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LE NOM DE LA ROSE 17 страницаson dé sir d’en prendre connaissance. Mais sa dé termination de retourner là -haut, de nuit, sans trop savoir comment, é tait telle qu’il avait dé cidé de ne pas cré er d’incidents. Il couvait cependant d’é videntes pensé es de revanche qui, n’eussent- elles é té inspiré es, comme elles l’é taient, par la soif de vé rité, seraient apparues fort obstiné es et sans doute ré pré hensibles. Avant d’entrer dans le ré fectoire, nous fî mes encore une petite promenade dans le cloî tre, pour dissiper les vapeurs du sommeil à l’air froid du soir. Y dé ambulaient encore quelques moines en mé ditation. Dans le jardin donnant sur le cloî tre nous aperç û mes le trè s vieux Alinardo de Grottaferrata, qui, le corps imbé cile dé sormais, passait grande partie de sa journé e parmi les plantes, quand il n’é tait pas à prier dans l’é glise. Il paraissait ne pas sentir le froid, et restait assis sur le cô té exté rieur des arcades. Guillaume lui adressa des paroles de salut et le vieillard eut l’air heureux que quelqu’un s’entretî nt avec lui. « Journé e sereine, dit Guillaume. — Grâ ce à Dieu, ré pondit le vieillard. — Sereine dans le ciel, mais noire sur la terre. Vous connaissiez bien Venantius? — Venantius qui? » dit le vieillard. Puis une lumiè re passa dans ses yeux. « Ah, le garç on mort. La Bê te rô de dans l’abbaye... — Quelle bê te? — La grande Bê te qui surgit de la mer... Sept tê tes et dix cornes et sur ses cornes dix diadè mes et sur ses tê tes trois titres blasphé matoires. La Bê te qui ressemble à un lé opard, avec les pattes comme celles d’un ours et la gueule comme celle du lion... Moi je l’ai vue. — Où l’avez-vous vue? Dans la bibliothè que? — La bibliothè que? Pourquoi? Il y a des anné es que je ne vais plus dans le scriptorium et je n’ai jamais vu la bibliothè que. Personne ne va dans la bibliothè que. J’ai connu ceux qui montaient à la bibliothè que... — Qui, Malachie, Bé renger? — Oh non... » Le vieillard fit un petit rire gloussant. « Avant. Le bibliothé caire qui vint avant Malachie, il y a tant et tant d’anné es... — Qui é tait-ce? — Je ne me rappelle pas, il est mort, quand Malachie é tait encore jeune. C’est celui qui vint avant le maî tre de Malachie et qui é tait aide-bibliothé caire jeune quand moimê me j’é tais jeune... Mais dans la bibliothè que, je n’ai jamais mis les pieds. Labyrinthe... — La bibliothè que est un labyrinthe? — Hune mundum tipice laberinthus dé notâ t ille, ré cita le vieillard d’un air absorbé. Intranti largus, redeunti sed nimis artus{127}. La bibliothè que est un grand labyrinthe, signe du labyrinthe du monde. Tu entres et tu ne sais pas si tu en sortiras. Il ne faut pas violer les colonnes d’Hercule... — Donc vous ne savez pas comment on entre dans la bibliothè que quand les portes de l’É difice sont fermé es? — Oh si, rit le vieillard, beaucoup le savent. Tu passes par l’ossuaire. Tu peux passer par l’ossuaire, mais tu ne veux pas passer par l’ossuaire. Les moines morts veillent. — Ce sont eux les moines morts qui veillent, non pas ceux qui rô dent la nuit avec une lampe dans la bibliothè que? — Avec une lampe? » Le vieillard parut stupé fait. « Je n’ai jamais entendu cette histoire. Les moines morts se trouvent dans l’ossuaire, les os descendent petit à petit du cimetiè re et se ré unissent là pour garder le passage. Tu n’as jamais vu l’autel de la chapelle qui mè ne à l’ossuaire? — C’est la troisiè me chapelle à gauche aprè s le transept, n’est-ce pas? — La troisiè me? Peut-ê tre. C’est celle qui a la pierre de l’autel sculpté e de mille squelettes. Le quatriè me crâ ne à droite, enfonce dans les yeux... Et tu es dans l’ossuaire. Mais tu n’y vas pas, moi je n’y suis jamais allé. L’Abbé ne veut pas. — Et la Bê te, où avez-vous vu la Bê te? — La Bê te? Ah, l’Anté christ... Il s’apprê te à venir, le millé naire est é chu, nous l’attendons... — Mais le millé naire est é chu depuis trois cents ans, et alors il ne vint pas... — L’Anté christ ne vient pas aprè s que sont é chus les mille ans. Les mille ans é chus, commence le rè gne des justes, ensuite vient l’Anté christ pour confondre les justes, et puis ce sera la bataille finale... — Mais les justes ré gneront pendant mille ans, dit Guillaume, Ou ils ont ré gné depuis la mort de Christ jusqu’à la fin du premier millé naire, et par consé quent c’est alors que devait venir l’Anté christ, ou ils n’ont pas encore ré gné, et l’Anté christ est loin. — Le millé naire ne se calcule pas depuis la mort de Christ, mais depuis la donation de Constantin. Maintenant il y a mille ans... — Et alors prend fin le rè gne des justes? — Je ne le sais pas, je ne le sais plus... Je suis las. Le calcul est difficile. Le Bienheureux de Lié bana le fit, demande à Jorge, il est jeune lui, il a une bonne mé moire... Mais les temps sont mû rs. N’as- tu pas entendu les sept trompettes? — Pourquoi les sept trompettes? — N’as-tu pas vu comment est mort l’autre garç on, l’enlumineur? Le premier ange a soufflé, dans la premiè re trompette, alors de la grê le et du feu mê lé s de sang furent jeté s sur la terre... N’est-il pas mort dans la mer de sang, le deuxiè me garç on? Attention à la troisiè me trompette! Il mourra le tiers des cré atures vivant dans la mer. Dieu nous punit. Le monde tout autour de l’abbaye est infesté d’hé ré sies, on m’a dit que sur le trô ne de Rome est un pape pervers qui se sert des hosties à des fins né cromanciennes, et en nourrit ses murè nes... Et chez nous, quelqu’un a violé l’interdit, a brisé les sceaux du labyrinthe... — Qui vous l’a dit? — Je l’ai entendu, tous murmurent que le pé ché est entré dans l’abbaye. Tu as des pois chiches? » La question, adressé e à moi, me surprit. « Non, je n’ai pas de pois chiches, dis-je confus. — La prochaine fois, tu t’en muniras. Je les garde dans la bouche, tu vois ma pauvre bouche sans dents, jusqu’à ce qu’ils deviennent tout mous. Ils font saliver, aqua fons vitae{128}. Tu m’apporteras des pois chiches demain? — Demain je vous apporterai des pois chiches », lui dis-je. Mais il s’é tait assoupi. Nous le quittâ mes pour gagner le ré fectoire. « Que pensez-vous de ce qu’il a dit? demandai-je à mon maî tre. — Il jouit de la divine folie des centenaires. Difficile de distinguer le vrai du faux dans ses paroles. Mais je crois qu’il nous a dit quelque chose sur la faç on de pé né trer dans l’É difice. J’ai vu la chapelle d’où est sorti Malachie la nuit derniè re. Il y a vraiment un autel de pierre, et sur la base sont sculpté s des crâ nes; ce soir, nous tenterons. »
Deuxiè me jour COMPLIES Où l’on entre dans l’É difice, l’on dé couvre un visiteur mysté rieux, l’on trouve un message secret avec des signes de né cromant, et disparaî t, à peine trouvé, un livre qui sera ensuite recherché pendant bien d’autres chapitres, et, vicissitude qui n’est pas la derniè re, où l’on vole les pré cieux verres de Guillaume. Le souper fut triste et silencieux. Un peu plus de douze heures é taient passé es depuis qu’on avait dé couvert le cadavre de Venantius. Tous regardaient à la dé robé e sa place vide à table. Quand ce fut l’heure de complies, le cortè ge qui se rendit dans le choeur avait l’allure d’un dé filé funè bre. Nous participâ mes à l’office, placé s dans la nef et ne perdant pas de vue la troisiè me chapelle. L’é clairage é tait faible, et lorsque nous vî mes Malachie é merger de l’obscurité pour rejoindre sa stalle, nous ne pû mes comprendre d’où il sortait exactement. Par pré caution nous nous glissâ mes dans l’ombre, nous cachant dans la nef laté rale, pour que personne ne vî t que nous restions là, l’office terminé. J’avais dans mon scapulaire la lampe dé robé e à la cuisine pendant le souper. Nous l’allumerions ensuite au grand tré pied de bronze qui brû lait toute la nuit. J’apportais une mè che neuve, et beaucoup d’huile. Nous aurions de la lumiè re pour un long temps. J’é tais trop excité par ce que nous nous apprê tions à faire, pour accorder la moindre attention au rite, qui finit sans que je m’en aperç usse ou presque. Les moines rabattirent leur capuchon sur leur visage et sortirent en lente colonne pour se rendre dans leur cellule. L’é glise resta dé serte, é clairé e par les lueurs du tré pied. « Allons, dit Guillaume. Au travail. » Nous nous approchâ mes de la troisiè me chapelle. La base de l’autel é tait vraiment semblable à un ossuaire, une sé rie de crâ nes aux orbites vides et profondes inspirait la peur à qui les regardait, posé s comme ils apparaissaient dans l’admirable relief, sur un monceau de tibias. Guillaume ré pé ta à voix basse les paroles qu’il avait entendues de la bouche d’Alinardo (quatriè me crâ ne à droite, enfonce les yeux). Il introduisit les doigts dans les orbites de ce visage dé charné, et aussitô t nous entendî mes comme un grincement rauque. L’autel bougea, tournant sur un pivot secret, et laissa entrevoir une ouverture noire. Comme j’é levai ma lampe pour l’é clairer, nous aperç û mes des escaliers humides. Nous dé cidâ mes de les descendre, aprè s avoir discuté si nous devions refermer le passage derriè re nous. Il ne valait mieux pas, dit Guillaume, nous ne savions si nous aurions pu le rouvrir aprè s. Et quant au risque d’ê tre dé couverts, si quelqu’un parvenait à cette heure-là à manoeuvrer le mê me mé canisme, c’é tait parce qu’il savait comment entrer, et un passage fermé ne l’aurait pas arrê té. Nous descendî mes une bonne dizaine d’escaliers et pé né trâ mes dans un couloir où s’ouvraient de chaque cô té des niches horizontales, comme il m’arriva de voir plus tard dans de nombreuses catacombes. Mais c’é tait la premiè re fois que je pé né trais dans un ossuaire, et je fus glacé d’effroi. Les os des moines avaient é té recueillis là au cours des siè cles, exhumé s d’abord, et amassé s dans les niches sans qu’on tentâ t de recomposer la forme de leurs corps. Cependant certaines niches n’é taient remplies que d’os menus, d’autres que de crâ nes, bien disposé s presque en pyramide, de faç on à ne pas rouler les uns sur les autres, et c’é tait en vé rité un spectacle terrifiant, surtout avec le jeu d’ombres et de lumiè res que la lampe projetait le long de notre chemin. Dans une niche je ne vis que des mains, une quantité é norme de mains, dé sormais irré mé diablement entrelacé es, dans un enchevê trement de doigts morts. Je poussai un cri, dans ce lieu de morts, é prouvant un instant la sensation de quelque chose de vivant, un couinement, et un mouvement é clair dans l’ombre. « Des rats, me rassura Guillaume. — Que font ici ces rats? — Ils passent, comme nous, car l’ossuaire conduit à l’É difice, et donc aux cuisines. Et aux bons livres de la bibliothè que. Maintenant tu comprends pourquoi Malachie a un visage aussi austè re. Ses fonctions l’obligent à passer par ici deux fois par jour, le soir et le matin. Il n’a certes pas matiè re à rire, lui. — Mais pourquoi l’É vangile ne dit-il jamais que Christ riait? demandai-je un peu sans raison. En va-t-il vraiment comme dit Jorge? — Ils ont é té lé gion, ceux qui se sont demandé si Christ a jamais ri. La chose ne m’inté resse pas beaucoup. Je crois qu’il n’a jamais ri, car, omniscient comme devait l’ê tre le fils de Dieu, il savait ce que nous ferions nous, les chré tiens. Mais nous voilà arrivé s. » Et en effet, grâ ce à Dieu, le couloir prenait fin, une nouvelle sé rie d’escaliers commenç ait, et, les ayant parcourus, nous n’eû mes plus qu’à pousser une porte de bois massif renforcé de fer: nous nous trouvâ mes derriè re la cheminé e des cuisines, juste sous l’escalier à vis qui montait au scriptorium. Tandis que nous montions, nous eû mes l’impression d’entendre un bruit venant d’en haut. Nous restâ mes un instant en silence, puis je dis: « C’est impossible. Personne n’est entré avant nous... — En admettant que cette voie soit la seule qui mè ne à l’É difice. Dans les siè cles passé s, c’é tait là une forteresse, et il doit y avoir plus d’accè s secrets que nous n’imaginons. Montons doucement. Mais nous n’avons pas le choix. Si nous é teignons la lampe nous ne savons pas où nous allons, si nous la gardons allumé e nous donnons l’alarme à qui se trouve en haut. Notre unique espoir est que, s’il y a quelqu’un, il ait plus peur que nous. » Nous arrivâ mes dans le scriptorium, en é mergeant de la tour mé ridionale. La table de Venantius se trouvait juste du cô té opposé. En nous dé plaç ant, nous n’é clairions pas plus que quelques brasses de mur à la fois, car la salle é tait trop vaste. Nous espé râ mes que personne ne fû t dans la cour et ne vî t la lumiè re transparaî tre aux verriè res. La table paraissait en ordre, mais Guillaume se pencha aussitô t pour examiner les feuilles sur l’é tagè re du dessous et poussa une exclamation de dé sappointement. « Il manque quelque chose? demandai-je. — Aujourd’hui j’ai vu ici deux livres, et l’un é tait en grec. Et c’est celui-ci qui manque. Quelqu’un l’a distrait, et en toute hâ te, car on a laissé ici un parchemin tombé à terre. — Mais la table é tait gardé e... — Certes. Peut-ê tre quelqu’un vient-il tout juste d’y fourrager. Peut-ê tre est-il encore ici. » Il se tourna vers les ombres et sa voix ré sonna entre les colonnes: « Si tu es là, attention à toi! » Ce me sembla une bonne idé e: comme Guillaume l’avait dé jà dit, il est toujours pré fé rable que celui qui nous inspire de la peur ait plus peur que nous. Guillaume posa la feuille qu’il avait trouvé e au pied de la table et en approcha son visage. Il me demanda de l’é clairer. Je tendis la lampe et aperç us une page à moitié blanche dans sa partie supé rieure, et dans la seconde moitié, couverte de caractè res si minuscules que je n’en reconnus qu’avec peine l’origine. « C’est du grec? demandai-je. — Oui, mais je ne comprends pas bien. » Il tira ses verres de sa coule et les mit solidement en selle sur son nez, aprè s quoi il pencha davantage encore son visage. « C’est du grec, é crit tout petit, et de faç on dé sordonné e. Mê me avec les verres je peine à lire, il faudrait plus de lumiè re. Approche- toi… » Il avait pris la feuille, la tenant à hauteur de son nez, et moi, comme un sot, au lieu de passer derriè re lui en tenant la lampe haut au-dessus de sa tê te, je me plaç ai juste devant lui. Il me demanda de me dé placer sur le cô té, et ce faisant j’effleurai de la flamme le verso de la feuille. Guillaume me chassa d’une bourrade, en me demandant si je voulais brû ler le manuscrit, puis il eut une exclamation. Je vis nettement que dans le haut de la page é taient apparus quelques signes impré cis d’une couleur jaune-brun. Guillaume se fit donner la lampe et la passa derriè re la feuille, tenant la flamme suffisamment proche de la surface du parchemin, pour qu’elle le ré chauffe sans toutefois le lé cher. « Mane, thecel, pharè s », vis-je se dessiner sur le cô té blanc de la feuille, l’un aprè s l’autre, au fur et à mesure que Guillaume dé plaç ait la lumiè re, et tandis que la fumé e qui sinuait au sommet de la flamme noircissait le recto, des traits qui ne ressemblaient à ceux d’aucun alphabet, si ce n’est à celui des né cromants. « Fantastique! dit Guillaume. De plus en plus inté ressant! » Il regarda autour de lui. « Mais il vaudra mieux ne pas exposer cette dé couverte aux embû ches de notre hô te mysté rieux, s’il est encore ici... » Il ô ta ses verres et les posa sur la table, puis il enroula avec soin le parchemin et le cacha dans sa coule. Encore abasourdi par cette suite d’é vé nements pour le moins miraculeux, j’allais lui demander d’autres explications, quand un bruit soudain et sec fit diversion. Il provenait du pied de l’escalier oriental qui menait à la bibliothè que. « Notre homme est là, prends-le! » cria Guillaume et nous nous jetâ mes dans cette direction, lui plus rapide, moi plus lent parce que je portais la lampe. J’entendis un fracas de personne qui achoppe et tombe, j’accourus, je trouvai Guillaume au pied de l’escalier, qui observait un lourd volume à la couverture renforcé e de broquettes mé talliques. Au mê me instant nous entendî mes un autre bruit provenant de la direction d’où nous é tions venus. « Sot que je suis! cria Guillaume, vite, à la table de Venantius! » Je compris: quelqu’un qui se trouvait dans l’ombre derriè re nous avait lancé le volume pour nous appâ ter le plus loin possible. Encore une fois Guillaume fut plus rapide et atteignit la table avant moi. En le suivant, j’entrevis au milieu des colonnes une ombre qui s’enfuyait, en enfilant l’escalier de la tour occidentale. Pris d’une ardeur guerriè re, je mis la lampe dans la main de Guillaume et me pré cipitai à l’aveuglette vers l’escalier par où é tait descendu le fuyard. À ce moment-là, je me sentais comme un soldat de Christ en lutte avec toutes les lé gions infernales, et j’ardais du dé sir de mettre les mains sur l’inconnu pour le remettre à mon maî tre. Je dé gringolai presque litté ralement les escaliers à vis, en me prenant les pieds dans les pans de ma robe (ce fut l’unique moment de ma vie, je le jure, où je regrettai d’ê tre entré dans un ordre monastique! ), mais au mê me instant, et ce fut une pensé e é clair, je me consolai à l’idé e que mon adversaire aussi devait souffrir d’une pareille entrave. Et en plus, s’il avait dé robé le livre, il devait avoir les mains occupé es. Je me pré cipitai presque la tê te la premiè re dans les cuisines, derriè re le four à pain et, à la lumiè re blafarde de la nuit é toilé e qui é clairait le vaste passage, je vis l’ombre que je suivais prendre la porte du ré fectoire et la tirer derriè re elle. Je fonç ai vers cette porte, peinai quelques secondes pour l’ouvrir, entrai, regardai autour de moi, et je ne vis plus personne. La porte qui donnait sur l’exté rieur é tait encore barré e. Je me retournai. Ombre et silence. J’aperç us une lueur qui venait de la cuisine et m’adossai à un mur. Sur le seuil de passage entre les deux salles apparut une silhouette é clairé e par une lampe. Je criai. C’é tait Guillaume. « Il n’y a plus personne? Je le pré voyais. Il n’est pas sorti par une porte. Il n’a pas pris par le passage de l’ossuaire? — Non, il est sorti par ici, mais je ne sais pas par où ! — Je te l’ai dit, il y a d’autres passages, et il est inutile que nous les cherchions. Il est probable qu’en ce moment notre homme é merge de nouveau quelque part loin d’ici. Et avec lui, mes verres. — Vos verres? — Pré cisé ment, mes verres. Notre ami n’a pas pu me voler la feuille, mais, avec une grande pré sence d’esprit, en passant il s’est emparé de mes verres qui é taient sur la table. — Et pourquoi? — Parce que ce n’est pas un idiot. Il m’a entendu parler de ces notes, il a compris qu’elles é taient importantes, il a pensé que sans mes verres je ne serai pas en mesure de les dé chiffrer et il tient pour sû r que je ne me fierai de les montrer à personne. De fait, à pré sent c’est comme si je ne les avais pas. — Mais comment connaissait-il l’existence de vos verres? — Allons, à part le fait que nous en avons parlé hier avec le maî tre verrier, ce matin je les ai chaussé s dans le scriptorium pour fouiller dans les affaires de Venantius. De nombreuses personnes pourraient donc savoir combien ces objets m’é taient pré cieux. Et de fait, je pourrais mê me lire un manuscrit normal, mais pas celuici » il dé roulait de nouveau le mysté rieux parchemin, «... où la partie en grec est trop petite, et la partie supé rieure trop incertaine... » Il me montra les signes mysté rieux qui é taient apparus comme par enchantement à la chaleur de la flamme: « Venantius voulait cacher un secret important et il s’est servi d’une de ces encres qui é crivent sans laisser de trace et ré apparaissent à la chaleur. Ou bien il a utilisé du jus de citron. Mais comme je ne sais pas de quelle substance il a usé et que les signes pourraient redisparaî tre, vite, toi qui as de bons yeux, transcris-les tout de suite de la faç on le plus fidè le possible, et mê me si tu peux un tantinet plus grands. » Ainsi fis-je, sans savoir ce que je copiais. Il s’agissait d’une sé rie de quatre ou cinq lignes en vé rité relevant de la sorcellerie, et je reporte maintenant les premiers signes seulement, pour donner au lecteur une idé e de l’é nigme que nous avions devant les yeux: Lorsque j’eus copié, Guillaume regarda, malheureusement sans verres, tenant ma tablette à une bonne distance de son nez. « C’est certainement un alphabet secret qu’il faudra dé chiffrer, dit-il. Les signes sont mal tracé s, et peut-ê tre les as-tu recopié pire encore, mais il s’agit à coup sû r d’un alphabet zodiacal. Tu vois? Dans la premiè re ligne nous avons... » Il é loigna encore la feuille de lui, plissa les yeux, avec un effort de concentration: «... Sagittaire, Soleil, Mercure, Scorpion... — Et qu’est-ce que cela signifie? — Si Venantius avait é té un ingé nu il aurait utilisé l’alphabet zodiacal le plus commun: A é gale Soleil, B é gale Jupiter... La premiè re ligne se lirait alors... essaye de transcrire: RAI-QASVL... » Il s’interrompit. « Non, ç a ne veut rien dire, et Venantius n’é tait pas un ingé nu. Il a reformulé l’alphabet selon une autre clef. Il faudra que je la dé couvre. — Est-ce possible? demandai-je é bloui. — Oui, si l’on connaî t un peu de la science des Arabes. Les meilleurs traité s de cryptographie sont l’oeuvre de savants infidè les, et à Oxford j’ai pu m’en faire lire quelques-uns. Bacon avait raison de dire que la conquê te du savoir passe par la connaissance des langues. Abu Bakr Ahmad ben Ali ben Washiyya an-Nabati a é crit il y a des siè cles un Livre du dé sir fré né tique du dé vot d’apprendre les é nigmes des antiques é critures et il a exposé de nombreuses rè gles pour composer et dé chiffrer des alphabets mysté rieux, bons pour des pratiques de magie, mais aussi pour la correspondance entre les armé es, ou entre un roi et ses propres ambassadeurs. J’ai vu d’autres livres arabes qui é numè rent une sé rie d’artifices forts ingé nieux. Tu peux par exemple substituer une lettre à une autre, tu peux é crire un mot à l’envers, tu peux mettre les lettres dans l’ordre inverse, mais en en prenant une sur deux, et puis en recommenç ant depuis le dé but, tu peux comme dans le cas pré sent remplacer les lettres par des signes zodiacaux, mais en attribuant aux lettres caché es leur valeur numé rique et ensuite, selon un autre alphabet, convertir les nombres en d’autres lettres... — Et lequel de ces systè mes aura utilisé Venantius? — Il faudrait les essayer tous, et d’autres encore. Mais la premiè re rè gle pour dé chiffrer un message, c’est de deviner ce qu’il veut dire. — Mais alors, il n’y a plus besoin de le dé chiffrer! ris-je. — Pas pré cisé ment. On peut cependant formuler des hypothè ses sur les mots qui pourraient ê tre les premiers du message, et ensuite voir si la rè gle qu’on en infè re vaut
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