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LE NOM DE LA ROSE 23 страницаdevons trouver de l’exté rieur une faç on de dé crire l’É difice tel qu’il est à l’inté rieur... — Et comment? — Laisse-moi y penser, cela ne doit pas ê tre si difficile... — Et la mé thode dont vous parliez hier? Ne vouliezvous pas parcourir le labyrinthe en faisant des signes avec un charbon? — Non, dit-il, plus j’y pense, moins cela me convainc. Peut-ê tre n’arrivé -je pas à me rappeler bien la rè gle, ou peut-ê tre pour circuler dans un labyrinthe faut-il disposer d’une bonne Ariane qui t’attende sur le seuil en tenant le bout d’un fil. Mais il n’existe pas de fils aussi longs. Et mê me s’il en existait, cela signifierait (souvent les fables disent la vé rité ) qu’on ne sort d’un labyrinthe qu’avec une aide exté rieure. Où les lois de l’exté rieur seraient pareilles aux lois de l’inté rieur. Voilà, Adso, nous nous servirons des sciences mathé matiques. Dans les seules sciences mathé matiques, comme dit Averroè s{159}, on identifie les choses connues de nous avec celles connues de faç on absolue. — Alors, vous voyez que vous admettez des connaissances universelles! — Les connaissances mathé matiques sont des propositions construites par notre intellect de maniè re à toujours fonctionner comme vraies, ou bien parce qu’elles sont inné es ou bien parce que la mathé matique a é té inventé e avant les autres sciences. Et la bibliothè que a é té construite par un esprit humain qui pensait de faç on mathé matique, car sans mathé matiques tu ne fais pas de labyrinthes. Il s’agit donc de confronter nos propositions mathé matiques avec les propositions du bâ tisseur, et de cette confrontation la science peut surgir, parce qu’elle est science de termes sur termes. Et, en tout cas, cesse de m’entraî ner dans des discussions de mé taphysique. Quelle diablesse de mouche t’a piqué aujourd’hui? Toi qui as de bons yeux, prends plutô t un parchemin, une tablette, quelque chose sur quoi tracer des signes, et un stylet... bien, tu as ce qu’il faut, bravo Adso! Allons faire une promenade autour de l’É difice, tant que nous avons encore un peu de lumiè re. Nous tournâ mes donc longuement autour de l’É difice. C’est-à - dire que nous examinâ mes de loin les tours orientale, mé ridionale et occidentale, avec les murs qui les reliaient. Quant au reste, il donnait sur l’à -pic, mais pour des raisons de symé trie il ne devait pas ê tre diffé rent de ce que nous voyions. Et ce que nous vî mes, remarqua Guillaume tandis qu’il me faisait prendre des notes pré cises sur ma tablette, c’é tait que chaque mur avait deux verriè res, et chaque tour cinq. « Maintenant raisonne un peu, me dit mon maî tre. Toutes les piè ces que nous avons vues comptaient une fenê tre... — À part celles qui ont sept cô té s, dis-je. — Et c’est normal, ce sont celles qui se trouvent au centre de chaque tour. — Et à part quelques-unes que nous avons trouvé es sans fenê tre et qui n’é taient pas heptagonales. — Oublie-les. D’abord trouvons la rè gle, ensuite nous chercherons à justifier les exceptions. Nous aurons donc vers l’exté rieur cinq piè ces pour chaque tour et deux piè ces pour chaque mur, chacune avec une fenê tre. Mais si d’une piè ce avec fenê tre on avance vers l’inté rieur de l’É difice, on rencontre une autre salle avec fenê tre. Signe qu’il s’agit des fenê tres inté rieures. À pré sent dis-moi quelle forme a le puits inté rieur, tel qu’on le voit dans les cuisines et dans le scriptorium? — Octogonale, dis-je. — Parfait. Et sur chaque cô té de l’octogone, peuvent trè s bien s’ouvrir deux fenê tres. Cela veut dire que pour chaque cô té de l’octogone, il y a bien deux piè ces sur l’inté rieur? Exact? — Oui, mais les piè ces sans fenê tre? — Il y en a huit en tout. En effet, la salle inté rieure de chaque tour, à sept cô té s, possè de cinq parois qui donnent sur chacune des cinq piè ces de chaque tour. Qu’y a-t-il derriè re les deux autres parois? Pas une piè ce situé e le long des murs exté rieurs, car il y aurait des fenê tres, ni une piè ce disposé e le long de l’octogone, pour les mê mes raisons et parce qu’il s’agirait alors de piè ces exagé ré ment longues. De fait, essaie de tracer un dessin de la bibliothè que comme elle apparaî trait vue de haut. Tu vois que correspondant à chaque tour il doit y avoir deux piè ces qui avoisinent la salle heptagonale et donnent sur deux piè ces qui avoisinent le puits octogonal inté rieur. » Je m’essayai à tracer le dessin que mon maî tre me suggé rait et lanç ai un cri de triomphe. « Mais alors nous savons tout! Laissez- moi compter... La bibliothè que a cinquante-six piè ces, dont quatre heptagonales et cinquante-deux plus ou moins carré es, et, d’entre ces derniè res, huit sont sans fenê tre, tandis que vingt-huit donnent sur l’exté rieur et seize sur l’inté rieur! — Et les quatre tours ont chacune cinq piè ces de quatre cô té s et une de sept... La bibliothè que est construite selon une harmonie cé leste à laquelle on peut attribuer des significations varié es et mirifiques... — Splendide dé couverte, dis-je, mais alors pourquoi est-il aussi difficile de s’y orienter? — Parce que ce qui ne correspond à aucune loi mathé matique, c’est la disposition des passages. Certaines piè ces permettent d’accé der à plusieurs autres, certaines à une seule, et on peut se demander s’il n’y a pas des piè ces qui ne permettent d’accé der à aucune autre. Si tu considè res cet é lé ment, plus le manque de lumiè re et l’absence totale d’indice fourni par la position du soleil (et ajoutes-y les visions et les miroirs), tu comprends combien le labyrinthe est de nature à dé sarç onner quiconque le parcourt, dé jà agité par un sentiment de faute. D'autre part, songe comme nous é tions dé sespé ré s, nous, hier soir, quand nous ne parvenions plus à trouver notre chemin. La plus grande confusion obtenue avec le plus grand ordre: ce me semble un calcul sublime. Les bâ tisseurs de la bibliothè que é taient de grands maî tres. — Comment ferons-nous alors pour nous orienter? — Au point où nous en sommes, ce n’est pas difficile. Avec le plan que tu as relevé, et qui, peu ou prou, doit correspondre au tracé de la bibliothè que, dè s que nous serons dans la premiè re salle heptagonale, nous ferons en sorte de trouver tout de suite une des deux piè ces aveugles. Puis, en prenant toujours sur la droite, aprè s trois ou quatre piè ces, nous devrions nous trouver de nouveau dans une tour, qui ne pourra ê tre que la tour septentrionale, jusqu’à tomber sur une autre piè ce aveugle, qui à gauche avoisinera la salle heptagonale, et à droite devra nous permettre de retrouver un trajet analogue à celui que je viens de te dire, jusqu’à arriver dans la tour occidentale. — Oui, si toutes les piè ces donnaient dans toutes les piè ces... — En effet. D’où l’utilité de ton plan, sur lequel marquer les parois pleines, de faç on à savoir quelles dé viations nous prenons. Mais ç a ne sera pas difficile. — Mais sommes-nous certains que ç a marchera? demandai-je perplexe, parce que tout me semblait trop simple. — Ç a marchera, ré pondit Guillaume. Omnes enim causae effec- tuum naturalium dantur per lineas, angulos et figuras. Aliter enim impossibile est sciri propter quid in illis{160}, cita-t-il. Ce sont les mots d’un des grands maî tres d’Oxford. Malheureusement, nous ne savons pas encore tout. Nous avons appris comment ne pas nous perdre. Il s’agit maintenant de savoir s’il y a une rè gle qui gouverne la distribution des livres dans les piè ces. Et les versets de l’Apocalypse nous en disent fort peu, c’est qu’aussi beaucoup se ré pè tent identiques dans des piè ces diffé rentes... — Et pourtant le livre de l’apô tre aurait permis de trouver bien plus que cinquante-six versets! — Sans nul doute. Donc certains versets seulement sont bons. Bizarre. Comme s’ils en avaient eu moins de cinquante, trente, vingt... Oh, par la barbe de Merlin! — De qui? — Aucune importance, un magicien de mon pays... Ils ont utilisé autant de versets que de lettres de l’alphabet! Il en est bien ainsi! Le texte des versets ne compte pas, seules comptent les lettres initiales. Chaque piè ce est marqué e par une lettre de l’alphabet, et toutes ensemble elles composent un texte que nous devons dé couvrir! — Comme un poè me figuré, en forme de croix ou de poisson! — Plus ou moins, et probablement, aux temps où la bibliothè que fut constitué e, ce type de poè me é tait fort en vogue. — Mais d’où part le texte? D’un cartouche plus grand que les autres, de la salle heptagonale de la tour d’entré e... ou bien... Mais bien sû r, des phrases en rouge! — Mais il y en a tant! — Et donc il y aura beaucoup de textes, ou beaucoup de mots. Toi à pré sent recopie mieux et en plus grand ton plan, puis à notre prochaine visite de la bibliothè que non seulement tu indiqueras avec ton stylet, et sans appuyer, les piè ces par où nous passons, et la position des portes et des parois (sans oublier les fenê tres), mais aussi la lettre initiale du verset qui y apparaî t, et en quelque sorte, comme un bon enlumineur, les lettres en rouge tu les feras plus grandes. — Mais comment se fait-il, dis-je plein d’admiration, que vous ayez ré ussi à ré soudre le mystè re de la bibliothè que en la regardant de l’exté rieur, et que vous ne l’ayez pas ré solu quand vous é tiez dedans? — Ainsi Dieu connaî t le monde, parce qu’il l’a conç u dans son esprit, comme de l’exté rieur, avant qu’il fû t cré é, alors que nous, nous n’en connaissons pas la rè gle, car nous vivons à l’inté rieur du monde, l’ayant trouvé dé jà fait. — On peut ainsi connaî tre les choses en les observant de l’exté rieur! — Les choses de l’art, car nous reparcourons dans notre esprit les opé rations de l’artisan. Pas les choses de la nature, car elles ne sont point l’oeuvre de notre esprit. — Mais pour la bibliothè que cela nous suffit, n’est-ce pas? — Oui, dit Guillaume. Mais seulement pour la bibliothè que. Allons nous reposer à pré sent. Je ne peux rien faire jusqu’à demain matin quand j’aurai – j’espè re – mes verres. Autant vaut dormir et nous lever de bonne heure. Je tâ cherai de ré flé chir. — Et le souper? — Ah, c’est vrai, le souper. L’heure est dé sormais passé e. Les moines sont dé jà à complies. Mais les cuisines sont peut-ê tre encore ouvertes. Va chercher quelque chose. — Voler? — Demander. À Salvatore, qui est maintenant ton ami. — Mais c’est lui qui volera! — Es-tu par hasard le gardien de ton frè re? » demanda Guillaume avec les mots de Caï n. Mais je m’avisai qu’il plaisantait et voulait dire que Dieu est grand et misé ricordieux. Raison pour quoi je me mis à la recherche de Salvatore, que je trouvai prè s des é curies. « Magnifique », dis-je en montrant Brunei, et, faç on d’engager la conversation: « J’aimerais bien le monter. — No se puede. Abbanis est. Mais pas besoin d’un bon cheval pour filer à toute allure... » Il m’indiqua un cheval robuste mais disgracieux: « Mê me celui-ci sufficit... Vide illuc, tertius equi{161}... » Il voulait m’indiquer le troisiè me cheval. Je ris de son drô le de latin. « Et que feras-tu avec celui-là ? » lui demandai-je. Il me raconta alors une é trange histoire. Il dit qu’on pouvait rendre n’importe quel cheval, fû t-ce la bê te la plus vieille et la plus cagneuse, aussi rapide que Brunei. Il faut mé langer à son avoine une herbe qui s’appelle satyrion, haché e menue, et puis lui oindre les cuisses avec de la graisse de cerf. Ensuite on monte sur le cheval et avant de l’é peronner on lui tourne les naseaux vers le levant et on prononce trois fois à voix basse dans son oreille, les mots « Gaspard, Melchior, Merchisard{162} ». Le cheval partira à fond de train et fera en une heure le chemin que Brunei ferait en huit heures. Et si on lui avait suspendu au cou les dents d’un loup que le cheval mê me, en galopant, aurait tué, la bê te ne sentirait alors nulle fatigue. Je lui demandai s’il avait jamais essayé. Il me dit, s’approchant avec circonspection et me murmurant à l’oreille, avec son haleine vraiment dé sagré able, que c’é tait trè s difficile, parce que le satyrion n’est plus dé sormais cultivé que par les é vê ques et par leurs amis les chevaliers, qui s’en servent pour augmenter leur pouvoir. Je mis fin à son laï us et lui dis que ce soir mon maî tre voulait lire certains livres dans sa cellule et dé sirait aussi y prendre son repas. « M’en occupe, dit-il, lui fais l’angelot en palette. — Comment c’est? — Facilis. Tu prends de l’angelot pas trop vieux, ni trop salé et coupé en tranches minces, en bouché es carré es ou sicut te plaî t. Et postea tu mettras un doigt de beurre ou de saindoux frais à ré chauffer sobre la braisia. Et dedans vamos à dé poser deux tranches d’angelot, et comme il te semble tendre, sucrum et cannelle supra positurum du bis{163}. Et sers tout de suite in tabula, car il faut le manger todo chaud. — Va pour l’angelot en palette », lui dis-je. Et il disparut vers les cuisines, en me disant de l’attendre. Il arriva une demi-heure aprè s, avec un plat recouvert d’un linge. L’odeur é tait bonne. « Tiens », me dit-il, et il me tendit aussi une grande lampe remplie d’huile. « Pour quoi faire? demandai-je. — Sais pas, moi, dit-il d’un air chafouin. Fileisch ton magister veut ire en lieu sombre esta noche, » Salvatore en savait é videmment plus que je ne soupç onnais. Je ne poussai pas mon enquê te et apportai sa pitance à Guillaume. Nous mangeâ mes, et moi je me retirai dans ma cellule. Ou du moins, je fis semblant. Je voulais encore trouver Ubertin, et je rentrai dans l’é glise furtivement.
Troisiè me jour APRÈ S COMPLIES Où Ubertin raconte à Adso l’histoire de fra Dolcino, Adso é voque d’autres histoires ou bien lit pour son propre compte à la bibliothè que, et puis il vient à rencontrer une jeune fille belle et redoutable comme des bataillons. Comme escompté, je trouvai Ubertin au pied de la statue de la Vierge. Je me joignis silencieusement à lui et pendant un court temps fis semblant (je l’avoue) de prier. Puis je m’enhardis à lui parler. « Pè re saint, lui dis-je, puis-je vous demander lumiè re et conseil? » Ubertin me regarda, me prit par la main et se leva, m’emmenant m’asseoir avec lui sur une chaise. Il me serra dans ses bras, et je pus sentir son haleine sur mon visage. « Fils trè s cher, dit-il, tout ce que ce pauvre vieux pé cheur peut faire pour ton â me, sera fait avec joie. Qu’est-ce qui te trouble? Les tourments, pas? demandat- il presque tourmenté lui aussi, les tourments de la chair? — Non, ré pondis-je en rougissant, il s’agirait plutô t des tourments de l’esprit, qui veut connaî tre trop de choses... — Et c’est mal. Le Seigneur connaî t les choses, pour notre part il nous faut seulement adorer sa sapience. — Mais il nous faut aussi distinguer le bien du mal et comprendre les passions humaines. Je suis novice, mais je serai moine et recevrai le sacerdoce, et je dois apprendre où est le mal, et quel aspect il prend, pour le reconnaî tre un jour et pour enseigner aux autres à le reconnaî tre. — C’est juste, mon garç on. Et alors que veux-tu connaî tre? — La maie plante de l’hé ré sie, pè re », dis-je avec conviction. Et puis, d’un seul souffle: « J’ai entendu parler d’un homme mauvais qui en a sé duit beaucoup d’autres, fra Dolcino. » Ubertin garda le silence. Puis il dit: « C’est juste, tu nous as entendu y faire allusion l’autre soir avec frè re Guillaume. Mais c’est une trè s vilaine histoire, dont j’ai douleur à parler, parce qu’elle enseigne (oui, dans ce sens il faudra que tu la saches, pour en tirer un enseignement utile), parce qu’elle enseigne, disais-je, comment à partir de l’amour de pé nitence et du dé sir de purifier le monde, peut naî tre sang et massacres. » Il s’assit mieux, en desserrant son é treinte autour de mes é paules, mais en gardant toujours une main sur mon cou, comme pour me communiquer, je ne sais, sa science ou son ardeur. « L’histoire dé bute avant fra Dolcino, dit-il, il y a plus de soixante ans, et moi j’é tais un enfant. Ce fut à Parme. Là commenç a à prê cher un certain Gé rard Segalelli{164}, qui invitait tout le monde à la vie de pé nitence, et parcourait les routes en criant: « Pé nitenziagité ! », qui é tait sa faç on d’homme inculte pour dire: Penitentiam agite, appropinquabit enim regnum coelorum{165} ». Il invitait ses disciples à se faire pareils aux apô tres, il voulut que sa secte prî t le nom de l’ordre des apô tres, et que les siens parcourussent le monde comme de pauvres mendiants ne vivant que d’aumô nes... — Comme les fraticelles, dis-je. N’é tait-ce pas là le mandat de Notre Seigneur et de votre Franç ois? — Si, admit Ubertin avec une lé gè re hé sitation dans la voix et avec un soupir. Mais sans doute Gé rard exagé ra-t-il. Lui et les siens furent accusé s de ne plus reconnaî tre l’autorité des prê tres, la cé lé bration de la messe, la confession, et de vagabonder dans l’oisiveté. — Mais on porta ces mê mes accusations contre les franciscains spirituels. Et les minorites aujourd’hui ne disent-ils pas qu’il ne faut pas reconnaî tre l’autorité du pape? — Si, mais ils ne contestent pas l’autorité des prê tres. Nous- mê mes sommes prê tres. Mon garç on, il est malaisé de dé partir ces choses-là. La ligne qui sé pare le bien et le mal est si labile... D’une faç on ou d’une autre, Gé rard fit un faux pas et s’entacha d’hé ré sie... Il demanda à ê tre admis dans l’ordre des mineurs, mais nos frè res ne l’acceptè rent pas. Il passait ses jours dans l’é glise de nos frè res et là il vit les apô tres peints sandales aux pieds et manteaux roulé s autour des é paules, et ainsi il se fit pousser les cheveux et la barbe, mit des sandales aux pieds et s’assujettit la cordeliè re des frè res mineurs, car quiconque veut fonder une nouvelle congré gation prend toujours quelque chose à l’ordre du bienheureux Franç ois. — Mais alors il é tait dans le juste... — Mais il fit un faux pas... Vê tu d’un manteau blanc passé sur une tunique blanche et avec ses longs cheveux, il acquit chez les simples une ré putation de sainteté. Il vendit une de ses maisons et quand il en obtint le paiement, il se plaç a sur une pierre du haut de laquelle, dans les anciens temps, les podestats avaient accoutumé de pé rorer, tenant en main sa bourse remplie, et il ne la dilapida pas, ni ne la donna aux pauvres, mais il hé la des ribauds qui jouaient dans le voisinage et la leur jeta en disant: En prenne qui voudra et ces ribauds prirent l’or et allè rent le jouer aux dé s et blasphé mè rent le Dieu vivant, et lui qui avait donné, entendait et ne rougissait point. — Mais Franç ois aussi se dé pouilla de tout, et j’ai entendu dire aujourd’hui par Guillaume qu’il alla prê cher aux corneilles et aux é perviers, aux lé preux aussi, en somme à la lie que le peuple de ceux qui se disaient vertueux tenaient en marge... — Oui, mais Gé rard fit un faux pas; Franç ois ne se heurta jamais à la sainte É glise, et l’É vangile dit de donner aux pauvres, pas aux ribauds. Gé rard donna et ne reç ut rien en é change parce qu’il avait donné à de mauvaises gens, et il fit un mauvais dé but, une mauvaise continuation et une mauvaise fin, car sa congré gation a é té blâ mé e par le pape Gré goire X. — Peut-ê tre, dis-je, é tait-ce un pape moins clairvoyant que celui qui approuva la rè gle de Franç ois... — Oui, mais Gé rard fit un faux pas, quand Franç ois, lui, savait fort bien ce qu’il faisait. Et enfin, mon garç on, ces gardiens de porcs et de vaches qui du jour au lendemain deviennent pseudo-apô tres voulaient bé atement et sans sueur vivre des aumô nes de ceux que les frè res mineurs avaient é duqué s avec tant de peines et d’hé roï ques exemples de pauvreté ! Mais il ne s’agit pas de cela, ajouta-t-il aussitô t, c’est que pour ressembler aux apô tres qui é taient encore juifs, Gé rard Segalelli se fit circoncire, ce qui va à rencontre des paroles de Paul aux Galates – et tu sais que de nombreuses et saintes personnes annoncent que l’Anté christ futur viendra du peuple des circoncis... Mais Gé rard fit pire encore, il allait regroupant les simples et disait: « Venez avec moi dans la vigne et ceux qui ne le connaissaient pas entraient avec lui dans la vigne d’autrui, croyant qu’elle lui appartenait, et ils mangeaient le raisin d’autrui... — Ç a n’a pas dû ê tre les mineurs qui ont dé fendu la proprié té d’autrui », dis-je impudemment. Ubertin me fixa d’un oeil sé vè re: « Les mineurs demandent à ê tre pauvres, mais ils n’ont jamais demandé aux autres d’ê tre pauvres. Tu ne peux impuné ment attenter à la proprié té des bons chré tiens, les bons chré tiens te montreront du doigt comme un bandit. Ce qui advint à Gé rard. Dont on dit enfin (note, je ne sais pas si c’est vrai, et je me fie aux paroles de frè re Salimbene qui connut ces gens) que pour mettre à l’é preuve la force de sa volonté et sa continence, il dormit avec plusieurs femmes sans avoir de rapports sexuels; mais comme ses disciples essayè rent de l’imiter, les ré sultats furent bien diffé rents... Oh! ce ne sont pas des choses que doit savoir un garç on, la femme est le vaisseau du dé mon... Gé rard continuait à crier: « Pé nitenziagité »mais un de ses disciples, un certain Guy Putagio, tenta de prendre la direction du groupe, et il allait en grande pompe avec de nombreuses montures et faisait de grandes dé penses et des banquets comme les cardinaux de l’É glise de Rome. Et puis ce furent des rixes entre eux, pour le commandement de la secte, et il se passa des choses d’une grande ignominie. Cependant beaucoup vinrent à Gé rard, non seulement des paysans, mais aussi des gens des villes, inscrits aux arts; Gé rard les faisait dé nuder afin que nus ils suivissent Christ nu, et les envoyait prê cher de par le monde, mais lui il se fit tailler une robe sans manches, blanche, de fil robuste, et ainsi accoutré il ressemblait davantage à un bouffon qu’à un religieux! Ils vivaient en plein air, mais de temps à autre, ils montaient sur les ambons et les jubé s interrompant l’assemblé e du peuple dé vot et chassant les pré dicateurs, et une fois ils assirent un enfant sur le trô ne é piscopal dans l’é glise de Sant’Orso à Ravenne. Et ils se disaient les hé ritiers de la doctrine de Joachim de Flore... » — Mais les franciscains aussi, dis-je, Gé rard de Borgo San Donnino aussi, vous aussi! m’exclamai-je. — Calme-toi, mon garç on. Joachim de Flore fut un grand prophè te et le premier à comprendre que Franç ois devait marquer la ré novation de l’É glise. Mais les pseudoapô tres se servirent de sa doctrine pour justifier leurs folies, Segalelli trimbalait avec lui une apô tresse, une certaine Tripia ou Ripia, qui se targuait du don de prophé tie. Une femme, tu comprends? — Mais pè re, tentai-je d’objecter, vous-mê me parliez l’autre soir de la sainteté de Claire de Montfaucon et d’Angè le de Foligno... — C’é taient des saintes, elles! Elles vivaient dans l’humilité en reconnaissant le pouvoir de l’É glise, elles ne s’arrogè rent jamais le don de la prophé tie! En revanche, les pseudo-apô tres affirmaient que les femmes aussi
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