. « Comme je te l’ai dé jà dit, nombre de ces herbes, dû ment composé es et dosé es, pourraient fournir des boissons et des onguents mortels. Voici, là -bas, le datura stramonium{190}, la belladone, la ciguë : elles peuvent procurer somnolence, excitation, ou bien l’une et l’autre; administré es avec prudence, ce sont d’excellents mé dicaments, en doses excessives, elles entraî nent la mort. — Mais aucune de ces substances ne laisserait des marques sur les doigts? — Aucune, je crois. Ensuite il y a les substances qui deviennent dangereuses uniquement si on les ingè re, et d’autres qui agissent au contraire sur la peau. L’ellé bore blanc peut provoquer des vomissements chez qui le saisit pour l’arracher de terre. Le dictame est le sceau-desalomon{ 191} qui, quand il est en fleur, provoque de l’ivresse chez les jardiniers s’ils le touchent, comme s’ils avaient bu du vin. L’ellé bore noir, à le toucher seulement, provoque la diarrhé e. D’autres plantes donnent des palpitations du coeur, d’autres de la tê te, d’autres encore ô tent la voix. Par contre le venin de la vipè re, appliqué sur la peau sans qu’il pé nè tre dans le sang, ne produit qu’une lé gè re irritation... Mais une fois on me montra une mixture qui, appliqué e sur la partie interne des cuisses d’un chien, prè s des organes gé nitaux, provoque la mort de l’animal en un court laps de temps, au milieu de convulsions atroces, les membres se roidissant peu à peu... — Tu en sais long sur les poisons », observa Guillaume, dont la voix paraissait trahir une grande admiration. Sé verin le fixa et, quelques instants, soutint son regard: « Je sais ce qu’un mé decin, un herboriste, un amateur de sciences de la santé humaine doit savoir. » Guillaume resta un long moment songeur. Puis il pria Sé verin d’ouvrir la bouche du cadavre et d’en observer la langue. Sé verin, intrigué, se servit d’une fine spatule, un des instruments de son art mé dical, et s’exé cuta. Il eut un cri de stupeur: « La langue est noire! — Alors c’est ç a, murmura Guillaume. Il a saisi quelque chose avec les doigts et l’a ingé ré... Ce qui é limine les poisons que tu viens de citer, qui tuent en pé né trant à travers la peau. Mais ne rend pas plus facile nos inductions. Parce qu’à pré sent nous devons penser, pour lui et pour Venantius, à un geste volontaire, non casuel, où n’entrent en jeu ni la distraction, ni l’imprudence, ni la violence d’autrui. Ils ont saisi quelque chose et l’ont introduit dans leur bouche, sachant ce qu’ils faisaient... — Un aliment? Une boisson? — Peut-ê tre. Ou peut-ê tre... que sais-je? un instrument musical comme une flû te... — Absurde, dit Sé verin. — Certes, c’est absurde. Mais nous ne devons né gliger aucune hypothè se, pour extraordinaire qu’elle soit. Pour l’instant, cherchons à remonter à la matiè re toxique. Si quelqu’un qui connaî t les poisons autant que toi s’é tait introduit ici et s’é tait servi de certaines de tes herbes, aurait-il pu composer un onguent mortel susceptible de produire ces marques sur les doigts et sur la langue? Susceptible d’ê tre mê lé à un aliment, à une boisson, placé sur une cuillè re, sur quelque chose qui se met à la bouche? — Oui, admit Sé verin, mais qui? Et puis, en admettant cette, hypothè se, comment eû t-on administré le poison à nos deux malheureux frè res? » Franchement, moi non plus je n’arrivais pas à imaginer Venantius ou Bé renger se laissant approcher par quelqu’un qui leur aurait pré senté une substance mysté rieuse et les aurait convaincus de la manger ou de la boire. Mais cette bizarrerie ne parut pas troubler Guillaume. « A cela nous penserons plus tard, dit-il, parce que pour l’heure j’aimerais que tu cherches à te rappeler quelque fait qui peut-ê tre ne t’est pas encore revenu à l’esprit, je ne sais pas moi, quelqu’un qui t’aurait posé des questions sur tes herbes, quelqu’un qui entrerait avec facilité dans l’hô pital... — Attends voir, dit Sé verin, il y a longtemps de cela, je parle d’anné es, je conservais sur une de ces é tagè res une substance trè s puissante, que m’avait procuré e un frè re au retour de voyages dans de lointains pays. Il ne savait pas me dire de quoi elle é tait faite, d’herbes certainement, mais pas toutes connues. D’apparence, elle é tait visqueuse et jaunâ tre, mais on me conseilla de ne pas la toucher car, ne fû t-elle entré e qu’au seul contact de mes lè vres, elle m’aurait tué en un court moment. Ce frè re me dit que, ingé ré e mê me à doses minimes, elle provoquait en l’espace d’une demi- heure une sensation de grande fatigue, puis une lente paralysie de tous les membres, et la mort enfin. Il ne voulait pas l’emporter avec lui, il m’en fit don. Je la gardai longtemps, car je me proposais de l’examiner d’une faç on ou d’une autre. Puis un jour une grande tempê te se dé chaî na sur le plateau. Un de mes aides, un novice, avait laissé ouverte la porte de l’hô pital, et l’ouragan avait mis sens dessus dessous toute la piè ce où nous nous trouvons maintenant. Flacons brisé s, liquides ré pandus sur le pavement, herbes et poudres aux quatre vents. Je travaillai un jour entier pour remettre en ordre mes affaires, et je ne me fis aider que pour balayer les tessons et les herbes irré cupé rables dé sormais. A la fin, je m’aperç us qu’il manquait justement le flacon dont je te parlais. D’abord je fus pré occupé, ensuite je me persuadai qu’il s’é tait brisé et confondu avec les autres dé bris. Je fis laver de fond en comble le pavement de, l’hô pital, et les é tagè res... — Et tu avais vu le flacon quelques heures avant l’ouragan? — Oui... Ou plutô t, non, maintenant que j’y pense. Il se trouvait derriè re une rangé e de vases, bien caché, et je ne le contrô lais pas chaque jour... — Donc, d’aprè s ce que tu sais, il aurait pu t’ê tre dé robé bien avant l’ouragan, sans que tu le saches? — A pré sent que tu m’y fais ré flé chir, oui, sans nul doute. — Et ton novice pourrait l’avoir dé robé et puis saisi l’occasion de l’ouragan pour laisser dé libé ré ment la porte ouverte et mettre tes affaires dans le plus grand dé sordre? » Sé verin eut l’air fort excité : « Certes oui. Non seulement, mais en me rappelant ce qui advint, je fus trè s é tonné que l’ouragan, pour violent qu’il fû t, eû t renversé tant de choses. Je pourrais parfaitement avancer que quelqu’un a profité de l’ouragan pour ravager la piè ce et produire plus de dommages que le vent n’aurait pu le faire! — Qui é tait le novice? — Il s’appelait Agostino. Mais il est mort l’anné e derniè re, en tombant d’un é chafaudage tandis qu’avec d’autres moines et des servants, il nettoyait les sculptures de la faç ade de l’é glise. Et puis, en y songeant bien, il avait juré ses grands dieux qu’il n’avait pas laissé la porte ouverte avant l’ouragan. Ce fut moi, rendu furieux, qui le tins pour responsable de l’incident. Peut-ê tre é tait-il vraiment innocent. — Et comme ç a, nous avons une troisiè me personne, sans doute bien plus experte qu’un novice, qui connaissait l’existence de ton poison. A qui en avais-tu parlé ? — Ç a, vraiment, je ne m’en souviens pas. A l’Abbé, bien sû r, en lui demandant la permission de garder une substance aussi dangereuse. Et à quelque autre, peut-ê tre justement à la bibliothè que, car je cherchais des herbiers qui auraient pu me ré vé ler quelque chose. — Mais ne m’as-tu pas dit que tu conserves prè s de toi les livres les plus utiles à ton art? — Si, et beaucoup, dit-il en montrant dans un coin de la piè ce plusieurs é tagè res chargé es de dizaines de volumes. Mais à l’é poque je cherchais certains livres qu’il me serait impossible de garder ici, et mê me que Malachie é tait ré ticent à me laisser consulter, à telle enseigne que je dus en demander l’autorisation à l’Abbé. » Sa voix se fit plus basse, comme s’il avait quelque scrupule à ce que je l’entendisse moi aussi. « Tu sais, dans un lieu inconnu de la bibliothè que on conserve mê me des ouvrages de né cromancie, de magie noire, de recettes pour des philtres diaboliques. Je pus prendre connaissance de certaines de ces oeuvres, par devoir scientifique, et j’espé rais trouver une description de ce poison et de ses fonctions. En vain. — Tu en as donc parlé à Malachie. — Sans nul doute à lui, et peut-ê tre aussi à Bé renger lui-mê me, qui l’assistait. Mais n’en tire pas de conclusions hâ tives: je ne me souviens pas, peut-ê tre, tandis que je parlais, d’autres moines é taient pré sents, tu sais, il y a parfois beaucoup de monde dans le scriptorium... — Je ne soupç onne personne. Je cherche simplement à comprendre ce qui a pu se passer. Tu me dis en tout cas que le fait eut lieu il y a quelques anné es de cela, et il est curieux que quelqu’un ait dé robé tellement par avance un poison dont il se serait servi tellement plus tard. Ce serait le signe d’une volonté maligne qui a longuement couvé dans l’ombre un propos homicide. » Sé verin fit le signe de la croix avec une expression d’horreur sur le visage. « Que Dieu nous pardonne tous! » dit-il. Il n’y avait point d’autres commentaires à faire. Nous recouvrî mes le corps de Bé renger, qu’il faudrait pré parer pour les funé railles. Quatriè me jour PRIME Où Guillaume amè ne d’abord Salvatore et ensuite le cellé rier à avouer leur passé, Sé verin retrouve les verres volé s, Nicolas apporte les neufs et Guillaume avec six yeux s’en va dé chiffrer le manuscrit de Venantius. Nous allions passer le seuil quand entra Malachie. Il parut contrarié de notre pré sence, et fit mine de se retirer. De l’inté rieur Sé verin le vit et dit: « Tu me cherchais? C’est pour... » Il s’interrompit, en nous regardant. Malachie lui fit un signe, imperceptible, comme pour dire: « Nous en parlerons aprè s... » Nous sortions, il entrait, nous nous trouvions tous les trois dans l’embrasure de la porte. Malachie dit, de faç on plutô t redondante: « Je cherchais le frè re herboriste... J’ai... j’ai mal à la tê te. — Ce doit ê tre l’air confiné de la bibliothè que, lui dit Guillaume d’un ton de pré venante compré hension. Vous devriez faire des fumigations. » Malachie eut un mouvement de lè vres comme s’il voulait encore parler, puis il renonç a, baissa la tê te et entra, tandis que nous nous é loignions. « Qu’est-ce qu’il va faire chez Sé verin? demandaije. — Adso, me dit avec impatience le maî tre, apprends à raisonner avec ta tê te. » Puis il changea de discours: « Nous devons interroger plusieurs personnes à pré sent. Du moins, ajouta-t-il alors que du regard il explorait le plateau, tant qu’elles sont encore en vie. A propos: doré navant faisons attention à ce que nous mangeons et buvons. Prends toujours tes aliments dans le plat commun, et tes boissons à la cruche où d’autres se sont dé jà servis. Aprè s Bé renger, nous sommes ceux qui en savons le plus. Outre, naturellement, l’assassin. — Mais qui voulez-vous interroger à pré sent? — Adso, dit Guillaume, tu auras observé qu’ici les choses les plus inté ressantes se passent la nuit. La nuit on meurt, la nuit on rô de dans le scriptorium, la nuit on introduit des femmes dans l’enceinte... Nous avons une abbaye diurne et une abbaye nocturne, et la nocturne paraî t malheureusement plus inté ressante que la diurne. Partant, toute personne qui circule la nuit nous inté resse, y compris par exemple l’homme que tu as vu hier soir avec la jeune fille. Il est fort possible que l’histoire de la fille n’ait rien à voir avec celle des poisons, et il est fort possible que si. De toute faç on, j’ai mon idé e sur l’homme d’hier soir, une personne qui doit savoir pas mal d’autres choses sur la vie nocturne de ce saint lieu. Et, on parle du loup, il sort du bois, le voilà justement qui passe là -bas. » Il pointa le doigt vers Salvatore, qui nous avait vus à son tour. Je remarquai une lé gè re hé sitation dans son pas comme si, dé sirant nous é viter, il s’é tait arrê té pour rebrousser chemin. L’espace d’un instant. Evidemment, il s’é tait rendu compte qu’il ne pouvait plus é chapper à la rencontre, et il reprit sa marche. Il se tourna vers nous avec un large sourire et un « bé né dicité » plutô t onctueux. Mon maî tre le laissa à peine finir et lui parla d’un ton brusque. « Tu sais que demain arrive ici l’inquisition? » lui demanda-t-il. Salvatore n’eut pas l’air content. Avec un filet de voix, il demanda: « Et moi? — Et toi, tu feras bien de dire la vé rité à moi, qui suis ton ami, et frè re mineur comme tu l’as é té, plutô t que de la dire demain aux autres, que tu connais trè s bien. » Entrepris aussi brusquement, Salvatore eut l’air d’abandonner toute ré sistance. Il regarda Guillaume d’un air soumis comme pour lui faire comprendre qu’il é tait prê t à dire ce qu’il lui aurait demandé. « Cette nuit il y avait une femme dans les cuisines. Qui é tait avec elle? — Oh! femme qui se vend como marchandise no peut oncques ê tre bonne, ni avoir courtoisie, ré cita Salvatore. — Je ne veux pas savoir si c’é tait une brave fille. Je veux savoir qui é tait avec elle! — Deu, combien sont les femmes de mé chantes rusé es! Elles pensent jur et nouit como l’omo tromper... » Guillaume le saisit brusquement à la poitrine: « Qui é tait avec elle, toi ou le cellé rier? » Salvatore comprit qu’il ne pouvait plus continuer à mentir. Il commenç a à raconter une é trange histoire, dont nous apprî mes non sans peine que, pour complaire au cellé rier, il le pourvoyait de filles du village, en les faisant entrer de nuit dans l’enceinte par des passages qu’il ne voulut pas nous indiquer. Mais il jura à qui mieux mieux qu’il agissait par pur bon coeur, en laissant transparaî tre un regret comique du fait qu’il ne trouvait pas moyen d’en tirer plaisir lui aussi, en sorte que la fille, aprè s avoir contenté le cellé rier, lui donnâ t quelque chose aussi. Il jargonna tout cela avec de visqueux sourires lubriques, et des clins d’yeux, comme pour laisser entendre qu’il parlait à des hommes faits de chair, accoutumé s aux mê mes pratiques. Et il me regardait par en dessous, sans que je pusse le remettre à sa place comme je l’aurais voulu, car je me sentais lié à lui par un secret commun, son complice et compagnon de pé ché. Guillaume dé cida, au point où nous en é tions, de tenter le tout pour le tout. Il lui demanda à brû lepourpoint : « Tu as connu Ré migio avant ou aprè s avoir é té avec Dolcino? » Salvatore s’agenouilla à ses pieds en le priant au milieu de pleurs abondants de ne pas vouloir sa perte, de le sauver de l’inquisition; Guillaume lui jura solennellement de ne rien dire à personne de ce qu’il apprendrait, et Salvatore n’hé sita pas à mettre le cellé rier à notre merci. Ils s’é taient connus à la Paroi Chauve, l’un et l’autre de la bande de Dolcino, avec le cellé rier il s’é tait enfui pour entrer dans le couvent de Casale; avec lui, il s’é tait transfé ré chez les clunistes. Il bredouillait des implorations de pardon, et il é tait clair qu’on n’aurait pas pu en tirer davantage. Guillaume dé cida qu’il valait la peine de prendre Ré migio par surprise, et quitta Salvatore, qui courut se ré fugier dans l’é glise. Le cellé rier se trouvait du cô té opposé de l’abbaye, devant les greniers, en train de né gocier avec quelques villageois de la vallé e. Il nous regarda non sans appré hension, et fit son possible pour se montrer trè s affairé, mais Guillaume insista pour lui parler. Jusqu’à pré sent nous n’avions eu, avec cet homme, que de rares contacts; il avait é té courtois avec nous, nous avec lui. Ce matin-là, Guillaume s’adressa à lui comme il eû t fait avec un frè re de son ordre. Le cellé rier parut embarrassé de cette familiarité et ré pondit d’abord avec beaucoup de prudence. « En raison de ton office, tu te trouves é videmment contraint de circuler dans l’abbaye mê me quand les autres dorment, j’imagine, dit Guillaume. — Cela dé pend, ré pondit Ré migio, il y a parfois de petits travaux à expé dier et je dois y consacrer quelques heures de sommeil. — Dans ces cas-là, il ne t’est jamais rien arrivé qui puisse nous mettre sur la piste de quelqu’un qui rô de, sans avoir tes raisons, entre les cuisines et la bibliothè que? — Si j’avais vu quelque chose, je l’aurais dit à l’Abbé. — Juste », convint Guillaume, et il changea brusquement de discours: « Le village dans la vallé e n’est pas trè s riche, n’est-ce pas? — Oui et non, ré pondit Ré migio, des pré bendiers y habitent, qui dé pendent de l’abbaye, et eux ils partagent notre richesse, dans les anné es grasses. Par exemple le jour de la Saint-Jean, ils ont reç u douze boisseaux de malt, un cheval, sept boeufs, un taureau, quatre gé nisses, cinq veaux, vingt brebis, quinze cochons, cinquante poulets et dix-sept ruches. Et puis vingt porcs fumé s, vingt-sept formes de saindoux, une demi-mesure de miel, trois mesures de savon, un filet de pê cheur... — J’ai compris, j’ai compris, interrompit Guillaume, mais tu admettras que tout cela ne me dit encore pas quelle est la situation dans le village, lesquels de ses habitants sont les pré bendiers de l’abbaye, et combien de terre doit cultiver pour son propre compte qui n’est pas pré bendier... — Oh, pour ç a, dit Ré migio, une famille normale peut possé der là -bas jusqu’à cinquante tables de terrain. — Combien mesure une table? — Naturellement, quatre demi-perches carré es. — Des perches carré es? Cela fait combien? — Trente-six pieds pour quatre demi-perches. Ou si tu veux, quatre cents perches liné aires font un mille pié montais. Et calcule qu’une famille – dans les terres vers le nord – peut cultiver des olives pour au moins un demi-sac d’huile. — Un demi-sac? — Oui, un sac fait cinq hé mines, et une hé mine fait huit coupes. — J’ai compris, dit mon maî tre dé couragé. Chaque pays a ses mesures. Vous, par exemple, le vin vous le mesurez en pichets? — Ou en setiers. Six setiers, quarante-huit pintes et dix pintes, cinq quartes. Si tu veux, un setier fait huit pintes ou quatre quartes. — Je crois avoir les idé es claires, dit Guillaume ré signé. — Dé sires-tu savoir autre chose? demanda Ré migio, d’un ton qui me parut de dé fi. — Oui! Je te demandais la faç on dont ils vivaient dans la vallé e, parce que je mé ditais aujourd’hui dans la bibliothè que sur les sermons aux femmes de Humbert de Romans, et en particulier sur ce chapitre Ad mulieres pauperes in villulis{192}. Où il dit que ces derniè res plus que d’autres sont tenté es par les pé ché s de la chair, à cause de leur misè re, et sagement il dit qu’elles peccant enim mortaliter, cum peccant cum quocumque laico, mortalius vero quando cum Clerico in sacris ordinibus constituto, maxime vero quando cum Religioso mundo mortuo{193}. Tu sais mieux que moi que fû t-ce en des lieux saints comme les abbayes, les tentations du dé mon mé ridien ne manquent jamais. Je me demandais si dans tes contacts avec les gens du village, tu é tais venu à savoir que des moines, à Dieu ne plaise, aient poussé des jeunes
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