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LE NOM DE LA ROSE 20 страницаMontferrat natal en direction de la Ligurie, et de là remontant de la Provence aux terres du roi de France. Salvatore erra de par le monde, en mendiant, en maraudant, en se faisant passer pour malade, en se plaç ant provisoirement chez quelque seigneur, en reprenant de nouveau le chemin de la forê t, de la grand’route. D’aprè s le ré cit qu’il me fit, je l’imaginai associé à ces bandes de vagabonds que, dans les anné es qui suivirent, je vis de plus en plus souvent rô der à travers l’Europe: faux moines, charlatans, dupeurs, besaciers, bé lî tres et gueux, lé preux et estropiais, batteurs d’estrade, marchands et musiciens ambulants, clercs sans patrie, é tudiants itiné rants, fricoteurs, jongleurs, mercenaires invalides, juifs errants, é chappé s aux infidè les avec l’esprit impotent, fous, fugitifs en rupture de ban, malfaiteurs aux oreilles coupé es, sodomites, et parmi eux artisans ambulants, tisseurs, chaudronniers, chaisiers, ré mouleurs, rempailleurs, maç ons, et encore fripouilles de tout acabit, tricheurs, filous, fieffé s coquins, vauriens, gens sans aveu, sans feu ni lieu, meurt-de-faim, cul-de- jatte, truands, porteballes, et chanoines et prê tres simoniaques et pré varicateurs, et gens qui vivaient dé sormais sur la cré dulité d’autrui, faussaires de bulles et de sceaux papaux, vendeurs d’indulgences, faux paralytiques qui s’allongeaient aux portes des é glises, rô deurs fuyant leurs couvents, marchands de reliques, ré dempteurs, devins et chiromanciens, né cromants, gué risseurs, faux quê teurs, et fornicateurs de tout acabit, corrupteurs de nonnes et de fillettes par ruses et violences, simulateurs d’hydropisie, é pilepsie, hé morroï des, goutte et plaies, ainsi que de folie mé lancolique. Il y en avait qui s’appliquaient des emplâ tres sur le corps pour faire croire à des ulcè res incurables, d’autres qui se remplissaient la bouche d’une substance couleur du sang pour simuler des crachements de phtisiques, des pendards qui feignaient d’ê tre faibles d’un de leurs membres, portant des cannes sans né cessité et contrefaisant le mal caduc, gale, bubons, enflures, appliquant bandes, teintures de safran, portant des fers aux mains, bandage à la tê te, se faufilant puants dans les é glises et se laissant tomber d’un coup sur les places, crachant de la bave et roulant des yeux, soufflant par les narines du sang fait de jus de mû res et de vermillon, pour arracher nourriture ou deniers aux gens apeuré s qui se rappelaient les invitations des Saints-Pè res à l’aumô ne: partage ton pain avec l’affamé, emmè ne sous ton toit qui n’a point de gî te, rendons visite à Christ, accueillons Christ, habillons Christ car, ainsi que l’eau purge le feu, ainsi l’aumô ne purge nos pé ché s. Mê me aprè s les faits que je raconte, le long du Danube j’en vis beaucoup et j’en vois encore de ces charlatans qui avaient leurs noms et leurs subdivisions en lé gions, comme les dé mons: capons, rifodé s, protomé decins, pauperes verecundi, francs-mitous, narquois, archi-suppô ts, cagous, petite-fÏ ambe, hubins, sabouleux, farinoises, feutrards, baguenauds, trouillefous, piedebous, hapuants et attrantulé s, fanouë ls et fapasquë tes, mutuelleurs, frezons, trouvains, faubourdons, surdents, surlacrimes et surands. C’é tait comme une boue qui coulait par les sentes de notre monde, et entre elles se glissaient des pré dicateurs de bonne foi, des hé ré tiques à l’affû t de nouvelles proies, des fauteurs de discorde. Ç ’avait é té pré cisé ment le pape Jean, vivant dans la crainte que les mouvements des simples prê chassent et pratiquassent la pauvreté, qui avait fulminé contre les pré dicateurs quê teurs lesquels, d’aprè s ses dires, attiraient les curieux en hissant des banniè res coloré es de figures, prê chaient et extorquaient l’argent. É tait-il dans le vrai, le pape simoniaque et corrompu, quand il assimilait les frè res quê teurs qui prê chaient la pauvreté à ces bandes de dé shé rité s et de coupe- jarrets? Moi, en ces jours-là, aprè s avoir un peu voyagé dans la pé ninsule italienne, je n’avais plus les idé es trè s claires: j’avais entendu des frè res d’Altopascio{151} qui, tout en prê chant, menaç aient d’excommunications et promettaient des indulgences, absolvaient les rapines et les fratricides, les homicides et les parjures contre compensations sonnantes et tré buchantes, laissaient entendre que dans leur hô pital se cé lé braient chaque jour jusqu’à cent messes, pour lesquelles ils recueillaient des donations, et qu’avec leurs biens ils dotaient deux cents jeunes filles pauvres. Et j’avais entendu parler de frè re Paul le Boiteux qui, en pleine forê t de Rieti, vivait dans un ermitage et se vantait d’avoir eu directement du Saint- Esprit la ré vé lation que l’acte charnel n’é tait pas pé ché : ainsi il sé duisait ses victimes qu’il appelait ses soeurs en les obligeant à offrir leur chair nue au fouet, tout en faisant sur la terre cinq gé nuflexions en forme de croix, avant de les pré senter à Dieu et d’exiger d’elles ce qu’il appelait le baiser de la paix. Mais é tait-ce vrai? Et quel lien existait-il entre ces ermites qui se dé claraient illuminé s, et les frè res de pauvre vie qui sillonnaient les chemins de la pé ninsule en faisant vraiment pé nitence, dé testé s par le clergé et les é vê ques dont ils stigmatisaient les vices et les vols? D’aprè s le ré cit de Salvatore, tel qu’il se mê lait aux choses que je savais dé jà par moi-mê me, ces distinctions n’apparaissaient pas au grand jour: tout semblait é gal à tout. Tantô t il me faisait penser à l’un de ces claquedents estropié s de Touraine dont parle la fable, qui à l’approche de la dé pouille miraculeuse de saint Martin prirent leurs jambes à leur cou de peur que le saint ne les gué rî t leur ô tant ainsi la source de leurs gains, et le saint, impitoyable, les gracia avant qu’ils ne rejoignissent la barriè re, les punissant de leur mauvaiseté en leur restituant l’usage des membres. Tantô t au contraire la face fé roce du moine s’illuminait de trè s douce lumiè re quand il me racontait comment, en vivant parmi ces bandes, il avait é couté la parole de pré dicateurs franciscains, tout comme lui clandestins, et il avait compris que la vie pauvre et errante qu’il menait ne devait pas ê tre prise comme une sombre né cessité, mais comme un geste joyeux d’abné gation, et il avait fait partie de sectes et de groupes pé nitentiels dont il estropiait les noms et dé finissait fort improprement la doctrine. J’en dé duisis qu’il avait rencontré des patarins et des vaudois, et peut-ê tre des cathares, des disciples d’Arnaud et des humilié s, et que vaguant de par le monde il é tait passé de groupe en groupe, assumant graduellement, comme une mission, sa condition d’errant, et faisant pour le Seigneur ce qu’il faisait avant pour son ventre. Mais comment, et jusqu’à quand? Selon ce que j’ai cru comprendre, une trentaine d’anné es auparavant, il s’é tait agré gé à un couvent de minorites en Toscane et là il avait endossé le froc de saint Franç ois, sans prendre les ordres. C’est dans ce couvent, je crois, qu’il avait appris le peu de latin qu’il parlait, le mê lant aux idiomes de tous les lieux où, pauvre sans-patrie, il avait sé journé, et de tous les compagnons de vagabondage qu’il avait rencontré s, depuis les mercenaires de mes contré es jusqu’aux bogomiles dalmates. Là il s’é tait adonné à une vie de pé nitence, disait-il (pé nitenziagité, me citait-il le regard inspiré, et de nouveau j’entendis la formule qui avait intrigué Guillaume), mais à ce qu’il paraî t mê me les frè res mineurs chez qui il se trouvait avaient des idé es confuses car, en colè re contre le chanoine de l’é glise voisine, accusé de vols et autres scé lé ratesses, un beau jour ils envahirent sa maison et le firent rouler dans les escaliers, tant et si bien que le pé cheur en mourut, puis ils saccagè rent la maison de Dieu. À la suite de quoi l’é vê que manda des gens d’armes, les frè res se dispersè rent et Salvatore erra longtemps dans la haute Italie avec une troupe de fraticelles, en somme de minorites quê teurs sans plus de loi ni de discipline. Il se ré fugia alors dans la ré gion de Toulouse, où il lui arriva une é trange histoire, tandis qu’il s’enflammait au ré cit, qu’il entendait faire autour de lui, des grandes entreprises des croisé s. Une masse de pasteurs et d’humbles gens en longue procession se ré unit un jour pour passer la mer et combattre les ennemis de la foi. On les appela pastoureaux. En fait, ils voulaient s’enfuir de leur terre maudite. Il y avait deux chefs, qui leur inspirè rent de fausses thé ories, un prê tre privé de son é glise à cause de sa conduite et un moine apostat de l’ordre de saint Benoî t. Ces derniers avaient fait perdre la tê te à ces ingé nus; courant par bandes à leurs trousses, des enfants de seize ans mê me, contre la volonté de leurs gé niteurs, emportant pour tout bagage une besace et un bâ ton, sans argent, leurs champs abandonné s, ils suivaient le moine et le prê tre comme un troupeau, et formaient une formidable multitude. Dé sormais ils n’obé issaient plus ni à la raison ni à la justice, mais à la seule force et à leur seule volonté. Se trouver tous ensemble, enfin libres et avec un vague espoir de terres promises, les rendit comme ivres. Ils parcouraient les villages et les villes en s’emparant de tout, et si l’un d’eux é tait arrê té ils prenaient d’assaut les prisons et le libé raient. Quand ils entrè rent dans la forteresse de Paris pour faire sortir certains de leurs compagnons que les seigneurs avaient fait arrê ter, comme le pré vô t de Paris tentait d’opposer une ré sistance, ils le frappè rent et le pré cipitè rent dans les escaliers de la forteresse et brisè rent les portes de la prison. Ensuite ils se rangè rent en bataille dans le pré de Saint-Germain. Mais personne ne s’enhardit à les affronter, et ils sortirent de Paris en prenant la direction de l’Aquitaine. Ils tuaient tous les Juifs qu’ils rencontraient, ç à et là, et les dé pouillaient de leurs biens... « Pourquoi les Juifs? » demandai-je à Salvatore. Et il me ré pondit: « Et pourquoi pas? » Et il m’expliqua que leur vie durant ils avaient appris de la bouche des pré dicateurs que les Juifs é taient les ennemis de la chré tienté ; qu’ils accumulaient tous les biens qui leur é taient refusé s, à eux. Je lui demandai s’il n’é tait cependant pas vrai que les biens é taient accumulé s par les seigneurs et par les é vê ques, à travers les dî mes, et que les pastoureaux ne luttaient donc pas contre leurs vrais ennemis. Il me ré pondit qu’il faut bien choisir des ennemis plus faibles, quand les vrais ennemis sont trop forts. Ainsi, pensai-je, ce nom de simples leur va comme un gant. Les puissants seuls savent toujours avec grande clarté qui sont leurs vrais ennemis. Les seigneurs ne voulaient pas que les pastoureaux mettent leurs biens en danger; ce fut donc une grande chance pour eux que les chefs des pastoureaux insinuassent l’idé e que quantité de richesses se trouvaient chez les Juifs. Je demandai qui leur avait mis en tê te à tous ces gens qu’il fallait attaquer les Juifs. Salvatore ne se le rappelait pas. Je crois que lorsque de telles foules se ré unissent en suivant une promesse et demandent tout de suite quelque chose, on ne sait jamais qui parle parmi eux. Je pensai que leurs chefs avaient é té é duqué s dans les couvents et dans les é coles é piscopales, et parlaient le langage des seigneurs, mê me s’ils le traduisaient en termes compré hensibles à des bergers. Et les bergers ne savaient pas où se trouvait le pape, mais ils savaient où trouver les Juifs. En somme, ils prirent d’assaut une haute et massive tour du roi de France, où les Juifs é pouvanté s avaient couru en masse se ré fugier. Et les Juifs sortis sous les murs de la tour se dé fendaient courageusement et sans merci, en lanç ant du bois et des pierres. Mais les pastoureaux mirent le feu à la porte de la tour, soumettant les Juifs barricadé s au tourment de la fumé e et du feu. Comme ils ne pouvaient se sauver, pré fé rant plutô t se tuer que mourir de la main des noncirconcis, les Juifs demandè rent à l’un d’eux, qui paraissait le plus courageux, de les passer au fil de l’é pé e. Il consentit, et en tua presque cinq cents. Aprè s quoi il sortit de la tour avec les enfants des Juifs, et demanda aux pastoureaux d’ê tre baptisé. Mais les pastoureaux lui dirent: aprè s un tel massacre de ta gent, tu pré tends te soustraire à la mort? et ils le mirent en morceaux, é pargnant les enfants, qu’ils firent baptiser. Puis ils se dirigè rent vers Carcassonne, perpé trant quantité de rapines sanglantes en cours de route. Alors le roi de France se rendit compte qu’ils avaient passé les bornes et ordonna qu’on leur opposâ t ré sistance dans chaque ville où ils passaient et qu’on dé fendî t les Juifs comme s’ils é taient des hommes du roi... Pourquoi le roi devint-il aussi pré venant pour les Juifs, à ce moment-là ? Peut-ê tre parce qu’il pressentit ce que les pastoureaux auraient pu faire dans tout le royaume, et que leur nombre augmenterait trop. Alors il fut attendri par ces Juifs, aussi bien parce que les Juifs é taient utiles aux commerces du royaume, que parce qu’il fallait exterminer les pastoureaux, et que les bons chré tiens dans leur ensemble trouvassent raison de pleurer sur leurs crimes. Mais beaucoup de chré tiens n’obé irent pas au roi, pensant qu’il n’é tait point juste de dé fendre les Juifs, qui depuis toujours avaient é té les ennemis de la foi chré tienne. Et dans beaucoup de villes, les gens du peuple, qui avaient dû payer des dettes usuraires aux Juifs, é taient heureux que les pastoureaux les punissent pour leur richesse. Alors le roi commanda sous peine de mort de ne pas prê ter aide aux pastoureaux. Il rassembla une armé e nombreuse et les attaqua et beaucoup d’entre eux furent tué s, d’autres en ré chappè rent en fuyant et se ré fugiè rent dans les forê ts où ils pé rirent de privations. En peu de temps, ils furent tous ané antis. Et l’envoyé du roi les captura et les pendit par vingt ou trente à la fois aux arbres les plus hauts, pour que la vue de leurs cadavres servî t d’exemple é ternel et que personne n’osâ t plus troubler la paix du royaume. Le fait singulier, c’est que Salvatore me raconta cette histoire comme s’il s’agissait d’une trè s vertueuse entreprise. Et de fait, il restait convaincu que la foule des pastoureaux s’é tait mise en branle pour conqué rir le sé pulcre de Christ et le dé livrer des infidè les, et il me fut impossible de lui faire entendre que cette sublime conquê te avait dé jà é té faite, au temps de Pierre l’Ermite et de saint Bernard, et sous le rè gne de Louis le saint de France. Quoi qu’il en soit, Salvatore ne se rendit pas chez les infidè les parce qu’il dut s’é loigner au plus tô t des terres franç aises. Il passa dans la province de Novare, me dit-il, mais sur ce qu’il advint alors il resta dans le vague. Enfin il arriva à Casale, où il se fit accueillir dans le couvent des minorites (et c’est là je crois qu’il avait rencontré Ré migio), pré cisé ment lorsque beaucoup d’entre eux, persé cuté s par le pape, changeaient de froc et cherchaient refuge auprè s de monastè res d’un autre ordre, pour ne pas finir brû lé s. Comme nous avait en effet raconté Ubertin. Grâ ce à ses longues expé riences dans de nombreux travaux manuels (qu’il avait pratiqué s à des fins malhonnê tes quand il errait librement, et à de saintes fins quand il errait pour l’amour de Christ), Salvatore fut aussitô t choisi comme aide par le cellé rier. Et voilà pourquoi depuis des anné es il se trouvait là en bas, peu inté ressé aux fastes de l’ordre, beaucoup à l’administration de la cave et de la dé pense, libre de manger sans voler et de louer le Seigneur sans risquer le bû cher. C’est là l’histoire que par lui j’appris, entre une bouché e et l’autre, et je me demandai ce qu’il avait inventé et ce qu’il avait passé sous silence. Je le regardai avec curiosité, non point pour la singularité de son expé rience, mais au contraire pré cisé ment parce que ce qui lui é tait arrivé me semblait l’é pitomé remarquable de tant d’é vé nements et de mouvements qui rendaient fascinante et incompré hensible l’Italie de cette é poque. Que ressortait-il de ces propos? L’image d’un homme à la vie aventureuse, capable mê me de tuer son semblable sans se rendre compte de son crime. Mais, bien qu’à cette é poque toute offense à la loi divine me semblâ t é gale en gravité, je commenç ais dé jà à comprendre certains des phé nomè nes dont j’entendais parler, et qu’une chose est le massacre que la foule, exalté e presque jusqu’à l’extase et prenant les lois du diable pour celles du Seigneur, pouvait commettre, et tout autre chose l’assassinat individuel perpé tré de sang-froid, dans le silence et la ruse. Et je n’avais pas l’impression que Salvatore pû t s’ê tre entaché d’un crime pareil. D’autre part, je voulais dé couvrir quelque chose sur les insinuations faites par l’Abbé, hanté que j’é tais par l’idé e de fra Dolcino, dont je ne savais presque rien. Et cependant son fantô me paraissait flotter sur bien des conversations que j’avais entendues ces deux derniers jours. Ainsi, à brû le-pourpoint, je lui demandai: « Dans tes voyages, tu n’as jamais connu fra Dolcino? » La ré action de Salvatore fut singuliè re. Il é carquilla les yeux, s’il é tait possible de les avoir encore plus é carquillé s, se signa à plusieurs reprises, murmura quelques phrases brisé es, dans une langue que cette fois vraiment je ne compris pas. Mais j’eus l’impression de phrases de dé ni. Jusqu’à pré sent il m’avait considé ré avec sympathie et confiance, avec amitié dirais-je. En cet instant, il me regarda presque avec hostilité. Puis, sur un pré texte, il s’en alla. Dé sormais, je ne pouvais plus ré sister. Quel é tait ce frè re qui inspirait la terreur à quiconque l’entendait nommer? Je dé cidai que je ne pouvais pas rester plus longtemps en proie à mon dé sir de savoir. Une idé e me traversa l’esprit. Ubertin! Lui-mê me avait prononcé ce nom, le premier soir que nous le rencontrâ mes, lui savait tout des vicissitudes claires et obscures des frè res, fraticelles et autres de la mê me engeance, de ces derniè res anné es. Où pouvais-je le trouver à cette heureci ? Certainement à l’é glise, plongé dans la priè re. Et c’est là, vu que je jouissais d’un moment de liberté, que je me rendis. Je ne le trouvai pas, et mê me je ne le trouvai pas jusqu’au soir. Et je restai ainsi sur ma faim, tandis qu’il se passait d’autres faits qu’il me faut raconter maintenant.
Troisiè me jour NONE Où Guillaume parle à Adso du grand fleuve hé ré tique, de la fonction des simples dans l’É glise, de ses doutes sur la possibilité de connaî tre des lois gé né rales, et presque incidemment raconte comment il a dé chiffré les signes né cromantiques{152} laissé s par Venantius. Je trouvai Guillaume dans la forge, qui travaillait avec Nicolas, l’un et l’autre fort absorbé s par leur ouvrage. Ils avaient disposé sur l’é tabli quantité de minuscules disques de verre, sans doute dé jà prê ts à ê tre insé ré s dans les jointures d’un vitrail, et ils en avaient ré duit quelques-uns avec les instruments approprié s à l’é paisseur voulue. Guillaume les essayait en se les mettant devant les yeux. Nicolas de son cô té donnait des dispositions aux forgerons pour qu’ils construisissent la fourche où les bons verres devraient ensuite ê tre enchâ ssé s. Guillaume bougonnait, irrité parce que jusqu’à pré sent le verre qui le satisfaisait le mieux é tait couleur é meraude et lui, disait-il, il ne voulait pas prendre les parchemins pour des prairies. Nicolas s’é loigna pour surveiller les forgerons. Tandis qu’il se dé menait avec ses petits disques, je racontai à Guillaume mon dialogue avec Salvatore. « L’homme a eu diffé rentes expé riences, dit-il, peutê tre a-t-il ré ellement é té avec les dolciniens. Cette abbaye est un vrai microcosme; quand nous aurons ici les lé gats de pape Jean et frè re Michel, nous serons vraiment au complet. — Maî tre, lui dis-je, moi, je ne comprends plus rien. — À propos de quoi, Adso? — D’abord, au sujet des diffé rences entre groupes hé ré tiques. Mais cela, je vous le demanderai aprè s. Maintenant je suis affligé du problè me mê me de la diffé rence. J’ai eu l’impression qu’en parlant avec Ubertin vous tentiez de lui dé montrer qu’ils sont tous é gaux, saints et hé ré tiques. Et au contraire, en parlant avec l’Abbé vous vous efforciez de lui expliquer la diffé rence entre hé ré tique et hé ré tique, et entre hé ré tique et orthodoxe. En somme, vous reprochiez à Ubertin de considé rer comme diffé rents ceux qui au fond é taient é gaux, et à l’Abbé de considé rer comme é gaux ceux qui au fond é taient diffé rents. » Guillaume posa un instant les verres sur la table. « Mon bon Adso, dit-il, cherchons à poser des distinctions, et distinguons donc dans les termes des é coles de Paris. Alors, disent-ils là -haut, tous les hommes ont une mê me forme substantielle, ou je me trompe? — Certes, dis-je, fier de mon savoir, ce sont des animaux, mais rationnels, et leur propre est d’ê tre capables de rire. — Fort bien. Pourtant Thomas est diffé rent de Bonaventure, et Thomas est gros tandis que Bonaventure est maigre, et il peut mê me arriver que Uguccione de Lodi soit mé chant tandis que Franç ois d’Assise est bon, et Aldemaro est flegmatique tandis qu’Agilulfo est bilieux. Ou non? — Aucun doute, c’est ainsi. — Et alors cela signifie qu’il y a identité, en des hommes diffé rents, quant à leur forme substantielle et diffé rence quant aux accidents, autrement dit quant à leurs terminaisons superficielles. — À coup sû r il en va ainsi. — Et alors quand je dis à Ubertin que la nature mê me de l’homme, dans la complexité de ses opé rations, pré side tant à l’amour du bien qu’à l’amour du mal, je cherche à convaincre Ubertin de l’identité de la nature humaine. Quand ensuite je dis à l’Abbé qu’il y a diffé rence entre un cathare et un vaudois, j’insiste sur la varié té de leurs accidents. Et j’insiste parce qu’il arrive qu’on brû le un vaudois en lui attribuant les accidents d’un cathare et vice versa. Et quand on brû le un homme, on brû le sa substance individuelle, et on ré duit à pur né ant ce qui é tait un acte concret d’exister, en cela mê me bon, au moins aux yeux de Dieu qui le maintenait à l’ê tre. Cela ne te semble-t-il pas une bonne raison pour insister sur les diffé rences? — Si, maî tre, ré pondis-je avec enthousiasme. Et maintenant j’ai compris pourquoi vous parlez de la sorte, et j’appré cie votre bonne philosophie! — Ce n’est pas la mienne, dit Guillaume, et je ne sais pas mê me si c’est la bonne. Mais l’important, c’est que tu aies compris. Voyons à pré sent ta seconde question. — C’est que, dis-je, je crois ê tre un bon à rien. Je ne
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