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LE NOM DE LA ROSE 27 страницаplé nitude d’erreur qui m’ané antissent! ). Que se passe- til, ô Seigneur, dans mon â me, maintenant que je me laisse prendre au tourbillon des souvenirs et que je suscite cette conflagration d’é poques diffé rentes, comme si j’allais alté rer l’ordre des astres et forcer la sé quence de leurs mouvements cé lestes? Je passe certainement les limites de mon intelligence pé cheresse et malade. Allons, revenons à la tâ che que je me suis humblement proposé e. J’é tais en train de parler de ce jour-là et de l’é garement total des sens où je m’abî mai. Voilà, j’ai dit ce dont je me souvins en cette occasion, et qu’à ceci se borne ma faible plume de vé ridique et fidè le chroniqueur. Je restai allongé, je ne sais combien de temps, la jeune fille auprè s de moi. D’un mouvement lé ger, seule sa main continuait de toucher mon corps, maintenant moite de sueur. J’é prouvais une exultation inté rieure, qui n’é tait point la paix, mais comme la derniè re ardeur é touffé e d’un feu qui tardait à s’é teindre sous la cendre lorsque la flamme est morte dé sormais. Je n’hé siterais pas à appeler bienheureux celui à qui serait permis d’é prouver quelque chose de semblable (murmurais-je comme dans le sommeil), fû t-ce rarement, dans cette vie (et de fait, je ne l’é prouvai que cette fois-là ), et à vive allure seulement, et pendant un seul court laps de temps. Comme si on n’existait plus, ne se sentir en rien soi-mê me, ê tre ravalé, presque ané anti, et si quelque mortel (me disais-je) pouvait un seul instant et vivement goû ter ce que j’ai goû té, aussitô t il regarderait d’un mauvais oeil ce monde pervers, serait troublé par la malice du vivre Quotidien, sentirait le poids de son corps de mort... N’é tait-ce pas ce qu’on m’avait appris? Cette invitation de mon esprit tout entier à perdre la mé moire dans la bé atitude é tait certes (je le comprends, à pré sent) l’irradiation du soleil é ternel, et la joie que celui-ci produit ouvre, é ploie, agrandit l’homme, et la gorge bé ante que l’homme porte en soi ne se referme plus avec autant de facilité, c’est la blessure ouverte sous le coup d’é pé e de l’amour, et il n’est rien icibas qui ne soit plus doux et plus terrible. Mais tel est le droit du soleil, il crible de rayons le blessé et toutes ses plaies s’é largissent, l’homme s’ouvre et se dilate, ses veines mê mes sont bé antes, ses forces ne sont plus en mesure d’exé cuter les ordres qu’elles reç oivent, mais uniquement mues par le dé sir, l’esprit brû le abî mé dans l’abî me de ce qu’il touche maintenant, voyant son propre dé sir et sa propre vé rité dé passé s par la ré alité qu’il a vé cue et qu’il vit. Et l’on assiste stupé fait à sa propre dé faillance. Ce fut sous le coup de telles sensations d’indicible jouissance inté rieure que je m’assoupis. Un certain temps é tait passé quand je rouvris les yeux, et la lumiè re de la nuit, peut-ê tre à cause d’une nue, s’é tait beaucoup affaiblie. J’allongeai la main de cô té et ne sentis pas le corps de la jeune fille. Je tournai la tê te: elle n’é tait plus là. L’absence de l’objet qui avait dé chaî né mon dé sir et rassasié ma soif, me fit ressentir tout à coup et la vanité de ce dé sir et la perversité de cette soif. Omne animal triste post coitum{186}. Je pris conscience du fait que j’avais pé ché. Maintenant, à des anné es et des anné es de distance, tandis qu’encore je pleure amè rement ma faute, je ne puis oublier que ce soir-là j’avais é prouvé une grande jouissance et je ferais tort au Trè s-Haut, qui a cré é toutes les choses en bonté et beauté, si je n’admettais aussi qu’en cette histoire de deux pé cheurs, il advint quelque chose qui en soi, naturaliter, é tait bon et beau. Mais peut-ê tre est-ce ma vieillesse actuelle qui me fait sentir coupablement comme beau et bon tout ce qui appartint à ma jeunesse. Alors que je devrais tourner ma pensé e vers la mort, qui approche. Jeune, jadis, je ne pensai point à la mort, mais à chaudes et sincè res larmes, je pleurai sur mon pé ché. Je me levai tout tremblant, c’est qu’aussi j’avais é té un long temps couché sur la pierre glacé e de la cuisine et mon corps é tait transi. Je me revê tis, presque fié vreusement. J’aperç us alors dans un coin le paquet que la fille avait abandonné dans sa fuite. Je me penchai pour examiner l’objet: c’é tait une sorte de sachet fait de toile enroulé e, qui semblait provenir des cuisines. Je le dé roulai, et sur le moment je ne compris pas ce qu’il y avait dedans, tant à cause du manque de lumiè re que de l’aspect de son contenu. Puis je compris: parmi des caillots de sang et des lambeaux de chair plus flasque et blanchâ tre, é tait devant mes yeux, mort mais encore palpitant de la vie gé latineuse des viscè res morts, sillonné de nerfs livides, un coeur, de grande dimension. Un voile sombre descendit sur mes yeux, une salive acidulé e me remplit la bouche. Je poussai un hurlement et tombai comme un corps mort tombe. Troisiè me jour NUIT Où Adso bouleversé se confesse à Guillaume et mé dite sur la fonction de la femme dans le plan de la cré ation, pour dé couvrir ensuite le cadavre d’un homme. Je revins à moi au moment où quelqu’un m’humectait le visage. C’é tait frè re Guillaume, qui portait une lampe, et m’avait mis quelque chose sous la tê te. « Qu’est-il arrivé, Adso, me demanda-t-il, que tu rô des la nuit à voler des abats dans les cuisines? » Bref, Guillaume s’é tait ré veillé, m’avait cherché je ne sais plus pour quelle raison, et ne me trouvant pas, il avait soupç onné que j’é tais allé faire quelque bravade dans la bibliothè que. Comme il s’approchait de l’É difice du cô té des cuisines, il avait vu une ombre qui sortait par la porte donnant sur le potager (c’é tait la fille qui s’é loignait, sans doute parce qu’elle avait entendu quelqu’un s’approcher). Il avait cherché à comprendre de qui il s’agissait et tenté de la suivre, mais elle (autrement dit ce qui é tait une ombre pour lui) s’é tait enfuie vers le mur d’enceinte et puis avait disparu. Alors Guillaume – aprè s une exploration des environs – é tait entré dans les cuisines et là, il m’avait trouvé é vanoui. Quand je lui indiquai, encore terrorisé, le paquet avec le coeur, bafouillant quelque chose sur un nouveau crime, il se mit à rire: « Adso, mais quel homme pourrait avoir un coeur aussi gros? C’est un coeur de vache, ou de boeuf, ils ont tout juste tué un animal aujourd’hui! Plutô t, comment se trouve-t-il dans tes mains? » À ce point-là, oppressé par les remords, outre qu’abasourdi par l’effroi, je fondis en larmes et demandai qu’il m’administrâ t le sacrement de la confession. Ce qu’il fit, et je lui racontai tout sans rien lui cacher. Frè re Guillaume m’é couta avec un grand sé rieux, mais avec une ombre d’indulgence aussi. Lorsque j’eus fini, il prit un air grave et me dit: « Adso, tu as pé ché, sans nul doute, et contre le commandement qui t’imposes de ne point forniquer, et contre tes devoirs de novice. À ta dé charge, le fait est que tu t’es trouvé dans une de ces situations où se serait damné mê me un pè re dans le dé sert. Et sur la femme comme source de tentation, les É critures ont dé jà suffisamment parlé. De la femme, l’Ecclé siaste dit que sa conversation est comme un feu ardent, et les Proverbes disent qu’elle s’empare de l’â me pré cieuse de l’homme et que les plus forts ont é té ruiné s par elle ». Et l’Ecclé siaste dit encore: « Or je trouve plus amer que la mort: la femme, car elle est un piè ge, et son coeur un filet; et ses bras des chaî nes. Et d’autres ont dit qu’elle est le vaisseau du dé mon. Cela é tant bien clair, cher Adso, je n’arrive pas à me convaincre que Dieu ait voulu introduire dans la cré ation un ê tre aussi immonde sans le douer de quelque vertu. Et je ne puis pas ne pas ré flé chir sur le fait qu’il lui a accordé de nombreux privilè ges et motifs d’estime, dont trois au moins, trè s grands. En effet, Il a cré é l’homme dans ce monde vil, et à partir de la boue, et la femme en un second temps, au paradis et à partir de la noble matiè re humaine. Et Il ne l’a pas tiré e des pieds ou des intestins du corps d’Adam, mais de sa cô te. En second lieu le Seigneur, qui peut tout, aurait pu s’incarner directement dans un homme en quelque sorte miraculeux, et Il choisit au contraire d’habiter dans le ventre d’une femme, signe qu’elle n’é tait pas aussi immonde que cela. Et lorsqu’il apparut aprè s la ré surrection, Il apparut à une femme. Et enfin, dans la gloire cé leste aucun homme ne sera roi de cette suprê me patrie, au contraire en sera reine une femme qui n’a jamais pé ché. Si donc le Seigneur a eu tant d’attentions pour È ve elle- mê me et pour ses filles, est-il si anormal que nous aussi nous nous sentions attiré s par les grâ ces et par la noblesse de ce sexe? Ce que je veux te dire, Adso, c’est bien sû r que tu ne dois plus le faire, mais qu’il n’est pas si monstrueux que tu aies é té tenté de le faire. Et d’ailleurs, qu’un moine, au moins une fois dans sa vie, ait eu une expé rience de la passion charnelle, de faç on à pouvoir ê tre un jour indulgent et compré hensif avec les pé cheurs auxquels il donnera conseil et ré confort... eh bien, cher Adso, c’est une chose à ne pas souhaiter avant qu’elle n’arrive, mais non plus à trop vitupé rer aprè s qu’elle est arrivé e. Et donc, que Dieu soit avec toi, et n’en parlons Plus. Mais plutô t, pour ne pas nous attarder à trop mé diter sur quelque chose qu’il vaudra mieux oublier, si tu y parviens (et il me sembla qu’ici sa voix s’affaiblit comme sous le coup d’une é motion secrè te), demandons-nous plutô t le sens de ce qui s’est passé cette nuit. Qui é tait cette fille, et avec qui avait-elle rendezvous ? » — Cela je l’ignore vraiment, et je n’ai pas vu l’homme qui se trouvait avec elle, dis-je. — Bon, mais nous pouvons dé duire de qui il s’agissait d’aprè s des indices absolument certains. C’é tait avant tout un homme laid et vieux, avec qui une jeune fille ne va pas volontiers, surtout si elle est aussi belle que tu la dé peins, mê me si j’ai lieu de croire, mon cher petit loup, que tu é tais enclin à trouver tout morceau exquis. — Pourquoi laid et vieux? — Parce que la jeune fille ne se rendait pas auprè s de lui par amour, mais pour un paquet de rognons. C’é tait certainement une fille du village qui, sans doute pas à sa premiè re expé rience, se donne par faim à quelque moine luxurieux, et en obtient comme ré compense quelque chose à se mettre sous la dent, pour elle et sa famille. — Une prostitué e, dis-je horrifié. — Une paysanne pauvre, Adso. Sans doute avec des petits frè res à nourrir. Et qui, si elle le pouvait, se donnerait par amour et non par lucre. Comme elle a fait ce soir. Tu me dis en effet qu’elle t’a trouvé jeune et beau, et elle t’a donné gratis et par amour pour toi ce qu’à d’autres elle eû t donné en revanche pour un coeur de boeuf et quelques morceaux de mou. Elle s’est sentie si vertueuse pour le don gratuit qu’elle a fait de soi, et soulagé e, qu’elle s’est enfuie sans rien prendre en é change. Voilà pourquoi je pense que l’autre, auquel elle t’a comparé, n’é tait ni jeune ni beau. J’avoue que, pour fort vif que fû t encore mon repentir, cette explication me remplit de trè s doux orgueil, mais je me tus et laissai continuer mon maî tre. « Ce vieux dé goû tant devait avoir la possibilité de descendre au village et d’ê tre en contact avec les paysans, pour des raisons inhé rentes à son office. Il devait connaî tre la faç on de faire entrer et sortir des gens de l’enceinte, et savoir qu’il y aurait eu ces abats dans les cuisines (et on aurait mê me pu dire demain que, la porte é tant resté e ouverte, un chien é tait entré et les avait mangé s). Enfin, il devait avoir un certain sens de l’é conomie, et un certain inté rê t à ce que les cuisines ne fussent pas dé garnies de denré es plus pré cieuses, sinon il lui aurait donné un entrecô te ou un autre morceau de choix. Et alors tu vois que l’image de notre inconnu se dessine avec grande clarté et que toutes ces proprié té s, ou accidents, conviennent bien à une substance que je ne craindrais point de dé finir comme notre cellé rier, Ré migio de Varagine. Ou, si je me trompais, comme notre mysté rieux Salvatore. Qui, entre autres, é tant de cette ré gion, sait fort bien parler avec les gens du coin et sait comment convaincre une jeune fille de faire ce qu’il voulait lui faire faire, si tu n’é tais pas arrivé. — C’est sû rement ç a, dis-je convaincu, mais à quoi cela nous sert-il à pré sent de le savoir? — À rien. Et à tout, dit Guillaume. L’histoire peut avoir ou ne pas avoir un rapport avec les crimes dont nous nous occupons. D’autre part si le cellé rier a é té dolcinien, ceci explique cela et vice versa. Nous savons enfin maintenant que cette abbaye, la nuit, est un lieu d’errance plein de tribulations. Et qui sait si notre cellé rier, ou Salvatore, qui la parcourent dans le noir avec une telle dé sinvolture, n’en savent pas en tout cas beaucoup plus qu’ils ne disent. — Mais ils parleront devant nous? — Non, si nous avons une attitude compatissante, si nous ignorons leurs pé ché s. Mais si nous devions vraiment savoir quelque chose, nous tiendrions une faç on de les persuader de parler. Autrement dit, s’il le faut, le cellé rier ou Salvatore sont à notre merci, et Dieu nous pardonnera cet abus de pouvoir, vu qu’il pardonne tant d’autres choses », dit-il, et il me regarda avec malice, mais je n’eus pas le coeur de faire des observations sur le caractè re licite de ses propos. « Et maintenant nous devrions aller au lit, car dans une heure sonnent matines. Mais je te vois encore agité, mon pauvre Adso, encore tout timoré devant ton pé ché... Rien ne vaut une bonne halte dans l’é glise pour se dé tendre l’â me. Moi, je t’ai absous, mais on ne sait jamais. Va demander confirmation au Seigneur. » Et il me donna une tape plutô t é nergique sur la tê te, peut-ê tre comme preuve de paternelle et virile affection, peut-ê tre comme indulgente pé nitence. Ou peut-ê tre (comme coupablement je le pensai à ce moment-là ) par une sorte d’envie dé bonnaire, en homme assoiffé d’expé riences neuves et ardentes qu’il é tait. Nous prî mes le chemin de l’é glise, en sortant par notre passage habituel, que je parcourus en hâ te et les yeux fermé s, car tous ces os me rappelaient avec trop grande é vidence, cette nuit-là, que moi aussi j’é tais poussiè re et qu’insensé au plus haut point avait é té l’orgueil de ma chair. Arrivé s dans la nef, nous vî mes une ombre devant le maî tre-autel. Je croyais que c’é tait encore Ubertin. C’é tait Alinardo, qui tout d’abord ne nous reconnut pas. Il dit que dé sormais incapable de dormir, il avait dé cidé de passer la nuit à prier pour ce jeune moine disparu (dont il ne se rappelait pas mê me le nom). Il priait pour son â me, s’il é tait mort, pour son corps, s’il gisait infirme et seul en quelque endroit. « Trop de morts, dit-il, trop de morts... Mais c’é tait é crit dans le livre de l’apô tre. Avec la premiè re trompette vint la grê le, avec la deuxiè me, le tiers de la mer devint du sang, et vous avez trouvé l’un dans la grê le, l’autre dans le sang... La troisiè me trompette avertie qu’un astre de feu tombera sur le tiers des fleuves et sur les sources. Ainsi je vous le dis, a disparu notre troisiè me frè re. Et craignez pour le quatriè me, parce que seront frappé s le tiers du soleil et le tiers de la lune et le tiers des é toiles, si bien que l’obscurité sera presque complè te... » Tandis que nous sortions du transept, Guillaume se demanda si dans les paroles du vieillard il n’y avait pas quelque chose de vrai. « Mais, lui fis-je observer, cela supposerait qu’un seul cerveau diabolique, se servant de l’Apocalypse comme guide, aurait pré paré les trois disparitions, en admettant que Bé renger aussi soit mort. En revanche, nous savons que celle d’Adelme fut due à sa volonté... — C’est vrai, dit Guillaume, mais le mê me cerveau diabolique, ou malade, pourrait avoir tiré inspiration de la mort d’Adelme pour organiser de faç on symbolique les deux autres. Et s’il en é tait ainsi, Bé renger devrait se trouver dans un fleuve ou dans une source. Et il n’y a ni fleuves ni sources à l’abbaye, du moins pas tels que quelqu’un s’y puisse noyer ou y puisse ê tre noyé... — Il n’y a que les bains, observai-je presque par hasard. — Adso! dit Guillaume, tu sais que ç a peut ê tre une idé e? Les balnea! — Mais ils ont dé jà dû regarder... — J’ai vu les servants ce matin lorsqu’ils faisaient leurs recherches, ils ont ouvert la porte du bâ timent des balnea et ont donné un coup d’oeil circulaire, sans fouiller, ils ne s’attendaient pas encore à devoir chercher quelque chose de bien caché, ils s’attendaient à un cadavre gisant thé â tralement quelque part, comme le cadavre de Venantius dans la jarre... Allons jeter un coup d’oeil, aussi bien il fait encore sombre et il me semble que notre lampe brû le encore avec plaisir. » Ainsi fî mes-nous, et nous ouvrî mes sans difficulté la porte des balnea, adossé s à l’hô pital. Isolé es l’une de l’autre par de larges rideaux, il y avait je ne sais plus combien de baignoires. Les moines s’en servaient pour leur hygiè ne, quand la rè gle en fixait le jour, et Sé verin s’en servait pour des raisons thé rapeutiques, car il n’est rien de tel qu’un bain pour calmer le corps et l’esprit. Une cheminé e dans un angle permettait aisé ment de ré chauffer l’eau. Nous la trouvâ mes souillé e de cendres fraî ches, avec devant, une grande chaudiè re renversé e. Dans un coin, on pouvait puiser l’eau à une source. Nous regardâ mes dans les premiè res baignoires, qui é taient vides. Seule la derniè re, dissimulé e par un rideau tiré, é tait remplie avec, à cô té, en tas, une vê ture. À premiè re vue, à la lumiè re de notre lampe, la surface du liquide nous sembla calme: mais comme la lumiè re donna dessus, nous entrevî mes sur le fond, inanimé, un corps d’homme, nu. Nous le tirâ mes lentement hors de l’eau: c’é tait Bé renger. Et lui, dit Guillaume, avait vraiment la face d’un noyé. Les traits de son visage é taient enflé s. Le corps, blanc et mou, sans un poil, avait l’air d’un corps de femme, si l’on exclut le spectacle obscè ne des flasques pudenda. Je rougis, puis un frisson me parcourut. Je fis le signe de la croix, tandis que Guillaume bé nissait le cadavre. QUATRIÈ ME JOUR Quatriè me jour LAUDES Où Guillaume et Sé verin examinent le cadavre de Bé renger, dé couvrent qu’il a la langue noire, chose singuliè re pour un noyé. Puis ils discutent de poisons trè s douloureux et d’un vol du temps passé. Je ne m’attarderai pas à dire comment nous informâ mes l’Abbé, comment toute l’abbaye se ré veilla avant l’heure canonique, les cris d’horreur, l’é pouvante et la douleur qu’on voyait sur le visage de chacun, comment la nouvelle se propagea dans tout le peuple de la plaine, avec les servants qui se signaient et prononç aient des formules de conjuration. Je ne sais si ce matin-là le premier office se dé roula selon les rè gles, et qui y prit part. Moi je suivis Guillaume et Sé verin qui firent envelopper le corps de Bé renger et donnè rent l’ordre de l’allonger sur une table, dans l’hô pital. Une fois l’Abbé et les autres moines é loigné s, l’herboriste et mon maî tre observè rent longuement le cadavre, avec la froideur des hommes de mé decine. « Il est mort noyé, dit Sé verin, il n’y a point de doute. Le visage est enflé, le ventre est tendu... — Mais il n’a pas é té noyé par quelqu’un d’autre, observa Guillaume, sinon il se serait rebellé à la violence de l’homicide, et nous aurions trouvé des traces d’eau ré pandue autour de la baignoire. Au contraire, tout é tait bien ordonné et propre, comme si Bé renger avait fait ré chauffer l’eau, rempli la baignoire et s’y é tait installé de sa propre volonté. — Voilà qui ne m’é tonne guè re, dit Sé verin. Bé renger souffrait de convulsions, et je lui avais dit moimê me, à plusieurs reprises, que les bains tiè des servent à calmer l’excitation du corps et de l’esprit. Plusieurs fois, il m’avait demandé l’autorisation d’accé der aux balnea. C’est ce qu’il aurait pu faire cette nuit... — La nuit pré cé dente, observa Guillaume, car ce corps – tu le vois – est resté dans l’eau un jour au moins... — Il est possible que ç a se soit passé l’autre nuit », convint Sé verin. Guillaume le mit en partie au courant des é vé nements de cette nuit-là. Il ne lui dit pas que nous é tions allé s furtivement dans le scriptorium mais, en lui cachant diverses circonstances, il lui dit que nous avions poursuivi une silhouette mysté rieuse qui nous avait dé robé un livre. Sé verin comprit que Guillaume ne lui racontait qu’une partie de la vé rité, mais il ne posa pas de questions. Il observa que l’agitation de Bé renger, si c’é tait lui le voleur mysté rieux, pouvait l’avoir poussé à chercher la tranquillité dans un bain restaurateur. Bé renger, observa-t-il encore, é tait de nature trè s sensible, parfois une contrarié té ou une é motion lui provoquait des tremblements, des sueurs froides, il roulait des yeux et tombait par terre en crachant une bave blanchâ tre. « En tout cas, dit Guillaume, avant de venir ici il s’est rendu ailleurs, car je n’ai pas vu dans les balnea le livre qu’il a volé. — Oui, confirmai-je avec une certaine fierté, j’ai soulevé sa vê ture qui croupissait à cô té de la baignoire, et je n’ai trouvé trace d’aucun objet volumineux. — Bien, me sourit Guillaume. Donc il s’est rendu quelque part, ailleurs, puis admettons toujours que pour calmer son agitation, et peut-ê tre pour se soustraire à nos recherches, il se soit glissé dans les balnea et se soit plongé dans l’eau. Sé verin, juges-tu que le mal dont il souffrait é tait suffisant pour lui faire perdre les sens et entraî ner la noyade? — Ç a se pourrait, hé sita Sé verin. D’autre part, si tout est arrivé il y a deux nuits, de l’eau aurait trè s bien pu verser autour de la baignoire, et sé cher par la suite. Ainsi nous ne pouvons exclure qu’il a é té noyé de vive force. — Non, dit Guillaume. As-tu dé jà vu un assassiné qui, avant de se faire noyer, ô te ses vê tements? » Sé verin branla du chef, comme si cet argument n’avait plus grande valeur. Depuis quelques instants il examinait les mains du cadavre: « Voici une chose curieuse... dit- il. — Quoi? — L’autre jour j’ai observé les mains de Venantius, quand on lavait son corps du sang qui le recouvrait, et j’ai remarqué un dé tail auquel je n’avais pas donné beaucoup d’importance. Le bout de deux doigts de la main droite de Venantius é tait foncé, comme noirci par une substance brune. Exactement, tu vois? comme à pré sent le bout des deux doigts de Bé renger. Et mê me, en ce cas nous en avons quelques traces sur le troisiè me doigt. Alors j’ai pensé que Venantius avait touché des encres dans le
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