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LE NOM DE LA ROSE 26 страница



d’une fois j’avais fait volte-face comme si je m’attendais à

voir apparaî tre soudain un animal de mê me, nature),

quand je dé cidai de regarder d’autres feuillets, et je

tombai, au dé but de l’é vangile de Matthieu, sur l’image

d’un homme. Je ne sais pourquoi, il m’effraya davantage

que le lion: le visage é tait d’un homme, mais cet homme

é tait cuirassé dans une sorte de chasuble rigide qui le

recouvrait jusqu’aux pieds, et cette chasuble ou

cataphracte é tait incrusté e de pierres rouges et jaunes.

Cette tê te, qui surgissait, é nigmatique, d’un châ teau de

rubis et de topazes, se pré senta à moi (la terreur me

rendait blasphé mateur! ) comme l’assassin mysté rieux

dont nous suivions les impalpables traces. Et puis je

compris pourquoi je rapprochais aussi é troitement la bê te

et le cataphracte du labyrinthe: parce que l’une et l’autre,

comme toutes les figures de ce livre, é mergeaient d’un

tissu illustré de labyrinthes entrelacé s, où des lignes

d’onyx et d’é meraudes, des fils de chrysoprase, des

rubans d’aigue-marine semblaient tous faire allusion à la

pelote de salles et de couloirs dans laquelle je me trouvais

enroulé. Mon oeil se perdait, sur la page, dans des sentiers

resplendissants, comme mes pieds perdaient leur chemin

dans la thé orie inquié tante des salles de la bibliothè que;

et voir repré senté e dans ces parchemins mon errance, me

remplit d’inquié tude et me convainquit que chacun de ces

livres racontait par de mysté rieux ricanements mon

histoire pré sente. « De te fabula narratur{175} », me dis-je,

et je me demandai si ces pages ne contenaient pas dé jà

l’histoire des instants futurs qui m’attendaient.

J’ouvris un autre livre, et celui-ci me sembla de

l’é cole hispanique. Les teintes é taient violentes, les rouges

couleur sang ou feu. C’é tait le livre de la ré vé lation de

l’apô tre, et je tombai encore une fois, comme le soir

pré cé dent, sur la page de la mulier amicta sole{176}. Mais il

ne s’agissait pas du mê me livre, la miniature é tait

diffé rente, ici l’artiste avait plus longuement insisté sur les

formes de la femme. J’en comparai le visage, le sein, les

flancs flexueux avec la statue de la Vierge que j’avais vue

en compagnie d’Ubertin. Le trait é tait diffé rent, mais

cette mulier aussi me sembla de toute beauté. Je pensai

qu’il ne fallait pas que je m’attarde à ces songeries, et

tournai quelques pages. Je trouvai une autre femme, mais

cette fois c’é tait la prostitué e de Babylone. Je ne fus point

tant frappé par ses formes que par la pensé e qu’elle aussi

é tait une femme comme l’autre, et pourtant celle-ci é tait

vaisseau de tout vice, celle-là ré ceptacle de toute vertu.

Mais les formes s’avé raient de femme dans les deux cas,

et à un certain point je ne fus plus capable de comprendre

ce qui les distinguait. De nouveau j’é prouvai une agitation

profonde, l’image de la Vierge de l’é glise se superposa à

celle de la belle Marguerite. « Je suis damné ! » me dis-je.

Ou: « Je suis fou. » Et dé cidai que je ne pouvais plus

rester dans la bibliothè que.

Par chance, j’é tais à cô té de l’escalier. Je m’y

pré cipitai au risque d’achopper et d’é teindre ma lampe. Je

me retrouvai sous les vastes voû tes du scriptorium, mais

pas davantage je ne m’attardai dans ce lieu et je m’é lanç ai

tê te baissé e dans les escaliers qui menaient au ré fectoire.

Là je m’arrê tai, haletant. Par les verriè res pé né trait

la lumiè re de la lune, en cette nuit resplendissante, et je

n’avais presque plus besoin de la lampe, indispensable en

revanche pour les compartiments et les galeries de la

bibliothè que. Toutefois je la tins allumé e, comme pour y

chercher ré confort. Mais je haletais encore, et pensai que

j’aurais dû boire de l’eau, pour calmer mon é tat de

tension. Comme les cuisines se trouvaient à deux pas, je

traversai le ré fectoire et ouvris lentement une des portes

qui donnait dans la seconde moitié du rez-de-chaussé e de

l’É difice.

Et c’est alors que ma terreur, au lieu de dé croî tre,

augmenta. Car je me rendis aussitô t compte que

quelqu’un se trouvait dans les cuisines, prè s du four à

pain: ou du moins je m’aperç us que dans ce coin-là brillait

une lampe, et, plein d’é pouvante, é teignis la mienne.

Effrayé comme je l’é tais, j’inspirai de la frayeur, et de fait

l’autre (ou les autres) é teignirent la leur. Mais en vain,

parce que les clarté s de la nuit é clairaient suffisamment la

cuisine pour dessiner devant moi, sur les dalles, une ou

plusieurs ombres mê lé es.

Moi, glacé, je n’osai plus reculer, ni avancer.

J’entendis une voix bredouillante, un humble chuchotis,

une voix de femme, me sembla-t-il. Puis de ce groupe

informe qui se dessinait obscuré ment prè s du four, une

ombre noire et trapue se dé tacha, et s’enfuit vers la porte

exté rieure, qui d’é vidence é tait entrebâ illé e, en la

refermant derriè re elle.

Je restai, moi, à la limite entre ré fectoire et cuisines,

seul avec un quelque chose d’impré cis à cô té du four.

Quelque chose d’impré cis et – comment dire? — de

gé missant. En effet, de l’ombre provenait une plainte,

presque un pleur é touffé, un sanglot rythmique, de peur.

Rien ne communique plus de courage au peureux

que la peur d’autrui: mais je ne me dirigeai pas vers

l’ombre poussé par le courage. Plutô t poussé, dirais-je,

par une ivresse à peu prè s semblable à celle qui m’avait

saisi au moment des visions. Il y avait dans les cuisines

quelque chose d’analogue aux fumigations qui m’avaient

surpris dans la bibliothè que, la veille. Ou peut-ê tre ne

s’agissait-il pas des mê mes substances, mais sur mes sens

surexcité s elles firent le mê me effet. Je relevais une odeur

â cre de tragante, alun et tartre, dont les cuisiniers se

servaient pour aromatiser le vin. Ou peut-ê tre, comme je

le sus aprè s, pré parait-on la cervoise (à laquelle on

attachait dans cette contré e au nord de la pé ninsule, un

certain prix) et la produisait-on selon la mode de mon

pays, avec de la bruyè re, du myrte des marais et du

romarin d’é tang sauvage. Tous arô mes qui, plus que mes

narines, enivrè rent mon esprit.

Et tandis qu’en suivant mon instinct rationnel je

voulais crier: « Vade ré tro{177}! » et m’é loigner de la

chose gé missante qui é tait sû rement un succube é voqué

pour moi par le malin, une force dans ma vis

appé titive{178} me poussa en avant, comme si je voulais

participer à un prodige.

Ainsi je marchai vers l’ombre, jusqu’à ce que, à la

lumiè re de la nuit coulant des hautes fenê tres, je

m’aperç us que c’é tait une femme, tremblante, qui serrait

d’une main un paquet sur sa poitrine, et reculait en

pleurant vers la gueule du four.

Que Dieu, la Vierge Bienheureuse et tous les saints

du Paradis m’assistent à pré sent que je vais dire ce qui

m’arriva. La pudeur, la dignité de mon é tat (vieux moine

dé sormais dans ce beau monastè re de Melk, lieu de paix

et de sereine mé ditation) me conseilleraient de trè s

pieuses pré cautions. Je devrais dire simplement que

quelque chose de mal se passa mais qu’il n’est pas

honnê te de ré pé ter ce que ce fut, et je ne porterais le

trouble ni en moi, ni chez mon lecteur.

Mais je me suis proposé de raconter, sur ces

é vé nements lointains, toute la vé rité, et la vé rité est

indivise, elle brille de sa propre é vidence, et ne consent

pas d’ê tre ré duite par nos inté rê ts et par notre honte. Le

problè me est plutô t de dire ce qui se passa non point

comme je le vois et me le rappelle à pré sent (mê me si je

me rappelle tout avec une impitoyable vivacité ; et je ne

sais si ce fut le repentir qui fixa d’une faç on si vivace faits

et pensé es dans ma mé moire, ou l’insuffisance de ce

mê me repentir qui encore me tourmente, donnant vie

dans mon esprit affligé à la moindre nuance de ma honte),

mais comme je le vis et le sentis alors. Et il m’est loisible

de le faire, avec une fidé lité de chroniqueur, car si je

ferme les yeux, je peux tout ré pé ter de ce que je fis et

mê me pensai en ces instants, comme si je copiais un

parchemin é crit alors. Il me faut donc ainsi aller de

l’avant, et que Saint-Michel Archange me protè ge: parce

que pour l’é dification de mes lecteurs futurs et la

fustigation de ma faute, je veux raconter maintenant

comment un jeune homme peut donner dans les trames

du dé mon, afin que ces derniè res puissent ê tre connues et

manifestes, et que celui qui encore donne dedans, puisse

les dé faire.

C’é tait donc une femme. Que dis-je, une toute jeune

fille. Ayant eu jusqu’alors (et depuis lors, grâ ce en soit

rendue à Dieu) peu de familiarité avec les ê tres de ce

sexe, je ne sais dire quel â ge elle pouvait avoir. Je sais

qu’elle é tait jeune, presque adolescente, peut- ê tre avaitelle

seize, ou dix-huit printemps, ou peut-ê tre vingt, et je

fus frappé par l’impression d’humaine ré alité qui é manait

de cette figure. Ce n’é tait pas une vision, et elle me parut

en tout cas valde bona{179}. Peut-ê tre parce qu’elle

tremblait comme tremble un oisillon l’hiver, et pleurait, et

avait peur de moi.

Ainsi, pensant que le devoir de tout bon chré tien est

de secourir son prochain, je m’approchai d’elle avec

grande douceur et en bon latin je lui dis qu’elle ne devait

avoir nulle crainte parce que j’é tais un ami, en tout é tat de

cause pas un ennemi, certainement pas l’ennemi comme

sans doute elle le redoutait.

Peut-ê tre à cause de la mansué tude qui é manait de

mon regard, la cré ature se calma et vint à moi. Je

m’aperç us qu’elle ne comprenait pas mon latin et

d’instinct je lui adressai la parole dans mon allemand

vulgaire, ce qui l’effraya au plus haut point, je ne sais si à

cause des sons â pres, inusité s chez les gens de cette

contré e, ou parce que ces sons lui rappelaient quelque

autre expé rience avec des soldats de mes terres. Alors je

souris, considé rant que le langage des gestes et du visage

est plus universel que celui des mots, et elle s’apaisa. Elle

me sourit elle aussi et me dit deux ou trois mots.

Je connaissais trè s peu sa langue vulgaire, elle é tait

en tout cas diffé rente de celle que j’avais en partie apprise

à Pise, toutefois je m’aperç us d’aprè s le ton, qu’elle me

disait des mots doux, et me sembla-t-il, quelque chose

comme: « Toi, tu es jeune, toi, tu es beau... » Il arrive

rarement à un novice, qui a passé toute son enfance dans

un monastè re, d’entendre des dé clarations sur sa beauté,

on est plutô t bien averti que la beauté corporelle est

fugace et qu’il faut la tenir pour fort vile: mais les trames

de l’ennemi sont infinies et j’avoue que cette allusion

marqué e à ma vé nusté, pour mensongè re qu’elle fû t,

pé né tra avec vive douceur dans mes oreilles et me donna

une irré pressible é motion. D’autant qu’en disant cela, la

jeune fille avait tendu la main vers moi et du bout de ses

doigts, effleuré ma joue, alors complè tement imberbe.

J’en é prouvai comme une impression de dé faillance, mais

à ce moment-là je n’arrivais pas à ressentir l’ombre d’un

pé ché dans mon coeur Tant peut le dé mon quand il veut

nous mettre à l’é preuve et effacer de notre â me les traces

de la grâ ce.

Qu’é prouvai-je? Que vis-je? De cela je me

souviens: les é motions du premier instant furent dé nué es

de toute expression, parce que ma langue et mon esprit

n’avaient pas é té é duqué s à nommer des sensations de ce

genre. Jusqu’au moment où il me souvint d’autres paroles

inté rieures, entendues en d’autres temps et en d’autres

lieux, certainement dites pour d’autres fins, mais qui me

semblè rent admirablement s’harmoniser avec le plaisir de

ces instants-là, comme si elles é taient

consubstantiellement né es pour l’exprimer. Des paroles

qui s’é taient pressé es en foule dans les cavernes de ma

mé moire, s’exhalè rent à la surface (muette) de mes

lè vres, et j’oubliai qu’elles avaient servi dans les É critures

ou sur les pages des saints à exprimer des ré alité s

combien plus flamboyantes. Mais, au vrai, y avait-il une

telle diffé rence entre les dé lices dont avaient parlé les

saints et celles que mon â me troublé e é prouvait en cet

instant? En cet instant s’annula en moi le sentiment

vigilant de la diffé rence. Qui est pré cisé ment, ce me

semble, le signe du ravissement dans les abî mes de

l’identité.

D’un coup la jeune fille m’apparut ainsi que la vierge

noire, mais toute belle dont parle le Cantique. Elle portait

une pauvre robe é limé e de toile é crue qui s’ouvrait, assez

impudique, sur sa poitrine, et au cou un collier de menues

pierres coloré es et, je crois, sans valeur aucune. Mais sa

tê te se dressait fiè rement sur un cou blanc comme une

tour d’ivoire, ses yeux é taient clairs comme les piscines de

Heshbô n, son nez é tait une tour du Liban, les nattes de

son chef comme la pourpre. Oui, sa chevelure m’apparut

comme un troupeau de chè vres, ses dents comme des

troupeaux de brebis qui remontent du bain, chacune a sa

jumelle, si bien qu’aucune d’elles ne primait sur sa

compagne. Et: « Que tu es belle, ma bien-aimé e, que tu

es belle! me pris-je à murmurer, tes cheveux sont

comme un troupeau de chè vres ondulant sur les pentes

de Galaad, tes lè vres comme un ruban de pourpre, tes

joues, des moitié s de grenade, ton cou est comme la tour

de David où sont suspendues mille rondaches. » Et je me

demandai, é pouvanté et ravi, quelle é tait celle-ci

surgissant devant moi comme l’aurore, belle comme la

lune, resplendissante comme le soleil, terribilis ut

castrorum acies ordinata{180}.

Alors la cré ature s’approcha encore plus de moi,

jetant dans un coin le paquet sombre qu’elle avait

jusqu’alors tenu serré contre sa poitrine, et elle leva

encore une main pour caresser mon visage, et elle ré pé ta

encore une fois les mots que j’avais dé jà entendus. Et

tandis que je ne savais pas si la fuir ou m’approcher

davantage encore, tandis que ma tê te palpitait comme si

les trompettes de Josué allaient faire crouler les murs de

Jé richo, et qu’en mê me temps je dé sirais et tremblais de

la toucher, elle eut un sourire de grande joie, é mit un

gé missement é touffé de chè vre attendrie, et dé fit les

lacets qui retenaient encore sa robe sur sa poitrine, qu’elle

fit glisser de son corps comme une tunique, et elle resta

devant moi comme È ve devait ê tre apparue à Adam au

jardin de l’Eden. « Pulchra sunt ubera quae paululum

supereminent et tument modice{181} », murmurai-je,

ré pé tant la phrase que j’avais entendue de la bouche

d’Ubertin, car ses seins m’apparurent comme deux faons,

jumeaux d’une gazelle, qui paissaient parmi les lis, son

nombril fut une coupe ronde où le vin drogué ne manque

jamais, son ventre, un monceau de froment entouré de

fleurs des vallé es.

« O sidus clarum puellarum, lui criai-je, o porta

clausa, fons hortorum, cella custos unguentorum, cella

pigmentaria{182}! » et je me retrouvai sans le vouloir

contre son corps dont je sentais la chaleur et le parfum

â cre d’onguents inconnus de moi. Je me souvins: « Fils,

quand vient l’amour fou, rien ne peut l’homme! » et je

compris que, ce que j’é prouvais, fû t-il trame de l’ennemi

ou don cé leste, je ne pouvais dé sormais rien faire pour

contrecarrer l’impulsion qui m’emportait et: « Oh!

langueo », criai-je, et: « Causa languoris video nec

caveo{183}! » c’est qu’aussi un parfum de rose s’exhalait

de ses lè vres et ils é taient beaux ses pieds, ses pieds dans

ses sandales, et ses jambes é taient comme des colonnes et

la courbe de ses flancs, comme un collier, oeuvre des

mains d’un artiste. O amour, fille de dé lices, un roi est pris

à tes boucles, murmurai-je en moi, et je fus dans ses bras,

et nous tombâ mes ensemble sur les dalles nues des

cuisines et, je ne sais si de ma propre initiative ou grâ ce à

son art à elle, je me trouvai libé ré de ma robe de novice et

nous n’eû mes point honte de nos corps et cuncta erant

bona{184}.

Et elle me baisa des baisers de sa bouche, et ses

amours furent plus dé licieuses que le vin et l’arô me de ses

parfums m’enivraient de dé lices, et son cou é tait beau

entouré de perles et ses joues cerclé es de pendentifs, que

tu es belle, ma bien-aimé e, que tu es belle, tes yeux sont

des colombes (disais-je) et laisse-moi voir ton visage, faismoi

entendre ta voix, car ta voix est harmonieuse et ton

visage enchanteur, tu m’as fait perdre le sens, ma soeur,

tu m’as fait perdre le sens, d’un seul de tes regards, avec

une seule gemme de ton cou, tes lè vres distillent un rayon

de miel, le miel et le lait sont sous ta langue, le parfum de

ton souffle est comme celui des pommes, tes seins en

grappes, tes seins comme des grappes de raisin, ton palais

un vin exquis qui pique droit sur mon amour et coule sur

les lè vres et sur les dents... Fontaine de jardin, nard et

safran, cannelle et cinnamome, myrrhe et aloè s, je

mangeais ma gaufre et mon miel, je buvais mon vin et

mon lait, qui é tait, qui é tait donc celle-ci qui surgissait

comme l’aurore, belle comme la lune, resplendissante

comme le soleil, redoutable comme des bataillons?

Oh! Seigneur, quand l’â me se voit ravie, alors la

seule vertu est d’aimer ce que tu vois (n’est-ce pas? ), la

plus haute fé licité est d’avoir ce que tu as, alors la vie

bienheureuse se boit à sa source (ne l’a-t-on pas dit

dé jà ? ), alors on savoure la vraie vie qu’aprè s cette vie

mortelle il nous reviendra de vivre auprè s des anges dans

l’é ternité... Voilà ce qui sillonnait mon esprit, et il me

semblait que les prophé ties se ré alisaient, enfin, tandis

que la jeune fille me comblait de douceurs indescriptibles

et mon corps é tait devenu tout entier un oeil devant et

derriè re et je voyais tout ce qui m’entourait d’un seul

coup. Et je compris que par lui, qui est l’amour, se

produisent à la fois l’unité et la suavité et le bien et le

baiser et l’embrassement, comme je l’avais dé jà entendu

dire, croyant qu’on me parlait d’autre chose. Et pendant

un seul instant, quand ma joie allait toucher son zé nith, il

me souvint que j’é tais peut-ê tre en train d’expé rimenter,

et de nuit, la possession du dé mon mé ridien, condamné

enfin à se montrer dans sa nature mê me de dé mon à

l’â me qui en extase demande: « Qui es-tu? », lui qui sait

ravir l’â me et illusionner le corps. Mais aussitô t je fus

convaincu que mes hé sitations, elles oui, é taient

diaboliques, car rien ne pouvait ê tre plus juste, plus

dé licieux, plus saint que ce que j’é prouvais maintenant et

dont la douceur augmentait d’instant en instant. Comme

une petite goutte d’eau instillé e dans une grande quantité

de vin se dissipe tout à fait pour prendre couleur et

saveur de vin, comme le fer incandescent et enflammé

devient tout semblable au feu, perdant sa forme

primitive, comme l’air inondé par la lumiè re du soleil est

transformé en la plus grande splendeur et en la mê me

clarté, au point de ne pas paraî tre illuminé mais ê tre

lumiè re lui- mê me, ainsi je me sentais mourir de tendre

liqué faction, si bien qu’il ne me resta plus que la force de

murmurer les paroles du psaume: « Voici: ma poitrine

est comme le vin nouveau, sans ouverture, qui brise les

outres neuves », et aussitô t je vis une é clatante lumiè re et

en elle une forme couleur du saphir qui s’enflammait tout

entiè re d’un feu rutilant et trè s suave, et cette lumiè re

splendide se dissé mina complè tement dans le feu rutilant,

et ce feu rutilant dans cette forme resplendissante et

cette lumiè re é clatante et ce feu rutilant dans la forme

tout entiè re.

Tandis que, presque é vanoui, je tombais sur le corps

auquel je m’é tais uni, je compris dans un ultime souffle de

vitalité que la flamme consiste en une splendide clarté, en

une vigueur inné e et en une ardeur igné e, mais la

splendide clarté elle la possè de pour briller et l’ardeur

igné e pour brû ler. Puis je compris l’abî me, et les abî mes

ulté rieurs qu’il invoquait.

À pré sent que, d’une main tremblante (je ne sais si

c’est pour l’horreur du pé ché dont je parle ou pour la

coupable nostalgie du fait que je remé more), j’é cris ces

lignes, je m’aperç ois que j’ai utilisé les mê mes mots pour

dé crire mon extase abjecte de cet instant-là, que pour

dé crire, quelques pages plus haut, le feu qui brû lait le

corps martyr du fraticelle Michel. Et ce n’est pas un

hasard si ma main, exé cutrice soumise de l’â me, a couché

par é crit les mê mes expressions pour deux expé riences

aussi dissemblables, car il est probable que je les vé cus de

la mê me faç on alors, et il y a un instant, quand je

cherchais à les faire revivre toutes les deux sur le

parchemin.

Il est une mysté rieuse sagesse en raison de quoi des

phé nomè nes entre eux disparates peuvent ê tre nommé s

avec des mots analogues, la mê me sagesse en raison de

quoi les choses divines peuvent ê tre dé signé es avec des

noms terrestres, et par des symboles é quivoques Dieu

peut ê tre dit lion ou lé opard, et la mort, blessure, et la

joie, flamme, et la flamme, mort, et la mort, abî me, et

l’abî me, perdition et la perdition, dé faillance et la

dé faillance, passion.

Pourquoi moi, jeune homme, nommais-je l’extase de

mort qui m’avait frappé dans le martyr Michel avec les

mots dont s’é tait servie la sainte pour nommer l’extase de

vie (divine), mais avec les mê mes mots ne pouvais-je

nommer l’extase (coupable et passagè re) de jouissance

terrestre, qui de son cô té m’avait semblé sitô t aprè s

sensation de mort et ané antissement? Je cherche à

pré sent à raisonner sur la maniè re dont je ressentis, à

quelques mois de distance, deux expé riences l’une et

l’autre exaltante et douloureuse à la fois, et sur la maniè re

dont cette nuit-là dans l’abbaye je remé morai l’une et

notablement ressentis l’autre, à quelques heures de

distance, et encore sur la maniè re dont toutes à la fois je

les ai revé cues à pré sent, couchant ces lignes par é crit, et

comment dans les trois cas je me les suis raconté es avec

les mots de l’expé rience diffé rente d’une â me sainte qui

s’annulait dans la vision de la divinité. Se peut-il que j’aie

blasphé mé (jadis, maintenant)? Qu’y avait-il de

semblable dans le dé sir de mort de Michel, dans le

ravissement que j’é prouvai à la vue de la flamme qui le

consumait, dans le dé sir de conjonction charnelle que

j’é prouvai avec la jeune fille, dans la pudeur mystique par

quoi je le traduisais allé gorique- ment, et dans ce mê me

dé sir d’ané antissement jubilant qui poussait la sainte à

mourir de son propre amour pour vivre davantage et

é ternellement? Possible que des choses aussi é quivoques

se puissent dire de faç on aussi univoque? Et pourtant,

c’est là, semble-t-il, l’enseignement que nous ont laissé les

plus grands d’entre les docteurs: omnis ergo figura tanto

evidentius veritatem demonstrat quanto apertius per

dissimilem similitudinem figuram se esse et non

veritatem probat{185}. Mais si l’amour de la flamme et de

l’abî me sont figure de l’amour de Dieu, peuvent-ils ê tre

figure de l’amour de la mort et de l’amour du pé ché ? Oui,

ainsi que le lion et le serpent sont à la fois figure et de

Christ et du dé mon. C’est que la justesse de

l’interpré tation ne peut ê tre fixé e que par l’autorité des

pè res, et dans le cas qui me tourmente, je n’ai point

d’auctoritas à laquelle mon esprit obé issant puisse se

ré fé rer, et je brû le dans le doute (et voilà qu’intervient

encore la figure du feu pour dé finir le vide de vé rité et la



  

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