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LE NOM DE LA ROSE 17 страница



son dé sir d’en prendre connaissance. Mais sa

dé termination de retourner là -haut, de nuit, sans trop

savoir comment, é tait telle qu’il avait dé cidé de ne pas

cré er d’incidents. Il couvait cependant d’é videntes

pensé es de revanche qui, n’eussent- elles é té inspiré es,

comme elles l’é taient, par la soif de vé rité, seraient

apparues fort obstiné es et sans doute ré pré hensibles.

Avant d’entrer dans le ré fectoire, nous fî mes encore

une petite promenade dans le cloî tre, pour dissiper les

vapeurs du sommeil à l’air froid du soir. Y dé ambulaient

encore quelques moines en mé ditation. Dans le jardin

donnant sur le cloî tre nous aperç û mes le trè s vieux

Alinardo de Grottaferrata, qui, le corps imbé cile

dé sormais, passait grande partie de sa journé e parmi les

plantes, quand il n’é tait pas à prier dans l’é glise. Il

paraissait ne pas sentir le froid, et restait assis sur le cô té

exté rieur des arcades.

Guillaume lui adressa des paroles de salut et le

vieillard eut l’air heureux que quelqu’un s’entretî nt avec

lui.

« Journé e sereine, dit Guillaume.

— Grâ ce à Dieu, ré pondit le vieillard.

— Sereine dans le ciel, mais noire sur la terre. Vous

connaissiez bien Venantius?

— Venantius qui? » dit le vieillard. Puis une lumiè re

passa dans ses yeux. « Ah, le garç on mort. La Bê te rô de

dans l’abbaye...

— Quelle bê te?

— La grande Bê te qui surgit de la mer... Sept tê tes et

dix cornes et sur ses cornes dix diadè mes et sur ses tê tes

trois titres blasphé matoires. La Bê te qui ressemble à un

lé opard, avec les pattes comme celles d’un ours et la

gueule comme celle du lion... Moi je l’ai vue.

— Où l’avez-vous vue? Dans la bibliothè que?

— La bibliothè que? Pourquoi? Il y a des anné es que

je ne vais plus dans le scriptorium et je n’ai jamais vu la

bibliothè que. Personne ne va dans la bibliothè que. J’ai

connu ceux qui montaient à la bibliothè que...

— Qui, Malachie, Bé renger?

— Oh non... » Le vieillard fit un petit rire gloussant.

« Avant. Le bibliothé caire qui vint avant Malachie, il y a

tant et tant d’anné es...

— Qui é tait-ce?

— Je ne me rappelle pas, il est mort, quand Malachie

é tait encore jeune. C’est celui qui vint avant le maî tre de

Malachie et qui é tait aide-bibliothé caire jeune quand moimê me

j’é tais jeune... Mais dans la bibliothè que, je n’ai

jamais mis les pieds. Labyrinthe...

— La bibliothè que est un labyrinthe?

— Hune mundum tipice laberinthus dé notâ t ille,

ré cita le vieillard d’un air absorbé. Intranti largus,

redeunti sed nimis artus{127}. La bibliothè que est un grand

labyrinthe, signe du labyrinthe du monde. Tu entres et tu

ne sais pas si tu en sortiras. Il ne faut pas violer les

colonnes d’Hercule...

— Donc vous ne savez pas comment on entre dans la

bibliothè que quand les portes de l’É difice sont fermé es?

— Oh si, rit le vieillard, beaucoup le savent. Tu

passes par l’ossuaire. Tu peux passer par l’ossuaire, mais

tu ne veux pas passer par l’ossuaire. Les moines morts

veillent.

— Ce sont eux les moines morts qui veillent, non pas

ceux qui rô dent la nuit avec une lampe dans la

bibliothè que?

— Avec une lampe? » Le vieillard parut stupé fait.

« Je n’ai jamais entendu cette histoire. Les moines morts

se trouvent dans l’ossuaire, les os descendent petit à petit

du cimetiè re et se ré unissent là pour garder le passage.

Tu n’as jamais vu l’autel de la chapelle qui mè ne à

l’ossuaire?

— C’est la troisiè me chapelle à gauche aprè s le

transept, n’est-ce pas?

— La troisiè me? Peut-ê tre. C’est celle qui a la pierre

de l’autel sculpté e de mille squelettes. Le quatriè me crâ ne

à droite, enfonce dans les yeux... Et tu es dans l’ossuaire.

Mais tu n’y vas pas, moi je n’y suis jamais allé. L’Abbé ne

veut pas.

— Et la Bê te, où avez-vous vu la Bê te?

— La Bê te? Ah, l’Anté christ... Il s’apprê te à venir, le

millé naire est é chu, nous l’attendons...

— Mais le millé naire est é chu depuis trois cents ans,

et alors il ne vint pas...

— L’Anté christ ne vient pas aprè s que sont é chus les

mille ans. Les mille ans é chus, commence le rè gne des

justes, ensuite vient l’Anté christ pour confondre les

justes, et puis ce sera la bataille finale...

— Mais les justes ré gneront pendant mille ans, dit

Guillaume, Ou ils ont ré gné depuis la mort de Christ

jusqu’à la fin du premier millé naire, et par consé quent

c’est alors que devait venir l’Anté christ, ou ils n’ont pas

encore ré gné, et l’Anté christ est loin.

— Le millé naire ne se calcule pas depuis la mort de

Christ, mais depuis la donation de Constantin. Maintenant

il y a mille ans...

— Et alors prend fin le rè gne des justes?

— Je ne le sais pas, je ne le sais plus... Je suis las. Le

calcul est difficile. Le Bienheureux de Lié bana le fit,

demande à Jorge, il est jeune lui, il a une bonne mé moire...

Mais les temps sont mû rs. N’as- tu pas entendu les sept

trompettes?

— Pourquoi les sept trompettes?

— N’as-tu pas vu comment est mort l’autre garç on,

l’enlumineur? Le premier ange a soufflé, dans la

premiè re trompette, alors de la grê le et du feu mê lé s de

sang furent jeté s sur la terre... N’est-il pas mort dans la

mer de sang, le deuxiè me garç on? Attention à la

troisiè me trompette! Il mourra le tiers des cré atures

vivant dans la mer. Dieu nous punit. Le monde tout

autour de l’abbaye est infesté d’hé ré sies, on m’a dit que

sur le trô ne de Rome est un pape pervers qui se sert des

hosties à des fins né cromanciennes, et en nourrit ses

murè nes... Et chez nous, quelqu’un a violé l’interdit, a

brisé les sceaux du labyrinthe...

— Qui vous l’a dit?

— Je l’ai entendu, tous murmurent que le pé ché est

entré dans l’abbaye. Tu as des pois chiches? »

La question, adressé e à moi, me surprit. « Non, je

n’ai pas de pois chiches, dis-je confus.

— La prochaine fois, tu t’en muniras. Je les garde

dans la bouche, tu vois ma pauvre bouche sans dents,

jusqu’à ce qu’ils deviennent tout mous. Ils font saliver,

aqua fons vitae{128}. Tu m’apporteras des pois chiches

demain?

— Demain je vous apporterai des pois chiches », lui

dis-je. Mais il s’é tait assoupi. Nous le quittâ mes pour

gagner le ré fectoire.

« Que pensez-vous de ce qu’il a dit? demandai-je à

mon maî tre.

— Il jouit de la divine folie des centenaires. Difficile

de distinguer le vrai du faux dans ses paroles. Mais je

crois qu’il nous a dit quelque chose sur la faç on de

pé né trer dans l’É difice. J’ai vu la chapelle d’où est sorti

Malachie la nuit derniè re. Il y a vraiment un autel de

pierre, et sur la base sont sculpté s des crâ nes; ce soir,

nous tenterons. »

 

Deuxiè me jour

COMPLIES

Où l’on entre dans l’É difice, l’on dé couvre un visiteur

mysté rieux, l’on trouve un message secret avec des

signes de né cromant, et disparaî t, à peine trouvé, un livre

qui sera ensuite recherché pendant bien d’autres

chapitres, et, vicissitude qui n’est pas la derniè re, où l’on

vole les pré cieux verres de Guillaume.

Le souper fut triste et silencieux. Un peu plus de douze

heures é taient passé es depuis qu’on avait dé couvert le

cadavre de Venantius. Tous regardaient à la dé robé e sa

place vide à table. Quand ce fut l’heure de complies, le

cortè ge qui se rendit dans le choeur avait l’allure d’un

dé filé funè bre. Nous participâ mes à l’office, placé s dans la

nef et ne perdant pas de vue la troisiè me chapelle.

L’é clairage é tait faible, et lorsque nous vî mes Malachie

é merger de l’obscurité pour rejoindre sa stalle, nous ne

pû mes comprendre d’où il sortait exactement. Par

pré caution nous nous glissâ mes dans l’ombre, nous

cachant dans la nef laté rale, pour que personne ne vî t que

nous restions là, l’office terminé. J’avais dans mon

scapulaire la lampe dé robé e à la cuisine pendant le

souper. Nous l’allumerions ensuite au grand tré pied de

bronze qui brû lait toute la nuit. J’apportais une mè che

neuve, et beaucoup d’huile. Nous aurions de la lumiè re

pour un long temps.

J’é tais trop excité par ce que nous nous apprê tions à

faire, pour accorder la moindre attention au rite, qui finit

sans que je m’en aperç usse ou presque. Les moines

rabattirent leur capuchon sur leur visage et sortirent en

lente colonne pour se rendre dans leur cellule. L’é glise

resta dé serte, é clairé e par les lueurs du tré pied.

« Allons, dit Guillaume. Au travail. »

Nous nous approchâ mes de la troisiè me chapelle. La

base de l’autel é tait vraiment semblable à un ossuaire,

une sé rie de crâ nes aux orbites vides et profondes

inspirait la peur à qui les regardait, posé s comme ils

apparaissaient dans l’admirable relief, sur un monceau de

tibias. Guillaume ré pé ta à voix basse les paroles qu’il avait

entendues de la bouche d’Alinardo (quatriè me crâ ne à

droite, enfonce les yeux). Il introduisit les doigts dans les

orbites de ce visage dé charné, et aussitô t nous

entendî mes comme un grincement rauque. L’autel

bougea, tournant sur un pivot secret, et laissa entrevoir

une ouverture noire. Comme j’é levai ma lampe pour

l’é clairer, nous aperç û mes des escaliers humides. Nous

dé cidâ mes de les descendre, aprè s avoir discuté si nous

devions refermer le passage derriè re nous. Il ne valait

mieux pas, dit Guillaume, nous ne savions si nous aurions

pu le rouvrir aprè s. Et quant au risque d’ê tre dé couverts,

si quelqu’un parvenait à cette heure-là à manoeuvrer le

mê me mé canisme, c’é tait parce qu’il savait comment

entrer, et un passage fermé ne l’aurait pas arrê té.

Nous descendî mes une bonne dizaine d’escaliers et

pé né trâ mes dans un couloir où s’ouvraient de chaque cô té

des niches horizontales, comme il m’arriva de voir plus

tard dans de nombreuses catacombes. Mais c’é tait la

premiè re fois que je pé né trais dans un ossuaire, et je fus

glacé d’effroi. Les os des moines avaient é té recueillis là au

cours des siè cles, exhumé s d’abord, et amassé s dans les

niches sans qu’on tentâ t de recomposer la forme de leurs

corps. Cependant certaines niches n’é taient remplies que

d’os menus, d’autres que de crâ nes, bien disposé s presque

en pyramide, de faç on à ne pas rouler les uns sur les

autres, et c’é tait en vé rité un spectacle terrifiant, surtout

avec le jeu d’ombres et de lumiè res que la lampe projetait

le long de notre chemin. Dans une niche je ne vis que des

mains, une quantité é norme de mains, dé sormais

irré mé diablement entrelacé es, dans un enchevê trement

de doigts morts. Je poussai un cri, dans ce lieu de morts,

é prouvant un instant la sensation de quelque chose de

vivant, un couinement, et un mouvement é clair dans

l’ombre.

« Des rats, me rassura Guillaume.

— Que font ici ces rats?

— Ils passent, comme nous, car l’ossuaire conduit à

l’É difice, et donc aux cuisines. Et aux bons livres de la

bibliothè que. Maintenant tu comprends pourquoi

Malachie a un visage aussi austè re. Ses fonctions l’obligent

à passer par ici deux fois par jour, le soir et le matin. Il n’a

certes pas matiè re à rire, lui.

— Mais pourquoi l’É vangile ne dit-il jamais que

Christ riait? demandai-je un peu sans raison. En va-t-il

vraiment comme dit Jorge?

— Ils ont é té lé gion, ceux qui se sont demandé si

Christ a jamais ri. La chose ne m’inté resse pas beaucoup.

Je crois qu’il n’a jamais ri, car, omniscient comme devait

l’ê tre le fils de Dieu, il savait ce que nous ferions nous, les

chré tiens. Mais nous voilà arrivé s. »

Et en effet, grâ ce à Dieu, le couloir prenait fin, une

nouvelle sé rie d’escaliers commenç ait, et, les ayant

parcourus, nous n’eû mes plus qu’à pousser une porte de

bois massif renforcé de fer: nous nous trouvâ mes

derriè re la cheminé e des cuisines, juste sous l’escalier à

vis qui montait au scriptorium. Tandis que nous montions,

nous eû mes l’impression d’entendre un bruit venant d’en

haut.

Nous restâ mes un instant en silence, puis je dis:

« C’est impossible. Personne n’est entré avant nous...

— En admettant que cette voie soit la seule qui mè ne

à l’É difice. Dans les siè cles passé s, c’é tait là une forteresse,

et il doit y avoir plus d’accè s secrets que nous

n’imaginons. Montons doucement. Mais nous n’avons pas

le choix. Si nous é teignons la lampe nous ne savons pas où

nous allons, si nous la gardons allumé e nous donnons

l’alarme à qui se trouve en haut. Notre unique espoir est

que, s’il y a quelqu’un, il ait plus peur que nous. »

Nous arrivâ mes dans le scriptorium, en é mergeant

de la tour mé ridionale. La table de Venantius se trouvait

juste du cô té opposé. En nous dé plaç ant, nous n’é clairions

pas plus que quelques brasses de mur à la fois, car la salle

é tait trop vaste. Nous espé râ mes que personne ne fû t

dans la cour et ne vî t la lumiè re transparaî tre aux

verriè res. La table paraissait en ordre, mais Guillaume se

pencha aussitô t pour examiner les feuilles sur l’é tagè re du

dessous et poussa une exclamation de dé sappointement.

« Il manque quelque chose? demandai-je.

— Aujourd’hui j’ai vu ici deux livres, et l’un é tait en

grec. Et c’est celui-ci qui manque. Quelqu’un l’a distrait,

et en toute hâ te, car on a laissé ici un parchemin tombé à

terre.

— Mais la table é tait gardé e...

— Certes. Peut-ê tre quelqu’un vient-il tout juste d’y

fourrager. Peut-ê tre est-il encore ici. » Il se tourna vers

les ombres et sa voix ré sonna entre les colonnes: « Si tu

es là, attention à toi! » Ce me sembla une bonne idé e:

comme Guillaume l’avait dé jà dit, il est toujours

pré fé rable que celui qui nous inspire de la peur ait plus

peur que nous.

Guillaume posa la feuille qu’il avait trouvé e au

pied de la table et en approcha son visage. Il me demanda

de l’é clairer. Je tendis la lampe et aperç us une page à

moitié blanche dans sa partie supé rieure, et dans la

seconde moitié, couverte de caractè res si minuscules que

je n’en reconnus qu’avec peine l’origine.

« C’est du grec? demandai-je.

— Oui, mais je ne comprends pas bien. » Il tira ses

verres de sa coule et les mit solidement en selle sur son

nez, aprè s quoi il pencha davantage encore son visage.

« C’est du grec, é crit tout petit, et de faç on

dé sordonné e. Mê me avec les verres je peine à lire, il

faudrait plus de lumiè re. Approche- toi… »

Il avait pris la feuille, la tenant à hauteur de son nez,

et moi, comme un sot, au lieu de passer derriè re lui en

tenant la lampe haut au-dessus de sa tê te, je me plaç ai

juste devant lui. Il me demanda de me dé placer sur le

cô té, et ce faisant j’effleurai de la flamme le verso de la

feuille. Guillaume me chassa d’une bourrade, en me

demandant si je voulais brû ler le manuscrit, puis il eut

une exclamation. Je vis nettement que dans le haut de la

page é taient apparus quelques signes impré cis d’une

couleur jaune-brun. Guillaume se fit donner la lampe et la

passa derriè re la feuille, tenant la flamme suffisamment

proche de la surface du parchemin, pour qu’elle le

ré chauffe sans toutefois le lé cher. « Mane, thecel,

pharè s », vis-je se dessiner sur le cô té blanc de la feuille,

l’un aprè s l’autre, au fur et à mesure que Guillaume

dé plaç ait la lumiè re, et tandis que la fumé e qui sinuait au

sommet de la flamme noircissait le recto, des traits qui ne

ressemblaient à ceux d’aucun alphabet, si ce n’est à celui

des né cromants.

« Fantastique! dit Guillaume. De plus en plus

inté ressant! » Il regarda autour de lui. « Mais il vaudra

mieux ne pas exposer cette dé couverte aux embû ches de

notre hô te mysté rieux, s’il est encore ici... » Il ô ta ses

verres et les posa sur la table, puis il enroula avec soin le

parchemin et le cacha dans sa coule. Encore abasourdi par

cette suite d’é vé nements pour le moins miraculeux,

j’allais lui demander d’autres explications, quand un bruit

soudain et sec fit diversion. Il provenait du pied de

l’escalier oriental qui menait à la bibliothè que.

« Notre homme est là, prends-le! » cria Guillaume

et nous nous jetâ mes dans cette direction, lui plus rapide,

moi plus lent parce que je portais la lampe. J’entendis un

fracas de personne qui achoppe et tombe, j’accourus, je

trouvai Guillaume au pied de l’escalier, qui observait un

lourd volume à la couverture renforcé e de broquettes

mé talliques. Au mê me instant nous entendî mes un autre

bruit provenant de la direction d’où nous é tions venus.

« Sot que je suis! cria Guillaume, vite, à la table de

Venantius! »

Je compris: quelqu’un qui se trouvait dans l’ombre

derriè re nous avait lancé le volume pour nous appâ ter le

plus loin possible.

Encore une fois Guillaume fut plus rapide et atteignit

la table avant moi. En le suivant, j’entrevis au milieu des

colonnes une ombre qui s’enfuyait, en enfilant l’escalier de

la tour occidentale.

Pris d’une ardeur guerriè re, je mis la lampe dans la

main de Guillaume et me pré cipitai à l’aveuglette vers

l’escalier par où é tait descendu le fuyard. À ce moment-là,

je me sentais comme un soldat de Christ en lutte avec

toutes les lé gions infernales, et j’ardais du dé sir de mettre

les mains sur l’inconnu pour le remettre à mon maî tre. Je

dé gringolai presque litté ralement les escaliers à vis, en me

prenant les pieds dans les pans de ma robe (ce fut

l’unique moment de ma vie, je le jure, où je regrettai

d’ê tre entré dans un ordre monastique! ), mais au mê me

instant, et ce fut une pensé e é clair, je me consolai à l’idé e

que mon adversaire aussi devait souffrir d’une pareille

entrave. Et en plus, s’il avait dé robé le livre, il devait avoir

les mains occupé es. Je me pré cipitai presque la tê te la

premiè re dans les cuisines, derriè re le four à pain et, à la

lumiè re blafarde de la nuit é toilé e qui é clairait le vaste

passage, je vis l’ombre que je suivais prendre la porte du

ré fectoire et la tirer derriè re elle. Je fonç ai vers cette

porte, peinai quelques secondes pour l’ouvrir, entrai,

regardai autour de moi, et je ne vis plus personne. La

porte qui donnait sur l’exté rieur é tait encore barré e. Je

me retournai. Ombre et silence. J’aperç us une lueur qui

venait de la cuisine et m’adossai à un mur. Sur le seuil de

passage entre les deux salles apparut une silhouette

é clairé e par une lampe. Je criai. C’é tait Guillaume.

« Il n’y a plus personne? Je le pré voyais. Il n’est pas

sorti par une porte. Il n’a pas pris par le passage de

l’ossuaire?

— Non, il est sorti par ici, mais je ne sais pas par où !

— Je te l’ai dit, il y a d’autres passages, et il est

inutile que nous les cherchions. Il est probable qu’en ce

moment notre homme é merge de nouveau quelque part

loin d’ici. Et avec lui, mes verres.

— Vos verres?

— Pré cisé ment, mes verres. Notre ami n’a pas pu

me voler la feuille, mais, avec une grande pré sence

d’esprit, en passant il s’est emparé de mes verres qui

é taient sur la table.

— Et pourquoi?

— Parce que ce n’est pas un idiot. Il m’a entendu

parler de ces notes, il a compris qu’elles é taient

importantes, il a pensé que sans mes verres je ne serai

pas en mesure de les dé chiffrer et il tient pour sû r que je

ne me fierai de les montrer à personne. De fait, à pré sent

c’est comme si je ne les avais pas.

— Mais comment connaissait-il l’existence de vos

verres?

— Allons, à part le fait que nous en avons parlé hier

avec le maî tre verrier, ce matin je les ai chaussé s dans le

scriptorium pour fouiller dans les affaires de Venantius.

De nombreuses personnes pourraient donc savoir

combien ces objets m’é taient pré cieux. Et de fait, je

pourrais mê me lire un manuscrit normal, mais pas celuici

» il dé roulait de nouveau le mysté rieux parchemin, «...

où la partie en grec est trop petite, et la partie supé rieure

trop incertaine... »

Il me montra les signes mysté rieux qui é taient

apparus comme par enchantement à la chaleur de la

flamme: « Venantius voulait cacher un secret important

et il s’est servi d’une de ces encres qui é crivent sans

laisser de trace et ré apparaissent à la chaleur. Ou bien il a

utilisé du jus de citron. Mais comme je ne sais pas de

quelle substance il a usé et que les signes pourraient

redisparaî tre, vite, toi qui as de bons yeux, transcris-les

tout de suite de la faç on le plus fidè le possible, et mê me si

tu peux un tantinet plus grands. » Ainsi fis-je, sans savoir

ce que je copiais. Il s’agissait d’une sé rie de quatre ou cinq

lignes en vé rité relevant de la sorcellerie, et je reporte

maintenant les premiers signes seulement, pour donner

au lecteur une idé e de l’é nigme que nous avions devant

les yeux:

Lorsque j’eus copié, Guillaume regarda,

malheureusement sans verres, tenant ma tablette à une

bonne distance de son nez. « C’est certainement un

alphabet secret qu’il faudra dé chiffrer, dit-il. Les signes

sont mal tracé s, et peut-ê tre les as-tu recopié pire encore,

mais il s’agit à coup sû r d’un alphabet zodiacal. Tu vois?

Dans la premiè re ligne nous avons... » Il é loigna encore la

feuille de lui, plissa les yeux, avec un effort de

concentration: «... Sagittaire, Soleil, Mercure, Scorpion...

— Et qu’est-ce que cela signifie?

— Si Venantius avait é té un ingé nu il aurait utilisé

l’alphabet zodiacal le plus commun: A é gale Soleil, B é gale

Jupiter... La premiè re ligne se lirait alors... essaye de

transcrire: RAI-QASVL... » Il s’interrompit. « Non, ç a ne

veut rien dire, et Venantius n’é tait pas un ingé nu. Il a

reformulé l’alphabet selon une autre clef. Il faudra que je

la dé couvre.

— Est-ce possible? demandai-je é bloui.

— Oui, si l’on connaî t un peu de la science des

Arabes. Les meilleurs traité s de cryptographie sont

l’oeuvre de savants infidè les, et à Oxford j’ai pu m’en faire

lire quelques-uns. Bacon avait raison de dire que la

conquê te du savoir passe par la connaissance des langues.

Abu Bakr Ahmad ben Ali ben Washiyya an-Nabati a é crit

il y a des siè cles un Livre du dé sir fré né tique du dé vot

d’apprendre les é nigmes des antiques é critures et il a

exposé de nombreuses rè gles pour composer et dé chiffrer

des alphabets mysté rieux, bons pour des pratiques de

magie, mais aussi pour la correspondance entre les

armé es, ou entre un roi et ses propres ambassadeurs. J’ai

vu d’autres livres arabes qui é numè rent une sé rie

d’artifices forts ingé nieux. Tu peux par exemple

substituer une lettre à une autre, tu peux é crire un mot à

l’envers, tu peux mettre les lettres dans l’ordre inverse,

mais en en prenant une sur deux, et puis en

recommenç ant depuis le dé but, tu peux comme dans le

cas pré sent remplacer les lettres par des signes

zodiacaux, mais en attribuant aux lettres caché es leur

valeur numé rique et ensuite, selon un autre alphabet,

convertir les nombres en d’autres lettres...

— Et lequel de ces systè mes aura utilisé Venantius?

— Il faudrait les essayer tous, et d’autres encore.

Mais la premiè re rè gle pour dé chiffrer un message, c’est

de deviner ce qu’il veut dire.

— Mais alors, il n’y a plus besoin de le dé chiffrer!

ris-je.

— Pas pré cisé ment. On peut cependant formuler des

hypothè ses sur les mots qui pourraient ê tre les premiers

du message, et ensuite voir si la rè gle qu’on en infè re vaut



  

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