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LE NOM DE LA ROSE 22 страница



moine, mais un apothicaire. Je veux parler de ce Florentin

dont tu auras entendu nommer le poè me, que pour ma

part je n’ai jamais lu parce que je ne comprends pas son

vulgaire, et d’aprè s ce que j’en sais je ne l’aimerais pas

beaucoup car il y extravague sur des affaires fort

é loigné es de notre expé rience. Mais il a é crit, je crois, les

choses les plus sages qu’il nous soit donné de comprendre

sur la nature des é lé ments et du cosmos tout entier, et

sur la direction des É tats. Ainsi je pense que, comme mes

amis et moi-mê me jugeons qu’aujourd’hui, pour la

conduite des affaires humaines, il ne revient pas à l’É glise,

mais à l’assemblé e du peuple de lé gifé rer, de mê me dans

le futur il reviendra à la communauté des doctes de

proposer cette toute nouvelle et humaine thé ologie qui est

philosophie naturelle et magie positive.

— Un bel exploit, dis-je, mais est-ce possible?

— Bacon y croyait.

— Et vous?

— Moi aussi, j’y croyais. Mais pour y croire, il faudra

ê tre sû r que les simples ont raison parce qu’ils possè dent

l’intuition de l’individuel est l’unique qui vaille.

Cependant, si l’intuition de l’individuel est unique qui

vaille, comment la science pourra-t-elle arriver à

recomposer les lois universelles à travers lesquelles, et

par l’interpré tation desquelles, la bonne magie devient

opé rante?

— Eh oui, dis-je, comment le pourra-t-elle?

— Je ne le sais plus. J’ai eu tant de discussions à

Oxford avec mon ami Guillaume d’Occam, qui est

maintenant en Avignon. Il a semé de doutes mon esprit.

Car si la seule intuition de l’individuel est juste, le fait que

des causes du mê me genre aient des effets du mê me

genre est une proposition difficile à soutenir. Un mê me

corps peut ê tre froid ou chaud, doux ou amer, humide ou

sec, dans un lieu – et pas dans un autre. Comment puis-je

dé couvrir le lien universel qui met de l’ordre dans les

choses, si je ne puis bouger le petit doigt sans cré er une

infinité de nouveaux é tats, puisqu’avec un tel mouvement

toutes les relations de position entre mon doigt et tous les

autres objets changent? Les relations sont les maniè res

dont mon esprit perç oit le rapport entre é tats singuliers,

mais quelle garantie peut-on avoir que cette maniè re est

universelle et stable?

— Vous savez pourtant qu’à une certaine é paisseur

de verre correspond une certaine puissance de vision, et

c’est parce que vous le savez que vous pouvez fabriquer à

pré sent des verres pareils à ceux que vous avez perdus,

sinon comment le pourriez-vous?

— Ré ponse pé né trante, Adso. J’ai en effet é laboré

cette proposition, qu’à é paisseur é gale doit correspondre

une é gale puissance de vision. Je l’ai é mise parce que

d’autres fois j’ai eu des intuitions individuelles du mê me

type. Il est certes connu à qui expé rimente la proprié té

curative des herbes, que tous les individus herbacé s de la

mê me nature ont chez le patient, pareillement disposé,

des effets de mê me nature, et donc l’expé rimentateur

formule la proposition que chaque herbe de tel type est

bonne pour le fé bricitant, ou que chaque verre de tel type

magnifie pareillement la vision de l’oeil. La science dont

parlait Bacon roule indubitablement sur ces propositions.

Attention, je parle de propositions sur les choses, non pas

de choses. La science a affaire avec les propositions et ses

termes, et les termes dé signent des choses singuliè res. Tu

comprends, Adso, je dois croire que ma proposition

fonctionne, parce que je l’ai apprise en me fondant sur

l’expé rience, mais pour le croire je devrais supposer qu’il

existe des lois universelles, et pourtant je ne peux en

parler, car le concept mê me qu’il existe des lois

universelles, et un ordre donné des choses, impliquerait

que Dieu en fû t prisonnier, tandis que Dieu est chose si

absolument libre que, s’il le voulait, et d’un seul acte de sa

volonté, le monde serait autrement.

— Or donc, si je comprends bien, vous faites, et vous

savez pourquoi vous faites, mais vous ne savez pas

pourquoi vous savez que vous savez ce que vous faites?

Je dois dire non sans orgueil que Guillaume me

regarda avec admiration: « Il en va sans doute ainsi. De

toute faç on cela te dit pourquoi je me sens aussi peu sû r

de ma vé rité, mê me si j’y crois.

— Vous ê tes plus mystique qu’Ubertin! dis-je

malicieusement.

— Peut-ê tre. Mais comme tu vois, je travaille sur les

choses de nature. Et mê me dans l’enquê te que nous

menons, je ne veux pas savoir qui est bon et qui est

mé chant, mais qui a é té dans le scriptorium hier soir, qui

a dé robé mes lunettes, qui a laissé sur la neige les

empreintes d’un corps qui traî ne un autre corps, et où se

trouve Bé renger. Ce sont là des faits, ensuite j’essaierai de

les rattacher les uns aux autres, dans la mesure du

possible, car il est malaisé de dire quel effet est donné par

quelle cause; il suffirait de l’intervention d’un ange pour

tout changer, alors il ne faut pas s’é tonner si on ne peut

dé montrer qu’une chose est la cause d’une autre chose.

Mê me s’il faut toujours tenter, comme je suis en train de

le faire.

— C’est une vie difficile que la vô tre, dis-je.

— Mais j’ai trouvé Brunei, s’exclama Guillaume, en

faisant allusion à ses dé ductions sur le cheval de l’avantveille.

— Alors il y a un ordre du monde! criai-je

triomphant.

— Alors il y a un peu d’ordre dans ma pauvre tê te »,

ré pondit Guillaume.

À cet instant revint Nicolas portant une fourche

presque terminé e et nous la montrant comme un trophé e.

« Et quand il y aura cette fourche sur mon pauvre

nez, dit Guillaume, peut-ê tre que ma tê te sera encore

plus ordonné e. »

Un novice arriva pour nous informer que l’Abbé

voulait voir Guillaume et l’attendait dans le jardin. Mon

maî tre fut contraint de remettre ses expé riences à plus

tard et nous nous hâ tâ mes vers le lieu du rendez-vous.

Chemin faisant, Guillaume se flanqua une tape au front,

comme s’il ne se souvenait qu’à l’instant de quelque chose

qu’il avait complè tement oublié.

« À propos, dit-il, j’ai dé chiffré les signes

cabalistiques de Venantius.

— Tous? ! Quand?

— Quand tu dormais. Et cela dé pend de ce que tu

entends par tous. J’ai dé chiffré les signes apparus à la

flamme, ceux que tu as recopié s. Les notes en grec

doivent attendre que j’aie de nouveaux verres.

— Alors? Il s’agissait du secret du finis Africae?

— Oui, et la clef é tait assez facile. Venantius disposait

des douze signes zodiacaux et de huit signes pour les cinq

planè tes, les deux luminaires et la terre. Vingt signes en

tout. Suffisamment pour y associer les lettres de

l’alphabet latin, vu que tu peux utiliser la mê me lettre

pour exprimer le son des deux initiales de unum et de

velut. L’ordre des lettres, nous le savons. Quel pouvait

ê tre l’ordre des signes? J’ai pensé à l’ordre des ciels, en

plaç ant le cadran zodiacal à l’extrê me pé riphé rie. Donc,

Terre, Lune, Mercure, Vé nus, Soleil, et caetera, et puis à

la file les signes zodiacaux dans leur suite traditionnelle,

tels que les classifie aussi Isidore de Sé ville, à commencer

par le Bé lier et par le solstice de printemps, pour finir

avec les Poissons. Maintenant si tu essaies d’appliquer

cette clef, voilà que le message de Venantius acquiert un

sens. »

Il me montra le parchemin sur lequel il avait

transcrit le message en grandes lettres latines: Secretum

finis Africae manus supra idolum â ge primum et

septimum de quatuor{155}.

« C’est clair? demanda-t-il.

— La main sur l’idole opè re sur le premier et sur le

septiè me des quatre... ré pé tai-je en branlant du chef.

C’est loin d’ê tre clair!

— Je le sais. Il faudrait avant tout savoir ce que

Venantius entendait par idolum. Une image, un fantô me,

une figure? Et puis, que peuvent bien ê tre ces quatre qui

ont un premier et un septiè me? Et que faut-il en faire?

Les bouger, les pousser, les tirer?

— Alors nous ne savons rien et nous en sommes au

point de dé part », dis-je tout dé sappointé. Guillaume

s’arrê ta et me regarda d’un air fort peu bienveillant.

« Mon garç on, dit-il, tu as devant toi un pauvre

franciscain qui, avec ses modestes connaissances et ce

tantinet d’habileté qu’il doit à l’infinie puissance du

Seigneur, a ré ussi en quelques heures à dé chiffrer une

é criture secrè te dont son auteur é tait certain qu’elle

apparaî trait hermé tique à tout le monde, lui excepté... et

toi, misé rable fripouille illettré e, tu te permets de dire que

nous en sommes au point de dé part? »

Je m’excusai avec beaucoup de gaucherie. J’avais

blessé la vanité de mon maî tre, tout en sachant fort bien

comme il é tait fier de la rapidité et de la sû reté de ses

dé ductions. Guillaume avait vraiment accompli une tâ che

digne d’admiration et il n’en allait pas de sa faute si le trè s

astucieux Venantius avait non seulement caché sa

dé couverte sous les dehors d’un obscur alphabet zodiacal,

mais aussi é laboré une indé chiffrable é nigme.

« Peu importe, peu importe, ne t’excuse pas,

m’interrompit Guillaume. Au fond tu as raison, nous en

savons encore trop peu. Allons. »

Troisiè me jour

VÊ PRES

Où l’on parle encore avec l’Abbé, Guillaume a plusieurs

idé es mirobolantes pour dé chiffrer l’é nigme du labyrinthe,

et y ré ussit de la faç on la plus raisonnable. Aprè s quoi, on

mange de l’angelot en palette.

L’Abbé nous attendait avec un air sombre et

pré occupé. Il avait un document à la main.

« Je viens de recevoir à l’instant cette lettre de l’abbé de

Conques, dit-il. Il me communique le nom de celui à qui

Jean a confié le commandement des soldats franç ais, et le

soin de la sé curité de la lé gation. Ce n’est pas un homme

d’armes, ce n’est pas un homme de cour, et il sera en

mê me temps un membre de la lé gation.

— Rare mariage de diffé rentes vertus, dit Guillaume

inquiet. Qui sera-ce?

— Bernard Gui, ou Bernard Guidoni, comme il vous

plaira de l’appeler. »

Guillaume é clata en une exclamation de sa propre

langue, que je ne compris pas, pas plus que l’Abbé, et ce

fut peut-ê tre mieux ainsi pour tous les trois, car le mot

que Guillaume é mit sifflait d’une faç on obscè ne.

« La chose ne me plaî t pas, ajouta-t-il aussitô t.

Bernard a é té pendant des anné es le maillet des

hé ré tiques dans la ré gion de Toulouse et a é crit une

Practica officii inquisitionis heretice pravitatis{156} à l’usage

de tous ceux qui devront poursuivre et dé truire vaudois,

bé guins, bougres, fraticelles et dolciniens.

— Je le sais. Je connais le livre, admirable de

doctrine.

— Admirable de doctrine, admit Guillaume. Il est

tout dé voué à Jean qui, au cours des anné es passé es, lui a

confié de nombreuses missions dans les Flandres et ici

dans la haute Italie. Et mê me quand ‘1 a é té nommé

é vê que en Galicie, on ne l’a jamais vu dans son diocè se et

il a continué son activité inquisitoriale. Maintenant je

croyais qu’il s’é tait retiré dans l’é vê ché de Lodè ve, mais à

ce qu’on dirait, Jean le remet à l’ouvrage et pré cisé ment

ici dans l’Italie septentrionale. Pourquoi justement

Bernard et pourquoi avec la responsabilité des gens

d’armes... ?

— Il y a une ré ponse, dit l’Abbé, et elle confirme

toutes les craintes que je vous exprimais hier. Vous savez

bien – mê me si vous ne voulez pas l’admettre avec moi –

que les positions sur la pauvreté de Christ et de l’É glise

soutenues par le chapitre de Pé rouse, fû t-ce avec plé thore

d’arguments thé ologiques, sont celles- là mê mes

soutenues de maniè re beaucoup moins prudente et avec

un comportement moins orthodoxe par de nombreux

mouvements hé ré tiques. Nul besoin d’ê tre grand clerc

pour dé montrer que les positions de Michel de Cé sè ne,

que l’empereur a faites siennes, sont les mê mes que celles

d’Ubertin et d’Ange Clarino. Et jusque-là les deux

lé gations seront d’accord. Mais Gui pourrait faire

davantage, et il en a l’habileté : il tentera de soutenir que

les thè ses de Pé rouse sont identiques à celles des

fraticelles, ou des pseudo-apô tres. É tes-vous d’accord?

— Vous dites que les choses sont ainsi ou que

Bernard Gui dira qu’elles sont ainsi?

— Disons que je dis que lui le dira, concé da

prudemment l’Abbé »

— J’en conviens moi aussi. Mais c’é tait couru. Je

veux dire: on savait qu’on en serait arrivé là, mê me sans

la pré sence de Bernard. Tout au plus Bernard sera-t-il

efficace par rapport à tous ces personnages insignifiants

de la curie, et s’agira-t-il de discuter contre lui avec

davantage de finesse.

— Oui, dit l’Abbé, mais à ce point-là nous sommes

devant la question soulevé e hier. Si nous ne trouvons pas

d’ici à demain le coupable de deux ou peut-ê tre trois

crimes, je me devrai d’autoriser Bernard à exercer une

surveillance sur les affaires de l’abbaye. Je ne puis celer à

un homme investi du pouvoir de Bernard (et de par notre

accord mutuel, ne l’oublions pas) qu’ici dans l’abbaye se

sont passé s, se passent encore, des faits inexplicables.

Autrement, au moment où il dé couvrirait, au moment où

(à Dieu ne plaise! ) adviendrait un nouveau fait

mysté rieux, il aurait tous les droits de crier à la trahison...

— C’est vrai, murmura Guillaume, l’air soucieux. Il

n’y a rien à faire. Il faudra ê tre sur nos gardes, et avoir

Bernard à l’oeil, qui aura à l’oeil le mysté rieux assassin. Ce

sera peut-ê tre un bien, Bernard tout occupé de l’assassin

sera moins disponible pour intervenir dans la discussion.

— Bernard occupé à dé couvrir l’assassin sera une

é charde au flanc de mon autorité, rappelez-vous-le. Cette

histoire trouble m’impose pour la premiè re fois de cé der

partie de mon pouvoir à l’inté rieur de ces murs, et c’est

un fait nouveau non seulement dans l’histoire de cette

abbaye, mais dans celle de l’ordre clunisien mê me, je

ferais n’importe quoi pour l’é viter. Et la premiè re chose à

faire serait de refuser l’hospitalité aux lé gations. Je prie

ardemment Votre Sublimité de ré flé chir sur cette grave

dé cision, dit Guillaume. Vous avez entre les mains une

lettre de l’empereur qui vous invite chaleureusement à …

— Je sais ce qui me lie à l’empereur, dit

brusquement l’Abbé, et vous le savez vous aussi. Et donc

vous savez que malheureusement je ne peux pas reculer.

Mais tout cela est trè s mauvais. Où est Bé renger, que lui

est-il arrivé, que fait-il?

— Je ne suis qu’un frè re qui a mené voilà bien

longtemps d’efficaces enquê tes inquisitoriales. Vous savez

qu’on ne trouve pas la vé rité en deux jours. Et enfin, quel

pouvoir m’avez-vous confé ré ? Puis-je entrer dans la

bibliothè que? Puis-je poser toutes les questions que je

veux, toujours soutenu par votre autorité ?

— Je ne vois pas le rapport entre les crimes et la

bibliothè que, dit l’Abbé courroucé.

— Adelme é tait enlumineur, Venantius traducteur,

Bé renger aide-bibliothé caire... expliqua patiemment

Guillaume.

— Dans ce sens tous les soixante moines ont affaire

avec la bibliothè que, au mê me titre qu’ils ont quelque

chose à voir avec l’é glise. Alors pourquoi ne cherchezvous

pas dans l’é glise? Frè re Guillaume, vous ê tes en

train de mener une enquê te par moi mandaté et dans les

limites où je vous ai prié de la mener. Pour le reste, dans

cette enceinte, je suis le seul maî tre aprè s Dieu, et par Sa

grâ ce. Et ce vaudra aussi pour Bernard. D’autre part,

ajouta-t-il d’un ton plus doux, il n’est pas mê me dit que

Bernard soit ici juste pour la rencontre. L’abbé de

Conques m’é crit aussi qu’il descend en Italie pour

poursuivre dans le Sud. Il me dit mê me que le pape a prié

le cardinal Bertrand du Poggetto de monter de Bologne

pour se rendre ici et prendre le commandement de la

lé gation pontificale. Bernard vient peut-ê tre pour

rencontrer le cardinal.

— Ce qui, dans une perspective plus large, serait

pire. Bertrand est le maillet des hé ré tiques dans l’Italie

centrale. Cette rencontre entre deux champions de la

lutte anti-hé ré tique peut annoncer une «offensive plus

vaste dans le pays, pour compromettre à la fin tout le

mouvement franciscain...

— Et de cela nous informerons sur-le-champ

l’empereur, dit l’Abbé, mais en ce cas le danger ne serait

pas immé diat. Nous serons vigilants. Adieu. »

Guillaume resta un moment silencieux tandis que

l’Abbé s’é loignait. Puis il me dit: « Surtout, Adso,

cherchons à ne pas nous laisser prendre par la hâ te. Les

choses ne se ré solvent pas rapidement quand on doit

accumuler autant de menues expé riences individuelles.

Moi, je retourne à l’atelier, parce que sans les verres non

seulement je ne pourrai pas lire le manuscrit mais il ne

sera pas mê me né cessaire qu’on refasse cette nuit une

expé dition dans la bibliothè que. Toi, va t’informer si on a

des nouvelles de Bé renger. »

À ce moment-là accourut à notre rencontre Nicolas

de Morimonde, porteur de nouvelles dé sastreuses. Alors

qu’il cherchait à mieux biseauter le verre le meilleur, celui

sur lequel Guillaume plaç ait tant d’espoirs, il s’é tait brisé.

Et un autre, qui pouvait peut-ê tre le remplacer, s’é tait

fê lé quand il tentait de l’enchâ sser dans la fourche. Nicolas

nous montra, dé solé, le ciel. Il é tait dé jà l’heure de vê pres

et l’obscurité tombait. Pour ce jour-là, on ne pourrait plus

travailler. Une autre journé e perdue, convint Guillaume

avec amertume, refré nant (comme il me l’avoua aprè s) la

tentation de saisir à la gorge le verrier maladroit, qui

d’ailleurs é tait dé jà suffisamment humilié.

Nous le laissâ mes à son humiliation et allâ mes nous

informer au sujet de Bé renger. Naturellement personne

ne l’avait trouvé.

Nous nous sentions à un point mort. Nous

dé ambulâ mes un peu dans le cloî tre, ne sachant que

dé cider. Mais Guillaume ne fut pas long à ê tre absorbé, le

regard perdu en l’air, comme s’il ne voyait rien. Depuis

peu, il avait extrait de sa coule une petite tige de ces

herbes que je lui avais vu cueillir des semaines

auparavant, et il é tait en train de la mastiquer comme s’il

en retirait une sorte de calme excitation. De fait il

paraissait absent, mais de temps à autre ses yeux

brillaient comme si dans le vide de son esprit s’é tait

allumé e une idé e nouvelle; puis il retombait dans cette

singuliè re et active hé bé tude. Soudain il dit: « Certes, on

pourrait... »

— Quoi? demandai-je.

— Je pensais à la faç on de nous orienter dans le

labyrinthe. Ce n’est pas simple à ré aliser, mais ce serait

efficace... Au fond, la sortie est dans la tour orientale, et

cela nous le savons. Or suppose que nous ayons une

machine qui nous dise de quel cô té se trouve le

septentrion. Qu’arriverait-il?

— Il suffirait naturellement de tourner sur notre

droite et on irait vers l’orient. Ou bien il suffirait d’aller en

sens contraire, et nous nous dirigerions à coup sû r vers la

tour mé ridionale. Mais en admettant qu’il existâ t pareille

magie, le labyrinthe est pré cisé ment un labyrinthe, et à

peine prise la direction de l’orient, nous rencontrerions un

mur qui nous empê cherait d’aller tout droit, el nous

perdrions de nouveau notre chemin... observai-je.

— Oui, mais la machine dont je parle indiquerait

toujours la direction du septentrion, mê me si nous avions

changé de route, et à chaque instant elle nous dirait de

quel cô té nous tourner.

— Ce serait merveilleux. Mais il faudrait avoir cette

machine, et elle devrait ê tre capable de reconnaî tre le

septentrion de nuit et dans un endroit clos, sans pouvoir

compter ni sur le soleil ni sur les é toiles... Et je ne crois pas

que votre Bacon mê me possé dait semblable machine!

dis-je en riant.

— Eh bien! tu te trompes, dit Guillaume, car une

machine de ce genre a é té construite et des navigateurs

l’ont utilisé e. Elle n’a pas besoin des é toiles ou du soleil,

parce qu’elle tire parti d’une pierre merveilleuse, é gale à

celle que nous avons vue dans l’hô pital de Sé verin, la

pierre qui attire le fer. Et elle a é té é tudié e par Bacon et

par un mage picard, Pierre de Maricourt, qui en a dé crit

les multiples usages.

— Et vous, vous sauriez la construire?

— En soi, ce ne serait pas difficile. La pierre peut

ê tre utilisé e pour produire bien des merveilles, entre

autres une machine dont le mouvement perpé tuel n’a

besoin d’aucune force externe, mais la trouvaille la plus

simple a é té mê me dé crite par un Arabe, Baylek al

Qabayaki{157}. Tu prends un vase rempli d’eau et tu y fais

flotter un bouchon où tu as enfilé une aiguille de fer.

Ensuite tu passes la pierre magné tique au-dessus de la

surface de l’eau, en un mouvement circulaire, tant que

l’aiguille n’a pas acquis les mê mes proprié té s que la

pierre. C’est alors que l’aiguille, mais la pierre aussi aurait

pu le faire si elle avait eu la possibilité de tourner sur un

pivot, se place la pointe en direction du septentrion, et si

tu circules avec le vase, elle se tourne toujours du cô té de

la tramontane. Inutile de te dire que si tu as marqué aussi

sur le bord du vase, par rapport à la tramontane, les

positions de l’auster, de l’aquilon et eaetera, tu sauras

toujours de quel cô té te diriger dans la bibliothè que pour

rejoindre la tour orientale.

— Quelle merveille! m’exclamai-je. Mais pourquoi

l’aiguille pointe-t-elle toujours vers le septentrion? La

pierre attire le fer, je l’ai vu, et j’imagine qu’une é norme

quantité de fer attire la pierre. Mais alors... dans la

direction de l'é toile polaire, aux extrê mes limites de l’orbe

terrestre, il existe de grandes mines de fer!

— Certains, en effet, ont suggé ré qu’il en va ainsi.

Sauf que l’aiguille ne pointe pas exactement dans la

direction de l’é toile nautique, mais vers le point de

rencontre des mé ridiens cé lestes. Signe que, comme il a

é té dit: « Hic lapis gerit in se similitudinem coeli{158} », et

les pô les de l’aimant reç oivent leur inclinaison des pô les

du ciel et non de ceux de la terre. Ce qui est un bel

exemple de mouvement imprimé à distance et non par

causalité maté rielle directe: un problè me dont s’occupe

fort mon ami Jean de Jandun, quand l’empereur ne lui

demande pas de faire sombrer Avignon dans les viscè res

de la terre...

— Alors, allons chercher la pierre de Sé verin, et un

vase, et de l’eau, et un bouchon de liè ge... dis-je tout

excité. —

Tout doux, dit Guillaume. Je ne sais pourquoi,

mais je n’ai jamais vu une machine qui, parfaite dans la

description des philosophes, se soit ré vé lé e ensuite

parfaite dans son fonctionnement mé canique. Tandis que

la serpe d’un paysan, qu’aucun philosophe n’a jamais

dé crite, marche comme il se doit... J’ai peur qu’à circuler

dans le labyrinthe avec une lampe dans une main et un

vase plein d’eau dans l’autre... Attends, il me vient une

autre idé e. La machine indiquerait le septentrion mê me si

nous é tions hors du labyrinthe, n’est-ce pas?

— Oui, mais à ce compte-là elle ne servirait de rien

parce que nous aurions le soleil et les é toiles... dis-je.

— Je sais, je sais. Mais si la machine marche aussi

bien dehors que dedans, pourquoi ne devrait-il pas en

aller de mê me pour notre tê te aussi?

— Notre tê te? Sû r qu’elle marche aussi dehors, et

de fait nous savons fort bien de l’exté rieur quelle est

l’orientation de l’É difice! Mais c’est lorsque nous sommes

à l’inté rieur que nous ne comprenons plus rien!

— Justement. Mais oublie la machine à pré sent. Le

fait de penses à la machine m’a amené à penser aux lois

naturelles et aux lois de notre pensé e. Voilà le hic: nous



  

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