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LE NOM DE LA ROSE 18 страницаpour tout le reste de l’é crit. Par exemple, ici Venantius a certainement noté la clef pour pé né trer dans le finis Africae. Si j’essaie de penser que le message parle de cela, voilà qu’à l’improviste un rythme m’é claire... Essaie de regarder les trois premiers mots, ne tiens pas compte des lettres, considè re seulement le nombre des signes... IIIIIIII IIIII IIIIIII... Maintenant, essaie de les diviser en syllabes d’au moins deux signes chacune, et ré cite à voix haute: ta-ta-ta, ta-ta, ta-ta-ta... Cela ne te rappelle rien? — À moi non. — Et à moi si. Secretum finis Africae{129}... Mais s’il en allait ainsi, le dernier mot devrait avoir la premiè re et la sixiè me lettre é gale, et de fait c’est ainsi, voilà deux fois le symbole de la Terre. Et la premiè re lettre du premier mot, le S, devrait ê tre identique à la derniè re du second: et de fait, voilà ré pé té le signe de la Vierge. C’est peutê tre la bonne voie. Il pourrait aussi ne s’agir que d’une sé rie de coï ncidences. Il faut trouver une rè gle de correspondance... — La trouver où ? — Dans sa tê te. L’inventer. Et puis contrô ler si c’est la bonne. Cependant entre un essai et un autre, le jeu pourrait me prendre une journé e entiè re. Pas davantage, car – souviens-toi – il n’y a aucune é criture secrè te qui ne puisse ê tre dé chiffré e avec un peu de patience. Mais à pré sent nous risquons de trop nous attarder et nous voulons visiter la bibliothè que. D’autant que sans verres je ne ré ussirai jamais à lire la seconde partie du message, et toi tu ne peux m’aider parce que ces signes, à tes yeux... — Graecum est, non legitur{130}, complé tai-je humilié. Justement, et tu vois que Bacon avait raison. É tudie! Mais ne perdons pas courage. Remisons le parchemin et tes notes, et montons à la bibliothè que. Car ce soir, dix lé gions infernales mê me ne parviendront pas à nous retenir. » Je fis le signe de la croix. « Mais qui a bien pu nous pré cé der ici? Bence? — Bence brû lait de l’envie de savoir ce qu’il y avait dans les affaires de Venantius, mais il ne me semblait pas avoir la tê te à nous jouer des tours aussi malicieux. Au fond il nous avait proposé une alliance, et puis il m’avait l’air de manquer de courage pour entrer la nuit dans l’É difice. — Alors Bé renger? Ou Malachie? — Bé renger m’a tout l’air d’avoir la trempe de faire des choses de ce genre-là. Au fond il est coresponsable de la bibliothè que, il est rongé par le remords d’en avoir trahi quelque secret, il jugeait que Venantius avait distrait ce livre et voulait sans doute le reporter à la place d’où il vient. Il n’a pas ré ussi à monter, à pré sent il cache le volume quelque part et nous pourrons le cueillir sur le fait, si Dieu nous assiste, quand il tentera de le remettre en place. — Mais ce pourrait ê tre aussi Malachie, mû par les mê mes intentions. — Je ne pense pas. Malachie avait eu tout le temps qu’il voulait pour farfouiller dans la table de Venantius quand il est resté seul pour fermer l’É difice. Je le savais trè s bien et je n’avais pas moyen de l’é viter. À pré sent nous savons qu’il ne l’a pas fait. Et si tu y ré flé chis bien, nous n’avons pas de motif pour soupç onner que Malachie savait que Venantius é tait entré dans la bibliothè que en y dé robant quelque chose. C’est ce que savent Bé renger et Bence, c’est ce que nous savons toi et moi. À la suite de la confession d’Adelme, Jorge pourrait le savoir, mais ce n’é tait certes pas lui, l’homme qui se pré cipitait avec une telle fougue dans l’escalier à vis... — Alors ou Bé renger ou Bence?... — Et pourquoi pas Pacifico de Tivoli ou un autre des moines que nous avons vus ici aujourd’hui? Ou Nicolas Le Verrier, qui sait bien l’existence de mes lunettes? Ou ce curieux personnage de Salvatore, qui, nous a-t-on dit, rô de la nuit à la recherche de qui sait quoi? Nous devons veiller à ne point restreindre le champ des suspects simplement parce que les ré vé lations de Bence nous ont orienté s dans une seule direction. Bence voulait peut-ê tre nous embrouiller. — Mais il vous a paru sincè re. — Certes. Souviens-toi pourtant que le premier devoir d’un bon inquisiteur, c’est celui de soupç onner d’abord ceux qui te semblent sincè res. — Damné travail que celui d’inquisiteur, dis-je. — C’est bien pour ç a que je l’ai abandonné. Et comme tu vois, il me faut le reprendre. Mais du coeur! À la bibliothè que! » Deuxiè me jour NUIT Où l’on pé nè tre enfin dans le labyrinthe, l’on a d’é tranges visions et, comme il arrive dans les labyrinthes, on s’y perd. Nous remontâ mes au scriptorium, cette fois par l’escalier oriental, qui donnait aussi accè s à l’é tage interdit, la lampe haute devant nous. Moi je songeais aux paroles d’Alinardo sur le labyrinthe et je m’attendais à des choses é pouvantables. Je fus surpris, quand nous é mergeâ mes dans le lieu où nous n’aurions pas dû entrer, de me trouver dans une salle à sept cô té s, pas trè s vaste, dé nué e de fenê tres, où ré gnait, comme du reste dans tout l’é tage, une forte odeur de renfermé et de moisissure. Rien de terrifiant. La salle, dis-je, avait sept parois, mais sur quatre d’entre elles seulement s’ouvrait, entre deux colonnettes encastré es dans le mur, un passage assez large surmonté d’un arc en plein cintre. Le long des parois aveugles s’adossaient d’é normes armoires, chargé es de livres disposé s avec ré gularité. Les armoires portaient une é tiquette numé roté e, ainsi que chacune de leurs é tagè res: d’é vidence, les mê mes numé ros que nous avions vus dans le catalogue. Au milieu de la piè ce, une table, elle aussi remplie de livres. Sur tous les volumes un voile assez lé ger de poussiè re, signe que les livres é taient nettoyé s avec une certaine fré quence. Par terre non plus, il ne traî nait aucune saleté. Au-dessus de l’arc d’une des portes, un cartouche, peint à mê me le mur, qui portait les mots: Apocalypsis Iesu Christi{131}. Il ne paraissait pas dé fraî chi, mê me si les caractè res é taient anciens. Nous nous aperç û mes aprè s, dans les autres piè ces aussi, que ces cartouches é taient en vé rité gravé e dans la pierre, et plutô t profondé ment, et puis les cavité s avaient é té emplies de peinture, comme on fait pour peindre à fresque les é glises. Nous franchî mes l’un des passages. Nous nous trouvâ mes dans une autre piè ce, où s’ouvrait une fenê tre, qui au lieu de panneaux de verre portait des plaques d’albâ tre, avec deux parois pleines et un arc, du mê me type que celui par où nous venions de passer, qui desservait une autre piè ce, laquelle avait deux parois pleines elles aussi, une avec fenê tre, et une autre porte qui s’ouvrait devant nous. Dans les deux piè ces, deux cartouches semblables par leur forme au premier que nous avions vu, mais avec d’autres mots. Le cartouche de la premiè re disait: Super thronos viginti quatuor{132}, celui de la seconde: Nomen illi mors{133}. Pour le reste, mê me si les deux piè ces é taient plus petites que celle par où nous é tions entré s dans la bibliothè que (de fait celle-là é tait heptagonale et ces deux derniè res rectangulaires), l’ameublement é tait le mê me: armoires avec des livres et table centrale. Nous accé dâ mes à la troisiè me piè ce. Elle é tait vide de livres et sans cartouche. Sous la fenê tre, un autel de pierre. Il y avait trois portes, une par où nous é tions entré s, l’autre qui donnait sur la piè ce heptagonale dé jà visité e, une troisiè me qui nous introduisit dans une nouvelle piè ce, à peu prè s pareille aux autres, sauf pour le cartouche qui disait: Obscuratus est sol et aer{134}. D’ici on passait à une nouvelle piè ce, dont le cartouche disait: Facta est grando et ignis{135}; elle é tait sans porte, autrement dit, arrivé s à cette piè ce, on ne pouvait plus aller de l’avant et il fallait revenir sur ses pas. « Raisonnons, dit Guillaume. Cinq piè ces quadrangulaires ou vaguement trapé zoï dales, avec une fenê tre chacune, qui tournent autour d’une piè ce heptagonale sans fenê tre desservie par l’escalier. Cela me semble é lé mentaire. Nous sommes dans la tour orientale, chaque tour pré sente de l’exté rieur cinq fenê tres et cinq cô té s. Le compte y est. La piè ce vide est pré cisé ment celle qui regarde à l’orient, dans la mê me direction que le choeur de l’é glise, la lumiè re du soleil à l’aube é claire l’autel, ce qui me semble juste et saint. L’unique idé e astucieuse me semble celle des plaques d’albâ tre. Le jour elles filtrent une belle lumiè re, la nuit elles ne laissent transparaî tre pas mê me les rayons de la lune. Ce n’est aprè s tout pas un grand labyrinthe. Voyons à pré sent où mè nent les deux autres portes de la piè ce heptagonale. Je crois que nous nous orienterons aisé ment. » Mon maî tre se trompait et les constructeurs de la bibliothè que avaient é té plus habiles que nous ne croyions. Je n’arrive pas bien à m’expliquer ce qui se passa, mais comme nous quittions la tour, l’ordre des piè ces se fit plus confus. Certaines avaient deux, d’autres trois-portes. Toutes avaient une fenê tre, mê me celles où nous nous engagions en partant d’une piè ce avec fenê tre et en pensant aller vers l’inté rieur de l’É difice. Chacune avait toujours le mê me type d’armoires et de tables, les volumes entassé s en bon ordre paraissaient tous pareils et ne nous aidaient certes pas à reconnaî tre le lieu d’un coup d’oeil. Nous tentâ mes de nous orienter avec les cartouches. Une fois nous avions traversé une piè ce où é tait é crit: In diebus illis{136}, et aprè s plusieurs tours il nous sembla y ê tre revenus. Mais nous nous souvenions que la porte devant la fenê tre desservait une piè ce où é tait é crit: Primogenitus mortuorum{137}, tandis qu’à pré sent nous en trouvions une autre qui disait de nouveau: Apocalypsis Iesu Christi, et ce n’é tait pas la salle heptagonale d’où nous é tions partis. Ce fait nous convainquit que parfois les cartouches se ré pé taient é gaux dans des piè ces diffé rentes. Nous trouvâ mes deux piè ces avec Cecidit de coelo Stella magna{138}. D’où provenaient les phrases des cartouches, cela ne laissait aucun doute: il s’agissait de versets de l’Apocalypse de Jean; en revanche, ni la raison de leur exposition sur les murs, ni la logique de leur disposition n’é taient le moins du monde claires. Et pour accroî tre notre confusion, nous relevâ mes que certains cartouches, peu nombreux, é taient de couleur rouge au lieu d’ê tre en noir. À un moment donné, nous nous retrouvâ mes dans la salle heptagonale de dé part (reconnaissable, car l’escalier y ouvrait son orifice), et nous reprî mes notre exploration vers notre droite en cherchant d’aller droit de piè ce en piè ce. Nous passâ mes par trois piè ces et puis nous trouvâ mes devant une paroi fermé e. L’unique passage desservait une nouvelle piè ce qui n’avait qu’une autre porte, au sortir de laquelle nous parcourû mes quatre autres piè ces et nous trouvâ mes à nouveau devant un mur orbe. Nous revî nmes à la piè ce pré cé dente qui avait deux sorties, prî mes celle que nous n’avions pas encore essayé e, passâ mes dans une nouvelle piè ce, et nous retrouvâ mes dans la salle heptagonale de dé part. « Comment s’appelait la derniè re piè ce d’où nous avons rebroussé chemin? » demanda Guillaume. Je fis un effort de mé moire: « Equus albus{139}. — Bien, retrouvons-la. » Et ce fut facile. De là, si l’on ne voulait pas revenir sur ses pas, il n’y avait qu’à passer à la piè ce dite Gratia vobis et pax{140}, et de là à droite il nous sembla dé couvrir un nouveau passage qui ne nous obligerait pas à faire marche arriè re. En effet, nous trouvâ mes encore: In diebus illis et Primogenitus mortuorum (é taient-ce les mê mes piè ces que nous venions peu auparavant de traverser? ), mais nous parvî nmes enfin dans une piè ce que nous n’avions pas l’impression d’avoir encore visité e: Tertia pars terrae combusta est{141}. Cependant, arrivé s là, nous ne savions plus où nous é tions par rapport à la tour orientale. Ma lampe tendue à bout de bras, je m’aventurai dans les piè ces suivantes. Un gé ant de proportions menaç antes, au corps onduleux et fluctuant comme celui d’un fantô me, vint à ma rencontre. « Un diable! » criai-je, et il s’en fallut de peu que la lampe m’é chappâ t alors que je faisais une brusque volteface et me ré fugiais dans les bras de Guillaume. Celui-ci me prit la lampe des mains et, m’é cartant, s’avanç a avec une dé cision qui me parut sublime. Il vit lui aussi quelque chose, parce qu’il recula soudainement. Puis il s’avanç a de nouveau et é leva la lampe. Il é clata de rire. « Vraiment ingé nieux. Un miroir! — Un miroir? — Oui, mon vaillant guerrier. Tu t’es lancé avec tant de courage sur un ennemi vé ritable, il y a peu, dans le scriptorium, et maintenant tu as peur devant ta propre image. Un miroir, qui te renvoie ton image grandie et dé jeté e. » Il me prit par la main et me conduisit en face de la paroi qui regardait l’entré e de la piè ce. Sur une plaque de verre ondulé, maintenant que la lampe l’é clairait de plus prè s, je vis nos deux images grotesquement alté ré es, qui changeaient de forme et de hauteur selon qu’on s’approchait ou qu’on s’é loignait. « Il te faudra lire aussi quelque traité d’optique, dit Guillaume amusé, comme ont dû sû rement en lire les fondateurs de la bibliothè que. Les meilleurs sont ceux des Arabes. Alhazen composa un traité De aspectibus{142} où, avec des dé monstrations gé omé triques pré cises, il a parlé de la force des miroirs. Certains d’entre eux, selon la faç on dont est modulé e leur surface, peuvent agrandir les choses les plus minuscules (et en va-t-il autrement de mes verres? ), d’autres font apparaî tre les images renversé es, ou obliques, ou montrent deux objets au lieu d’un, et quatre au lieu de deux. D’autres encore, comme celui-ci, font d’un nain un gé ant ou d’un gé ant un nain. — Seigneur Dieu! dis-je. Ce sont donc là les visions qu’on dit avoir eues dans la bibliothè que? — Peut-ê tre. Une idé e vraiment ingé nieuse. » Il lut le cartouche sur le mur, au-dessus du miroir: Super thronos viginti quatuor. « Nous l’avons dé jà trouvé, mais c’é tait une salle sans miroir. Et celle-ci, entre autres, n’a point de fenê tres, tout en é tant heptagonale. Où sommesnous ? » Il jeta un regard circulaire et s’approcha d’une armoire: « Adso, sans ces sacré s oculi ad legendum{143} je ne parviens pas à comprendre ce qui est é crit sur ces livres. Lis-moi quelques titres. » Je pris un livre au hasard: « Maî tre, il n’est pas é crit! — Comment? Je vois qu’il est é crit, que lis-tu? — Je ne lis pas. Ce ne sont pas des lettres de l’alphabet et ce n’est pas du grec, je le reconnaî trais. On dirait des vermisseaux, des serpenteaux, des chiures de mouche... — Ah, c’est de l’arabe. Il y en a d’autres comme ç a? — Oui, plusieurs. Mais en voilà un en latin, s’il plaî t à Dieu. Al... Al Kuwarizmi, Tabulae. — Les tables astronomiques d’Al Kuwarizmi, traduites par Adé lard de Bath! Ouvrage d’une grande rareté ! Continue. — Isa ibn Ali, De oculis, Alkindi, De radiis stellatis... — À pré sent, regarde sur la table. » J’ouvris un grand volume qui se trouvait sur la table, un De bestiis{144}. Je tombai sur une page finement enluminé e où é tait repré senté un trè s bel unicorne. « Belle facture, commenta Guillaume qui ré ussissait à bien voir les images. Et celui-ci? » Je lus: « Liber monstrorum de diversis generibus{145}. Celui-là aussi avec de belles images, mais elles me semblent plus anciennes. » Guillaume inclina son visage sur le texte: « Enluminé par des moines irlandais, il y a au moins cinq siè cles. Le livre de l’unicorne est en revanche beaucoup plus ré cent, il me paraî t de facture franç aise. » Une fois de plus, j’admirai la science de mon maî tre. Nous entrâ mes dans la piè ce suivante et parcourû mes une enfilade de trois piè ces, toutes avec fenê tre, et toutes pleines de volumes en langues inconnues, plus quelques textes de sciences occultes, et nous arrivâ mes à un mur qui nous contraignit à revenir sur nos pas, parce que les cinq derniè res piè ces pé né traient les unes dans les autres sans nous offrir d’autres sorties. « D’aprè s l’inclinaison des murs, nous devrions ê tre dans le pentagone d’une autre tour, dit Guillaume, pourtant il n’y a pas de salle heptagonale centrale, peutê tre nous trompons-nous. — Mais les fenê tres? dis-je. Comment peut-il y avoir tant de fenê tres? Impossible que toutes les piè ces donnent sur l’exté rieur. — Tu oublies le puits central, quantité de verriè res que nous avons vues sont de celles qui donnent sur l’octogone du puits. S’il faisait jour, la diffé rence de la lumiè re nous dirait quelles sont les verriè res exté rieures et quelles les inté rieures, et peut-ê tre mê me nous ré vé lerait la position de la piè ce par rapport au soleil. Mais la nuit, on ne relè ve aucune diffé rence. Revenons en arriè re. » Nous revî nmes dans la piè ce du miroir et nous repliâ mes vers la troisiè me porte par laquelle il nous semblait n’ê tre pas encore passé. Nous vî mes devant nous une enfilade de trois ou quatre piè ces, et vers la derniè re nous entrevî mes une lueur. « Il y a quelqu’un! m’exclamai-je d’une voix é touffé e. — S’il y a quelqu’un, il a dé jà vu notre lampe », dit Guillaume en couvrant cependant la flamme de sa main. Nous restâ mes sans bouger une minute ou deux. La lueur continuait à osciller lé gè rement, mais sans qu’elle se fî t plus forte ni plus faible. « Ce n’est peut-ê tre qu’une lampe, dit Guillaume, de celles qu’on place pour convaincre les moines que la bibliothè que est habité e par les â mes des tré passé s. Mais il faut en avoir le coeur net. Toi, reste ici en couvrant la lampe, moi je vais de l’avant avec prudence. » Encore honteux de ma piè tre figure devant le miroir, je voulus me racheter aux yeux de Guillaume: « Non, j’y vais moi, dis-je, vous, restez ici. À peine me rendrai-je compte qu’il n’y a point de risque, je vous appellerai. » Aussitô t dit, aussitô t fait. J’avanç ai à travers trois piè ces en rasant les murs, lé ger comme un chat (ou comme un novice qui descendrait aux cuisines voler du fromage dans la dé pense, entreprise où j’excellais à Melk). J’arrivai au seuil du lieu d’où provenait la lueur, trè s faible, en me glissant à l’abri de la colonne qui servait de portant droit et je lorgnai dans la piè ce. Il n’y avait personne. Une espè ce de lampe é tait posé e sur la table, allumé e, elle charbonnait. Ce n’é tait pas une lampe comme la nô tre, elle ressemblait plutô t à un encensoir dé couvert, elle ne faisait pas de flamme, mais une cendre lé gè re couvait en brû lant quelque chose. Je me fis courage et j’entrai. Sur la table à cô té de l’encensoir se trouvait ouvert un livre aux couleurs vives. Je m’approchai et aperç us sur la page quatre bandes de couleur diffé rente, jaune, cinabre, bleu turquin et terre brû lé e. S’y dé tachait une bê te horrible à voir, un grand dragon avec dix tê tes qui de sa queue entraî nait à sa suite les é toiles du ciel et les faisait s’abî mer sur la terre. Et soudain je vis le dragon se multiplier, et la matiè re corné e de sa peau devenir comme une selve de plates rutilantes qui se dé tachè rent de la feuille et vinrent tourner autour de ma tê te. Je me renversai en arriè re et vis le plafond de la piè ce qui s’inclinait et descendait sur moi, puis j’entendis comme le sifflement de mille serpents, mais pas effrayant, quasi sé duisant, et une femme apparut nimbé e de lumiè re qui approcha son visage du mien jusqu’à me faire sentir son souffle. Je l’é loignai de mes mains tendues et j’eus l’impression que mes doigts touchaient les livres de l’armoire d’en face, ou que ceux-ci grandissaient dé mesuré ment. Je ne me rendais plus compte où j’é tais, et où é tait la terre et où le ciel. Je vis Bé renger au centre de la piè ce, qui me fixait avec un sourire odieux, ruisselant de luxure. De mes mains je me couvris la face, et mes mains m’apparurent comme les pattes d’un crapaud, visqueuses et palmé es. Je criai, je crois, sentis un goû t acidulé dans ma bouche, puis je m’effondrai dans une nuit infinie, qui semblait s’ouvrir de plus en plus sous moi, et plus rien ne sus. Je me ré veillai aprè s une pé riode de temps qui me fit l’impression de siè cles, en sentant des coups qui me ré sonnaient dans la tê te. J’é tais allongé sur le sol et Guillaume me donnait des claques sur les joues. Je n’é tais plus dans la piè ce aventureuse et mes yeux aperç urent un cartouche qui disait: Requiescant a laboribus suis{146}. « Allons allons, Adso, me murmurait Guillaume. Ce n’est rien... — Les choses... dis-je encore divaguant. Là -bas, la Bê te... — Point de bê te. Je t’ai trouvé qui dé lirais au pied d’une table où se trouvait une belle apocalypse mozarabique, ouverte à la page de la mulier amicta sole{147} qui affronte le dragon. Mais je me suis aperç u d’aprè s l’odeur que tu avais respiré quelque chose de mauvais et je t’ai aussitô t emporté. Moi aussi, j’ai mal à la tê te. — Mais qu’ai-je vu? — Tu n’as rien vu. C’est que là -bas, ils brû laient des substances capables de donner des visions, j’ai reconnu l’odeur, c’est une chose arabe, peut-ê tre la mê me que le Vieillard de la Montagne donnait à humer à ses assassins avant de les pousser à leurs entreprises. Et voilà, nous avons expliqué le mystè re des visions. Quelqu’un dé pose des herbes magiques pendant la nuit pour convaincre les visiteurs inopportuns que la bibliothè que est proté gé e par des pré sences diaboliques. Qu’as-tu é prouvé, au juste? » Confusé ment, selon qu’il m’en souvenait, je lui racontai ma vision, et Guillaume rit: « Pour la moitié, tu grossissais ce que tu avais aperç u dans le livre, et pour l’autre moitié tu laissais parler tes dé sirs et tes peurs. Ce sont là les opé rations qu’activent de pareilles herbes. Demain, il faudra en parler avec Sé verin, je pense qu’il en sait plus long qu’il ne veut nous faire accroire. Il s’agit d’herbes, rien que d’herbes, sans besoin de ces pré parations dont nous parlait le verrier. Herbes, miroirs... Ce lieu du savoir interdit est dé fendu par de nombreuses et fort savantes inventions. La science utilisé e pour occulter au lieu d’é clairer. Je n’aime pas cela du tout. Un esprit pervers pré side à la sainte dé fense de la bibliothè que. Mais ce fut une nuité e pé nible, il faudra sortir, pour l’instant. Tu es bouleversé et tu as besoin d’eau et d’air frais. Inutile de chercher à ouvrir ces fenê tres, trop hautes et sans doute fermé es depuis des dizaines d’anné es. Comment ont-ils pu penser qu’Adelme s’est jeté d’ici? » Sortir, dit Guillaume. Comme si ç ’avait é té facile. Nous savions que la bibliothè que n’é tait accessible que
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