|
|||
LE NOM DE LA ROSE 21 страницаparviens plus à distinguer la diffé rence accidentelle entre vaudois cathares, pauvres de Lyon, humilié s, bé guins, bougres, lombards, joachimi- tes, patarins, apostoliques, pauvres de Lombardie, disciples d’Arnaud, de Guillaume, disciple du libre esprit et lucifé riens. Comment m’y prendre? — Oh! pauvre Adso, rit Guillaume en me donnant une petite tape affectueuse sur la nuque, tu n’as point tort, sais-tu! Tu vois, comme si dans les deux derniers siè cles, et encore avant, notre monde avait é té parcouru par des souffles d’intolé rance, espé rance et dé sespé rance tout ensemble... Ou bien non, ce n’est pas une bonne analogie. Pense à un fleuve, dense et majestueux, qui coule sur des milles et des milles entre les digues robustes, et tu sais où est le fleuve, où la digue, où la terre ferme. À un certain point, le fleuve, de lassitude, parce qu’il a coulé pendant trop de temps et sur trop d’espace, parce que s’approche la mer, qui annule en soi tous les fleuves, ne sait plus ce qu’il est. Il devient son propre delta. Il reste peut-ê tre un bras majeur, d’où beaucoup d’autres se ramifient, dans toutes les directions, et certains reconfluent les uns dans les autres, et tu ne sais plus ce qui est à l’origine de ce qui est, et parfois tu ne sais plus ce qui est fleuve encore, et ce qui est dé jà mer... — Si je comprends votre allé gorie, le fleuve est la cité de Dieu, ou le royaume des justes, qui s’approche du millé naire, et dans cette incertitude il ne tient plus dans ses digues, naissent de faux et de vrais prophè tes et tout conflue dans la grande plaine où aura lieu l’Armagé don... — Je ne songeais pas pré cisé ment à cela. Mais il est bien vrai que chez nous, franciscains, l’idé e d’un Troisiè me Age et de l’avè nement du rè gne de l’Esprit Saint est toujours vive. Non, je cherchais plutô t à te faire entendre comment le corps de l’É glise, qui a é té aussi pendant des siè cles le corps de la socié té tout entiè re, le peuple de Dieu, est devenu trop riche, et dense, et entraî ne avec lui les scories de tous les pays qu’il a traversé s, et a perdu sa pureté premiè re. Les bras du delta sont, si tu veux, autant de tentatives du fleuve de courir le plus vite possible vers la mer, autrement dit, vers le moment de la purification. Mais mon allé gorie é tait imparfaite, elle servait seulement à te dire combien les bras de l’hé ré sie et des mouvements de renouvellement, quand le fleuve ne tient plus, sont nombreux, et se confondent. Tu peux mê me ajouter à ma piè tre allé gorie l’image de quelqu’un qui tente de reconstruire de vive force les digues du fleuve, mais sans succè s. Et quelques bras du delta sont peu à peu enterré s, d’autres ramené s au fleuve par des canaux artificiels, d’autres encore on les laisse couler, parce qu’on ne peut pas tout retenir et qu’il est bon que le fleuve perde une partie de son eau s’il veut se garder intè gre dans son cours, s’il veut avoir un cours reconnaissable. — Je comprends de moins en moins. — Moi aussi. La parabole n’est pas mon fort. Oublie cette histoire de fleuve. Cherche plutô t à comprendre comment il se fait que beaucoup des mouvements que tu as nommé s sont né s il y a au moins deux cents ans et sont dé jà morts, que d’autres sont ré cents... — Mais quand on parle d’hé ré tiques, on les met tous dans le mê me panier. — C’est vrai, mais c’est là un des modes de diffusion de l’hé ré sie et un des modes de sa destruction. — Je ne comprends plus de nouveau. — Mon Dieu, que c’est difficile. Bon. Mets-toi dans la peau d’un ré formateur des moeurs: tu ré unis une poigné e de compagnons sur la cime d’un mont, pour vivre dans la pauvreté. Et peu aprè s tu vois que beaucoup viennent à toi, mê me de terres lointaines, et te considè rent comme un prophè te, ou un nouvel apô tre, et te suivent. Viennent-ils vraiment pour toi ou pour ce que tu dis? — Je ne sais pas, je l’espè re. Pour quoi, sinon? — Parce qu’ils ont entendu de la bouche de leurs pè res des histoires d’autres ré formateurs, et des lé gendes de communauté s plus ou moins parfaites, et ils pensent que celle-ci est celle-là et celle-là, celle-ci. — Ainsi tout mouvement hé rite des enfants d’autrui. — Certes, parce qu’y affluent en grande partie les simples, qui n’ont pas de finesse doctrinale. Et pourtant les mouvements de ré forme des moeurs naissent en des lieux diffé rents, de faç on diffé rente et prennent leurs racines dans diffé rentes doctrines. Par exemple, on confond souvent les cathares et les vaudois. Mais entre eux, c’est le jour et la nuit. Les vaudois prê chaient une ré forme des moeurs à l’inté rieur de l’É glise, les cathares prê chaient une É glise diffé rente, une vision de Dieu et de la morale diffé rente. Les cathares pensaient que le monde é tait divisé entre les forces opposé es du bien et du mal, et ils avaient constitué une É glise où l’on distinguait les parfaits des simples croyants, et ils avaient leurs sacrements et leurs rites; ils avaient é tabli une hié rarchie trè s rigide, presque dans la mê me mesure que notre sainte mè re l’É glise et ils ne songeaient nullement à dé truire toute forme de pouvoir. Ce qui t’explique pourquoi des hommes de commandement, des gros proprié taires, des feudataires adhé rè rent aux cathares. Ils ne songeaient pas non plus à ré former le monde, parce que l’opposition entre bien et mal pour eux ne pourra jamais se ré duire. Les vaudois, au contraire (et avec eux les disciples d’Arnaud ou les pauvres de Lombardie), voulaient bâ tir un monde diffé rent sur un idé al de pauvreté ; ils accueillaient ainsi les dé shé rité s, et vivaient, en communauté, du travail de leurs mains. Les cathares refusaient les sacrements de l’É glise, pas les vaudois qui refusaient seulement la confession auriculaire. — Mais alors pourquoi les confond-on et en parle-ton comme de la mê me male plante? — Je te l’ai dit, ce qui les fait vivre c’est aussi ce qui les fait mourir. Ils s’enrichissent de simples qui ont é té stimulé s par d’autres mouvements et qui croient qu’il s’agit toujours du mê me mouvement de ré volte et d’espé rance; et ils sont dé truits par les inquisiteurs qui attribuent aux uns les fautes des autres, et si les sectateurs d’un mouvement ont commis un crime, ce crime sera attribué à chacun des sectateurs de chacun des mouvements. Les inquisiteurs ont tort selon la raison, parce qu’ils assemblent dans le mê me fagot des doctrines contrastantes; ils ont raison selon le tort des autres, car dè s l’instant où naî t un mouvement, des disciples d’Arnaud par exemple, dans une ville, y convergent aussi ceux qui auraient é té ou avaient é té cathares ou vaudois ailleurs. Les apô tres de fra Dolcino prê chaient la destruction physique des clercs et des seigneurs, et commirent quantité de violences; les vaudois sont contraires à la violence, et les fraticelles aussi. Mais je suis certain qu’au temps de fra Dolcino convergè rent dans son groupe beaucoup de ceux qui avaient dé jà suivi la pré dication des fraticelles ou des vaudois. Les simples ne peuvent pas choisir leur hé ré sie, Adso, ils s’agrippent à qui prê che dans leur contré e, à qui passe par le village ou traverse la place. C’est sur cela que tablent leurs ennemis. Pré senter aux yeux du peuple une seule hé ré sie, qui ira mê me jusqu’à conseiller tout à la fois et le refus du plaisir sexuel et la communion des corps, c’est de bonne rè gle pour un pré dicateur: parce qu’on montre les hé ré tiques comme un unique embrouillamini de diaboliques contradictions qui offensent le sens commun. — Il n’y a donc pas de rapport entre eux, et ce n’est que par ruse du dé mon qu’un simple qui eû t voulu ê tre joachimite ou spirituel tombe entre des mains de cathares ou vice versa? — Eh non, il n’en va pas ainsi. Essayons de recommencer du dé but, Adso, et je t’assure que je tente de t’expliquer quelque chose dont moi non plus je ne crois pas possé der la vé rité. Je pense que l’erreur est de croire que d’abord vient l’hé ré sie, et ensuite les simples qui s’y donnent (et s’y damnent). En vé rité, viennent d’abord la condition des simples, et ensuite l’hé ré sie. — Et comment cela? — Tu as une vision claire de la construction du peuple de Dieu. Un grand troupeau, des brebis bonnes, et des brebis mé chantes, surveillé es par des mâ tins, des guerriers, autrement dit le pouvoir temporel, l’empereur et les seigneurs, sous la houlette des pasteurs, les clercs, les interprè tes de la parole divine. L’image est limpide. — Mais elle n’est pas vraie. Les pasteurs luttent avec les chiens car chacun des deux partis veut les droits de l’autre. — C’est vrai, et c’est cela pré cisé ment qui rend la nature du troupeau impré cise. Perdus comme ils le sont à se dé chirer tour à tour, chiens et pasteurs n’ont plus cure du troupeau, dont une part reste exclue. — Comment exclue? — En marge. Les paysans ne sont pas des paysans, parce qu’ils n’ont pas de terre ou parce que celle qu’ils ont ne les nourrit pas. Les citadins ne sont pas des citadins, parce qu’ils n’appartiennent ni à un art ni à une autre corporation, ils sont le menu peuple, la proie de tous. Tu as vu parfois dans les campagnes des groupes de lé preux? — Oui, une fois j’en vis cent ensemble. Difformes, la chair en dé composition et toute blanchâ tre, sur leurs bé quilles, les paupiè res enflé es, les yeux sanguinolents, ils ne parlaient ni ne criaient: ils couinaient, comme des rats. — Ils sont pour le peuple chré tien les autres, ceux qui se trouvent en marge du troupeau. Le troupeau les hait, eux haï ssent le troupeau. Ils nous voudraient tous morts, tous lé preux comme eux. — Oui, je me rappelle une histoire de roi Marc qui devait condamner Iseult la belle et la faisait monter sur le bû cher, quand arrivè rent les lé preux qui dirent au roi que le bû cher é tait une peine bien lé gè re et qu’il en existait une bien plus lourde. Et ils lui criè rent: donne-nous Iseult, qu’elle nous appartienne à nous tous, le mal allume nos dé sirs, donne-la à tes lé preux, vois, nos hardes collent à nos plaies qui suintent, elle qui auprè s de toi prenait plaisir aux riches é toffes doublé es de vair et de bijoux, quand elle verra ta cour des lé preux, quand elle devra entrer dans nos masures et se coucher avec nous, alors elle reconnaî tra vraiment son pé ché et regrettera ce beau feu de ronces! — Je vois que pour ê tre un novice de saint Benoî t, tu n’en as pas moins de curieuses lectures », railla Guillaume, et moi je rougis, car je savais qu’un novice ne devrait pas lire des romans d’amour, mais entre nous, jeunes gars, ils circulaient au monastè re de Melk et nous les lisions la nuit à la lumiè re d’une chandelle. Peu importe, reprit Guillaume, tu as compris ce que je voulais dire. Les lé preux exclus voudraient entraî ner tout le monde dans leur ruine. Et ils deviendront d’autant plus mé chants que tu les excluras davantage, et plus tu te les repré sentes comme une cour de lé mures qui veulent ta ruine, plus ils seront exclus. Saint Franç ois le comprit parfaitement, et son choix premier fut d’aller vivre parmi les lé preux. Point ne change le peuple de Dieu si on ne ré intè gre dans son corps les é marginé s. Mais vous parliez d’autres exclus, ce ne sont pas les lé preux qui composent les mouvements hé ré tiques. Le troupeau est comme une sé rie de cercles concentriques, depuis les plus larges distances du troupeau jusqu’à sa pé riphé rie immé diate. Les lé preux sont le signe de l’exclusion en gé né ral. Saint Franç ois l’avait compris. Il ne voulait pas seulement aider les lé preux, car son action se serait ré duite à un bien pauvre et impuissant acte de charité. Il voulait signifier autre chose. T’a-t-on raconté son prê che aux oiseaux? — Oh oui, j’ai entendu cette trè s belle histoire et j’ai admiré le saint qui jouissait de la compagnie de ces tendres cré atures de Dieu, dis-je avec grande ferveur. — Eh bien, on t’a raconté une histoire fausse, autrement dit l’histoire que l’ordre est en train de reconstruire aujourd’hui. Quand Franç ois parla au peuple de la ville et à ses magistrats et qu’il vit que ceux-ci ne le comprenaient pas, il sortit vers le cimetiè re et se mit à prê cher aux corbeaux et aux pies, aux é perviers, à des oiseaux de proie qui se nourrissaient de cadavres. — Quelle horreur, dis-je, il ne s’agissait donc pas de doux passereaux! — C’é taient des oiseaux de proie, des oiseaux exclus, comme les lé preux. Franç ois pensait sû rement à ce verset de l’Apocalypse qui dit: « Je vis un Ange, debout sur le soleil, crier d’une voix puissante à tous les oiseaux qui volent à travers le ciel: Venez, ralliez le grand festin de Dieu! Vous y avalerez chairs de roi, et chairs de grands capitaines, et chairs de hé ros, et chairs de chevaux avec leurs cavaliers, et chairs de toutes gens, libres et esclaves, petits et grands! » — Franç ois voulait-il donc inciter les exclus à la ré volte? — Non, ce fut plutô t l’oeuvre de Dolcino et des siens. Franç ois voulait rappeler les exclus, prê ts à la ré volte, pour faire partie du peuple de Dieu. Pour recomposer le troupeau, il fallait retrouver les exclus. Franç ois n’a pas ré ussi, et je te le dis avec amertume. Pour ré inté grer les exclus il devait agir à l’inté rieur de l’É glise, pour agir à l’inté rieur de l’É glise il devait obtenir la reconnaissance de sa rè gle, dont il sortirait un ordre, et un ordre, comme il arriva, aurait recomposé l’image d’un cercle, au bord duquel se trouvent les exclus. Et alors tu comprends, maintenant, pourquoi il y a les bandes des fraticelles et des joachimites, qui rassemblent aujourd’hui autour d’eux les exclus, une fois de plus. — Mais nous n’é tions pas en train de parler de Franç ois, plutô t de l’hé ré sie comme produit des simples et des exclus. — En effet. Nous parlions des exclus du troupeau des brebis. Des siè cles durant, tandis que le pape et l’empereur se dé chiraient dans leurs diatribes de puissants, ils ont continué à vivre en marge, eux les vrais lé preux dont les lé preux ne sont que la figure placé e là par Dieu pour que nous comprenions cette admirable parabole, et disant « lé preux » nous comprenions: « exclus, pauvres, simples, dé shé rité s, dé raciné s des campagnes, humilié s dans les villes ». Nous n’avons pas compris, le mystè re de la lè pre est demeuré pour nous une obsession parce que nous n’en avons pas reconnu la nature de signe. Exclus qu’ils é taient du troupeau, ces derniers ont é té prê ts à é couter, ou à produire, toute pré dication qui, se ré fé rant à la parole de Christ, mettrait de fait sous accusation le comportement des chiens et des pasteurs, et promettrait qu’un jour ils seraient punis. Cela, les puissants l’ont toujours compris. La ré inté gration des exclus imposait la ré duction de leurs privilè ges, raison pour quoi les exclus qui prenaient conscience de leur exclusion se voyaient taxé s d’hé ré tiques, indé pendamment de leur doctrine. Et eux, de leur cô té, aveuglé s par leur exclusion, n’é taient au vrai inté ressé s par aucune doctrine. L’illusion de l’hé ré sie, c’est ç a. Tout un chacun est hé ré tique, tout un chacun est orthodoxe, la foi qu’un mouvement offre ne compte pas, compte l’espé rance qu’il propose. Toutes les hé ré sies sont le pennon d’une ré alité de l’exclusion. Gratte l’hé ré sie, tu trouveras le lé preux. Chaque bataille contre l’hé ré sie ne tend qu’à ç a: que le lé preux reste tel. Quant aux lé preux que veux- tu leur demander? Qu’ils distinguent dans le dogme trinitaire ou dans la dé finition de l’eucharistie ce qui est juste de ce qui est erroné ? Allons, Adso, ce sont là jeux pour nous, hommes de doctrine. Les simples ont d’autres chats à fouetter. Et remarque que leurs problè mes, ils les ré solvent tous d’une faç on bancale. Ainsi deviennent-ils des hé ré tiques. — Mais pourquoi certains les appuient-ils? — Parce qu’ils servent leur jeu, qui rarement concerne la foi, et plus souvent la conquê te du pouvoir. — C’est pour cela que l’É glise de Rome accuse d’hé ré sie tous ses adversaires? — C’est pour cela, et c’est pour cela qu’elle reconnaî t comme orthodoxie l’hé ré sie qu’elle peut remettre sous son propre contrô le, ou qu’elle doit accepter parce qu’elle est devenue trop forte, et qu’il ne serait pas bon de l’avoir comme antagoniste. Mais il n’est point de rè gle pré cise, cela dé pend des hommes, des circonstances. Ce qui vaut aussi pour les seigneurs laï cs. Il y a cinquante ans, la commune de Padoue é mit une ordonnance où il é tait dit que qui tuait un clerc se voyait condamné à l’amende d’un gros denier... — Rien! — Pré cisé ment. Faç on d’encourager la haine populaire contre les clercs. La ville é tait en lutte avec l’é vê que. Alors, tu comprends pourquoi, jadis, à Cré mone les fidè les de l’empire aidè rent les cathares, pas pour des raisons de foi, mais pour mettre en embarras l’É glise de Rome. Parfois les magistratures citadines encouragent les hé ré tiques parce qu’ils traduisent l’É vangile en langue vulgaire: le vulgaire est dé sormais la langue des villes, le latin la langue de Rome et des monastè res. Ou encore, ils appuient les vaudois parce qu’ils affirment que tous, hommes et femmes, petits et grands, peuvent enseigner et prê cher; et l’ouvrier qui est disciple, dix jours plus tard cherche son pair pour devenir son maî tre... — Et ce faisant, ils é liminent la diffé rence qui rend irremplaç ables les clercs! Mais alors comment se fait-il donc que ces mê mes magistratures citadines se ré voltent contre les hé ré tiques et prê tent main-forte à l’É glise pour les faire brû ler? — Parce qu’ils se rendent compte que leur expansion ira jusqu’à mettre en crise les privilè ges des laï cs qui parlent en vulgaire. Au concile du Latran de 1179 (tu vois que ce sont des histoires qui remontent à presque deux cents anné es), Walter Map mettait dé jà en garde contre ce qui adviendrait si l’on donnait cré dit à ces hommes idiots et illettré s qu’é taient les vaudois. Il dit, s’il m’en souvient bien, qu’ils n’ont aucune demeure fixe, circulent pieds nus sans rien possé der, mettant tout en commun, suivant nus Christ nu; ils commencent maintenant sur ce mode trè s humble car ils sont exclus, mais si on leur laisse trop d’espace, ils chasseront tout le monde. C’est d’ailleurs pour cela que les villes ont favorisé les ordres mendiants, et nous franciscains en particulier: parce que nous permettions d’é tablir un rapport harmonieux entre besoins de pé nitence et vie citadine, entre l’É glise et les bourgeois qui s’inté ressaient à leurs marché s... — On a atteint l’harmonie, alors, entre l’amour de Dieu et l’amour des trafics? — Non, les mouvements de renouvellement spirituel se sont bloqué s, ils se sont canalisé s dans les limites d’un ordre reconnu par le pape. Mais ce qui serpentait dans l’ombre n’a pas é té canalisé. Cela a fini d’un cô té dans les mouvements des flagellants qui ne font de mal à personne, dans les bandes armé es comme celles de fra Dolcino, dans les rites de sorcellerie comme ceux des frè res de Montfaucon dont parlait Ubertin... — Mais qui avait raison, qui a raison, à qui la faute? — Tous avaient leurs raisons, ils se sont tous trompé s. — Mais vous, criai-je presque dans un é lan de ré bellion, pourquoi ne prenez-vous pas position, pourquoi ne me dites-vous pas où est la vé rité ? » Guillaume resta un bon moment en silence, é levant vers la lumiè re le verre auquel il travaillait. Puis il l’abaissa sur la table et me montra, à travers la structure vitreuse, un fer de travail: « Regarde, me dit-il, que voistu ? » — Le fer, un peu plus grand. — Voilà, le maximum qu’on puisse faire, c’est regarder mieux. — Mais c’est toujours le mê me fer! — Le manuscrit de Venantius aussi sera toujours le mê me manuscrit quand j’aurai pu le lire grâ ce à ce verre. Mais sans doute, quand j’aurai lu le manuscrit, connaî traije mieux une partie de la vé rité. Et peut-ê tre pourronsnous rendre meilleure la vie de l’abbaye. — Mais cela ne suffit pas! — Je t’en dis plus qu’il ne semble, Adso. Ce n’est pas la premiè re fois que je te parle de Roger Bacon. Ce ne fut peut-ê tre pas l’homme le plus sage de tous les temps, mais moi j’ai toujours é té fasciné par l’espé rance qui animait son amour pour la science. Bacon croyait à la force, aux besoins, aux inventions spirituelles des simples. Il n’eû t pas é té un bon franciscain s’il n’avait pas pensé que les pauvres, les dé shé rité s, les idiots et les illettré s parlent souvent avec la bouche de Notre Seigneur. S’il avait pu les connaî tre de prè s, il aurait é té plus attentif aux fraticelles qu’aux provinciaux de l’ordre. Les simples ont quelque chose de plus que les docteurs, qui souvent se perdent à la recherche des lois les plus gé né rales. Ils ont l’intuition de l’individuel. Mais cette intuition, toute seule, ne suffit pas. Les simples é prouvent une vé rité à eux, peut-ê tre plus vraie que celle des Pè res de l’É glise, mais ensuite ils la consument en gestes irré flé chis. Que faut-il faire? Donner la science aux simples? Trop facile, ou trop difficile. Et puis quelle science? Celle de la bibliothè que d’Abbon? Les maî tres franciscains se sont posé ce problè me. Le grand Bonaventure disait que les sages doivent amener à une clarté conceptuelle la vé rité implicite dans les gestes des simples... — Comme le chapitre de Pé rouse et les doctes mé moires d’Ubertin qui transforment en dé cisions thé ologiques l’appel des simples à la pauvreté, dis-je. — Oui, mais tu l’as vu, cette transformation a lieu en retard et, quand elle a lieu, la vé rité des simples s’est dé jà transformé e en la vé rité des puissants, bonne davantage pour l’empereur Louis que pour un frè re de pauvre vie. Comment rester proche de l’expé rience des simples en en gardant, pour ainsi dire, la vertu opé rative, la capacité d’opé rer pour la transformation et l’amé lioration de leur monde? C’é tait le problè me de Bacon: « Quod enim laicali ruditate turgescit non habet effectum nisi fortuito{153} », disait-il. L’expé rience des simples a des issues sauvages et incontrô lables. « Sed opé ra sapientiae certa lege vallantur et in finem debitum efficaciter diriguntur{154} » Ce qui revient à dire que, fû t-ce dans la direction des choses pratiques, qu’il s’agisse de la mé canique, de l’agriculture ou du gouvernement d’une ville, il faut une sorte de thé ologie. Il pensait que la nouvelle science de la nature devait ê tre la nouvelle grande entreprise des doctes pour coordonner, à travers une connaissance diffé rente des processus naturels, les besoins é lé mentaires qui constituaient aussi l’accumulation dé sordonné e, mais à sa faç on ré elle et juste, des espoirs des simples. La nouvelle science, la nouvelle magie naturelle. À part que pour Bacon cette entreprise devait ê tre dirigé e par l’É glise et je crois que tels é taient ses voeux parce qu’à son é poque la communauté des clercs s’identifiait avec la communauté des savants. Aujourd’hui, il n’en va plus ainsi, il naî t des savants en dehors des monastè res, et des cathé drales, et mê me des université s. Vois dans ce pays par exemple, le plus grand philosophe de notre siè cle n’a pas é té un
|
|||
|