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LE NOM DE LA ROSE 24 страницаpouvaient aller prê cher de ville en ville, comme firent beaucoup d’autres hé ré tiques. Us ne connaissaient plus aucune diffé rence entre cé libataires et marié s; aucun voeu ne fut plus considé ré comme perpé tuel. Bref, pour ne pas trop t’ennuyer avec ces trè s tristes histoires dont tu ne peux bien saisir les nuances, l’é vê que Obizzo de Parme dé cida enfin de mettre Gé rard aux fers. C’est alors qu’arriva une chose é trange, qui te dit comme la nature humaine est faible, et insidieuse la plante de l’hé ré sie. Car pour finir l’é vê que libé ra Gé rard et l’accueilli chez lui, à sa table, et il riait de ses lazzi, et il le gardait comme son bouffon. — Mais pourquoi? — Je ne le sais pas, ou je crains de le savoir. L’é vê que é tait noble et il n’aimait guè re les marchands et les artisans de la ville. Il ne lui dé plaisait sans doute pas trop que Gé rard, avec ses prô nes sur la pauvreté, parlâ t contre eux, et passâ t de la demande d’aumô ne à la rapine. Mais enfin le pape intervint, l’é vê que revint à sa juste sé vé rité, et Gé rard finit sur le bû cher comme hé ré tique impé nitent. Ce siè cle commenç ait. — Et en quoi ces choses-là concernent-elles fra Dolcino? — Elles le concernent, et ceci te dit comme l’hé ré sie survit à la destruction mê me des hé ré tiques. Ce Dolcino é tait le bâ tard d’un prê tre, qui vivait dans le diocè se de Novare, dans cette partie-ci de l’Italie, un peu plus au septentrion. Quelqu’un soutint qu’il naquit ailleurs, dans la vallé e de l’Ossola, ou à Romagnano. Mais peu importe. C’é tait un jeune homme d’intelligence aiguë et son é ducation en fit un lettré, mais il vola le prê tre qui s’occupait de lui et s’enfuit vers l’orient, dans la ville de Trente. Et là, il reprit la pré dication de Gé rard, de faç on encore plus hé ré tique, soutenant qu’il é tait l’unique vrai apô tre de Dieu et que tout devait ê tre en commun dans l’amour, et qu’il é tait licite d’aller indiffé remment avec toutes les femmes, raison pour laquelle personne ne pouvait se voir accuser de concubinat, mê me s’il allait avec l’é pouse et avec la fille... — C’est vraiment ce qu’il prê chait ou il fut accusé de cela? Parce que j’ai ouï dire que les spirituels aussi furent accusé s de crimes comme ces frè res de Montfaucon... — De hoc satis{166}, interrompit brusquement Ubertin. Ceux-là n’é taient plus frè res. C’é taient des hé ré tiques. Et pré cisé ment souillé s par Dolcino. D’autre part, é coute, il suffit de savoir ce que Dolcino fit ensuite pour le dé finir comme malfaisant. Comment il é tait venu à la connaissance des doctrines des pseudo-apô tres, je n’en ai pas la moindre idé e. Peut-ê tre passa-t-il par Parme, dans sa jeunesse, et entendit-il Gé rard. On sait qu’il garda contact dans la ré gion de Bologne avec ces hé ré tiques, aprè s la mort de Segalelli. En outre, il est assuré qu’il commenç a sa pré dication à Trente. Là il sé duisit une trè s belle jeune fille et de famille noble, Marguerite, à moins que ce ne fû t elle qui le sé duisit, lui, comme Hé loï se sé duisit Abé lard, car souviens-toi, c’est à travers la femme que le diable pé nè tre dans le coeur des hommes! À ce point-là, l’é vê que de Trente le chassa de son diocè se, mais dé sormais Dolcino avait rassemblé plus de mille partisans, et il entreprit une longue marche qui le ramena dans les contré es où il é tait né. Et tout au long du chemin se joignaient à lui d’autres ingé nus, captivé s par ses paroles, et peut- ê tre beaucoup d’hé ré tiques vaudois qui habitaient les montagnes par où il passait se ré unirent-ils aussi à lui, ou bien c’est lui qui voulait s’allier aux vaudois de ces terres du septentrion. Arrivé dans la ré gion de Novare, Dolcino trouva une atmosphè re favorable à sa ré volte, car les vassaux qui gouvernaient le pays de Gattmara{167} au nom de l’é vê que de Verceil avaient é té chassé s par la population, qui accueillit donc les bannis de Dolcino comme de bons allié s. — Qu’avaient-ils fait, les vassaux de l’é vê que? — Je l’ignore, et il ne me revient pas de le juger. Mais comme tu vois, l’hé ré sie se marie à la ré volte contre les seigneurs, en de nombreux cas, et c’est ainsi que l’hé ré tique commence par prê cher madone pauvreté et puis tombe en proie à toutes les tentations du pouvoir, de la guerre, de la violence. Il y avait une lutte entre familles dans la ville de Verceil, et les pseudo-apô tres en profitè rent, et ces familles se pré valurent du dé sordre occasionné par les pseudo-apô tres. Les seigneurs fé odaux enrô lè rent des aventuriers pour rapiner les citadins, et les citadins demandaient la protection de l’é vê que de Novare. — Quelle histoire compliqué e! Mais Dolcino, dans quel camp se rangeait-il? — Je ne sais pas, dans le sien propre, il s’é tait insinué dans toutes ces disputes et en tirait occasion pour prê cher la lutte contre le bien d’autrui au nom de la pauvreté. Dolcino s’é tablit avec les siens, qui é taient maintenant trois mille, sur un mont prè s de Novare, dit de la Paroi Chauve, où ils bâ tirent châ telets et masures; Dolcino ré gnait sur toute cette foule d’hommes et de femmes qui vivaient dans la promiscuité la plus honteuse. De là -haut, il envoyait des missives à ses fidè les, où il exposait sa doctrine hé ré tique. Il disait et é crivait que leur idé al é tait la pauvreté et qu’ils n’é taient lié s par aucun lien d’obé dience exté rieur, et que lui, Dolcino, avait é té mandaté par Dieu pour desceller les prophé ties et comprendre les é critures de l’Ancien et du Nouveau Testament. Et il appelait ministres du diable les clercs sé culiers, pré dicateurs et mineurs, et il dé liait tout un chacun du devoir de leur obé ir. Il distinguait quatre â ges dans la vie du peuple de Dieu: le premier celui de l’Ancien Testament, des patriarches et des prophè tes, avant la venue de Christ, où le mariage é tait bon car les gens devaient se multiplier; le deuxiè me â ge, celui de Christ et des apô tres, et ce fut l’é poque de la sainteté et de la chasteté. Puis vint le troisiè me, où les souverains pontifes durent d’abord accepter les richesses terrestres pour pouvoir gouverner le peuple, mais quand les hommes commencè rent à s’é loigner de l’amour de Dieu, vint Benoî t qui parla contre toute possession temporelle. Lorsque, ensuite, mê me les moines de Benoî t se remirent à accumuler des richesses, vinrent les frè res de saint Franç ois et de saint Dominique, encore plus sé vè res que Benoî t dans leurs pré dications contre la domination et la richesse terrestres. Enfin, maintenant que la vie de tant de pré lats contredisait à nouveau tous ces bons pré ceptes, on é tait arrivé au terme du troisiè me â ge et il fallait se convertir aux enseignements des apô tres. — Mais alors Dolcino prê chait cela mê me qu’avaient prê ché les franciscains, et parmi les franciscains justement les spirituels, et vous-mê me, pè re! — Oh oui, mais il en tirait un perfide syllogisme! Il disait que pour mettre fin à ce troisiè me â ge de la corruption, il fallait que tous les clercs, les moines et les frè res mourussent de mort trè s cruelle, il disait que tous les pré lats de l’É glise, les clercs, les nonnes cloî tré es, les religieux et les religieuses et tous ceux qui font partie des ordres des prê cheurs et des minorites, des ermites, et le pape Boniface en personne auraient dû ê tre exterminé s par l’empereur é lu par lui, Dolcino, à savoir Fré dé ric de Sicile. — Mais n’é tait-ce pas justement Fré dé ric qui accueillit en Sicile avec faveur les spirituels chassé s de l’Ombrie, et ne sont-ce pas les minorites qui demandent justement que l’empereur, mê me s’il s’agit maintenant de Louis, dé truise le pouvoir temporel du pape et des cardinaux? — C’est le propre de l’hé ré sie, ou de la folie, que de transformer les pensé es les plus droites et de les ré torquer contre la loi de Dieu et des hommes. Les minorites n’ont jamais demandé à l’empereur d’occire les autres prê tres. » Il se trompait, à pré sent je le sais. Car lorsque quelques mois aprè s, le Bavarois instaura son propre ordre à Rome, Marsile et d’autres minorites firent aux religieux fidè les au pape pré cisé ment ce que Dolcino demandait qu’on fî t. Ceci dit, je ne veux pas signifier que Dolcino é tait dans le vrai, mais plutô t que Marsile é tait dans l’erreur lui aussi. Je commenç ais à me demander, surtout à la suite de la discussion de l’aprè s-midi avec Guillaume, comment il é tait possible aux simples qui suivaient Dolcino de distinguer entre les promesses des spirituels et la ré alisation qu’en offrait Dolcino. Sa culpabilité ne ré sidait-elle pas dans la mise en pratique de ce que des hommes ré puté s orthodoxes avaient prê ché à des fins purement mystiques? Ou peut-ê tre là é tait la diffé rence, la sainteté consistait à attendre que Dieu nous donnâ t ce que ses saints nous avaient promis, sans chercher à l’obtenir par des moyens terrestres? À pré sent, je sais qu’il en est ainsi et je sais pourquoi Dolcino é tait dans l’erreur: on ne doit pas transformer l’ordre des choses, mê me si l’on doit espé rer avec ferveur en sa transformation. Mais ce soir-là j’é tais en proie à des pensé es contradictoires. « Enfin, me disait Ubertin, la marque de l’hé ré sie tu la trouves toujours dans l’orgueil. Par une seconde lettre, Dolcino, en l’an 1303, se nommait chef suprê me de la congré gation apostolique, et il nommait comme ses lieutenants la perfide Marguerite (une femme) et Longin de Bergame, Fré dé ric de Novare, Albert Carentino et Valderic de Brescia. Puis il commenç ait à divaguer sur une suite de papes futurs, deux bons, le premier et le dernier, deux mauvais, le second et le troisiè me. Le premier est Cé lestin, le second est Boniface VIII, dont les prophè tes disent: « L’orgueil de ton coeur t’a dé shonoré, ô toi qui habites dans les failles des rochers. « Le troisiè me pape n’est pas nommé, mais Jé ré mie aurait dit de lui: « Voilà, ce lion ». Et, infamie, Dolcino reconnaissait le lion en Fré dé ric de Sicile. Le quatriè me pape é tait encore inconnu à Dolcino, et il aurait dû ê tre le pape saint, le pape angé lique dont parlait l’abbé Joachim. Il aurait dû ê tre é lu par Dieu, et alors Dolcino et tous les siens (qui à ce moment-là é taient dé jà quatre mille) auraient reç u ensemble la grâ ce de l’Esprit-Saint et l’É glise en eû t é té renouvelé e jusqu’à la fin du monde. Mais au cours des trois anné es qui pré cé daient sa venue, tout le mal eû t dû ê tre consumé. Et c’est ce que chercha à faire Dolcino, en livrant des combats de partout. Le quatriè me pape, et l’on voit ici comment le dé mon se joue de ses sujets, a é té pré cisé ment Clé ment V qui prê cha la croisade contre Dolcino. Ce fut justice, car dans ces lettres Dolcino soutenait dé sormais des thé ories inconciliables avec l’orthodoxie. Il affirma que l’É glise romaine est une catin, qu’on ne doit pas obé issance aux prê tres, que doré navant tout pouvoir spirituel passait à la secte des apô tres, que seuls les apô tres forment la nouvelle É glise, que les apô tres peuvent annuler le mariage, que nul ne pourra ê tre sauvé s’il ne fait partie de la secte, qu’aucun pape ne peut remettre les pé ché s, qu’on ne doit pas payer les dî mes, que la vie est plus parfaite sans voeux qu’avec des voeux, qu’une é glise consacré e ne vaut rien pour la priè re, pas davantage qu’une é curie, et qu’on peut adorer Christ dans les bois et dans les é glises indiffé remment. — Il a vraiment dit ces choses-là ? — Certes, cela est certain, il les a é crites. Mais il fit malheureusement pis. Comme il prit position sur la Paroi Chauve, il commenç a à mettre à sac les villages de la vallé e, à faire des incursions de pillard pour se procurer le ravitaillement, menant en somme une vé ritable guerre contre les bourgs voisins. — Tous é taient contre lui? — On ne sait pas. Peut-ê tre reç ut-il des appuis de certains, je t’ai dit qu’il s’é tait insinué dans un noeud inextricable de discordes locales. En attendant, l’hiver de l’an 1305 é tait venu, l’un des plus rigoureux des derniè res dé cennies, et dans toute la contré e ré gnait une grande famine. Dolcino envoyait une troisiè me lettre à ses partisans et beaucoup se joignaient encore à lui; mais là haut la vie é tait devenue impossible et ils é taient pris d’une telle faim qu’ils mangeaient la chair des chevaux et d’autres bê tes de somme et du foin cuit. Un grand nombre en mourut. — Mais contre qui se battaient-ils, maintenant? — L’é vê que de Verceil avait fait appel à Clé ment V et une croisade avait é té prê ché e contre les hé ré tiques. Une indulgence plé niè re fut proclamé e pour quiconque y participerait, et l’on sollicita Louis de Savoie, les inquisiteurs de Lombardie, l’archevê que de Milan. Beaucoup prirent la croix pour venir en aide aux Verceillois et aux Novarois, mê me de la Savoie, de la Provence, de la France, et l’é vê que de Verceil eut le commandement suprê me. Ce n’é tait qu’accrochages continuels entre les avant-gardes des deux armé es, mais les fortifications de Dolcino s’avé raient imprenables, et d’une maniè re ou d’une autre les impies recevaient des secours. — De qui? — D’autres impies, je crois, qui tiraient bé né fice de ce levain de dé sordre. Vers la fin de l’an 1305, l’hé ré siarque fut pourtant contraint à abandonner la Paroi Chauve, laissant derriè re lui les blessé s et les malades, et il se transfé ra dans le territoire de Trivero, où il se retrancha sur un mont, qu’on appelait alors Zubello et qui depuis lors fut dit Rubello ou Rebello, parce qu’il é tait devenu la place forte des rebelles à l’É glise. En somme, je ne peux pas te raconter tout ce qui advint, et ce furent des massacres terribles. Mais à la fin, les rebelles furent contraints à se rendre, Dolcino et les siens furent capturé s et pé rirent sur le bû cher. — La belle Marguerite aussi? Ubertin me regarda: « Tu t’es souvenu qu’elle é tait belle, n’est- ce pas? Elle é tait belle, dit-on, et beaucoup de seigneurs du lieu tentè rent d’en faire leur é pouse pour la sauver du bû cher. Mais elle ne voulut pas, elle mourut impé nitente avec son impé nitent d’amant. Et que cela te serve de leç on, garde-toi de la prostitué e de Babylone, prendrait-elle la forme de la cré ature la plus exquise. — Mais à pré sent, dites-moi, pè re. J’ai appris que le cellé rier du couvent, et peut-ê tre Salvatore aussi, rencontrè rent Dolcino, et furent avec lui en quelque sorte... — Tais-toi, et ne prononce pas de jugements té mé raires. Je connus le cellé rier dans un couvent de minorites. Aprè s les é vé nements qui concernent l’histoire de Dolcino, c’est vrai. Beaucoup de spirituels en ces anné es-là, avant que nous ne dé cidions de trouver refuge dans l’ordre de saint Benoî t, eurent une vie agité e, et durent abandonner leurs couvents. Je ne sais où fut Ré migio avant que je ne le rencontre. Je sais qu’il a toujours é té un bon frè re, au moins du point de vue de l’orthodoxie. Quant au reste, hé las, la chair est faible... — Qu’entendez-vous par là ? — Ce ne sont pas des choses que tu dois savoir. Eh bien, en somme, puisque nous en avons parlé, et que tu dois pouvoir distinguer le bien du mal... (il hé sita encore), je te dirai que j’ai entendu murmurer ici, dans l’abbaye, que le cellé rier ne sait pas ré sister à certaines tentations... Mais ce sont des murmures. Ces choses-là, il faut que tu apprennes à n’y point mê me penser. » Il m’attira de nouveau contre lui, resserrant son é treinte et m’indiqua la statue de la Vierge: « Tu dois t’initier à l’amour sans tache. La voici, celle en qui la fé minité s’est sublimé e. C’est pourquoi tu peux dire d’elle qu’elle est belle, comme la bien-aimé e du Cantique des Cantiques. En elle, dit-il, le visage ravi par une fé licité inté rieure tout comme l’Abbé quand il parlait, la veille, des gemmes et de l’or de ses vases, en elle, il n’est pas jusqu’à la grâ ce du corps qui ne se fasse signe des beauté s cé lestes, et c’est la raison pour laquelle le sculpteur l’a repré senté e avec toutes les grâ ces dont la femme doit ê tre paré e. » Il me montra le buste menu de la Vierge, planté haut et serré dans un corselet lacé au centre par une gansette que les petites mains de l’Enfant s’amusaient à tirer. « Tu vois? Pulchra enim sunt ubera quae paululum supereminent et tument modice, nec fluitantia licenter, sed leniter restricta, repressa sed non depressa{168}... Que ressens-tu devant cette trè s douce vision? » Je rougis violemment, me sentant tourmenté comme par un feu inté rieur. Ubertin dut le remarquer, ou peut-ê tre perç ut-il l’ardeur de mes joues, car il ajouta aussitô t: « Mais tu dois apprendre à distinguer le feu de l’amour surnaturel de la pâ moison des sens. C’est difficile, mê me pour les saints. — Mais comment reconnaî t-on le bon amour? demandai-je en tremblant. — Qu’est l’amour? Il n’est rien au monde, ni homme ni diable, ni chose aucune, que je ne considè re aussi suspecte que l’amour, car celui-ci pé nè tre l’â me plus qu’aucune autre chose. Il n’existe rien qui tant occupe et lie le coeur comme l’amour. C’est pourquoi, à moins d’ê tre muni des armes qui la gouvernent, l’â me court par amour à une immense ruine. Je crois que sans les sé ductions de Marguerite, Dolcino ne se fû t point damné ; sans l’arrogance et la promiscuité de la Paroi Chauve, peu auraient ressenti la sé duction de sa ré bellion. Prends garde, cela ne concerne pas seulement l’amour mauvais, qui naturellement doit ê tre fui par tous comme lacs diaboliques, je le dis aussi, et avec grande peur, du bon amour qui s’é tablit entre Dieu et l’homme, entre l’homme et son prochain. Il arrive souvent que deux ou trois personnes, hommes ou femmes, s’aiment trè s cordialement et nourrissent l’un pour l’autre une affection particuliè re, et dé sirent ne jamais vivre sé paré s, et quand l’un dé sire, l’autre veut. Et je t’avoue qu’un sentiment de ce genre je l’é prouvai pour des femmes vertueuses comme Angè le et Claire. Eh bien, cela aussi est fort ré pré hensible, encore qu’on en agisse spirituellement et pour Dieu... Car mê me l’amour que ressent l’â me, s’il n’est point sur la dé fensive, mais accueilli avec chaleur, dé choit ensuite, ou bien opè re dans la confusion. Oh! l’amour a diffé rentes proprié té s, d’abord l’â me pour lui s’attendrit, puis devient infirme... Mais ensuite elle é prouve la chaleur vraie de l’amour divin et crie, et se lamente, se fait pierre mise au chaufour pour se dé faire en chaux, et cré pite lé ché e par la flamme... — Et cela est-il le bon amour? » Ubertin me caressa la tê te, et comme je le regardai, je vis qu’il avait les yeux é mus jusqu’aux larmes: « Oui, c’est enfin le bon amour. » Il retira sa main de mes é paules: « Mais comme il est difficile, ajouta-t-il, comme il est difficile de le distinguer de l’autre. Et parfois quand ton â me est tenté e par les dé mons, tu te sens comme un pendu qui, les mains lié es dans le dos et les yeux bandé s, reste suspendu au gibet et vit pourtant, sans aucune aide, sans aucun soutien, sans aucun remè de, tournant dans le vide... » Son visage n’é tait plus seulement mouillé de larmes, mais d’un voile de sueur. « Allons, va-t’en maintenant, me dit-il en hâ te, je t’ai dit ce que tu voulais savoir. Par ici le choeur des anges, par là les gorges de l’enfer. Va, et loué soit le Seigneur. » Il se prosterna de nouveau devant la Vierge: je l’entendis qui sanglotait doucement, Il priait. Je ne sortis pas de l’é glise. L’entretien avec Ubertin avait amené dans mon esprit, et dans mes viscè res, un é trange feu et une indicible agitation. À telle enseigne que je me trouvais sans doute pour cela enclin à la dé sobé issance et dé cidai de retourner seul dans la bibliothè que. Je ne savais pas moi-mê me ce que j’y cherchais. Je voulais explorer tout seul un endroit inconnu; me fascinait l’idé e de pouvoir m’y orienter sans l’aide de mon maî tre. J’y grimpai comme Dolcino avait grimpé sur le mont Rubello. J’avais la lampe avec moi (pourquoi l’avais-je emporté e? peut- ê tre nourrissais-je dé jà ce dessein secret? ), et je pé né trai dans l’ossuaire presque les yeux fermé s. En un rien de temps, je fus dans le scriptorium. C’é tait un soir fatal, je crois, car tandis que je furetais parmi les tables, j’en aperç us une sur laquelle é tait ouvert un manuscrit qu’un moine copiait en ces jours-là. Aussitô t le titre me requit: Historia fratris Dulcini Heresiarche{169}. Je crois que c’é tait la table de Pierre de Sant’Albano, dont on m’avait dit qu’il é crivait une histoire monumentale de l’hé ré sie (aprè s ce qu’il advint à l’abbaye, il ne l’é crivit naturellement plus – mais n’anticipons pas). Rien d’anormal donc que ce texte fû t ici, accompagné d’autres, d’ailleurs, au sujet analogue, sur les patarins et sur les flagellants. Mais je pris comme un signe surnaturel, je ne sais encore si cé leste ou diabolique, cette circonstance, et je me laissai aller à lire l’é crit avec avidité. Il n’é tait pas trè s long, et dans la premiè re partie il disait, avec beaucoup plus de dé tails que j’ai oublié s, ce que m’avait dit Ubertin. On y parlait aussi des nombreux crimes commis par les dolciniens durant la guerre et le siè ge. Et de la bataille finale, qui fut des plus sanglantes. Mais j’y trouvai en plus ce qu’Ubertin ne m’avait pas raconté, et dit par qui avait é videmment tout vu et en gardait encore l’imagination enflammé e. J’appris donc comment en mars de l’an 1307, le samedi saint, Dolcino, Marguerite et Longin, enfin pris, furent conduits dans la ville de Biella et remis à l’é vê que, qui attendait la dé cision du pape. Le pape, sitô t qu’il apprit la nouvelle, la transmit au roi de France, Philippe, en é crivant: « Des nouvelles infiniment agré ables nous sont parvenues, fé condes en joie et allé gresse, pour ce que le dé mon pestifè re, fils de Bé lial et grande horreur hé ré siarque, Dolcino, aprè s de longs dangers, des peines et des massacres incessants, et de fré quentes incursions, est enfin, avec ses partisans, prisonnier dans nos prisons, grâ ce à notre vé né rable frè re Raniero, é vê que de Verceil, capturé en le jour de la sainte Cè ne du Seigneur, et la nombreuse gent qui é tait avec lui, infecté e par contagion, fut tué e ce jour mê me. » Le pape se montra impitoyable en regard des prisonniers et il commanda à l’é vê que de les mettre à mort. Alors, en juillet de la mê me anné e, le premier jour du mois, les hé ré tiques furent remis au bras sé culier. Tandis que les cloches de la ville sonnaient à toute volé e, on les plaç a sur un chariot, entouré s des bourreaux, suivis de la milice, qui parcourut toute la ville,
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