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LE NOM DE LA ROSE 26 страницаd’une fois j’avais fait volte-face comme si je m’attendais à voir apparaî tre soudain un animal de mê me, nature), quand je dé cidai de regarder d’autres feuillets, et je tombai, au dé but de l’é vangile de Matthieu, sur l’image d’un homme. Je ne sais pourquoi, il m’effraya davantage que le lion: le visage é tait d’un homme, mais cet homme é tait cuirassé dans une sorte de chasuble rigide qui le recouvrait jusqu’aux pieds, et cette chasuble ou cataphracte é tait incrusté e de pierres rouges et jaunes. Cette tê te, qui surgissait, é nigmatique, d’un châ teau de rubis et de topazes, se pré senta à moi (la terreur me rendait blasphé mateur! ) comme l’assassin mysté rieux dont nous suivions les impalpables traces. Et puis je compris pourquoi je rapprochais aussi é troitement la bê te et le cataphracte du labyrinthe: parce que l’une et l’autre, comme toutes les figures de ce livre, é mergeaient d’un tissu illustré de labyrinthes entrelacé s, où des lignes d’onyx et d’é meraudes, des fils de chrysoprase, des rubans d’aigue-marine semblaient tous faire allusion à la pelote de salles et de couloirs dans laquelle je me trouvais enroulé. Mon oeil se perdait, sur la page, dans des sentiers resplendissants, comme mes pieds perdaient leur chemin dans la thé orie inquié tante des salles de la bibliothè que; et voir repré senté e dans ces parchemins mon errance, me remplit d’inquié tude et me convainquit que chacun de ces livres racontait par de mysté rieux ricanements mon histoire pré sente. « De te fabula narratur{175} », me dis-je, et je me demandai si ces pages ne contenaient pas dé jà l’histoire des instants futurs qui m’attendaient. J’ouvris un autre livre, et celui-ci me sembla de l’é cole hispanique. Les teintes é taient violentes, les rouges couleur sang ou feu. C’é tait le livre de la ré vé lation de l’apô tre, et je tombai encore une fois, comme le soir pré cé dent, sur la page de la mulier amicta sole{176}. Mais il ne s’agissait pas du mê me livre, la miniature é tait diffé rente, ici l’artiste avait plus longuement insisté sur les formes de la femme. J’en comparai le visage, le sein, les flancs flexueux avec la statue de la Vierge que j’avais vue en compagnie d’Ubertin. Le trait é tait diffé rent, mais cette mulier aussi me sembla de toute beauté. Je pensai qu’il ne fallait pas que je m’attarde à ces songeries, et tournai quelques pages. Je trouvai une autre femme, mais cette fois c’é tait la prostitué e de Babylone. Je ne fus point tant frappé par ses formes que par la pensé e qu’elle aussi é tait une femme comme l’autre, et pourtant celle-ci é tait vaisseau de tout vice, celle-là ré ceptacle de toute vertu. Mais les formes s’avé raient de femme dans les deux cas, et à un certain point je ne fus plus capable de comprendre ce qui les distinguait. De nouveau j’é prouvai une agitation profonde, l’image de la Vierge de l’é glise se superposa à celle de la belle Marguerite. « Je suis damné ! » me dis-je. Ou: « Je suis fou. » Et dé cidai que je ne pouvais plus rester dans la bibliothè que. Par chance, j’é tais à cô té de l’escalier. Je m’y pré cipitai au risque d’achopper et d’é teindre ma lampe. Je me retrouvai sous les vastes voû tes du scriptorium, mais pas davantage je ne m’attardai dans ce lieu et je m’é lanç ai tê te baissé e dans les escaliers qui menaient au ré fectoire. Là je m’arrê tai, haletant. Par les verriè res pé né trait la lumiè re de la lune, en cette nuit resplendissante, et je n’avais presque plus besoin de la lampe, indispensable en revanche pour les compartiments et les galeries de la bibliothè que. Toutefois je la tins allumé e, comme pour y chercher ré confort. Mais je haletais encore, et pensai que j’aurais dû boire de l’eau, pour calmer mon é tat de tension. Comme les cuisines se trouvaient à deux pas, je traversai le ré fectoire et ouvris lentement une des portes qui donnait dans la seconde moitié du rez-de-chaussé e de l’É difice. Et c’est alors que ma terreur, au lieu de dé croî tre, augmenta. Car je me rendis aussitô t compte que quelqu’un se trouvait dans les cuisines, prè s du four à pain: ou du moins je m’aperç us que dans ce coin-là brillait une lampe, et, plein d’é pouvante, é teignis la mienne. Effrayé comme je l’é tais, j’inspirai de la frayeur, et de fait l’autre (ou les autres) é teignirent la leur. Mais en vain, parce que les clarté s de la nuit é clairaient suffisamment la cuisine pour dessiner devant moi, sur les dalles, une ou plusieurs ombres mê lé es. Moi, glacé, je n’osai plus reculer, ni avancer. J’entendis une voix bredouillante, un humble chuchotis, une voix de femme, me sembla-t-il. Puis de ce groupe informe qui se dessinait obscuré ment prè s du four, une ombre noire et trapue se dé tacha, et s’enfuit vers la porte exté rieure, qui d’é vidence é tait entrebâ illé e, en la refermant derriè re elle. Je restai, moi, à la limite entre ré fectoire et cuisines, seul avec un quelque chose d’impré cis à cô té du four. Quelque chose d’impré cis et – comment dire? — de gé missant. En effet, de l’ombre provenait une plainte, presque un pleur é touffé, un sanglot rythmique, de peur. Rien ne communique plus de courage au peureux que la peur d’autrui: mais je ne me dirigeai pas vers l’ombre poussé par le courage. Plutô t poussé, dirais-je, par une ivresse à peu prè s semblable à celle qui m’avait saisi au moment des visions. Il y avait dans les cuisines quelque chose d’analogue aux fumigations qui m’avaient surpris dans la bibliothè que, la veille. Ou peut-ê tre ne s’agissait-il pas des mê mes substances, mais sur mes sens surexcité s elles firent le mê me effet. Je relevais une odeur â cre de tragante, alun et tartre, dont les cuisiniers se servaient pour aromatiser le vin. Ou peut-ê tre, comme je le sus aprè s, pré parait-on la cervoise (à laquelle on attachait dans cette contré e au nord de la pé ninsule, un certain prix) et la produisait-on selon la mode de mon pays, avec de la bruyè re, du myrte des marais et du romarin d’é tang sauvage. Tous arô mes qui, plus que mes narines, enivrè rent mon esprit. Et tandis qu’en suivant mon instinct rationnel je voulais crier: « Vade ré tro{177}! » et m’é loigner de la chose gé missante qui é tait sû rement un succube é voqué pour moi par le malin, une force dans ma vis appé titive{178} me poussa en avant, comme si je voulais participer à un prodige. Ainsi je marchai vers l’ombre, jusqu’à ce que, à la lumiè re de la nuit coulant des hautes fenê tres, je m’aperç us que c’é tait une femme, tremblante, qui serrait d’une main un paquet sur sa poitrine, et reculait en pleurant vers la gueule du four. Que Dieu, la Vierge Bienheureuse et tous les saints du Paradis m’assistent à pré sent que je vais dire ce qui m’arriva. La pudeur, la dignité de mon é tat (vieux moine dé sormais dans ce beau monastè re de Melk, lieu de paix et de sereine mé ditation) me conseilleraient de trè s pieuses pré cautions. Je devrais dire simplement que quelque chose de mal se passa mais qu’il n’est pas honnê te de ré pé ter ce que ce fut, et je ne porterais le trouble ni en moi, ni chez mon lecteur. Mais je me suis proposé de raconter, sur ces é vé nements lointains, toute la vé rité, et la vé rité est indivise, elle brille de sa propre é vidence, et ne consent pas d’ê tre ré duite par nos inté rê ts et par notre honte. Le problè me est plutô t de dire ce qui se passa non point comme je le vois et me le rappelle à pré sent (mê me si je me rappelle tout avec une impitoyable vivacité ; et je ne sais si ce fut le repentir qui fixa d’une faç on si vivace faits et pensé es dans ma mé moire, ou l’insuffisance de ce mê me repentir qui encore me tourmente, donnant vie dans mon esprit affligé à la moindre nuance de ma honte), mais comme je le vis et le sentis alors. Et il m’est loisible de le faire, avec une fidé lité de chroniqueur, car si je ferme les yeux, je peux tout ré pé ter de ce que je fis et mê me pensai en ces instants, comme si je copiais un parchemin é crit alors. Il me faut donc ainsi aller de l’avant, et que Saint-Michel Archange me protè ge: parce que pour l’é dification de mes lecteurs futurs et la fustigation de ma faute, je veux raconter maintenant comment un jeune homme peut donner dans les trames du dé mon, afin que ces derniè res puissent ê tre connues et manifestes, et que celui qui encore donne dedans, puisse les dé faire. C’é tait donc une femme. Que dis-je, une toute jeune fille. Ayant eu jusqu’alors (et depuis lors, grâ ce en soit rendue à Dieu) peu de familiarité avec les ê tres de ce sexe, je ne sais dire quel â ge elle pouvait avoir. Je sais qu’elle é tait jeune, presque adolescente, peut- ê tre avaitelle seize, ou dix-huit printemps, ou peut-ê tre vingt, et je fus frappé par l’impression d’humaine ré alité qui é manait de cette figure. Ce n’é tait pas une vision, et elle me parut en tout cas valde bona{179}. Peut-ê tre parce qu’elle tremblait comme tremble un oisillon l’hiver, et pleurait, et avait peur de moi. Ainsi, pensant que le devoir de tout bon chré tien est de secourir son prochain, je m’approchai d’elle avec grande douceur et en bon latin je lui dis qu’elle ne devait avoir nulle crainte parce que j’é tais un ami, en tout é tat de cause pas un ennemi, certainement pas l’ennemi comme sans doute elle le redoutait. Peut-ê tre à cause de la mansué tude qui é manait de mon regard, la cré ature se calma et vint à moi. Je m’aperç us qu’elle ne comprenait pas mon latin et d’instinct je lui adressai la parole dans mon allemand vulgaire, ce qui l’effraya au plus haut point, je ne sais si à cause des sons â pres, inusité s chez les gens de cette contré e, ou parce que ces sons lui rappelaient quelque autre expé rience avec des soldats de mes terres. Alors je souris, considé rant que le langage des gestes et du visage est plus universel que celui des mots, et elle s’apaisa. Elle me sourit elle aussi et me dit deux ou trois mots. Je connaissais trè s peu sa langue vulgaire, elle é tait en tout cas diffé rente de celle que j’avais en partie apprise à Pise, toutefois je m’aperç us d’aprè s le ton, qu’elle me disait des mots doux, et me sembla-t-il, quelque chose comme: « Toi, tu es jeune, toi, tu es beau... » Il arrive rarement à un novice, qui a passé toute son enfance dans un monastè re, d’entendre des dé clarations sur sa beauté, on est plutô t bien averti que la beauté corporelle est fugace et qu’il faut la tenir pour fort vile: mais les trames de l’ennemi sont infinies et j’avoue que cette allusion marqué e à ma vé nusté, pour mensongè re qu’elle fû t, pé né tra avec vive douceur dans mes oreilles et me donna une irré pressible é motion. D’autant qu’en disant cela, la jeune fille avait tendu la main vers moi et du bout de ses doigts, effleuré ma joue, alors complè tement imberbe. J’en é prouvai comme une impression de dé faillance, mais à ce moment-là je n’arrivais pas à ressentir l’ombre d’un pé ché dans mon coeur Tant peut le dé mon quand il veut nous mettre à l’é preuve et effacer de notre â me les traces de la grâ ce. Qu’é prouvai-je? Que vis-je? De cela je me souviens: les é motions du premier instant furent dé nué es de toute expression, parce que ma langue et mon esprit n’avaient pas é té é duqué s à nommer des sensations de ce genre. Jusqu’au moment où il me souvint d’autres paroles inté rieures, entendues en d’autres temps et en d’autres lieux, certainement dites pour d’autres fins, mais qui me semblè rent admirablement s’harmoniser avec le plaisir de ces instants-là, comme si elles é taient consubstantiellement né es pour l’exprimer. Des paroles qui s’é taient pressé es en foule dans les cavernes de ma mé moire, s’exhalè rent à la surface (muette) de mes lè vres, et j’oubliai qu’elles avaient servi dans les É critures ou sur les pages des saints à exprimer des ré alité s combien plus flamboyantes. Mais, au vrai, y avait-il une telle diffé rence entre les dé lices dont avaient parlé les saints et celles que mon â me troublé e é prouvait en cet instant? En cet instant s’annula en moi le sentiment vigilant de la diffé rence. Qui est pré cisé ment, ce me semble, le signe du ravissement dans les abî mes de l’identité. D’un coup la jeune fille m’apparut ainsi que la vierge noire, mais toute belle dont parle le Cantique. Elle portait une pauvre robe é limé e de toile é crue qui s’ouvrait, assez impudique, sur sa poitrine, et au cou un collier de menues pierres coloré es et, je crois, sans valeur aucune. Mais sa tê te se dressait fiè rement sur un cou blanc comme une tour d’ivoire, ses yeux é taient clairs comme les piscines de Heshbô n, son nez é tait une tour du Liban, les nattes de son chef comme la pourpre. Oui, sa chevelure m’apparut comme un troupeau de chè vres, ses dents comme des troupeaux de brebis qui remontent du bain, chacune a sa jumelle, si bien qu’aucune d’elles ne primait sur sa compagne. Et: « Que tu es belle, ma bien-aimé e, que tu es belle! me pris-je à murmurer, tes cheveux sont comme un troupeau de chè vres ondulant sur les pentes de Galaad, tes lè vres comme un ruban de pourpre, tes joues, des moitié s de grenade, ton cou est comme la tour de David où sont suspendues mille rondaches. » Et je me demandai, é pouvanté et ravi, quelle é tait celle-ci surgissant devant moi comme l’aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, terribilis ut castrorum acies ordinata{180}. Alors la cré ature s’approcha encore plus de moi, jetant dans un coin le paquet sombre qu’elle avait jusqu’alors tenu serré contre sa poitrine, et elle leva encore une main pour caresser mon visage, et elle ré pé ta encore une fois les mots que j’avais dé jà entendus. Et tandis que je ne savais pas si la fuir ou m’approcher davantage encore, tandis que ma tê te palpitait comme si les trompettes de Josué allaient faire crouler les murs de Jé richo, et qu’en mê me temps je dé sirais et tremblais de la toucher, elle eut un sourire de grande joie, é mit un gé missement é touffé de chè vre attendrie, et dé fit les lacets qui retenaient encore sa robe sur sa poitrine, qu’elle fit glisser de son corps comme une tunique, et elle resta devant moi comme È ve devait ê tre apparue à Adam au jardin de l’Eden. « Pulchra sunt ubera quae paululum supereminent et tument modice{181} », murmurai-je, ré pé tant la phrase que j’avais entendue de la bouche d’Ubertin, car ses seins m’apparurent comme deux faons, jumeaux d’une gazelle, qui paissaient parmi les lis, son nombril fut une coupe ronde où le vin drogué ne manque jamais, son ventre, un monceau de froment entouré de fleurs des vallé es. « O sidus clarum puellarum, lui criai-je, o porta clausa, fons hortorum, cella custos unguentorum, cella pigmentaria{182}! » et je me retrouvai sans le vouloir contre son corps dont je sentais la chaleur et le parfum â cre d’onguents inconnus de moi. Je me souvins: « Fils, quand vient l’amour fou, rien ne peut l’homme! » et je compris que, ce que j’é prouvais, fû t-il trame de l’ennemi ou don cé leste, je ne pouvais dé sormais rien faire pour contrecarrer l’impulsion qui m’emportait et: « Oh! langueo », criai-je, et: « Causa languoris video nec caveo{183}! » c’est qu’aussi un parfum de rose s’exhalait de ses lè vres et ils é taient beaux ses pieds, ses pieds dans ses sandales, et ses jambes é taient comme des colonnes et la courbe de ses flancs, comme un collier, oeuvre des mains d’un artiste. O amour, fille de dé lices, un roi est pris à tes boucles, murmurai-je en moi, et je fus dans ses bras, et nous tombâ mes ensemble sur les dalles nues des cuisines et, je ne sais si de ma propre initiative ou grâ ce à son art à elle, je me trouvai libé ré de ma robe de novice et nous n’eû mes point honte de nos corps et cuncta erant bona{184}. Et elle me baisa des baisers de sa bouche, et ses amours furent plus dé licieuses que le vin et l’arô me de ses parfums m’enivraient de dé lices, et son cou é tait beau entouré de perles et ses joues cerclé es de pendentifs, que tu es belle, ma bien-aimé e, que tu es belle, tes yeux sont des colombes (disais-je) et laisse-moi voir ton visage, faismoi entendre ta voix, car ta voix est harmonieuse et ton visage enchanteur, tu m’as fait perdre le sens, ma soeur, tu m’as fait perdre le sens, d’un seul de tes regards, avec une seule gemme de ton cou, tes lè vres distillent un rayon de miel, le miel et le lait sont sous ta langue, le parfum de ton souffle est comme celui des pommes, tes seins en grappes, tes seins comme des grappes de raisin, ton palais un vin exquis qui pique droit sur mon amour et coule sur les lè vres et sur les dents... Fontaine de jardin, nard et safran, cannelle et cinnamome, myrrhe et aloè s, je mangeais ma gaufre et mon miel, je buvais mon vin et mon lait, qui é tait, qui é tait donc celle-ci qui surgissait comme l’aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme des bataillons? Oh! Seigneur, quand l’â me se voit ravie, alors la seule vertu est d’aimer ce que tu vois (n’est-ce pas? ), la plus haute fé licité est d’avoir ce que tu as, alors la vie bienheureuse se boit à sa source (ne l’a-t-on pas dit dé jà ? ), alors on savoure la vraie vie qu’aprè s cette vie mortelle il nous reviendra de vivre auprè s des anges dans l’é ternité... Voilà ce qui sillonnait mon esprit, et il me semblait que les prophé ties se ré alisaient, enfin, tandis que la jeune fille me comblait de douceurs indescriptibles et mon corps é tait devenu tout entier un oeil devant et derriè re et je voyais tout ce qui m’entourait d’un seul coup. Et je compris que par lui, qui est l’amour, se produisent à la fois l’unité et la suavité et le bien et le baiser et l’embrassement, comme je l’avais dé jà entendu dire, croyant qu’on me parlait d’autre chose. Et pendant un seul instant, quand ma joie allait toucher son zé nith, il me souvint que j’é tais peut-ê tre en train d’expé rimenter, et de nuit, la possession du dé mon mé ridien, condamné enfin à se montrer dans sa nature mê me de dé mon à l’â me qui en extase demande: « Qui es-tu? », lui qui sait ravir l’â me et illusionner le corps. Mais aussitô t je fus convaincu que mes hé sitations, elles oui, é taient diaboliques, car rien ne pouvait ê tre plus juste, plus dé licieux, plus saint que ce que j’é prouvais maintenant et dont la douceur augmentait d’instant en instant. Comme une petite goutte d’eau instillé e dans une grande quantité de vin se dissipe tout à fait pour prendre couleur et saveur de vin, comme le fer incandescent et enflammé devient tout semblable au feu, perdant sa forme primitive, comme l’air inondé par la lumiè re du soleil est transformé en la plus grande splendeur et en la mê me clarté, au point de ne pas paraî tre illuminé mais ê tre lumiè re lui- mê me, ainsi je me sentais mourir de tendre liqué faction, si bien qu’il ne me resta plus que la force de murmurer les paroles du psaume: « Voici: ma poitrine est comme le vin nouveau, sans ouverture, qui brise les outres neuves », et aussitô t je vis une é clatante lumiè re et en elle une forme couleur du saphir qui s’enflammait tout entiè re d’un feu rutilant et trè s suave, et cette lumiè re splendide se dissé mina complè tement dans le feu rutilant, et ce feu rutilant dans cette forme resplendissante et cette lumiè re é clatante et ce feu rutilant dans la forme tout entiè re. Tandis que, presque é vanoui, je tombais sur le corps auquel je m’é tais uni, je compris dans un ultime souffle de vitalité que la flamme consiste en une splendide clarté, en une vigueur inné e et en une ardeur igné e, mais la splendide clarté elle la possè de pour briller et l’ardeur igné e pour brû ler. Puis je compris l’abî me, et les abî mes ulté rieurs qu’il invoquait. À pré sent que, d’une main tremblante (je ne sais si c’est pour l’horreur du pé ché dont je parle ou pour la coupable nostalgie du fait que je remé more), j’é cris ces lignes, je m’aperç ois que j’ai utilisé les mê mes mots pour dé crire mon extase abjecte de cet instant-là, que pour dé crire, quelques pages plus haut, le feu qui brû lait le corps martyr du fraticelle Michel. Et ce n’est pas un hasard si ma main, exé cutrice soumise de l’â me, a couché par é crit les mê mes expressions pour deux expé riences aussi dissemblables, car il est probable que je les vé cus de la mê me faç on alors, et il y a un instant, quand je cherchais à les faire revivre toutes les deux sur le parchemin. Il est une mysté rieuse sagesse en raison de quoi des phé nomè nes entre eux disparates peuvent ê tre nommé s avec des mots analogues, la mê me sagesse en raison de quoi les choses divines peuvent ê tre dé signé es avec des noms terrestres, et par des symboles é quivoques Dieu peut ê tre dit lion ou lé opard, et la mort, blessure, et la joie, flamme, et la flamme, mort, et la mort, abî me, et l’abî me, perdition et la perdition, dé faillance et la dé faillance, passion. Pourquoi moi, jeune homme, nommais-je l’extase de mort qui m’avait frappé dans le martyr Michel avec les mots dont s’é tait servie la sainte pour nommer l’extase de vie (divine), mais avec les mê mes mots ne pouvais-je nommer l’extase (coupable et passagè re) de jouissance terrestre, qui de son cô té m’avait semblé sitô t aprè s sensation de mort et ané antissement? Je cherche à pré sent à raisonner sur la maniè re dont je ressentis, à quelques mois de distance, deux expé riences l’une et l’autre exaltante et douloureuse à la fois, et sur la maniè re dont cette nuit-là dans l’abbaye je remé morai l’une et notablement ressentis l’autre, à quelques heures de distance, et encore sur la maniè re dont toutes à la fois je les ai revé cues à pré sent, couchant ces lignes par é crit, et comment dans les trois cas je me les suis raconté es avec les mots de l’expé rience diffé rente d’une â me sainte qui s’annulait dans la vision de la divinité. Se peut-il que j’aie blasphé mé (jadis, maintenant)? Qu’y avait-il de semblable dans le dé sir de mort de Michel, dans le ravissement que j’é prouvai à la vue de la flamme qui le consumait, dans le dé sir de conjonction charnelle que j’é prouvai avec la jeune fille, dans la pudeur mystique par quoi je le traduisais allé gorique- ment, et dans ce mê me dé sir d’ané antissement jubilant qui poussait la sainte à mourir de son propre amour pour vivre davantage et é ternellement? Possible que des choses aussi é quivoques se puissent dire de faç on aussi univoque? Et pourtant, c’est là, semble-t-il, l’enseignement que nous ont laissé les plus grands d’entre les docteurs: omnis ergo figura tanto evidentius veritatem demonstrat quanto apertius per dissimilem similitudinem figuram se esse et non veritatem probat{185}. Mais si l’amour de la flamme et de l’abî me sont figure de l’amour de Dieu, peuvent-ils ê tre figure de l’amour de la mort et de l’amour du pé ché ? Oui, ainsi que le lion et le serpent sont à la fois figure et de Christ et du dé mon. C’est que la justesse de l’interpré tation ne peut ê tre fixé e que par l’autorité des pè res, et dans le cas qui me tourmente, je n’ai point d’auctoritas à laquelle mon esprit obé issant puisse se ré fé rer, et je brû le dans le doute (et voilà qu’intervient encore la figure du feu pour dé finir le vide de vé rité et la
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