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LE NOM DE LA ROSE 20 страница



Montferrat natal en direction de la Ligurie, et de là

remontant de la Provence aux terres du roi de France.

Salvatore erra de par le monde, en mendiant, en

maraudant, en se faisant passer pour malade, en se

plaç ant provisoirement chez quelque seigneur, en

reprenant de nouveau le chemin de la forê t, de la

grand’route. D’aprè s le ré cit qu’il me fit, je l’imaginai

associé à ces bandes de vagabonds que, dans les anné es

qui suivirent, je vis de plus en plus souvent rô der à

travers l’Europe: faux moines, charlatans, dupeurs,

besaciers, bé lî tres et gueux, lé preux et estropiais,

batteurs d’estrade, marchands et musiciens ambulants,

clercs sans patrie, é tudiants itiné rants, fricoteurs,

jongleurs, mercenaires invalides, juifs errants, é chappé s

aux infidè les avec l’esprit impotent, fous, fugitifs en

rupture de ban, malfaiteurs aux oreilles coupé es,

sodomites, et parmi eux artisans ambulants, tisseurs,

chaudronniers, chaisiers, ré mouleurs, rempailleurs,

maç ons, et encore fripouilles de tout acabit, tricheurs,

filous, fieffé s coquins, vauriens, gens sans aveu, sans feu ni

lieu, meurt-de-faim, cul-de- jatte, truands, porteballes, et

chanoines et prê tres simoniaques et pré varicateurs, et

gens qui vivaient dé sormais sur la cré dulité d’autrui,

faussaires de bulles et de sceaux papaux, vendeurs

d’indulgences, faux paralytiques qui s’allongeaient aux

portes des é glises, rô deurs fuyant leurs couvents,

marchands de reliques, ré dempteurs, devins et

chiromanciens, né cromants, gué risseurs, faux quê teurs,

et fornicateurs de tout acabit, corrupteurs de nonnes et

de fillettes par ruses et violences, simulateurs

d’hydropisie, é pilepsie, hé morroï des, goutte et plaies, ainsi

que de folie mé lancolique. Il y en avait qui s’appliquaient

des emplâ tres sur le corps pour faire croire à des ulcè res

incurables, d’autres qui se remplissaient la bouche d’une

substance couleur du sang pour simuler des crachements

de phtisiques, des pendards qui feignaient d’ê tre faibles

d’un de leurs membres, portant des cannes sans né cessité

et contrefaisant le mal caduc, gale, bubons, enflures,

appliquant bandes, teintures de safran, portant des fers

aux mains, bandage à la tê te, se faufilant puants dans les

é glises et se laissant tomber d’un coup sur les places,

crachant de la bave et roulant des yeux, soufflant par les

narines du sang fait de jus de mû res et de vermillon, pour

arracher nourriture ou deniers aux gens apeuré s qui se

rappelaient les invitations des Saints-Pè res à l’aumô ne:

partage ton pain avec l’affamé, emmè ne sous ton toit qui

n’a point de gî te, rendons visite à Christ, accueillons

Christ, habillons Christ car, ainsi que l’eau purge le feu,

ainsi l’aumô ne purge nos pé ché s.

Mê me aprè s les faits que je raconte, le long du

Danube j’en vis beaucoup et j’en vois encore de ces

charlatans qui avaient leurs noms et leurs subdivisions en

lé gions, comme les dé mons: capons, rifodé s,

protomé decins, pauperes verecundi, francs-mitous,

narquois, archi-suppô ts, cagous, petite-fÏ ambe, hubins,

sabouleux, farinoises, feutrards, baguenauds, trouillefous,

piedebous, hapuants et attrantulé s, fanouë ls et

fapasquë tes, mutuelleurs, frezons, trouvains,

faubourdons, surdents, surlacrimes et surands.

C’é tait comme une boue qui coulait par les sentes de

notre monde, et entre elles se glissaient des pré dicateurs

de bonne foi, des hé ré tiques à l’affû t de nouvelles proies,

des fauteurs de discorde. Ç ’avait é té pré cisé ment le pape

Jean, vivant dans la crainte que les mouvements des

simples prê chassent et pratiquassent la pauvreté, qui

avait fulminé contre les pré dicateurs quê teurs lesquels,

d’aprè s ses dires, attiraient les curieux en hissant des

banniè res coloré es de figures, prê chaient et extorquaient

l’argent. É tait-il dans le vrai, le pape simoniaque et

corrompu, quand il assimilait les frè res quê teurs qui

prê chaient la pauvreté à ces bandes de dé shé rité s et de

coupe- jarrets? Moi, en ces jours-là, aprè s avoir un peu

voyagé dans la pé ninsule italienne, je n’avais plus les idé es

trè s claires: j’avais entendu des frè res d’Altopascio{151}

qui, tout en prê chant, menaç aient d’excommunications et

promettaient des indulgences, absolvaient les rapines et

les fratricides, les homicides et les parjures contre

compensations sonnantes et tré buchantes, laissaient

entendre que dans leur hô pital se cé lé braient chaque jour

jusqu’à cent messes, pour lesquelles ils recueillaient des

donations, et qu’avec leurs biens ils dotaient deux cents

jeunes filles pauvres. Et j’avais entendu parler de frè re

Paul le Boiteux qui, en pleine forê t de Rieti, vivait dans un

ermitage et se vantait d’avoir eu directement du Saint-

Esprit la ré vé lation que l’acte charnel n’é tait pas pé ché :

ainsi il sé duisait ses victimes qu’il appelait ses soeurs en

les obligeant à offrir leur chair nue au fouet, tout en

faisant sur la terre cinq gé nuflexions en forme de croix,

avant de les pré senter à Dieu et d’exiger d’elles ce qu’il

appelait le baiser de la paix. Mais é tait-ce vrai? Et quel

lien existait-il entre ces ermites qui se dé claraient

illuminé s, et les frè res de pauvre vie qui sillonnaient les

chemins de la pé ninsule en faisant vraiment pé nitence,

dé testé s par le clergé et les é vê ques dont ils

stigmatisaient les vices et les vols?

D’aprè s le ré cit de Salvatore, tel qu’il se mê lait aux

choses que je savais dé jà par moi-mê me, ces distinctions

n’apparaissaient pas au grand jour: tout semblait é gal à

tout. Tantô t il me faisait penser à l’un de ces claquedents

estropié s de Touraine dont parle la fable, qui à l’approche

de la dé pouille miraculeuse de saint Martin prirent leurs

jambes à leur cou de peur que le saint ne les gué rî t leur

ô tant ainsi la source de leurs gains, et le saint,

impitoyable, les gracia avant qu’ils ne rejoignissent la

barriè re, les punissant de leur mauvaiseté en leur

restituant l’usage des membres. Tantô t au contraire la

face fé roce du moine s’illuminait de trè s douce lumiè re

quand il me racontait comment, en vivant parmi ces

bandes, il avait é couté la parole de pré dicateurs

franciscains, tout comme lui clandestins, et il avait

compris que la vie pauvre et errante qu’il menait ne

devait pas ê tre prise comme une sombre né cessité, mais

comme un geste joyeux d’abné gation, et il avait fait partie

de sectes et de groupes pé nitentiels dont il estropiait les

noms et dé finissait fort improprement la doctrine. J’en

dé duisis qu’il avait rencontré des patarins et des vaudois,

et peut-ê tre des cathares, des disciples d’Arnaud et des

humilié s, et que vaguant de par le monde il é tait passé de

groupe en groupe, assumant graduellement, comme une

mission, sa condition d’errant, et faisant pour le Seigneur

ce qu’il faisait avant pour son ventre.

Mais comment, et jusqu’à quand? Selon ce que j’ai

cru comprendre, une trentaine d’anné es auparavant, il

s’é tait agré gé à un couvent de minorites en Toscane et là

il avait endossé le froc de saint Franç ois, sans prendre les

ordres. C’est dans ce couvent, je crois, qu’il avait appris le

peu de latin qu’il parlait, le mê lant aux idiomes de tous les

lieux où, pauvre sans-patrie, il avait sé journé, et de tous

les compagnons de vagabondage qu’il avait rencontré s,

depuis les mercenaires de mes contré es jusqu’aux

bogomiles dalmates. Là il s’é tait adonné à une vie de

pé nitence, disait-il (pé nitenziagité, me citait-il le regard

inspiré, et de nouveau j’entendis la formule qui avait

intrigué Guillaume), mais à ce qu’il paraî t mê me les frè res

mineurs chez qui il se trouvait avaient des idé es confuses

car, en colè re contre le chanoine de l’é glise voisine, accusé

de vols et autres scé lé ratesses, un beau jour ils envahirent

sa maison et le firent rouler dans les escaliers, tant et si

bien que le pé cheur en mourut, puis ils saccagè rent la

maison de Dieu. À la suite de quoi l’é vê que manda des

gens d’armes, les frè res se dispersè rent et Salvatore erra

longtemps dans la haute Italie avec une troupe de

fraticelles, en somme de minorites quê teurs sans plus de

loi ni de discipline.

Il se ré fugia alors dans la ré gion de Toulouse, où il lui

arriva une é trange histoire, tandis qu’il s’enflammait au

ré cit, qu’il entendait faire autour de lui, des grandes

entreprises des croisé s. Une masse de pasteurs et

d’humbles gens en longue procession se ré unit un jour

pour passer la mer et combattre les ennemis de la foi. On

les appela pastoureaux. En fait, ils voulaient s’enfuir de

leur terre maudite. Il y avait deux chefs, qui leur

inspirè rent de fausses thé ories, un prê tre privé de son

é glise à cause de sa conduite et un moine apostat de

l’ordre de saint Benoî t. Ces derniers avaient fait perdre la

tê te à ces ingé nus; courant par bandes à leurs trousses,

des enfants de seize ans mê me, contre la volonté de leurs

gé niteurs, emportant pour tout bagage une besace et un

bâ ton, sans argent, leurs champs abandonné s, ils

suivaient le moine et le prê tre comme un troupeau, et

formaient une formidable multitude. Dé sormais ils

n’obé issaient plus ni à la raison ni à la justice, mais à la

seule force et à leur seule volonté. Se trouver tous

ensemble, enfin libres et avec un vague espoir de terres

promises, les rendit comme ivres. Ils parcouraient les

villages et les villes en s’emparant de tout, et si l’un d’eux

é tait arrê té ils prenaient d’assaut les prisons et le

libé raient. Quand ils entrè rent dans la forteresse de Paris

pour faire sortir certains de leurs compagnons que les

seigneurs avaient fait arrê ter, comme le pré vô t de Paris

tentait d’opposer une ré sistance, ils le frappè rent et le

pré cipitè rent dans les escaliers de la forteresse et

brisè rent les portes de la prison. Ensuite ils se rangè rent

en bataille dans le pré de Saint-Germain. Mais personne

ne s’enhardit à les affronter, et ils sortirent de Paris en

prenant la direction de l’Aquitaine. Ils tuaient tous les

Juifs qu’ils rencontraient, ç à et là, et les dé pouillaient de

leurs biens...

« Pourquoi les Juifs? » demandai-je à Salvatore. Et

il me ré pondit: « Et pourquoi pas? » Et il m’expliqua que

leur vie durant ils avaient appris de la bouche des

pré dicateurs que les Juifs é taient les ennemis de la

chré tienté ; qu’ils accumulaient tous les biens qui leur

é taient refusé s, à eux. Je lui demandai s’il n’é tait

cependant pas vrai que les biens é taient accumulé s par les

seigneurs et par les é vê ques, à travers les dî mes, et que

les pastoureaux ne luttaient donc pas contre leurs vrais

ennemis. Il me ré pondit qu’il faut bien choisir des

ennemis plus faibles, quand les vrais ennemis sont trop

forts. Ainsi, pensai-je, ce nom de simples leur va comme

un gant. Les puissants seuls savent toujours avec grande

clarté qui sont leurs vrais ennemis. Les seigneurs ne

voulaient pas que les pastoureaux mettent leurs biens en

danger; ce fut donc une grande chance pour eux que les

chefs des pastoureaux insinuassent l’idé e que quantité de

richesses se trouvaient chez les Juifs.

Je demandai qui leur avait mis en tê te à tous ces

gens qu’il fallait attaquer les Juifs. Salvatore ne se le

rappelait pas. Je crois que lorsque de telles foules se

ré unissent en suivant une promesse et demandent tout

de suite quelque chose, on ne sait jamais qui parle parmi

eux. Je pensai que leurs chefs avaient é té é duqué s dans

les couvents et dans les é coles é piscopales, et parlaient le

langage des seigneurs, mê me s’ils le traduisaient en

termes compré hensibles à des bergers. Et les bergers ne

savaient pas où se trouvait le pape, mais ils savaient où

trouver les Juifs. En somme, ils prirent d’assaut une

haute et massive tour du roi de France, où les Juifs

é pouvanté s avaient couru en masse se ré fugier. Et les

Juifs sortis sous les murs de la tour se dé fendaient

courageusement et sans merci, en lanç ant du bois et des

pierres. Mais les pastoureaux mirent le feu à la porte de la

tour, soumettant les Juifs barricadé s au tourment de la

fumé e et du feu. Comme ils ne pouvaient se sauver,

pré fé rant plutô t se tuer que mourir de la main des noncirconcis,

les Juifs demandè rent à l’un d’eux, qui

paraissait le plus courageux, de les passer au fil de l’é pé e.

Il consentit, et en tua presque cinq cents. Aprè s quoi il

sortit de la tour avec les enfants des Juifs, et demanda

aux pastoureaux d’ê tre baptisé. Mais les pastoureaux lui

dirent: aprè s un tel massacre de ta gent, tu pré tends te

soustraire à la mort? et ils le mirent en morceaux,

é pargnant les enfants, qu’ils firent baptiser. Puis ils se

dirigè rent vers Carcassonne, perpé trant quantité de

rapines sanglantes en cours de route. Alors le roi de

France se rendit compte qu’ils avaient passé les bornes et

ordonna qu’on leur opposâ t ré sistance dans chaque ville

où ils passaient et qu’on dé fendî t les Juifs comme s’ils

é taient des hommes du roi...

Pourquoi le roi devint-il aussi pré venant pour les

Juifs, à ce moment-là ? Peut-ê tre parce qu’il pressentit ce

que les pastoureaux auraient pu faire dans tout le

royaume, et que leur nombre augmenterait trop. Alors il

fut attendri par ces Juifs, aussi bien parce que les Juifs

é taient utiles aux commerces du royaume, que parce qu’il

fallait exterminer les pastoureaux, et que les bons

chré tiens dans leur ensemble trouvassent raison de

pleurer sur leurs crimes. Mais beaucoup de chré tiens

n’obé irent pas au roi, pensant qu’il n’é tait point juste de

dé fendre les Juifs, qui depuis toujours avaient é té les

ennemis de la foi chré tienne. Et dans beaucoup de villes,

les gens du peuple, qui avaient dû payer des dettes

usuraires aux Juifs, é taient heureux que les pastoureaux

les punissent pour leur richesse. Alors le roi commanda

sous peine de mort de ne pas prê ter aide aux

pastoureaux. Il rassembla une armé e nombreuse et les

attaqua et beaucoup d’entre eux furent tué s, d’autres en

ré chappè rent en fuyant et se ré fugiè rent dans les forê ts

où ils pé rirent de privations. En peu de temps, ils furent

tous ané antis. Et l’envoyé du roi les captura et les pendit

par vingt ou trente à la fois aux arbres les plus hauts,

pour que la vue de leurs cadavres servî t d’exemple

é ternel et que personne n’osâ t plus troubler la paix du

royaume.

Le fait singulier, c’est que Salvatore me raconta

cette histoire comme s’il s’agissait d’une trè s vertueuse

entreprise. Et de fait, il restait convaincu que la foule des

pastoureaux s’é tait mise en branle pour conqué rir le

sé pulcre de Christ et le dé livrer des infidè les, et il me fut

impossible de lui faire entendre que cette sublime

conquê te avait dé jà é té faite, au temps de Pierre l’Ermite

et de saint Bernard, et sous le rè gne de Louis le saint de

France. Quoi qu’il en soit, Salvatore ne se rendit pas chez

les infidè les parce qu’il dut s’é loigner au plus tô t des

terres franç aises. Il passa dans la province de Novare, me

dit-il, mais sur ce qu’il advint alors il resta dans le vague.

Enfin il arriva à Casale, où il se fit accueillir dans le

couvent des minorites (et c’est là je crois qu’il avait

rencontré Ré migio), pré cisé ment lorsque beaucoup

d’entre eux, persé cuté s par le pape, changeaient de froc

et cherchaient refuge auprè s de monastè res d’un autre

ordre, pour ne pas finir brû lé s. Comme nous avait en effet

raconté Ubertin. Grâ ce à ses longues expé riences dans de

nombreux travaux manuels (qu’il avait pratiqué s à des

fins malhonnê tes quand il errait librement, et à de saintes

fins quand il errait pour l’amour de Christ), Salvatore fut

aussitô t choisi comme aide par le cellé rier. Et voilà

pourquoi depuis des anné es il se trouvait là en bas, peu

inté ressé aux fastes de l’ordre, beaucoup à

l’administration de la cave et de la dé pense, libre de

manger sans voler et de louer le Seigneur sans risquer le

bû cher.

C’est là l’histoire que par lui j’appris, entre une

bouché e et l’autre, et je me demandai ce qu’il avait

inventé et ce qu’il avait passé sous silence.

Je le regardai avec curiosité, non point pour la

singularité de son expé rience, mais au contraire

pré cisé ment parce que ce qui lui é tait arrivé me semblait

l’é pitomé remarquable de tant d’é vé nements et de

mouvements qui rendaient fascinante et

incompré hensible l’Italie de cette é poque.

Que ressortait-il de ces propos? L’image d’un

homme à la vie aventureuse, capable mê me de tuer son

semblable sans se rendre compte de son crime. Mais, bien

qu’à cette é poque toute offense à la loi divine me semblâ t

é gale en gravité, je commenç ais dé jà à comprendre

certains des phé nomè nes dont j’entendais parler, et

qu’une chose est le massacre que la foule, exalté e presque

jusqu’à l’extase et prenant les lois du diable pour celles du

Seigneur, pouvait commettre, et tout autre chose

l’assassinat individuel perpé tré de sang-froid, dans le

silence et la ruse. Et je n’avais pas l’impression que

Salvatore pû t s’ê tre entaché d’un crime pareil.

D’autre part, je voulais dé couvrir quelque chose sur

les insinuations faites par l’Abbé, hanté que j’é tais par

l’idé e de fra Dolcino, dont je ne savais presque rien. Et

cependant son fantô me paraissait flotter sur bien des

conversations que j’avais entendues ces deux derniers

jours.

Ainsi, à brû le-pourpoint, je lui demandai: « Dans tes

voyages, tu n’as jamais connu fra Dolcino? »

La ré action de Salvatore fut singuliè re. Il é carquilla

les yeux, s’il é tait possible de les avoir encore plus

é carquillé s, se signa à plusieurs reprises, murmura

quelques phrases brisé es, dans une langue que cette fois

vraiment je ne compris pas. Mais j’eus l’impression de

phrases de dé ni. Jusqu’à pré sent il m’avait considé ré avec

sympathie et confiance, avec amitié dirais-je. En cet

instant, il me regarda presque avec hostilité. Puis, sur un

pré texte, il s’en alla.

Dé sormais, je ne pouvais plus ré sister. Quel é tait ce

frè re qui inspirait la terreur à quiconque l’entendait

nommer? Je dé cidai que je ne pouvais pas rester plus

longtemps en proie à mon dé sir de savoir. Une idé e me

traversa l’esprit. Ubertin! Lui-mê me avait prononcé ce

nom, le premier soir que nous le rencontrâ mes, lui savait

tout des vicissitudes claires et obscures des frè res,

fraticelles et autres de la mê me engeance, de ces

derniè res anné es. Où pouvais-je le trouver à cette heureci

? Certainement à l’é glise, plongé dans la priè re. Et c’est

là, vu que je jouissais d’un moment de liberté, que je me

rendis.

Je ne le trouvai pas, et mê me je ne le trouvai pas

jusqu’au soir. Et je restai ainsi sur ma faim, tandis qu’il se

passait d’autres faits qu’il me faut raconter maintenant.

 

Troisiè me jour

NONE

Où Guillaume parle à Adso du grand fleuve hé ré tique, de

la fonction des simples dans l’É glise, de ses doutes sur la

possibilité de connaî tre des lois gé né rales, et presque

incidemment raconte comment il a dé chiffré les signes

né cromantiques{152} laissé s par Venantius.

Je trouvai Guillaume dans la forge, qui travaillait avec

Nicolas, l’un et l’autre fort absorbé s par leur ouvrage. Ils

avaient disposé sur l’é tabli quantité de minuscules

disques de verre, sans doute dé jà prê ts à ê tre insé ré s

dans les jointures d’un vitrail, et ils en avaient ré duit

quelques-uns avec les instruments approprié s à

l’é paisseur voulue. Guillaume les essayait en se les

mettant devant les yeux. Nicolas de son cô té donnait des

dispositions aux forgerons pour qu’ils construisissent la

fourche où les bons verres devraient ensuite ê tre

enchâ ssé s.

Guillaume bougonnait, irrité parce que jusqu’à

pré sent le verre qui le satisfaisait le mieux é tait couleur

é meraude et lui, disait-il, il ne voulait pas prendre les

parchemins pour des prairies. Nicolas s’é loigna pour

surveiller les forgerons. Tandis qu’il se dé menait avec ses

petits disques, je racontai à Guillaume mon dialogue avec

Salvatore.

« L’homme a eu diffé rentes expé riences, dit-il, peutê tre

a-t-il ré ellement é té avec les dolciniens. Cette abbaye

est un vrai microcosme; quand nous aurons ici les lé gats

de pape Jean et frè re Michel, nous serons vraiment au

complet.

— Maî tre, lui dis-je, moi, je ne comprends plus rien.

— À propos de quoi, Adso?

— D’abord, au sujet des diffé rences entre groupes

hé ré tiques. Mais cela, je vous le demanderai aprè s.

Maintenant je suis affligé du problè me mê me de la

diffé rence. J’ai eu l’impression qu’en parlant avec Ubertin

vous tentiez de lui dé montrer qu’ils sont tous é gaux,

saints et hé ré tiques. Et au contraire, en parlant avec

l’Abbé vous vous efforciez de lui expliquer la diffé rence

entre hé ré tique et hé ré tique, et entre hé ré tique et

orthodoxe. En somme, vous reprochiez à Ubertin de

considé rer comme diffé rents ceux qui au fond é taient

é gaux, et à l’Abbé de considé rer comme é gaux ceux qui

au fond é taient diffé rents. »

Guillaume posa un instant les verres sur la table.

« Mon bon Adso, dit-il, cherchons à poser des distinctions,

et distinguons donc dans les termes des é coles de Paris.

Alors, disent-ils là -haut, tous les hommes ont une mê me

forme substantielle, ou je me trompe?

— Certes, dis-je, fier de mon savoir, ce sont des

animaux, mais rationnels, et leur propre est d’ê tre

capables de rire.

— Fort bien. Pourtant Thomas est diffé rent de

Bonaventure, et Thomas est gros tandis que Bonaventure

est maigre, et il peut mê me arriver que Uguccione de Lodi

soit mé chant tandis que Franç ois d’Assise est bon, et

Aldemaro est flegmatique tandis qu’Agilulfo est bilieux.

Ou non?

— Aucun doute, c’est ainsi.

— Et alors cela signifie qu’il y a identité, en des

hommes diffé rents, quant à leur forme substantielle et

diffé rence quant aux accidents, autrement dit quant à

leurs terminaisons superficielles.

— À coup sû r il en va ainsi.

— Et alors quand je dis à Ubertin que la nature

mê me de l’homme, dans la complexité de ses opé rations,

pré side tant à l’amour du bien qu’à l’amour du mal, je

cherche à convaincre Ubertin de l’identité de la nature

humaine. Quand ensuite je dis à l’Abbé qu’il y a diffé rence

entre un cathare et un vaudois, j’insiste sur la varié té de

leurs accidents. Et j’insiste parce qu’il arrive qu’on brû le

un vaudois en lui attribuant les accidents d’un cathare et

vice versa. Et quand on brû le un homme, on brû le sa

substance individuelle, et on ré duit à pur né ant ce qui

é tait un acte concret d’exister, en cela mê me bon, au

moins aux yeux de Dieu qui le maintenait à l’ê tre. Cela ne

te semble-t-il pas une bonne raison pour insister sur les

diffé rences?

— Si, maî tre, ré pondis-je avec enthousiasme. Et

maintenant j’ai compris pourquoi vous parlez de la sorte,

et j’appré cie votre bonne philosophie!

— Ce n’est pas la mienne, dit Guillaume, et je ne sais

pas mê me si c’est la bonne. Mais l’important, c’est que tu

aies compris. Voyons à pré sent ta seconde question.

— C’est que, dis-je, je crois ê tre un bon à rien. Je ne



  

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