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LE NOM DE LA ROSE 24 страница



pouvaient aller prê cher de ville en ville, comme firent

beaucoup d’autres hé ré tiques. Us ne connaissaient plus

aucune diffé rence entre cé libataires et marié s; aucun

voeu ne fut plus considé ré comme perpé tuel. Bref, pour ne

pas trop t’ennuyer avec ces trè s tristes histoires dont tu

ne peux bien saisir les nuances, l’é vê que Obizzo de Parme

dé cida enfin de mettre Gé rard aux fers. C’est alors

qu’arriva une chose é trange, qui te dit comme la nature

humaine est faible, et insidieuse la plante de l’hé ré sie. Car

pour finir l’é vê que libé ra Gé rard et l’accueilli chez lui, à sa

table, et il riait de ses lazzi, et il le gardait comme son

bouffon.

— Mais pourquoi?

— Je ne le sais pas, ou je crains de le savoir.

L’é vê que é tait noble et il n’aimait guè re les marchands et

les artisans de la ville. Il ne lui dé plaisait sans doute pas

trop que Gé rard, avec ses prô nes sur la pauvreté, parlâ t

contre eux, et passâ t de la demande d’aumô ne à la rapine.

Mais enfin le pape intervint, l’é vê que revint à sa juste

sé vé rité, et Gé rard finit sur le bû cher comme hé ré tique

impé nitent. Ce siè cle commenç ait.

— Et en quoi ces choses-là concernent-elles fra

Dolcino?

— Elles le concernent, et ceci te dit comme l’hé ré sie

survit à la destruction mê me des hé ré tiques. Ce Dolcino

é tait le bâ tard d’un prê tre, qui vivait dans le diocè se de

Novare, dans cette partie-ci de l’Italie, un peu plus au

septentrion. Quelqu’un soutint qu’il naquit ailleurs, dans

la vallé e de l’Ossola, ou à Romagnano. Mais peu importe.

C’é tait un jeune homme d’intelligence aiguë et son

é ducation en fit un lettré, mais il vola le prê tre qui

s’occupait de lui et s’enfuit vers l’orient, dans la ville de

Trente. Et là, il reprit la pré dication de Gé rard, de faç on

encore plus hé ré tique, soutenant qu’il é tait l’unique vrai

apô tre de Dieu et que tout devait ê tre en commun dans

l’amour, et qu’il é tait licite d’aller indiffé remment avec

toutes les femmes, raison pour laquelle personne ne

pouvait se voir accuser de concubinat, mê me s’il allait

avec l’é pouse et avec la fille...

— C’est vraiment ce qu’il prê chait ou il fut accusé de

cela? Parce que j’ai ouï dire que les spirituels aussi furent

accusé s de crimes comme ces frè res de Montfaucon...

— De hoc satis{166}, interrompit brusquement

Ubertin. Ceux-là n’é taient plus frè res. C’é taient des

hé ré tiques. Et pré cisé ment souillé s par Dolcino. D’autre

part, é coute, il suffit de savoir ce que Dolcino fit ensuite

pour le dé finir comme malfaisant. Comment il é tait venu à

la connaissance des doctrines des pseudo-apô tres, je n’en

ai pas la moindre idé e. Peut-ê tre passa-t-il par Parme,

dans sa jeunesse, et entendit-il Gé rard. On sait qu’il garda

contact dans la ré gion de Bologne avec ces hé ré tiques,

aprè s la mort de Segalelli. En outre, il est assuré qu’il

commenç a sa pré dication à Trente. Là il sé duisit une trè s

belle jeune fille et de famille noble, Marguerite, à moins

que ce ne fû t elle qui le sé duisit, lui, comme Hé loï se

sé duisit Abé lard, car souviens-toi, c’est à travers la

femme que le diable pé nè tre dans le coeur des hommes!

À ce point-là, l’é vê que de Trente le chassa de son diocè se,

mais dé sormais Dolcino avait rassemblé plus de mille

partisans, et il entreprit une longue marche qui le ramena

dans les contré es où il é tait né. Et tout au long du chemin

se joignaient à lui d’autres ingé nus, captivé s par ses

paroles, et peut- ê tre beaucoup d’hé ré tiques vaudois qui

habitaient les montagnes par où il passait se ré unirent-ils

aussi à lui, ou bien c’est lui qui voulait s’allier aux vaudois

de ces terres du septentrion. Arrivé dans la ré gion de

Novare, Dolcino trouva une atmosphè re favorable à sa

ré volte, car les vassaux qui gouvernaient le pays de

Gattmara{167} au nom de l’é vê que de Verceil avaient é té

chassé s par la population, qui accueillit donc les bannis de

Dolcino comme de bons allié s.

— Qu’avaient-ils fait, les vassaux de l’é vê que?

— Je l’ignore, et il ne me revient pas de le juger.

Mais comme tu vois, l’hé ré sie se marie à la ré volte contre

les seigneurs, en de nombreux cas, et c’est ainsi que

l’hé ré tique commence par prê cher madone pauvreté et

puis tombe en proie à toutes les tentations du pouvoir, de

la guerre, de la violence. Il y avait une lutte entre familles

dans la ville de Verceil, et les pseudo-apô tres en

profitè rent, et ces familles se pré valurent du dé sordre

occasionné par les pseudo-apô tres. Les seigneurs fé odaux

enrô lè rent des aventuriers pour rapiner les citadins, et les

citadins demandaient la protection de l’é vê que de Novare.

— Quelle histoire compliqué e! Mais Dolcino, dans

quel camp se rangeait-il?

— Je ne sais pas, dans le sien propre, il s’é tait insinué

dans toutes ces disputes et en tirait occasion pour prê cher

la lutte contre le bien d’autrui au nom de la pauvreté.

Dolcino s’é tablit avec les siens, qui é taient maintenant

trois mille, sur un mont prè s de Novare, dit de la Paroi

Chauve, où ils bâ tirent châ telets et masures; Dolcino

ré gnait sur toute cette foule d’hommes et de femmes qui

vivaient dans la promiscuité la plus honteuse. De là -haut,

il envoyait des missives à ses fidè les, où il exposait sa

doctrine hé ré tique. Il disait et é crivait que leur idé al é tait

la pauvreté et qu’ils n’é taient lié s par aucun lien

d’obé dience exté rieur, et que lui, Dolcino, avait é té

mandaté par Dieu pour desceller les prophé ties et

comprendre les é critures de l’Ancien et du Nouveau

Testament. Et il appelait ministres du diable les clercs

sé culiers, pré dicateurs et mineurs, et il dé liait tout un

chacun du devoir de leur obé ir. Il distinguait quatre â ges

dans la vie du peuple de Dieu: le premier celui de l’Ancien

Testament, des patriarches et des prophè tes, avant la

venue de Christ, où le mariage é tait bon car les gens

devaient se multiplier; le deuxiè me â ge, celui de Christ et

des apô tres, et ce fut l’é poque de la sainteté et de la

chasteté. Puis vint le troisiè me, où les souverains pontifes

durent d’abord accepter les richesses terrestres pour

pouvoir gouverner le peuple, mais quand les hommes

commencè rent à s’é loigner de l’amour de Dieu, vint

Benoî t qui parla contre toute possession temporelle.

Lorsque, ensuite, mê me les moines de Benoî t se remirent

à accumuler des richesses, vinrent les frè res de saint

Franç ois et de saint Dominique, encore plus sé vè res que

Benoî t dans leurs pré dications contre la domination et la

richesse terrestres. Enfin, maintenant que la vie de tant

de pré lats contredisait à nouveau tous ces bons pré ceptes,

on é tait arrivé au terme du troisiè me â ge et il fallait se

convertir aux enseignements des apô tres.

— Mais alors Dolcino prê chait cela mê me qu’avaient

prê ché les franciscains, et parmi les franciscains

justement les spirituels, et vous-mê me, pè re!

— Oh oui, mais il en tirait un perfide syllogisme! Il

disait que pour mettre fin à ce troisiè me â ge de la

corruption, il fallait que tous les clercs, les moines et les

frè res mourussent de mort trè s cruelle, il disait que tous

les pré lats de l’É glise, les clercs, les nonnes cloî tré es, les

religieux et les religieuses et tous ceux qui font partie des

ordres des prê cheurs et des minorites, des ermites, et le

pape Boniface en personne auraient dû ê tre exterminé s

par l’empereur é lu par lui, Dolcino, à savoir Fré dé ric de

Sicile.

— Mais n’é tait-ce pas justement Fré dé ric qui

accueillit en Sicile avec faveur les spirituels chassé s de

l’Ombrie, et ne sont-ce pas les minorites qui demandent

justement que l’empereur, mê me s’il s’agit maintenant de

Louis, dé truise le pouvoir temporel du pape et des

cardinaux?

— C’est le propre de l’hé ré sie, ou de la folie, que de

transformer les pensé es les plus droites et de les

ré torquer contre la loi de Dieu et des hommes. Les

minorites n’ont jamais demandé à l’empereur d’occire les

autres prê tres. »

Il se trompait, à pré sent je le sais. Car lorsque

quelques mois aprè s, le Bavarois instaura son propre

ordre à Rome, Marsile et d’autres minorites firent aux

religieux fidè les au pape pré cisé ment ce que Dolcino

demandait qu’on fî t. Ceci dit, je ne veux pas signifier que

Dolcino é tait dans le vrai, mais plutô t que Marsile é tait

dans l’erreur lui aussi. Je commenç ais à me demander,

surtout à la suite de la discussion de l’aprè s-midi avec

Guillaume, comment il é tait possible aux simples qui

suivaient Dolcino de distinguer entre les promesses des

spirituels et la ré alisation qu’en offrait Dolcino. Sa

culpabilité ne ré sidait-elle pas dans la mise en pratique de

ce que des hommes ré puté s orthodoxes avaient prê ché à

des fins purement mystiques? Ou peut-ê tre là é tait la

diffé rence, la sainteté consistait à attendre que Dieu nous

donnâ t ce que ses saints nous avaient promis, sans

chercher à l’obtenir par des moyens terrestres? À

pré sent, je sais qu’il en est ainsi et je sais pourquoi Dolcino

é tait dans l’erreur: on ne doit pas transformer l’ordre des

choses, mê me si l’on doit espé rer avec ferveur en sa

transformation. Mais ce soir-là j’é tais en proie à des

pensé es contradictoires.

« Enfin, me disait Ubertin, la marque de l’hé ré sie tu

la trouves toujours dans l’orgueil. Par une seconde lettre,

Dolcino, en l’an 1303, se nommait chef suprê me de la

congré gation apostolique, et il nommait comme ses

lieutenants la perfide Marguerite (une femme) et Longin

de Bergame, Fré dé ric de Novare, Albert Carentino et

Valderic de Brescia. Puis il commenç ait à divaguer sur une

suite de papes futurs, deux bons, le premier et le dernier,

deux mauvais, le second et le troisiè me. Le premier est

Cé lestin, le second est Boniface VIII, dont les prophè tes

disent: « L’orgueil de ton coeur t’a dé shonoré, ô toi qui

habites dans les failles des rochers. « Le troisiè me pape

n’est pas nommé, mais Jé ré mie aurait dit de lui: « Voilà,

ce lion ». Et, infamie, Dolcino reconnaissait le lion en

Fré dé ric de Sicile. Le quatriè me pape é tait encore inconnu

à Dolcino, et il aurait dû ê tre le pape saint, le pape

angé lique dont parlait l’abbé Joachim. Il aurait dû ê tre é lu

par Dieu, et alors Dolcino et tous les siens (qui à ce

moment-là é taient dé jà quatre mille) auraient reç u

ensemble la grâ ce de l’Esprit-Saint et l’É glise en eû t é té

renouvelé e jusqu’à la fin du monde. Mais au cours des

trois anné es qui pré cé daient sa venue, tout le mal eû t dû

ê tre consumé. Et c’est ce que chercha à faire Dolcino, en

livrant des combats de partout. Le quatriè me pape, et l’on

voit ici comment le dé mon se joue de ses sujets, a é té

pré cisé ment Clé ment V qui prê cha la croisade contre

Dolcino. Ce fut justice, car dans ces lettres Dolcino

soutenait dé sormais des thé ories inconciliables avec

l’orthodoxie. Il affirma que l’É glise romaine est une catin,

qu’on ne doit pas obé issance aux prê tres, que doré navant

tout pouvoir spirituel passait à la secte des apô tres, que

seuls les apô tres forment la nouvelle É glise, que les

apô tres peuvent annuler le mariage, que nul ne pourra

ê tre sauvé s’il ne fait partie de la secte, qu’aucun pape ne

peut remettre les pé ché s, qu’on ne doit pas payer les

dî mes, que la vie est plus parfaite sans voeux qu’avec des

voeux, qu’une é glise consacré e ne vaut rien pour la priè re,

pas davantage qu’une é curie, et qu’on peut adorer Christ

dans les bois et dans les é glises indiffé remment.

— Il a vraiment dit ces choses-là ?

— Certes, cela est certain, il les a é crites. Mais il fit

malheureusement pis. Comme il prit position sur la Paroi

Chauve, il commenç a à mettre à sac les villages de la

vallé e, à faire des incursions de pillard pour se procurer le

ravitaillement, menant en somme une vé ritable guerre

contre les bourgs voisins.

— Tous é taient contre lui?

— On ne sait pas. Peut-ê tre reç ut-il des appuis de

certains, je t’ai dit qu’il s’é tait insinué dans un noeud

inextricable de discordes locales. En attendant, l’hiver de

l’an 1305 é tait venu, l’un des plus rigoureux des derniè res

dé cennies, et dans toute la contré e ré gnait une grande

famine. Dolcino envoyait une troisiè me lettre à ses

partisans et beaucoup se joignaient encore à lui; mais là haut

la vie é tait devenue impossible et ils é taient pris

d’une telle faim qu’ils mangeaient la chair des chevaux et

d’autres bê tes de somme et du foin cuit. Un grand

nombre en mourut.

— Mais contre qui se battaient-ils, maintenant?

— L’é vê que de Verceil avait fait appel à Clé ment V

et une croisade avait é té prê ché e contre les hé ré tiques.

Une indulgence plé niè re fut proclamé e pour quiconque y

participerait, et l’on sollicita Louis de Savoie, les

inquisiteurs de Lombardie, l’archevê que de Milan.

Beaucoup prirent la croix pour venir en aide aux

Verceillois et aux Novarois, mê me de la Savoie, de la

Provence, de la France, et l’é vê que de Verceil eut le

commandement suprê me. Ce n’é tait qu’accrochages

continuels entre les avant-gardes des deux armé es, mais

les fortifications de Dolcino s’avé raient imprenables, et

d’une maniè re ou d’une autre les impies recevaient des

secours.

— De qui?

— D’autres impies, je crois, qui tiraient bé né fice de

ce levain de dé sordre. Vers la fin de l’an 1305,

l’hé ré siarque fut pourtant contraint à abandonner la Paroi

Chauve, laissant derriè re lui les blessé s et les malades, et

il se transfé ra dans le territoire de Trivero, où il se

retrancha sur un mont, qu’on appelait alors Zubello et qui

depuis lors fut dit Rubello ou Rebello, parce qu’il é tait

devenu la place forte des rebelles à l’É glise. En somme, je

ne peux pas te raconter tout ce qui advint, et ce furent

des massacres terribles. Mais à la fin, les rebelles furent

contraints à se rendre, Dolcino et les siens furent capturé s

et pé rirent sur le bû cher.

— La belle Marguerite aussi?

Ubertin me regarda: « Tu t’es souvenu qu’elle é tait

belle, n’est- ce pas? Elle é tait belle, dit-on, et beaucoup

de seigneurs du lieu tentè rent d’en faire leur é pouse pour

la sauver du bû cher. Mais elle ne voulut pas, elle mourut

impé nitente avec son impé nitent d’amant. Et que cela te

serve de leç on, garde-toi de la prostitué e de Babylone,

prendrait-elle la forme de la cré ature la plus exquise.

— Mais à pré sent, dites-moi, pè re. J’ai appris que le

cellé rier du couvent, et peut-ê tre Salvatore aussi,

rencontrè rent Dolcino, et furent avec lui en quelque

sorte... —

Tais-toi, et ne prononce pas de jugements

té mé raires. Je connus le cellé rier dans un couvent de

minorites. Aprè s les é vé nements qui concernent l’histoire

de Dolcino, c’est vrai. Beaucoup de spirituels en ces

anné es-là, avant que nous ne dé cidions de trouver refuge

dans l’ordre de saint Benoî t, eurent une vie agité e, et

durent abandonner leurs couvents. Je ne sais où fut

Ré migio avant que je ne le rencontre. Je sais qu’il a

toujours é té un bon frè re, au moins du point de vue de

l’orthodoxie. Quant au reste, hé las, la chair est faible...

— Qu’entendez-vous par là ?

— Ce ne sont pas des choses que tu dois savoir. Eh

bien, en somme, puisque nous en avons parlé, et que tu

dois pouvoir distinguer le bien du mal... (il hé sita encore),

je te dirai que j’ai entendu murmurer ici, dans l’abbaye,

que le cellé rier ne sait pas ré sister à certaines tentations...

Mais ce sont des murmures. Ces choses-là, il faut que tu

apprennes à n’y point mê me penser. » Il m’attira de

nouveau contre lui, resserrant son é treinte et m’indiqua la

statue de la Vierge: « Tu dois t’initier à l’amour sans

tache. La voici, celle en qui la fé minité s’est sublimé e.

C’est pourquoi tu peux dire d’elle qu’elle est belle, comme

la bien-aimé e du Cantique des Cantiques. En elle, dit-il, le

visage ravi par une fé licité inté rieure tout comme l’Abbé

quand il parlait, la veille, des gemmes et de l’or de ses

vases, en elle, il n’est pas jusqu’à la grâ ce du corps qui ne

se fasse signe des beauté s cé lestes, et c’est la raison pour

laquelle le sculpteur l’a repré senté e avec toutes les grâ ces

dont la femme doit ê tre paré e. » Il me montra le buste

menu de la Vierge, planté haut et serré dans un corselet

lacé au centre par une gansette que les petites mains de

l’Enfant s’amusaient à tirer. « Tu vois? Pulchra enim sunt

ubera quae paululum supereminent et tument modice,

nec fluitantia licenter, sed leniter restricta, repressa sed

non depressa{168}... Que ressens-tu devant cette trè s

douce vision? »

Je rougis violemment, me sentant tourmenté

comme par un feu inté rieur. Ubertin dut le remarquer, ou

peut-ê tre perç ut-il l’ardeur de mes joues, car il ajouta

aussitô t: « Mais tu dois apprendre à distinguer le feu de

l’amour surnaturel de la pâ moison des sens. C’est difficile,

mê me pour les saints.

— Mais comment reconnaî t-on le bon amour?

demandai-je en tremblant.

— Qu’est l’amour? Il n’est rien au monde, ni homme

ni diable, ni chose aucune, que je ne considè re aussi

suspecte que l’amour, car celui-ci pé nè tre l’â me plus

qu’aucune autre chose. Il n’existe rien qui tant occupe et

lie le coeur comme l’amour. C’est pourquoi, à moins d’ê tre

muni des armes qui la gouvernent, l’â me court par amour

à une immense ruine. Je crois que sans les sé ductions de

Marguerite, Dolcino ne se fû t point damné ; sans

l’arrogance et la promiscuité de la Paroi Chauve, peu

auraient ressenti la sé duction de sa ré bellion. Prends

garde, cela ne concerne pas seulement l’amour mauvais,

qui naturellement doit ê tre fui par tous comme lacs

diaboliques, je le dis aussi, et avec grande peur, du bon

amour qui s’é tablit entre Dieu et l’homme, entre l’homme

et son prochain. Il arrive souvent que deux ou trois

personnes, hommes ou femmes, s’aiment trè s

cordialement et nourrissent l’un pour l’autre une affection

particuliè re, et dé sirent ne jamais vivre sé paré s, et quand

l’un dé sire, l’autre veut. Et je t’avoue qu’un sentiment de

ce genre je l’é prouvai pour des femmes vertueuses

comme Angè le et Claire. Eh bien, cela aussi est fort

ré pré hensible, encore qu’on en agisse spirituellement et

pour Dieu... Car mê me l’amour que ressent l’â me, s’il

n’est point sur la dé fensive, mais accueilli avec chaleur,

dé choit ensuite, ou bien opè re dans la confusion. Oh!

l’amour a diffé rentes proprié té s, d’abord l’â me pour lui

s’attendrit, puis devient infirme... Mais ensuite elle

é prouve la chaleur vraie de l’amour divin et crie, et se

lamente, se fait pierre mise au chaufour pour se dé faire en

chaux, et cré pite lé ché e par la flamme...

— Et cela est-il le bon amour? »

Ubertin me caressa la tê te, et comme je le regardai,

je vis qu’il avait les yeux é mus jusqu’aux larmes: « Oui,

c’est enfin le bon amour. » Il retira sa main de mes

é paules: « Mais comme il est difficile, ajouta-t-il, comme

il est difficile de le distinguer de l’autre. Et parfois quand

ton â me est tenté e par les dé mons, tu te sens comme un

pendu qui, les mains lié es dans le dos et les yeux bandé s,

reste suspendu au gibet et vit pourtant, sans aucune aide,

sans aucun soutien, sans aucun remè de, tournant dans le

vide... »

Son visage n’é tait plus seulement mouillé de larmes,

mais d’un voile de sueur. « Allons, va-t’en maintenant, me

dit-il en hâ te, je t’ai dit ce que tu voulais savoir. Par ici le

choeur des anges, par là les gorges de l’enfer. Va, et loué

soit le Seigneur. » Il se prosterna de nouveau devant la

Vierge: je l’entendis qui sanglotait doucement, Il priait.

Je ne sortis pas de l’é glise. L’entretien avec Ubertin

avait amené dans mon esprit, et dans mes viscè res, un

é trange feu et une indicible agitation. À telle enseigne que

je me trouvais sans doute pour cela enclin à la

dé sobé issance et dé cidai de retourner seul dans la

bibliothè que. Je ne savais pas moi-mê me ce que j’y

cherchais. Je voulais explorer tout seul un endroit

inconnu; me fascinait l’idé e de pouvoir m’y orienter sans

l’aide de mon maî tre. J’y grimpai comme Dolcino avait

grimpé sur le mont Rubello.

J’avais la lampe avec moi (pourquoi l’avais-je

emporté e? peut- ê tre nourrissais-je dé jà ce dessein

secret? ), et je pé né trai dans l’ossuaire presque les yeux

fermé s. En un rien de temps, je fus dans le scriptorium.

C’é tait un soir fatal, je crois, car tandis que je furetais

parmi les tables, j’en aperç us une sur laquelle é tait ouvert

un manuscrit qu’un moine copiait en ces jours-là. Aussitô t

le titre me requit: Historia fratris Dulcini Heresiarche{169}.

Je crois que c’é tait la table de Pierre de Sant’Albano, dont

on m’avait dit qu’il é crivait une histoire monumentale de

l’hé ré sie (aprè s ce qu’il advint à l’abbaye, il ne l’é crivit

naturellement plus – mais n’anticipons pas). Rien

d’anormal donc que ce texte fû t ici, accompagné d’autres,

d’ailleurs, au sujet analogue, sur les patarins et sur les

flagellants. Mais je pris comme un signe surnaturel, je ne

sais encore si cé leste ou diabolique, cette circonstance, et

je me laissai aller à lire l’é crit avec avidité. Il n’é tait pas

trè s long, et dans la premiè re partie il disait, avec

beaucoup plus de dé tails que j’ai oublié s, ce que m’avait

dit Ubertin. On y parlait aussi des nombreux crimes

commis par les dolciniens durant la guerre et le siè ge. Et

de la bataille finale, qui fut des plus sanglantes. Mais j’y

trouvai en plus ce qu’Ubertin ne m’avait pas raconté, et

dit par qui avait é videmment tout vu et en gardait encore

l’imagination enflammé e.

J’appris donc comment en mars de l’an 1307, le

samedi saint, Dolcino, Marguerite et Longin, enfin pris,

furent conduits dans la ville de Biella et remis à l’é vê que,

qui attendait la dé cision du pape. Le pape, sitô t qu’il

apprit la nouvelle, la transmit au roi de France, Philippe,

en é crivant: « Des nouvelles infiniment agré ables nous

sont parvenues, fé condes en joie et allé gresse, pour ce que

le dé mon pestifè re, fils de Bé lial et grande horreur

hé ré siarque, Dolcino, aprè s de longs dangers, des peines

et des massacres incessants, et de fré quentes incursions,

est enfin, avec ses partisans, prisonnier dans nos prisons,

grâ ce à notre vé né rable frè re Raniero, é vê que de Verceil,

capturé en le jour de la sainte Cè ne du Seigneur, et la

nombreuse gent qui é tait avec lui, infecté e par contagion,

fut tué e ce jour mê me. » Le pape se montra impitoyable

en regard des prisonniers et il commanda à l’é vê que de

les mettre à mort. Alors, en juillet de la mê me anné e, le

premier jour du mois, les hé ré tiques furent remis au bras

sé culier. Tandis que les cloches de la ville sonnaient à

toute volé e, on les plaç a sur un chariot, entouré s des

bourreaux, suivis de la milice, qui parcourut toute la ville,



  

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