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LE NOM DE LA ROSE 19 страница



d’une seule tour, l’Orientale. Mais où é tions-nous, à ce

moment-là ? Nous avions complè tement perdu notre

orientation. Nous dû mes errer longtemps, avec la crainte

de ne jamais plus sortir de ce lieu, moi toujours vacillant

et pris de haut-le-coeur, Guillaume plutô t inquiet pour

moi et agacé par l’insuffisance de sa science, et cette

errance nous donna, ou plutô t lui donna, une idé e pour le

lendemain. Il faudrait que nous revenions dans la

bibliothè que, en admettant que nous en sortions jamais,

avec un tison bien brû lé, ou une autre substance propre à

laisser des signes sur les murs.

« Pour trouver la sortie d’un labyrinthe, ré cita en

effet Guillaume, il n’y a qu’un moyen. À chaque noeud

nouveau, autrement dit jamais visité avant, le parcours

d’arrivé e sera marqué de trois signes. Si, à cause de

signes pré cé dents sur l’un des chemins du noeud, on voit

que ce noeud a dé jà é té visité, on placera un seul signe sur

le parcours d’arrivé e. Si tous les passages ont é té dé jà

marqué s, alors il faudra reprendre la mê me voie, en

revenant en arriè re. Mais si un ou deux passages du

noeud sont encore sans signes, on en choisira un

quelconque, pour y apposer deux signes. Quand on

s’achemine par un passage qui porte un seul signe, on en

apposera deux autres, de faç on que ce passage en porte

trois doré navant. Toutes les parties du labyrinthe

devraient avoir é té parcourues si, en arrivant à un noeud,

on ne prend jamais le passage avec trois signes, sauf si

d’autres passages sont encore sans signes.

— Comment le savez-vous? Vous ê tes expert en

labyrinthes?

— Non, je ré cite un extrait d’un texte antique que

j’ai lu autrefois.

— Et selon cette rè gle, on sort?

— Presque jamais, que je sache. Mais nous tenterons

quand mê me. Et puis dans les prochains jours j’aurai des

verres et j’aurai le temps de mieux me pencher sur les

livres. Il se peut que là où le parcours des cartouches nous

embrouille, celui des livres nous donne une rè gle.

— Vous aurez vos verres? Comment ferez-vous

pour les retrouver?

— J’ai dit que j’aurai des verres. J’en ferai d’autres.

Je crois que le verrier n’attend rien tant qu’une occasion

de ce genre pour faire une nouvelle expé rience. S’il a les

outils qu’il faut pour biseauter les tessons. Quant aux

tessons, ce n’est pas ce qui manque dans cette boutique. »

Tandis que nous errions cherchant notre chemin,

tout à coup, au beau milieu d’une piè ce, je me sentis

caressé au visage par une main invisible, alors qu’un

gé missement, qui n’é tait pas humain et n’é tait pas animal,

se ré percutait jusqu’à la piè ce voisine, comme si un

spectre rô dait de salle en salle. J’aurais dû ê tre pré paré

aux surprises que nous ré servait la bibliothè que, mais une

fois de plus je fus terrorisé et fis un bond en arriè re.

Guillaume aussi devait avoir eu une expé rience semblable

à la mienne, car il se touchait la joue, en levant bien haut

la lampe et en regardant tout autour de lui.

Il leva une main, puis examina la flamme qui

paraissait à pré sent plus vive, aprè s quoi il s’humecta un

doigt et le tint droit devant lui.

« C’est clair », dit-il ensuite, et il me montra deux

points, sur deux murs opposé s, à hauteur d’homme. Deux

é troites meurtriè res s’ouvraient là, et en y approchant la

main on pouvait sentir l’air froid qui provenait de

l’exté rieur. Si l’on y approchait l’oreille alors on entendait

un bruissement, comme si dehors le vent soufflait.

« Il fallait bien que la bibliothè que ait un systè me

d’aé ration, dit Guillaume, sinon l’atmosphè re serait

irrespirable, surtout l’é té. En outre ces rayè res

fournissent aussi une juste dose d’humidité, afin que les

parchemins ne sè chent pas. Mais l’habileté des fondateurs

ne s’arrê te pas là. En disposant les rayè res selon certains

angles, ils se sont assuré que par les nuits de vent les

souffles qui pé nè trent par ces orifices se croisent avec

d’autres souffles, et s’engorgent dans l’enfilade des piè ces,

produisant les sons que nous avons entendus. Ces sons,

unis aux miroirs et aux herbes, augmentent la peur des

imprudents qui pé né treraient ici, comme nous, sans bien

connaî tre les lieux. Et nous-mê mes avons pensé pendant

un instant que des fantô mes nous respiraient sur le

visage. Nous nous en sommes rendu compte à pré sent

seulement, parce qu’à pré sent seulement le vent s’est

levé. Et voilà un autre mystè re ré solu. Mais avec tout ç a,

nous ne savons pas encore comment sortir! »

Tout en parlant, nous dé ambulions à vide, perdus

dé sormais, né gligeant de lire les cartouches qui

apparaissaient tous é gaux. Nous tombâ mes sur une

nouvelle salle heptagonale, circulâ mes à travers les piè ces

voisines, ne trouvâ mes aucune sortie. Nous revî nmes sur

nos pas, marchâ mes pendant presque une heure,

renonç ant à savoir où nous é tions. À un certain point,

Guillaume dé cida que nous avions perdu la partie, il ne

nous restait plus qu’à nous mettre à dormir dans quelque

salle et à espé rer que le lendemain Malachie nous

trouverait. Tandis que nous nous lamentions sur la fin

minable de notre belle entreprise, nous retrouvâ mes

inopiné ment la salle d’où partait l’escalier. Nous

remerciâ mes le ciel avec ferveur et descendî mes pleins

d’une grande allé gresse.

Une fois dans les cuisines, nous nous pré cipitâ mes

vers la cheminé e, entrâ mes dans le couloir de l’ossuaire et

je jure que le ricanement mortifè re de ces tê tes nues me

fit l’impression du sourire de personnes chè res. Nous

rentrâ mes dans l’é glise et sortî mes par la porte

septentrionale, nous asseyant enfin heureux sur les dalles

de pierre des tombes. L’air roboratif de la nuit me sembla

un baume divin. Les é toiles brillaient autour de nous et les

visions de la bibliothè que me semblè rent trè s lointaines.

« Comme il est beau le monde et comme ils sont

laids les labyrinthes! dis-je avec soulagement.

— Comme il serait beau le monde s’il y avait une

rè gle pour circuler dans les labyrinthes, ré pondit mon

maî tre.

— Quelle heure peut-il ê tre? demandai-je.

— J’ai perdu le sentiment du temps. Mais il sera bien

de nous trouver dans nos cellules avant que sonnent

matines. »

Nous longeâ mes le cô té gauche de l’é glise, passâ mes

devant le portail (je me dé tournai pour ne point voir les

vieillards de l’Apocalypse, super thronos viginti quatuor! )

et nous traversâ mes le cloî tre pour regagner l’hô tellerie.

Sur le seuil se trouvait l’Abbé, qui nous regarda avec

sé vé rité « Je vous ai cherché toute la nuit, dit-il à

Guillaume. Je ne vous ai pas trouvé dans votre cellule, je

ne vous ai pas trouvé dans l’é glise...

— Nous suivions une piste... », expliqua Guillaume,

visiblement embarrassé. L’Abbé le fixa longuement, puis

il dit d’une voix lente et sé vè re: « Je vous ai cherché sitô t

aprè s complies. Bé renger n’é tait pas dans le choeur.

— Que me dites-vous là ! » fit Guillaume d’un air

hilare. En effet lui é tait claire maintenant l’identité de

celui qui s’é tait niché dans le scriptorium.

« Il n’é tait pas dans le choeur, à complies, ré pé ta

l’Abbé, et il n’a pas regagné sa cellule. Matines va sonner,

et nous contrô lerons maintenant s’il ré apparaî t.

Autrement, je redoute quelque nouveau malheur. »

À matines Bé renger n’é tait pas là.

TROISIÈ ME JOUR

Troisiè me jour

DE LAUDES A PRIME

Où l’on trouve un linge souillé de sang dans la cellule de

Bé renger disparu, et c’est tout.

Tandis que je vais é crivant, je me sens las, comme je

me sentais fatigué cette nuit-là, ou plutô t ce matin-là. Que

dire? Aprè s l’office, l’Abbé invita la plupart des moines,

dé sormais en alarme, à chercher partout, sans ré sultat.

Vers laudes, en fouillant la cellule de Bé renger, un

moine trouva sous la paillasse un linge blanc souillé de

sang. Ils le montrè rent à l’Abbé qui en tira de sinistres

augures. Jorge é tait pré sent qui, à peine informé, dit:

« Du sang? » comme si la chose lui semblait

invraisemblable. Ils le dirent à Alinardo, qui branla du

chef et dit: « Non, non, à la troisiè me trompette la mort

vient par l’eau... »

Guillaume observa le linge et puis il dit:

« Maintenant tout est clair.

— Alors où est Bé renger? lui demandè rent-ils.

— Je l’ignore », ré pondit-il. Aymaro l’entendit et

leva les yeux au ciel en murmurant à Pierre de

Sant’Albano: « Les Anglais sont comme ç a. »

Vers prime, quand le soleil dé jà se levait, des

servants furent envoyé s en exploration au pied de l’à -pic,

tout autour des murailles. Ils revinrent à tierce,

bredouilles.

Guillaume me dit que nous n’aurions pu faire mieux.

Il fallait attendre les é vé nements. Et il se rendit aux

forges, s’entretenant en une conversation serré e avec

Nicolas, le maî tre verrier.

Moi je m’assis dans l’é glise, prè s du portail central,

tandis que se cé lé braient les messes. Ainsi pieusement je

m’endormis, et un long temps, car il paraî t que les jeunes

ont besoin de sommeil plus que les vieux, qui pour leur

part ont dé jà tant dormi et s’apprê tent à dormir pour

l'é ternité.

 

Troisiè me jour

TIERCE

Où Adso ré flé chit dans le scriptorium à l’histoire de son

ordre et au destin des livres.

Je sortis de l’é glise moins fatigué mais avec l’esprit

confus, parce que le corps ne jouit d’un repos tranquille

que dans les heures nocturnes. Je montai dans le

scriptorium, demandai l’autorisation à Malachie et

commenç ai à feuilleter le catalogue. Et alors que je jetais

des regards distraits aux feuillets qui me passaient sous

les yeux, en ré alité j’observais les moines.

Je fus frappé du calme et de la sé ré nité qui leur

permettaient de s’absorber dans leur travail, comme si un

de leurs frè res n’é tait pas fé brilement recherché dans

toute l’enceinte et deux autres n’avaient pas dé jà disparu

dans des circonstances é pouvantables. Voilà, me dis-je, la

grandeur de notre ordre: pendant des siè cles et des

siè cles des hommes tels que ceux-ci ont vu faire irruption

la tourbe des barbares, saccager leurs abbayes, s’abî mer

les rè gnes dans des tourbillons de feu, et cependant ils ont

continué à lire à fleur de lè vres des mots qui se

transmettaient depuis des siè cles et qu’eux

transmettaient aux siè cles à venir. Ils ont continué à lire

et à copier alors que s’approchait le millé naire, pourquoi

ne devraient-ils pas continuer de mê me à pré sent?

La veille, Bence nous avait dit qu’il aurait é té disposé

à commettre un pé ché pour prix d’un livre rare. Il ne

mentait ni ne plaisantait. Un moine devrait certes aimer

ses livres avec humilité, en les choyant sans viser à la

gloire de sa propre curiosité : mais ce que la tentation de

l’adultè re est pour les laï cs et ce que le dé sir inapaisé des

richesses est pour les ecclé siastiques sé culiers, la

sé duction de la connaissance l’est pour les moines.

Je feuilletai le catalogue et devant mes yeux dansa

une fê te de titres mysté rieux: Quinti Sereni de

medicamentis, Phaenomena, Liber Aesopi de natura

animalium, Liber Aethici peronymt de cosmographia,

Libri trè s quos Arculphus episcopus Adamnano escipiente

de locis sanctis ultramarinis designavit

conscribendos, Libellus Q. Iulii Hilarionis de origine

mundi, Solini Polyshistor de situ orbis terrarum et

mirabilibus, Almagesthus{148}... Point ne m’é tonnait que le

mystè re des crimes tournâ t autour de la bibliothè que.

mystè re des crimes tournâ t autour de la bibliothè que.

Pour ces hommes voué s à l’é criture, la bibliothè que é tait à

la fois la Jé rusalem cé leste et un monde souterrain aux

confins de la terre inconnue et des enfers. Ils é taient

dominé s par la bibliothè que, par ses promesses et par ses

interdits. Ils vivaient avec elle, pour elle et peut-ê tre

contre elle, dans l’espoir coupable d’en violer un jour tous

les secrets. Pourquoi n’auraient-ils pas dû risquer la mort

pour satisfaire une curiosité de leur esprit, ou tuer pour

empê cher que quelqu’un ne s’appropriâ t un de leurs

secrets jalousement gardé s?

Tentations, certes, orgueil de l’esprit. Bien diffé rent

é tait le moine copiste imaginé par notre saint fondateur,

capable de copier sans comprendre, abandonné à la

volonté de Dieu, é crivant parce que orant et orant en tant

qu’é crivant. Pourquoi n’en allait-il plus ainsi? Oh, notre

ordre n’avait certes pas le privilè ge des dé gé né rations! Il

é tait devenu trop puissant, ses abbé s rivalisaient avec les

rois, n’avais-je pas en Abbon l’exemple d’un monarque

qui, avec le faire d’un monarque, cherchait à mettre fin

aux controverses entre monarques? Mê me le savoir que

les abbayes avaient accumulé servait maintenant de

monnaie d’é change, raison d’orgueil, motif d’ostentation

et de prestige; ainsi que les chevaliers faisaient é talage de

leurs armures et é tendards, nos abbé s faisaient é talage de

leurs manuscrits enluminé s... Et d’autant plus (folie! ) que

nos monastè res avaient dé sormais perdu jusqu’à la palme

de la sagesse: les é coles cathé drales, les corporations

urbaines, les université s copiaient dé sormais les livres,

peut-ê tre davantage et mieux que nous, et en

produisaient de nouveaux – et là é tait peut-ê tre la cause

de tant de malheurs.

L’abbaye où je me trouvais é tait sans doute encore

la derniè re à pouvoir vanter son excellence dans la

production et la reproduction du savoir. Mais c’est peutê tre

justement pour cela que ses moines ne se

satisfaisaient plus de l’oeuvre sainte de la copie, ils

voulaient eux aussi produire de nouveaux complé ments

de la nature, poussé s par la convoitise de choses

nouvelles. Et, j’en eus confusé ment l’intuition à ce

moment-là (je le sais bien aujourd’hui, blanchi par les ans

et par l’expé rience), ils ne se rendaient pas compte

qu’ainsi faisant ils ratifiaient la ruine de cette excellence.

Car si ce nouveau savoir qu’ils voulaient produire avait

reflué librement hors de ces murailles, plus rien n’aurait

distingué ce lieu sacré d’une é cole cathé drale ou d’une

université citadine. En le gardant secret, il gardait au

contraire intacts son prestige et sa force, il n’é tait pas

corrompu par la dispute, par la suffisance

quodlibé tique{149} qui veut passer au crible du sic et non

chaque mystè re et chaque grandeur. Voilà, me dis-je, les

raisons du silence et de l’obscurité qui entourent la

bibliothè que, elle est ré serve de savoir mais elle ne peut

conserver ce savoir intact qu’en l’empê chant de parvenir

à quiconque, fû t-ce aux moines mê mes. Le savoir n’est

pas comme la monnaie, qui reste physiquement intacte

mê me à travers les plus infâ mes é changes: il est plutô t

comme un habit superbe, qui se râ pe à l’usage et par

l’ostentation. N’en va-t-il pas ainsi pour le livre mê me,

dont les pages s’effritent, les encres et les ors se font

opaques, si trop de mains le touchent? À quelques pas de

moi, je voyais Pacifico de Tivoli qui parcourait un volume

ancien dont les feuilles s’é taient comme collé es l’une à

l’autre sous l’effet de l’humidité. De sa langue il mouillait

son index et son pouce pour feuilleter l’ouvrage, et à

chaque contact de sa salive ces pages perdaient de leur

vigueur, les ouvrir voulait dire les plier, les offrir à la

sé vè re action de l’air et de la poussiè re, qui corroderaient

les fines rides dont le parchemin s’innervait sous l’effort,

produiraient de nouvelles moisissures là où la salive avait

assoupli, mais affaibli le coin de la feuille. Comme un excè s

de douceur rend mou et inhabile le guerrier, cet excè s

d’amour possessif et curieux pré disposerait le livre à la

maladie destiné e à le tuer.

Qu’aurait-il fallu faire? Cesser de lire, conserver

seulement? Mes craintes é taient-elles justes? Qu’aurait

dit mon maî tre?

Pas trè s loin de moi, je vis un rubricaire, Magnus de

Iona, qui avait terminé de frotter une peau avec une

pierre ponce et l’adoucissait à la craie, pour en polir

ensuite la surface avec la plane. Un autre à cô té de lui,

Raban de Tolè de, avait fixé le parchemin à sa table, en

marquant les marges de lé gers trous laté raux des deux

cô té s, entre lesquels maintenant il tirait avec un stylet de

mé tal des lignes horizontales trè s fines. Bientô t les deux

feuilles se couvriraient de couleurs et de formes, la page

deviendrait comme un reliquaire, é tincelante de gemmes

enchâ ssé es dans ce qui deviendrait par la suite le pieux

tissu de l’é criture. Ces deux frè res, me dis- je, sont en

train de vivre leurs heures de paradis sur la terre. Ils

produisaient de nouveaux livres, pareils à ceux que le

temps dé truirait ensuite inexorablement... Or donc la

bibliothè que ne pouvait ê tre menacé e par aucune force

terrestre, or donc elle é tait une chose vivante... Mais si

elle é tait vivante, pourquoi ne devait- elle pas s’ouvrir au

risque de la connaissance? É tait-ce là ce que voulait

Bence et que peut-ê tre avait voulu Venantius?

Je ressentis quelque confusion et de la crainte à ces

pensé es. Sans doute ne convenaient-elles pas à un novice

qui se devait uniquement de suivre avec scrupule et

humilité la rè gle, pendant toutes les anné es à venir – ce

que j’ai fait d’ailleurs, sans me poser d’autres questions,

tandis qu’autour de moi de plus en plus le monde

sombrait dans une tempê te de sang et de folie.

C’é tait l’heure du repas matutinal, et je me rendis aux

cuisines où j’é tais devenu l’ami des cuisiniers, qui me

donnè rent quelques-uns des meilleurs morceaux.

 

Troisiè me jour

SEXTE

Où Adso reç oit les confidences de Salvatore, qu’on ne peut

ré sumer en quelques mots, mais qui lui inspirè rent bien

des mé ditations inquiè tes.

Tandis que je mangeais, je vis, é videmment ré concilié

avec le cuisinier, Salvatore qui, dans un coin, dé vorait un

pâ té de viande de mouton. Il mangeait comme il n’avait

jamais mangé de sa vie, ne laissant rien tomber pas mê me

une miette, et il paraissait rendre grâ ce à Dieu pour cet

é vé nement extraordinaire.

Il me fit un clin d’oeil et me dit, dans son langage

bizarre, qu’il mangeait pour toutes les anné es où il avait

jeû né. Je l’interrogeai. Il me raconta son enfance de

douleurs dans un village où l’air é tait mauvais, les pluies

trè s fré quentes, et où les champs pourrissaient tandis que

l’atmosphè re é tait vicié e par des miasmes mortifè res. Il y

eut, d’aprè s ce que je compris, des alluvions pendant des

saisons et des saisons, au point que les champs n’avaient

plus de sillons et qu’avec un boisseau de semence on

faisait un setier, et puis le setier se ré duisait encore à

presque rien. Les seigneurs aussi avaient des faces

blanches comme les pauvres encore que, observa

Salvatore, les pauvres mourussent davantage que les

seigneurs, sans doute (observa-t-il avec un sourire) parce

qu’ils é taient en plus grand nombre... Un setier coû tait

quinze sous, un boisseau soixante sous, les pré dicateurs

annonç aient la fin des temps, mais les gé niteurs et les

aï eux de Salvatore se rappelaient que ç a n’é tait pas la

premiè re fois, tant et si bien qu’ils en avaient tiré la

conclusion que les temps é taient toujours sur le point de

finir. Et ainsi quand ils eurent mangé toutes les charognes

des oiseaux, et tous les animaux immondes qu’on pouvait

trouver, le bruit courut que quelqu’un dans le village

commenç ait à dé terrer les morts. Salvatore expliquait

avec beaucoup de verve, avec des faç ons d’histrion,

comment avaient accoutumé de faire ces « homè nes

malissimes{150} » qui creusaient avec leurs doigts sous la

terre des cimetiè res, le lendemain des funé railles.

« Gnam! » disait-il, et il plantait les dents dans son pâ té

de mouton, mais moi je voyais sur son visage la grimace

du dé sespé ré qui mangeait le cadavre. Et puis, non

contents de creuser en terre consacré e, certains pires que

les autres, comme des voleurs de grand chemin, se

tapissaient dans la forê t et surprenaient les passants.

« Zac! » disait Salvatore, le couteau à la gorge et

« Gnam! » Et les derniers des derniers appâ taient les

enfants, avec un oeuf ou une pomme, et ils en faisaient un

carnage, toutefois, comme Salvatore me pré cisa avec un

grand sé rieux, en les cuisant d’abord. Il raconta l’histoire

de l’homme qui arriva dans son village en vendant de la

viande cuite pour quelques sous et tous les gens ne

ré ussissaient pas à se convaincre de cette aubaine, puis le

prê tre dit qu’il s’agissait de chair humaine, et l’homme fut

ré duit en bouillie par la foule enragé e. Mais la nuit mê me

un quidam du village alla creuser la fosse de l’assassiné et

mangea de la chair du cannibale, si bien que, lorsqu’il fut

dé couvert, le village le condamna à mort lui aussi.

Salvatore ne me raconta pas seulement cette

histoire. À mots tronqué s, m’obligeant à me rappeler le

peu que je savais de provenç al et de dialectes italiens, il

me fit l’histoire de sa fuite de son village natal, et de son

errance par le monde. Et dans son ré cit je reconnus

beaucoup d’errants dé jà connus ou rencontré s le long de

notre route, et beaucoup d’autres, que je connus aprè s, je

les reconnais à pré sent, à telle enseigne que je ne suis plus

certain, avec le temps, de ne pas lui attribuer aventures

et crimes appartenant à d’autres qui l’ont pré cé dé ou

suivi et s’aplatissent à pré sent dans mon esprit las pour

dessiner une seule image, par la force de l’imagination

pré cisé ment, laquelle unissant le souvenir de l’or à celui

de la montagne, sait composer l’idé e d’une montagne d’or.

Souvent au cours du voyage j’avais entendu

Guillaume nommer les simples, terme par lequel certains

de ses frè res dé signaient non seulement le peuple, mais

en mê me temps les illettré s. Expression qui me sembla

toujours gé né rique, car dans les villes italiennes j’avais

rencontré des marchands et des artisans qui n’é taient

point grands clercs sans toutefois ê tre illettré s, mê me si

leurs connaissances se manifestaient à travers l’usage de

la langue vulgaire. Et, il faut le dire, certains des tyrans

qui gouvernaient en ce temps-là la pé ninsule é taient de la

plus grande ignorance en matiè re de science thé ologique,

et mé dicale, et de logique, et de latin, mais ils n’é taient

certes pas des simples ou des ingé nus. C’est pourquoi je

crois que mon maî tre aussi, quand il parlait des simples,

se servait d’un concept plutô t simple. Mais, aucun doute à

cela, Salvatore é tait un simple, il provenait d’un coin de

campagne é prouvé, depuis des siè cles, par la famine et la

pré potence des seigneurs fé odaux. C’é tait un simple, mais

ce n’é tait pas un sot. Il aspirait à un monde diffé rent, qui,

aux temps où il s’enfuit loin des siens, selon qu’il me dit,

prenait l’aspect du pays de Cocagne, où sur les arbres

suintants de miel, s’é panouissent des faisselles pleines de

fromage et des andouillettes parfumé es.

Poussé par cette espé rance, refusant presque de

reconnaî tre ce monde comme une vallé e de larmes où

(comme on me l’a enseigné ) l’injustice mê me a é té

pré disposé e par la Providence pour maintenir l’é quilibre

des choses, en raison de quoi souvent son dessein nous

é chappe, Salvatore traversa maintes contré es, depuis son



  

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