Хелпикс

Главная

Контакты

Случайная статья





LE NOM DE LA ROSE 25 страница



et à chaque coin de rue, avec des tenailles rougies à blanc,

on dé chirait les chairs des coupables. Marguerite fut

brû lé e la premiè re, devant Dolcino dont pas un seul

muscle du visage ne bougea, tout comme il n’avait pas

é mis une plainte lorsque les tenailles lui mordaient les

membres. Aprè s quoi le chariot poursuivit sa route, alors

que les bourreaux enfilaient leurs fers dans des vases

pleins de flambeaux ardents. Dolcino subit d’autres

tourments, et il resta toujours muet, sauf quand on

l’amputa de son nez, car il haussa lé gè rement les é paules,

et quand on lui arracha le membre viril, car là il poussa un

long soupir, comme un glapissement. Ses derniè res

paroles té moignè rent de son impé nitence, et il avertit

qu’il ressusciterait le troisiè me jour. Puis il fut brû lé et ses

cendres furent dispersé es au vent.

Je refermai le manuscrit, mes mains tremblaient.

Dolcino avait commis beaucoup de crimes, m’avait-on dit,

mais il avait é té horriblement brû lé. Sur le bû cher, il

s’é tait comporté... comment? avec la fermeté des

martyrs ou avec l’opiniâ treté des damné s? Tout en

montant d’un pas chancelant les escaliers qui menaient à

la bibliothè que, je compris pourquoi j’é tais si troublé. Je

me rappelai soudain une scè ne que j’avais vue peu de

mois auparavant, juste aprè s mon arrivé e en Toscane. Je

me demandais mê me comment j’avais pu quasiment

l’oublier jusqu’à pré sent, comme si mon â me malade avait

voulu effacer un souvenir qui pesait sur elle comme un

incube. Au vrai, je ne l’avais pas oublié e, car chaque fois

que j’entendais parler de fraticelles, je revoyais des

images de cet é vé nement, pour aussitô t les chasser

encore dans les replis de mon esprit, comme si cela avait

é té un pé ché que d’ê tre le té moin d’une pareille horreur.

J’avais pour la premiè re fois entendu parler de

fraticelles, les jours où, à Florence, j’en avais vu brû ler un

sur son bû cher. Cela s’é tait passé peu avant que je ne

rencontre à Pise frè re Guillaume. Il retardait son arrivé e

dans cette ville et mon pè re m’avait donné l’autorisation

de visiter Florence dont nous avions entendu louer les

superbes é glises. J’avais circulé à travers la Toscane pour

apprendre mieux le vulgaire italien, et j’avais enfin

sé journé une semaine à Florence, car j’avais beaucoup

entendu parler de cette ville et je dé sirais la connaî tre.

Ce fut ainsi qu’à peine arrivé, j’entendis qu’une

affaire faisait grand bruit et agitait de fond en comble la

cité. Un fraticelle hé ré tique, accusé de crimes contre la

religion, et amené devant l’é vê que et d’autres

ecclé siastiques, é tait ces jours-là soumis à sé vè re

inquisition. Et tout en suivant ceux qui m’en parlaient, je

me transportai sur les lieux de l’é vé nement; j’entendais

les gens dire que ce fraticelle, de nom Michel, é tait en

vé rité un homme fort pieux, qui avait prê ché pé nitence et

pauvreté, en ré pé tant les paroles de saint Franç ois, et

qu’il avait é té traî né devant les juges du fait de la malice

de certaines femmes qui, feignant de se confesser à lui, lui

avaient ensuite attribué des propositions hé ré tiques;

mieux, il avait é té pris par les hommes de l’é vê que

pré cisé ment dans la maison de ces femmes, ce qui ne

laissait pas de m’é tonner, car un homme d’É glise ne

devrait pas aller administrer les sacrements en des lieux

aussi peu convenables; mais, semblait-il, c’é tait là

faiblesse de fraticelle que de ne point tenir en juste

considé ration les convenances, et peut-ê tre y avait-il du

vrai dans la rumeur publique qui les voulait, outre

qu’hé ré tiques, de moeurs douteuses (ainsi qu’on le disait

toujours des cathares, traité s de Bulgares et sodomites).

J’arrivai à l’é glise de San Salvatore où se tenait le

procè s, mais je ne pus entrer tant la foule é tait nombreuse

sur le parvis. Certains cependant s’é taient hissé s et

agrippé s à la grille des fenê tres et voyaient et entendaient

ce qui se passait dans l’é glise, et ils le rapportaient aux

autres en dessous. On é tait alors en train de relire à frè re

Michel les aveux qu’il avait faits la veille, où il disait que

Christ et ses apô tres « n’eurent oncques proprié té ni

privé e ni commune », mais Michel protestait que le

tabellion y avait ajouté maintenant « moult fausses

consé quences » et il criait (et cela, je l’entendis de dehors)

: « Vous m’en rendrez raison le jour du Jugement! » Mais

les inquisiteurs lurent la confession telle qu’ils l’avaient

ré digé e et pour finir ils lui demandè rent s’il voulait

humblement se conformer aux opinions de l’É glise et du

peuple entier de la ville. Et j’entendis Michel qui criait

bien haut que lui, il voulait s’en tenir à ce qu’il croyait,

c’est-à -dire qu’il « tenait Christ pour pauvre crucifié et

pape Jean XXII pour hé ré tique, puisqu’il disait le

contraire ». Il s’ensuivit une grande discussion, où les

inquisiteurs, parmi lesquels nombre de franciscains,

voulaient lui faire comprendre que les É critures n’avaient

pas dit ce qu’il disait, lui, et lui les accusaient de nier la

rè gle mê me de leur ordre, et les autres fulminaient contre

lui, demandant s’il croyait par hasard mieux entendre les

É critures qu’eux-mê mes qui é taient des maî tres en la

matiè re. Et fra Michel, avec grande opiniâ treté vraiment,

les contestait, tant et si bien que les autres se mettaient à

l’invectiver avec des provocations du genre: « Et alors

nous voulons que tu tiennes Christ pour grand

proprié taire et pape Jean pour catholique et saint. » Et

Michel, sans en dé mordre: « Non, hé ré tique. » Et eux de

dire qu’ils n’avaient jamais vu personne d’aussi obstiné

dans sa propre infamie. Mais parmi la foule, hors du

palais, beaucoup disaient qu’il é tait comme Christ au

milieu des pharisiens, et je m’aperç us que dans le peuple

beaucoup croyaient en la sainteté de frè re Michel.

Enfin les hommes de l’é vê que le ramenè rent en

prison dans les fers. Et le soir on me dit que nombre de

frè res, amis de l’é vê que, é taient allé s l’insulter et lui

demander de se ré tracter, mais lui il ré pondait comme

certain de sa propre vé rité. Et il ré pé tait à chacun que

Christ é tait pauvre comme l’avait dit aussi saint Franç ois

et saint Dominique, et que si pour professer cette juste

opinion il devrait ê tre condamné au supplice, tant mieux,

car il pourrait voir sans tarder ce que disent les É critures,

et les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, et Jé sus-

Christ, et saint Franç ois, et les glorieux martyrs. On me

rapporta qu’il dit: « Si nous lisons avec une telle ferveur

la doctrine de certains saints abbé s, avec quelle ferveur

redoublé e et quelle joie ne devons-nous pas dé sirer d’ê tre

au milieu d’eux. » À ce genre de propos, les inquisiteurs

sortaient de la geô le, le visage sombre, et criaient indigné s

(je les entendis moi-mê me): « Il a le diable au corps! »

Le lendemain, nous sû mes que la condamnation

avait é té promulgué e, et me rendant à l’é vê ché je pus voir

le parchemin; j’en recopiai une partie sur ma tablette.

Le document commenç ait « In nomine Domini amen.

Hec esr quedam condemnatio corporalis et sententia

condemnationis corpo- ralis lata, data et in hiis scriptis

sententialiter pronumptiata et promulgata{170}... » et

coetera, et poursuivait avec une sé vè re description des

pé ché s et des fautes dudit Michel, dont je rapporte ici

deux passages, pour que le lecteur puisse juger avec

prudence:

Johannem vocatum fratrem Micchaelem Iacobi, de

comitatu Sancti Frediani, hominem maie condictionis, et

pessime conversationis, vite et famé, hereticum et

heretica labe pollutum et contra fidem catolicam

eredentem et affirmantem... Deum pre oculis non

habendo sed potius humani generis inimicum, scienter,

studiose, appensate, nequiter et animo et intentione

exercendi hereticam pravitatem stetit et conversatus fuit

cum Fraticellis, vocatis Fraticellis de la pauvre vie

hereticis et scismaticis et eorum pravam sectam et

heresim secutus fuit et sequitur contra fidem catolicam...

et accessit ad dictam civitatem Florentie et in locis

publicis dicte civitatis in dicta inquisitione contentis,

credidit, tenuit et pertinaciter affirmavit ore et corde...

quod Christus redentor noster non habuit rem aliquam in

proprio vel comuni sed habuit a quibuscumque ré bus

quas sacra scriptura eum habuisse testatur, tantum

simplicem facti usum{171}.

Mais ce n’é tait pas là les seuls crimes dont on

l’accusait, et l’un d’eux, entre autres, me sembla des plus

ignobles, mê me si je ne sais (vu le dé roulement du procè s)

s’il é tait vraiment allé jusqu’à affirmer pareille chose: on

rapportait en somme que ladite minorite soutenait que

saint Thomas d’Aquin n’avait é té ni saint ni ne jouissait de

l’é ternel salut, tout au contraire, il é tait damné et en é tat

de perdition! Et la sentence concluait prescrivant la

peine, puisque l’accusé n’avait pas voulu s’amender:

Costat nobis etiam ex predictis et ex dicta sententia

lata per dictum dominum episcopum florentinum, dictum

Johannem fore hereticum, nolle se tantis herroribus et

heresi corrigere et amendare, et se ad rectam viam fidei

dirigere, habentes dictum Johannem pro irreducibili,

pertinace et hostinato in dictis suis perversis herroribus,

ne ipse Johannes de dictis suis sceleribus et herroribus

perversis valeat gloriari, et ut eius pena aliis transeat in

exemplum; idcirco, dictum Johannes vocatum fratrem

Micchae- lem hereticum et scismaticum quod ducatur ad

locum iustitie consuetum, et ibidem igne et flammis igneis

accensis concremetur et comburatur, ita quod penitus

moriatur et anima a corpore separatur{172}.

Et aprè s que la sentence fut rendue publique, dans la

geô le vinrent encore des hommes d’É glise et ils avertirent

Michel de ce qui allait se passer, et je les entendis mê me

dire: « Fra Michel, les mitres et les mantelets sont prê ts,

on y a peint dessus des fraticelles accompagné s par des

diables. » Pour l’é pouvanter et le contraindre enfin à se

ré tracter. Mais frè re Michel s’agenouilla et dit: « Je

pense qu’autour du bû cher il y aura Notre Pè re Franç ois

et je dirais davantage, je crois qu’il y aura Jé sus et les

apô tres, et les glorieux martyrs Barthé lé my et Antoine. »

Ce qui é tait une faç on de refuser pour la derniè re fois les

offres des inquisiteurs.

Le lendemain matin, je fus moi aussi sur le pont de

l’é vê ché ou s’é taient ré unis les inquisiteurs, devant

lesquels on conduisit, toujours dans les fers, frè re Michel.

Un des fidè les tomba à genoux devant lui pour recevoir sa

bé né diction, et il fut enlevé par les hommes d’armes et

aussitô t jeté en prison. Ensuite, les inquisiteurs relurent la

sentence au condamné et demandè rent encore s’il voulait

se repentir. À chaque point où la sentence disait qu’il é tait

un hé ré tique, Michel ré pondait: « Hé ré tique ne suis,

pé cheur oui, mais catholique » et quand le texte nommait

« le trè s vé né rable et trè s saint pape Jean XXII », Michel

ré pondait: « Non, mais hé ré tique. » Alors l’é vê que

ordonna que Michel vî nt s’agenouiller devant lui, et

Michel dit qu’il ne s’agenouillait pas devant les hé ré tiques.

Ils le firent agenouiller de force; et lui murmura: « J’en

suis excusé devant Dieu. » Et comme il avait é té amené là

devant avec tous ses ornements sacerdotaux, commenç a

un rite où piè ce par piè ce on lui ô tait les ornements

jusqu’à ce qu’il restâ t vê tu de cette seule jupe longue

qu’on appelle à Florence cioppa. Et comme veut l’usage

pour le prê tre qu’on dé consacre, avec un fer coupant on

lui rasa le bout des doigts et on lui rasa les cheveux. Aprè s

quoi, on le confia au capitaine et à ses hommes, qui le

traitè rent fort durement et lui mirent les fers en le

ramenant dans sa geô le, tandis qu’il disait à la foule:

« Per Dominum moriemur{173}. » On devait le brû ler, ainsi

que je l’appris, le lendemain seulement. Et ce mê me jour,

ils allè rent aussi lui demander s’il voulait se confesser et

communier. Il refusa de commettre un pé ché en

acceptant les sacrements de ceux qui é taient en é tat de

pé ché. En cela, je crois, il fit mal, et se montra corrompu

par l’hé ré sie des patarins.

Vint enfin le matin du supplice, et un gonfalonier fut

le pré lever, qui m’avait l’air d’une personne amie, parce

qu’il lui demanda quelle espè ce d’homme il é tait, et

pourquoi il s’obstinait quand il suffisait d’affirmer ce que

tout le peuple affirmait et d’accepter l’opinion de notre

sainte mè re l’É glise. Mais Michel, intraitable: « Je crois

en Christ pauvre crucifié. » Et le gonfalonier s’en alla en

é cartant les bras. Arrivè rent alors le capitaine et ses

hommes, et ils conduisirent Michel dans la cour où se

trouvait le vicaire de l’é vê que qui lui relut et ses aveux et

la condamnation. Michel intervint encore pour contester

des opinions fausses qui lui é taient attribué es: et c’é taient

en vé rité des choses d’une telle subtilité que je ne me les

rappelle pas et que je ne compris pas bien alors. Mais c’est

sur ces arguties qu’on se fondait pour dé cider de la mort

de Michel, certes, et de la persé cution des fraticelles. À

telle enseigne que je ne voyais pas pourquoi les hommes

de l’É glise et du bras sé culier s’acharnaient de la sorte

contre des personnes qui voulaient vivre en é tat de

pauvreté et estimaient que Christ n’avait possé dé aucun

bien terrestre. Car, me disais-je, tant qu’à faire, ils

devraient plutô t craindre des hommes qui voudraient

vivre en é tat de richesse et soustraire de l’argent aux

autres, et mener l’É glise par les sentes du pé ché et y

introduire des pratiques de simonie. Je parlai de cela à un

quidam qui se trouvait à cô té de moi, parce que je

n’arrivais plus à me taire. Celui-ci sourit, moqueur, et me

dit qu’un frè re pratiquant la pauvreté devient un mauvais

exemple pour le peuple, qui aprè s ne se fait plus aux

frè res ne la pratiquant pas. Et que, ajouta-t-il, cette

pré dication de pauvreté mettait de mauvaises idé es dans

la tê te du peuple, qui de sa pauvreté aurait tiré raison

d’orgueil, et l’orgueil peut mener à bien des actes de

superbe. Et enfin que j’aurais dû savoir, et lui non plus ne

savait trop par quel syllogisme, qu’à prê cher la pauvreté

pour les frè res on se mettait du cô té de l’empereur, ce qui

n’é tait point de l’agré ment du pape. Toutes raisons

excellentes, me sembla-t-il, mê me é mises par un homme

de peu de doctrine. Sauf qu’à ce point-là je ne comprenais

pas pourquoi fra Michel voulait mourir d’une faç on si

horrible pour complaire à l’empereur, ou mettre fin à une

question entre ordres religieux. Et de fait, quelqu’un dans

l’assistance disait: « Ce n’est pas un saint, il a é té

mandaté par Louis pour semer la discorde parmi les

citadins, et les fraticelles sont Toscans, mais derriè re eux

il y a les envoyé s de l’Empire. » Et d’autres: « Mais c’est

un fou, il est possé dé du dé mon, gonflé d’orgueil et il jouit

du martyre dans sa morgue de damné ; on fait lire trop de

vies de saints à ces frè res, mieux vaudrait qu’ils prissent

femme! » Et d’autres encore: « Non, nous aurions grand

besoin que tous les chré tiens fussent ainsi, prê ts à

té moigner de leur foi comme au temps des paï ens. » Et en

é coutant ces voix, tandis que je ne savais plus que penser,

il me fut loisible de revoir en face le condamné, que par

moments la foule me cachait. Et je vis le visage d’un qui

regarde quelque chose d’é tranger à cette terre, comme il

m’arriva de le voir sur les statues des saints qu’une vision

ravissait. Et je compris que, fou ou voyant, il dé sirait

lucidement mourir, car il croyait que sa mort aurait dé fait

son ennemi, quel qu’il fû t. Et je compris que son exemple

en aurait conduit d’autres à la mort. Je restai tout de

mê me hé bé té par tant de fermeté, car aujourd’hui encore

je ne sais si en eux pré vaut un amour orgueilleux pour la

vé rité en laquelle ils croient, qui les conduit à la mort, ou

un orgueilleux dé sir de mort, qui les conduit à té moigner

de leur vé rité, quelle qu’elle soit. Et j’en suis bouleversé

d’admiration et de crainte.

Mais revenons au supplice, car dé sormais ils avaient

tous pris le chemin du lieu de la mise à mort.

Le capitaine et ses hommes le dé gagè rent de la

porte, avec sa jupe lé gè re sur le dos, en partie

dé boutonné e, et il allait à larges enjambé es et la tê te

incliné e, en ré citant son office, un des martyrs sans doute.

Il y avait une foule incroyable et beaucoup criaient: « Ne

va pas mourir! » et lui, ré pondait: « Je veux mourir pour

Christ », « Mais toi, tu ne meurs pas pour Christ », lui

disaient-ils, et lui: « Mais pour la vé rité. » Arrivé s au lieu

dit le coin du Proconsul, quelqu’un lui cria de prier Dieu

pour eux tous, et lui, il bé nit la foule. Et aux Fondamenti

de sainte Liperata, quelqu’un lui dit: « Sot que tu es, crois

en le pape! » et lui, il ré pondit: « Vous en avez fait un

dieu, de votre pape » et il ajouta: « Ils vous ont bien

arrangé vos papegais » (ce qui é tait un jeu de mots, ou

saillie, et ce disant les papes devenaient comme des

animaux, en dialecte toscan, comme on me l’expliqua): et

tous s’é tonnè rent qu’il allâ t à la mort en faisant de bons

mots.

A San Giovanni, ils lui criè rent: « Prends la vie! » et

lui, il ré pondit: « Dé prenez-vous de vos pé ché s! »; au

Mercato Vecchio, ils lui criè rent: « Sauve-toi, sauvetoi

! » et lui, il ré pondit: « Sauvez-vous de l’enfer »; au

Mercato Nuovo, ils lui hurlè rent: « Repens-toi, repenstoi

! » et lui, il ré pondit: « Repentez-vous de votre

usure. » Et arrivé à Santa Croce, il vit les frè res de son

ordre qui se trouvaient sur les escaliers, et il les

ré primanda parce qu’ils ne suivaient pas la rè gle de saint

Franç ois. Et certains d’entre eux haussaient les é paules,

mais d’autres, de honte, rabattaient leur capuchon sur

leur visage.

Et sur le chemin de la porte de la Giustizia beaucoup

lui disaient: « Nie, nie donc, ne dé sire pas la mort », et

lui: « Christ est mort pour nous ». Et eux: « Mais toi, tu

n’es pas Christ, tu ne dois pas mourir pour nous! » et lui:

« Mais je veux mourir pour lui. » Au pré de la Giustizia

quelqu’un lui demanda s’il ne pouvait pas faire comme un

certain frè re, son supé rieur, qui avait renié, mais Michel

ré pondit qu’il n’avait pas renié, et j’en vis beaucoup parmi

la foule approuver et inciter Michel à ê tre fort: ainsi moi

et bien d’autres, nous comprî mes que ceux-là é taient des

siens, et nous nous é cartâ mes.

On fut enfin hors la porte et, devant nous, apparut le

bû cher, ou petite hutte, comme on l’appelait là -bas, parce

que le bois y é tait disposé en forme de cabane, et des

cavaliers armé s firent cercle pour que les gens ne

s’approchassent pas trop. Et c’est là qu’on lia frè re Michel

à la colonne. J’entendis encore quelqu’un lui crier: « Mais

qu’est-ce que cela, pour quoi tu veux mourir? » et lui, il

ré pondit: « Cela est une vé rité qui gî te en moi, dont on ne

peut donner té moignage que par la mort. » Ils mirent le

feu. Et frè re Michel, qui avait dé jà entonné le Credo,

entonna ensuite le Te Deum. Il en chanta peut-ê tre huit

vers, puis il se plia comme s’il devait é ternuer, et tomba

sur les fagots, car ses liens s’é taient brû lé s. Il é tait dé jà

mort, parce qu’avant que le corps ne brû le complè tement,

on meurt: la grande chaleur fait é clater le coeur et la

fumé e noie les poumons.

La hutte brû la tout à fait, comme une torche, et il y

eut une grande lueur, et n’eû t é té le pauvre corps

carbonisé de Michel qu’encore on entrevoyait au milieu

des sarments incandescents, je me serais cru devant le

buisson ardent. Et je fus si prè s d’avoir une vision que

(me rappelai-je en montant les escaliers de la

bibliothè que) spontané ment é taient monté s à mes lè vres

certains mots sur le ravissement extatique que j’avais lus

dans les livres de sainte Hildegarde: « La flamme consiste

en une splendide clarté, en une vigueur inné e et en une

ardeur igné e, mais la splendide clarté, elle la possè de pour

briller et pour brû ler, l’ardeur igné e. »

Je me souvins de quelques phrases d’Ubertin sur

l’amour. L’image de Michel se confondit avec celle de

Dolcino, et celle de Dolcino avec celle de Marguerite la

belle. Je sentis de nouveau cette agitation qui m’avait saisi

dans l’é glise.

J’essayais de n’y point penser et poursuivis d’un pas

dé cidé vers le labyrinthe.

J’y pé né trais tout seul pour la premiè re fois, les

longues ombres projeté es par la lampe sur le dallage me

terrorisaient autant que les visions des nuits pré cé dentes.

Je tremblais à chaque instant de me trouver devant un

autre miroir, car telle est la magie des miroirs, que mê me

si tu sais qu’il s’agit de miroirs, ils ne cessent de

t’inquié ter.

Je ne cherchais d’ailleurs pas à m’orienter, ni à

é viter la piè ce aux parfums qui suscitent des visions.

J’avanç ais comme en proie à la fiè vre, et point ne savais

où voulais aller. De fait, je ne m’é loignai pas beaucoup de

l’escalier, car peu aprè s je me retrouvai dans la piè ce

heptagonale par où j’é tais entré. Là, sur une table, é taient

disposé s des livres que je n’avais pas l’impression d’avoir

vus la nuit pré cé dente. Je devinai que c’é taient des

ouvrages que Malachie avait retiré s du scriptorium et

qu’il n’avait pas encore remis chacun à sa place

particuliè re. Je ne comprenais pas si j’é tais trè s loin de la

salle des parfums, parce que je me sentais comme é tourdi

et ce pouvait ê tre à cause de quelque effluve qui arrivait

jusqu’en ce lieu, ou des choses que mon imagination avait

brassé es jusqu’à pré sent. J’ouvris un volume richement

enluminé qui, par le style, me, semblait provenir des

monastè res de la derniè re Thulé.

Je fus frappé, à une page où commenç ait le saint

é vangile de l’apô tre Marc, par l’image d’un lion. C’é tait

certainement un lion, mê me si je n’en avais jamais vu en

chair et en os, et l’enlumineur en avait reproduit la forme,

s’inspirant peut-ê tre des lions observé s en Hibernie, terre

de cré atures monstrueuses, et je fus convaincu que cet

animal, comme le dit d’ailleurs le Physiologue, concentre

en soi tous les caractè res des choses les plus horribles et

majestueuses à la fois. Ainsi cette image é voquait pour

moi et l’image de l’ennemi et celle de Christ Notre

Seigneur, et je ne savais avec quelle clef symbolique je

devais la lire; je tremblais de la tê te aux pieds pris de

crainte et saisi par le vent coulis qui pé né trait par les

rayè res des murs.

Le lion que je vis avait une gueule hé rissé e de dents,

et une tê te finement loriqué e{174} comme celle des

serpents, le corps gigantesque, qui se tenait sur quatre

pattes aux griffes acé ré es et fé roces; il ressemblait dans

sa toison à l’un de ces tapis que je vis plus tard rapporter

de l’orient, à é cailles rouges et smaragdines, où se

dessinaient, jaunes comme la peste, d’horribles et

robustes entablements d’os, jaune é tait aussi la queue, qui

se tordait depuis le derriè re jusqu’au sommet de la tê te,

terminé e par une derniè re volute de toupets blancs et

noirs.

J’é tais dé jà fort impressionné par le lion (et plus



  

© helpiks.su При использовании или копировании материалов прямая ссылка на сайт обязательна.