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LE NOM DE LA ROSE 25 страницаet à chaque coin de rue, avec des tenailles rougies à blanc, on dé chirait les chairs des coupables. Marguerite fut brû lé e la premiè re, devant Dolcino dont pas un seul muscle du visage ne bougea, tout comme il n’avait pas é mis une plainte lorsque les tenailles lui mordaient les membres. Aprè s quoi le chariot poursuivit sa route, alors que les bourreaux enfilaient leurs fers dans des vases pleins de flambeaux ardents. Dolcino subit d’autres tourments, et il resta toujours muet, sauf quand on l’amputa de son nez, car il haussa lé gè rement les é paules, et quand on lui arracha le membre viril, car là il poussa un long soupir, comme un glapissement. Ses derniè res paroles té moignè rent de son impé nitence, et il avertit qu’il ressusciterait le troisiè me jour. Puis il fut brû lé et ses cendres furent dispersé es au vent. Je refermai le manuscrit, mes mains tremblaient. Dolcino avait commis beaucoup de crimes, m’avait-on dit, mais il avait é té horriblement brû lé. Sur le bû cher, il s’é tait comporté... comment? avec la fermeté des martyrs ou avec l’opiniâ treté des damné s? Tout en montant d’un pas chancelant les escaliers qui menaient à la bibliothè que, je compris pourquoi j’é tais si troublé. Je me rappelai soudain une scè ne que j’avais vue peu de mois auparavant, juste aprè s mon arrivé e en Toscane. Je me demandais mê me comment j’avais pu quasiment l’oublier jusqu’à pré sent, comme si mon â me malade avait voulu effacer un souvenir qui pesait sur elle comme un incube. Au vrai, je ne l’avais pas oublié e, car chaque fois que j’entendais parler de fraticelles, je revoyais des images de cet é vé nement, pour aussitô t les chasser encore dans les replis de mon esprit, comme si cela avait é té un pé ché que d’ê tre le té moin d’une pareille horreur. J’avais pour la premiè re fois entendu parler de fraticelles, les jours où, à Florence, j’en avais vu brû ler un sur son bû cher. Cela s’é tait passé peu avant que je ne rencontre à Pise frè re Guillaume. Il retardait son arrivé e dans cette ville et mon pè re m’avait donné l’autorisation de visiter Florence dont nous avions entendu louer les superbes é glises. J’avais circulé à travers la Toscane pour apprendre mieux le vulgaire italien, et j’avais enfin sé journé une semaine à Florence, car j’avais beaucoup entendu parler de cette ville et je dé sirais la connaî tre. Ce fut ainsi qu’à peine arrivé, j’entendis qu’une affaire faisait grand bruit et agitait de fond en comble la cité. Un fraticelle hé ré tique, accusé de crimes contre la religion, et amené devant l’é vê que et d’autres ecclé siastiques, é tait ces jours-là soumis à sé vè re inquisition. Et tout en suivant ceux qui m’en parlaient, je me transportai sur les lieux de l’é vé nement; j’entendais les gens dire que ce fraticelle, de nom Michel, é tait en vé rité un homme fort pieux, qui avait prê ché pé nitence et pauvreté, en ré pé tant les paroles de saint Franç ois, et qu’il avait é té traî né devant les juges du fait de la malice de certaines femmes qui, feignant de se confesser à lui, lui avaient ensuite attribué des propositions hé ré tiques; mieux, il avait é té pris par les hommes de l’é vê que pré cisé ment dans la maison de ces femmes, ce qui ne laissait pas de m’é tonner, car un homme d’É glise ne devrait pas aller administrer les sacrements en des lieux aussi peu convenables; mais, semblait-il, c’é tait là faiblesse de fraticelle que de ne point tenir en juste considé ration les convenances, et peut-ê tre y avait-il du vrai dans la rumeur publique qui les voulait, outre qu’hé ré tiques, de moeurs douteuses (ainsi qu’on le disait toujours des cathares, traité s de Bulgares et sodomites). J’arrivai à l’é glise de San Salvatore où se tenait le procè s, mais je ne pus entrer tant la foule é tait nombreuse sur le parvis. Certains cependant s’é taient hissé s et agrippé s à la grille des fenê tres et voyaient et entendaient ce qui se passait dans l’é glise, et ils le rapportaient aux autres en dessous. On é tait alors en train de relire à frè re Michel les aveux qu’il avait faits la veille, où il disait que Christ et ses apô tres « n’eurent oncques proprié té ni privé e ni commune », mais Michel protestait que le tabellion y avait ajouté maintenant « moult fausses consé quences » et il criait (et cela, je l’entendis de dehors) : « Vous m’en rendrez raison le jour du Jugement! » Mais les inquisiteurs lurent la confession telle qu’ils l’avaient ré digé e et pour finir ils lui demandè rent s’il voulait humblement se conformer aux opinions de l’É glise et du peuple entier de la ville. Et j’entendis Michel qui criait bien haut que lui, il voulait s’en tenir à ce qu’il croyait, c’est-à -dire qu’il « tenait Christ pour pauvre crucifié et pape Jean XXII pour hé ré tique, puisqu’il disait le contraire ». Il s’ensuivit une grande discussion, où les inquisiteurs, parmi lesquels nombre de franciscains, voulaient lui faire comprendre que les É critures n’avaient pas dit ce qu’il disait, lui, et lui les accusaient de nier la rè gle mê me de leur ordre, et les autres fulminaient contre lui, demandant s’il croyait par hasard mieux entendre les É critures qu’eux-mê mes qui é taient des maî tres en la matiè re. Et fra Michel, avec grande opiniâ treté vraiment, les contestait, tant et si bien que les autres se mettaient à l’invectiver avec des provocations du genre: « Et alors nous voulons que tu tiennes Christ pour grand proprié taire et pape Jean pour catholique et saint. » Et Michel, sans en dé mordre: « Non, hé ré tique. » Et eux de dire qu’ils n’avaient jamais vu personne d’aussi obstiné dans sa propre infamie. Mais parmi la foule, hors du palais, beaucoup disaient qu’il é tait comme Christ au milieu des pharisiens, et je m’aperç us que dans le peuple beaucoup croyaient en la sainteté de frè re Michel. Enfin les hommes de l’é vê que le ramenè rent en prison dans les fers. Et le soir on me dit que nombre de frè res, amis de l’é vê que, é taient allé s l’insulter et lui demander de se ré tracter, mais lui il ré pondait comme certain de sa propre vé rité. Et il ré pé tait à chacun que Christ é tait pauvre comme l’avait dit aussi saint Franç ois et saint Dominique, et que si pour professer cette juste opinion il devrait ê tre condamné au supplice, tant mieux, car il pourrait voir sans tarder ce que disent les É critures, et les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse, et Jé sus- Christ, et saint Franç ois, et les glorieux martyrs. On me rapporta qu’il dit: « Si nous lisons avec une telle ferveur la doctrine de certains saints abbé s, avec quelle ferveur redoublé e et quelle joie ne devons-nous pas dé sirer d’ê tre au milieu d’eux. » À ce genre de propos, les inquisiteurs sortaient de la geô le, le visage sombre, et criaient indigné s (je les entendis moi-mê me): « Il a le diable au corps! » Le lendemain, nous sû mes que la condamnation avait é té promulgué e, et me rendant à l’é vê ché je pus voir le parchemin; j’en recopiai une partie sur ma tablette. Le document commenç ait « In nomine Domini amen. Hec esr quedam condemnatio corporalis et sententia condemnationis corpo- ralis lata, data et in hiis scriptis sententialiter pronumptiata et promulgata{170}... » et coetera, et poursuivait avec une sé vè re description des pé ché s et des fautes dudit Michel, dont je rapporte ici deux passages, pour que le lecteur puisse juger avec prudence: Johannem vocatum fratrem Micchaelem Iacobi, de comitatu Sancti Frediani, hominem maie condictionis, et pessime conversationis, vite et famé, hereticum et heretica labe pollutum et contra fidem catolicam eredentem et affirmantem... Deum pre oculis non habendo sed potius humani generis inimicum, scienter, studiose, appensate, nequiter et animo et intentione exercendi hereticam pravitatem stetit et conversatus fuit cum Fraticellis, vocatis Fraticellis de la pauvre vie hereticis et scismaticis et eorum pravam sectam et heresim secutus fuit et sequitur contra fidem catolicam... et accessit ad dictam civitatem Florentie et in locis publicis dicte civitatis in dicta inquisitione contentis, credidit, tenuit et pertinaciter affirmavit ore et corde... quod Christus redentor noster non habuit rem aliquam in proprio vel comuni sed habuit a quibuscumque ré bus quas sacra scriptura eum habuisse testatur, tantum simplicem facti usum{171}. Mais ce n’é tait pas là les seuls crimes dont on l’accusait, et l’un d’eux, entre autres, me sembla des plus ignobles, mê me si je ne sais (vu le dé roulement du procè s) s’il é tait vraiment allé jusqu’à affirmer pareille chose: on rapportait en somme que ladite minorite soutenait que saint Thomas d’Aquin n’avait é té ni saint ni ne jouissait de l’é ternel salut, tout au contraire, il é tait damné et en é tat de perdition! Et la sentence concluait prescrivant la peine, puisque l’accusé n’avait pas voulu s’amender: Costat nobis etiam ex predictis et ex dicta sententia lata per dictum dominum episcopum florentinum, dictum Johannem fore hereticum, nolle se tantis herroribus et heresi corrigere et amendare, et se ad rectam viam fidei dirigere, habentes dictum Johannem pro irreducibili, pertinace et hostinato in dictis suis perversis herroribus, ne ipse Johannes de dictis suis sceleribus et herroribus perversis valeat gloriari, et ut eius pena aliis transeat in exemplum; idcirco, dictum Johannes vocatum fratrem Micchae- lem hereticum et scismaticum quod ducatur ad locum iustitie consuetum, et ibidem igne et flammis igneis accensis concremetur et comburatur, ita quod penitus moriatur et anima a corpore separatur{172}. Et aprè s que la sentence fut rendue publique, dans la geô le vinrent encore des hommes d’É glise et ils avertirent Michel de ce qui allait se passer, et je les entendis mê me dire: « Fra Michel, les mitres et les mantelets sont prê ts, on y a peint dessus des fraticelles accompagné s par des diables. » Pour l’é pouvanter et le contraindre enfin à se ré tracter. Mais frè re Michel s’agenouilla et dit: « Je pense qu’autour du bû cher il y aura Notre Pè re Franç ois et je dirais davantage, je crois qu’il y aura Jé sus et les apô tres, et les glorieux martyrs Barthé lé my et Antoine. » Ce qui é tait une faç on de refuser pour la derniè re fois les offres des inquisiteurs. Le lendemain matin, je fus moi aussi sur le pont de l’é vê ché ou s’é taient ré unis les inquisiteurs, devant lesquels on conduisit, toujours dans les fers, frè re Michel. Un des fidè les tomba à genoux devant lui pour recevoir sa bé né diction, et il fut enlevé par les hommes d’armes et aussitô t jeté en prison. Ensuite, les inquisiteurs relurent la sentence au condamné et demandè rent encore s’il voulait se repentir. À chaque point où la sentence disait qu’il é tait un hé ré tique, Michel ré pondait: « Hé ré tique ne suis, pé cheur oui, mais catholique » et quand le texte nommait « le trè s vé né rable et trè s saint pape Jean XXII », Michel ré pondait: « Non, mais hé ré tique. » Alors l’é vê que ordonna que Michel vî nt s’agenouiller devant lui, et Michel dit qu’il ne s’agenouillait pas devant les hé ré tiques. Ils le firent agenouiller de force; et lui murmura: « J’en suis excusé devant Dieu. » Et comme il avait é té amené là devant avec tous ses ornements sacerdotaux, commenç a un rite où piè ce par piè ce on lui ô tait les ornements jusqu’à ce qu’il restâ t vê tu de cette seule jupe longue qu’on appelle à Florence cioppa. Et comme veut l’usage pour le prê tre qu’on dé consacre, avec un fer coupant on lui rasa le bout des doigts et on lui rasa les cheveux. Aprè s quoi, on le confia au capitaine et à ses hommes, qui le traitè rent fort durement et lui mirent les fers en le ramenant dans sa geô le, tandis qu’il disait à la foule: « Per Dominum moriemur{173}. » On devait le brû ler, ainsi que je l’appris, le lendemain seulement. Et ce mê me jour, ils allè rent aussi lui demander s’il voulait se confesser et communier. Il refusa de commettre un pé ché en acceptant les sacrements de ceux qui é taient en é tat de pé ché. En cela, je crois, il fit mal, et se montra corrompu par l’hé ré sie des patarins. Vint enfin le matin du supplice, et un gonfalonier fut le pré lever, qui m’avait l’air d’une personne amie, parce qu’il lui demanda quelle espè ce d’homme il é tait, et pourquoi il s’obstinait quand il suffisait d’affirmer ce que tout le peuple affirmait et d’accepter l’opinion de notre sainte mè re l’É glise. Mais Michel, intraitable: « Je crois en Christ pauvre crucifié. » Et le gonfalonier s’en alla en é cartant les bras. Arrivè rent alors le capitaine et ses hommes, et ils conduisirent Michel dans la cour où se trouvait le vicaire de l’é vê que qui lui relut et ses aveux et la condamnation. Michel intervint encore pour contester des opinions fausses qui lui é taient attribué es: et c’é taient en vé rité des choses d’une telle subtilité que je ne me les rappelle pas et que je ne compris pas bien alors. Mais c’est sur ces arguties qu’on se fondait pour dé cider de la mort de Michel, certes, et de la persé cution des fraticelles. À telle enseigne que je ne voyais pas pourquoi les hommes de l’É glise et du bras sé culier s’acharnaient de la sorte contre des personnes qui voulaient vivre en é tat de pauvreté et estimaient que Christ n’avait possé dé aucun bien terrestre. Car, me disais-je, tant qu’à faire, ils devraient plutô t craindre des hommes qui voudraient vivre en é tat de richesse et soustraire de l’argent aux autres, et mener l’É glise par les sentes du pé ché et y introduire des pratiques de simonie. Je parlai de cela à un quidam qui se trouvait à cô té de moi, parce que je n’arrivais plus à me taire. Celui-ci sourit, moqueur, et me dit qu’un frè re pratiquant la pauvreté devient un mauvais exemple pour le peuple, qui aprè s ne se fait plus aux frè res ne la pratiquant pas. Et que, ajouta-t-il, cette pré dication de pauvreté mettait de mauvaises idé es dans la tê te du peuple, qui de sa pauvreté aurait tiré raison d’orgueil, et l’orgueil peut mener à bien des actes de superbe. Et enfin que j’aurais dû savoir, et lui non plus ne savait trop par quel syllogisme, qu’à prê cher la pauvreté pour les frè res on se mettait du cô té de l’empereur, ce qui n’é tait point de l’agré ment du pape. Toutes raisons excellentes, me sembla-t-il, mê me é mises par un homme de peu de doctrine. Sauf qu’à ce point-là je ne comprenais pas pourquoi fra Michel voulait mourir d’une faç on si horrible pour complaire à l’empereur, ou mettre fin à une question entre ordres religieux. Et de fait, quelqu’un dans l’assistance disait: « Ce n’est pas un saint, il a é té mandaté par Louis pour semer la discorde parmi les citadins, et les fraticelles sont Toscans, mais derriè re eux il y a les envoyé s de l’Empire. » Et d’autres: « Mais c’est un fou, il est possé dé du dé mon, gonflé d’orgueil et il jouit du martyre dans sa morgue de damné ; on fait lire trop de vies de saints à ces frè res, mieux vaudrait qu’ils prissent femme! » Et d’autres encore: « Non, nous aurions grand besoin que tous les chré tiens fussent ainsi, prê ts à té moigner de leur foi comme au temps des paï ens. » Et en é coutant ces voix, tandis que je ne savais plus que penser, il me fut loisible de revoir en face le condamné, que par moments la foule me cachait. Et je vis le visage d’un qui regarde quelque chose d’é tranger à cette terre, comme il m’arriva de le voir sur les statues des saints qu’une vision ravissait. Et je compris que, fou ou voyant, il dé sirait lucidement mourir, car il croyait que sa mort aurait dé fait son ennemi, quel qu’il fû t. Et je compris que son exemple en aurait conduit d’autres à la mort. Je restai tout de mê me hé bé té par tant de fermeté, car aujourd’hui encore je ne sais si en eux pré vaut un amour orgueilleux pour la vé rité en laquelle ils croient, qui les conduit à la mort, ou un orgueilleux dé sir de mort, qui les conduit à té moigner de leur vé rité, quelle qu’elle soit. Et j’en suis bouleversé d’admiration et de crainte. Mais revenons au supplice, car dé sormais ils avaient tous pris le chemin du lieu de la mise à mort. Le capitaine et ses hommes le dé gagè rent de la porte, avec sa jupe lé gè re sur le dos, en partie dé boutonné e, et il allait à larges enjambé es et la tê te incliné e, en ré citant son office, un des martyrs sans doute. Il y avait une foule incroyable et beaucoup criaient: « Ne va pas mourir! » et lui, ré pondait: « Je veux mourir pour Christ », « Mais toi, tu ne meurs pas pour Christ », lui disaient-ils, et lui: « Mais pour la vé rité. » Arrivé s au lieu dit le coin du Proconsul, quelqu’un lui cria de prier Dieu pour eux tous, et lui, il bé nit la foule. Et aux Fondamenti de sainte Liperata, quelqu’un lui dit: « Sot que tu es, crois en le pape! » et lui, il ré pondit: « Vous en avez fait un dieu, de votre pape » et il ajouta: « Ils vous ont bien arrangé vos papegais » (ce qui é tait un jeu de mots, ou saillie, et ce disant les papes devenaient comme des animaux, en dialecte toscan, comme on me l’expliqua): et tous s’é tonnè rent qu’il allâ t à la mort en faisant de bons mots. A San Giovanni, ils lui criè rent: « Prends la vie! » et lui, il ré pondit: « Dé prenez-vous de vos pé ché s! »; au Mercato Vecchio, ils lui criè rent: « Sauve-toi, sauvetoi ! » et lui, il ré pondit: « Sauvez-vous de l’enfer »; au Mercato Nuovo, ils lui hurlè rent: « Repens-toi, repenstoi ! » et lui, il ré pondit: « Repentez-vous de votre usure. » Et arrivé à Santa Croce, il vit les frè res de son ordre qui se trouvaient sur les escaliers, et il les ré primanda parce qu’ils ne suivaient pas la rè gle de saint Franç ois. Et certains d’entre eux haussaient les é paules, mais d’autres, de honte, rabattaient leur capuchon sur leur visage. Et sur le chemin de la porte de la Giustizia beaucoup lui disaient: « Nie, nie donc, ne dé sire pas la mort », et lui: « Christ est mort pour nous ». Et eux: « Mais toi, tu n’es pas Christ, tu ne dois pas mourir pour nous! » et lui: « Mais je veux mourir pour lui. » Au pré de la Giustizia quelqu’un lui demanda s’il ne pouvait pas faire comme un certain frè re, son supé rieur, qui avait renié, mais Michel ré pondit qu’il n’avait pas renié, et j’en vis beaucoup parmi la foule approuver et inciter Michel à ê tre fort: ainsi moi et bien d’autres, nous comprî mes que ceux-là é taient des siens, et nous nous é cartâ mes. On fut enfin hors la porte et, devant nous, apparut le bû cher, ou petite hutte, comme on l’appelait là -bas, parce que le bois y é tait disposé en forme de cabane, et des cavaliers armé s firent cercle pour que les gens ne s’approchassent pas trop. Et c’est là qu’on lia frè re Michel à la colonne. J’entendis encore quelqu’un lui crier: « Mais qu’est-ce que cela, pour quoi tu veux mourir? » et lui, il ré pondit: « Cela est une vé rité qui gî te en moi, dont on ne peut donner té moignage que par la mort. » Ils mirent le feu. Et frè re Michel, qui avait dé jà entonné le Credo, entonna ensuite le Te Deum. Il en chanta peut-ê tre huit vers, puis il se plia comme s’il devait é ternuer, et tomba sur les fagots, car ses liens s’é taient brû lé s. Il é tait dé jà mort, parce qu’avant que le corps ne brû le complè tement, on meurt: la grande chaleur fait é clater le coeur et la fumé e noie les poumons. La hutte brû la tout à fait, comme une torche, et il y eut une grande lueur, et n’eû t é té le pauvre corps carbonisé de Michel qu’encore on entrevoyait au milieu des sarments incandescents, je me serais cru devant le buisson ardent. Et je fus si prè s d’avoir une vision que (me rappelai-je en montant les escaliers de la bibliothè que) spontané ment é taient monté s à mes lè vres certains mots sur le ravissement extatique que j’avais lus dans les livres de sainte Hildegarde: « La flamme consiste en une splendide clarté, en une vigueur inné e et en une ardeur igné e, mais la splendide clarté, elle la possè de pour briller et pour brû ler, l’ardeur igné e. » Je me souvins de quelques phrases d’Ubertin sur l’amour. L’image de Michel se confondit avec celle de Dolcino, et celle de Dolcino avec celle de Marguerite la belle. Je sentis de nouveau cette agitation qui m’avait saisi dans l’é glise. J’essayais de n’y point penser et poursuivis d’un pas dé cidé vers le labyrinthe. J’y pé né trais tout seul pour la premiè re fois, les longues ombres projeté es par la lampe sur le dallage me terrorisaient autant que les visions des nuits pré cé dentes. Je tremblais à chaque instant de me trouver devant un autre miroir, car telle est la magie des miroirs, que mê me si tu sais qu’il s’agit de miroirs, ils ne cessent de t’inquié ter. Je ne cherchais d’ailleurs pas à m’orienter, ni à é viter la piè ce aux parfums qui suscitent des visions. J’avanç ais comme en proie à la fiè vre, et point ne savais où voulais aller. De fait, je ne m’é loignai pas beaucoup de l’escalier, car peu aprè s je me retrouvai dans la piè ce heptagonale par où j’é tais entré. Là, sur une table, é taient disposé s des livres que je n’avais pas l’impression d’avoir vus la nuit pré cé dente. Je devinai que c’é taient des ouvrages que Malachie avait retiré s du scriptorium et qu’il n’avait pas encore remis chacun à sa place particuliè re. Je ne comprenais pas si j’é tais trè s loin de la salle des parfums, parce que je me sentais comme é tourdi et ce pouvait ê tre à cause de quelque effluve qui arrivait jusqu’en ce lieu, ou des choses que mon imagination avait brassé es jusqu’à pré sent. J’ouvris un volume richement enluminé qui, par le style, me, semblait provenir des monastè res de la derniè re Thulé. Je fus frappé, à une page où commenç ait le saint é vangile de l’apô tre Marc, par l’image d’un lion. C’é tait certainement un lion, mê me si je n’en avais jamais vu en chair et en os, et l’enlumineur en avait reproduit la forme, s’inspirant peut-ê tre des lions observé s en Hibernie, terre de cré atures monstrueuses, et je fus convaincu que cet animal, comme le dit d’ailleurs le Physiologue, concentre en soi tous les caractè res des choses les plus horribles et majestueuses à la fois. Ainsi cette image é voquait pour moi et l’image de l’ennemi et celle de Christ Notre Seigneur, et je ne savais avec quelle clef symbolique je devais la lire; je tremblais de la tê te aux pieds pris de crainte et saisi par le vent coulis qui pé né trait par les rayè res des murs. Le lion que je vis avait une gueule hé rissé e de dents, et une tê te finement loriqué e{174} comme celle des serpents, le corps gigantesque, qui se tenait sur quatre pattes aux griffes acé ré es et fé roces; il ressemblait dans sa toison à l’un de ces tapis que je vis plus tard rapporter de l’orient, à é cailles rouges et smaragdines, où se dessinaient, jaunes comme la peste, d’horribles et robustes entablements d’os, jaune é tait aussi la queue, qui se tordait depuis le derriè re jusqu’au sommet de la tê te, terminé e par une derniè re volute de toupets blancs et noirs. J’é tais dé jà fort impressionné par le lion (et plus
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