|
|||
LE NOM DE LA ROSE 16 страницаaprè s les faits ré cents survenus dans l’abbaye, l’Abbé se montrait inquiet et il manifesta ses doutes à Guillaume. Si la lé gation arrivait à l’abbaye alors que l’auteur des deux crimes é tait encore inconnu (le lendemain les pré occupations de l’Abbé devaient augmenter, car les crimes seraient porté s au nombre de trois), il aurait fallu admettre que circulait dans ces murs un quidam capable d’influencer par des actes violents le jugement et le comportement des lé gats pontificaux. Il ne servait à rien de chercher à cacher les crimes qui avaient é té commis, car s’il s’é tait passé encore autre chose, les lé gats pontificaux eussent pensé à un complot dirigé contre eux. Il ne restait donc à choisir qu’entre deux solutions. Ou Guillaume dé couvrait l’assassin avant l’arrivé e de la lé gation (et ici l’Abbé le regarda fixement comme pour tacitement lui reprocher de n’ê tre pas encore venu à bout de l’affaire), ou bien il fallait avertir loyalement le repré sentant du pape de ce qui se passait et demander sa collaboration pour que l’abbaye fû t placé e sous surveillance redoublé e durant le cours des travaux. Chose qui dé plaisait à l’Abbé, car cela signifiait renoncer à une partie de sa souveraineté et placer ses moines mê mes sous le contrô le des Franç ais. Mais on ne pouvait pas prendre de risques. Guillaume et l’Abbé é taient tous deux contrarié s par la tournure que prenaient les choses, mais ils avaient peu d’alternatives. Ils se promirent par consé quent d’adopter une dé cision dé finitive d’ici le lendemain. En attendant, il ne restait plus qu’à se confier la misé ricorde divine et à la sagacité de Guillaume. « Je ferai l’impossible, Votre Sublimité, dit Guillaume. Né anmoins, je ne vois pas comment l’affaire peut vraiment compromettre la rencontre. Mê me le repré sentant pontifical voudra bien comprendre qu’il y a une diffé rence entre l’oeuvre d’un fou, ou d’un sanguinaire, ou peut-ê tre seulement d’une â me é garé e, et les graves problè mes que des hommes probes viendront discuter. — Vous croyez? demanda l’Abbé en regardant fixement Guillaume. N’oubliez pas que les Avignonnais savent qu’ils rencontrent des minorites, et donc des personnes pé rilleusement proches des fraticelles et d’autres encore plus insensé s que les fraticelles, des hé ré tiques dangereux qui se sont souillé s de crimes (et ici l’Abbé baissa la voix), en regard desquels les faits, du reste horribles, qui sont arrivé s en ce lieu-ci pâ lissent comme brume au soleil. — Il ne s’agit pas de la mê me chose! s’exclama Guillaume avec vivacité. Vous ne pouvez pas mettre sur le mê me plan les minorites du chapitre de Pé rouse et quelques bandes d’hé ré tiques qui ont compris de travers le message de l’É vangile, transformant la lutte contre les richesses en une sé rie de vengeances privé es ou de folies sanguinaires... — À peine quelques anné es sont passé es depuis que, à quelques milles tout juste d’ici, une de ces bandes, comme vous les appelez, a mis à feu et à sang les terres de l’é vê que de Verceil et les montagnes de la contré e de Novare, dit l’Abbé d’un ton sec. — Vous parlez de fra Dolcino et des apostoliques... — Des pseudo-apô tres », corrigea l’Abbé. Et encore une fois j’entendais citer fra Dolcino et les pseudo-apô tres, et encore une fois d’un ton circonspect, et presque avec une nuance de terreur. « Des pseudo-apô tres, admit volontiers Guillaume. Mais eux, ils n’avaient rien à voir avec les minorites... — Dont ils professaient la mê me ré vé rence pour Joachim de Calabre, ré pliqua l’Abbé, et vous pouvez le demander à votre frè re Ubertin. — Je fais relever à Votre Sublimité que c’est maintenant votre frè re à vous », dit Guillaume, avec un sourire et une sorte de courbette, comme pour complimenter l’Abbé de l’acquisition que son ordre avait faite en accueillant un homme d’une telle ré putation. « Je le sais, je le sais, sourit l’Abbé. Et vous savez avec quelle sollicitude fraternelle notre ordre a accueilli les spirituels quand ils ont encouru les colè res du pape. Je ne parle pas seulement d’Ubertin, mais aussi de nombreux autres frè res plus humbles, dont on ne sait pas grand’chose, et dont on devrait peut-ê tre savoir davantage. Car il nous est arrivé d’accueillir des transfuges qui se sont pré senté s vê tus du froc des minorites, et par la suite j’ai appris que les vicissitudes de leur vie les avaient conduits, un certain temps, fort prè s des dolciniens... — Mê me ici? demanda Guillaume. — Mê me ici. Je suis en train de vous ré vé ler quelque chose dont en vé rité je sais bien peu, et en tout cas pas assez pour formuler des accusations. Mais vu que vous enquê tez sur la vie de cette abbaye, il est bon que vous aussi soyez au courant. Je vous dirai alors que je soupç onne, attention, je soupç onne sur la base de ce que j’ai entendu ou deviné, qu’il y a eu un moment plutô t obscur dans la vie de notre cellé rier, qui pré cisé ment arriva ici, il y a des anné es, à la suite de l’exode des minorites. » — Le cellé rier? Ré migio de Varagine, un dolcinien? Il m’a l’air de l’ê tre le plus doux et en tous les cas le moins soucieux de madone pauvreté que j’aie jamais rencontré... dit Guillaume. — Et de fait je ne puis rien dire contre lui, et je me pré vaux de ses bons services, pour lesquels la communauté entiè re lui est reconnaissante. Cela dit pour vous faire comprendre comme il est facile de trouver des affinité s entre un frè re et un fraticelle. — Encore une fois Votre Grandeur est injuste, s’il m’est permis de le dire, interrompit Guillaume. Nous parlions des dolciniens, pas des fraticelles. Sur lesquels on pourra gloser à l’infini, sans mê me savoir de qui on parle, tant il y en a d’espè ces, mais pas les taxer de sanguinaires. Au maximum, on pourra leur reprocher de mettre en pratique sans trop de bon sens ce que les spirituels ont prê ché avec une plus grande mesure et animé par un vé ritable amour de Dieu, et en cela je conviens qu’il existe une dé marcation fragile entre les uns et les autres... — Mais les fraticelles sont des hé ré tiques! interrompit sè chement l’Abbé. Ils ne se bornent pas à soutenir la pauvreté de Christ et des apô tres, doctrine qui, mê me si je ne suis pas enclin à la partager, peut ê tre utilement opposé e à l’arrogance avignonnaise. Les fraticelles tirent d’une telle doctrine un syllogisme pratique, ils en infè rent un droit à la ré volte, au saccage, à la perversion des moeurs. — Mais quels fraticelles? — Tous, en gé né ral. Vous le savez qu’ils se sont souillé s de crimes abominables, qu’ils ne reconnaissent pas le mariage, qu’ils nient l’enfer, qu’ils commettent la sodomie, qu’ils embrassent l’hé ré sie bogomile de l’horrible Bulgarie et de l’horrible Drygonthie... — Je vous en prie, dit Guillaume, ne confondez pas des choses diffé rentes! Vous parlez comme si fraticelles, patarins, vaudois, cathares et parmi ces derniers bogomiles de Bulgarie et hé ré tiques de Dragovitsa{125}, c’é tait du pareil au mê me! — Ç a l’est, coupa l’Abbé, c’est du pareil au mê me, parce qu’ils sont hé ré tiques et parce qu’ils mettent en danger l’ordre mê me du monde civil, l’ordre de l’Empire aussi que vous semblez appeler de vos voeux. Il y a cent anné es et plus, les disciples d’Arnaud de Brescia incendiè rent les demeures des nobles et des cardinaux, et ce furent là les fruits de l’hé ré sie lombarde des patarins. Je sais des histoires terribles sur ces hé ré tiques, et je les lus dans Cé saire de Eisterbach. À Vé rone le chanoine de Saint-Gé dé on, Everard, remarqua un beau jour que celui qui l’hé bergeait sortait chaque nuit de chez lui en compagnie de sa femme et de sa fille. Il interrogea je ne sais qui des trois pour savoir où ils allaient et ce qu’ils faisaient. « Viens et tu verras », lui fut-il ré pondu et il les suivit dans une habitation souterraine, trè s vaste, où se trouvaient rassemblé es des personnes des deux sexes. Un hé ré siarque, alors que tout le monde faisait silence, tint un discours plein de jurons, dans le but de corrompre leur vie et leurs moeurs. Puis, une fois le cierge soufflé, chacun se jeta sur sa voisine, sans faire de diffé rence entre l’é pouse lé gitime et la fille nubile, entre la veuve et la vierge, entre la maî tresse et la servante ni (ce qui é tait pis, que le Seigneur me pardonne au moment où je dis de si horribles choses) entre sa propre fille et sa propre soeur. Everard, à ce spectacle, en jeune insouciant et luxurieux qu’il é tait, se faisant passer pour un disciple, aborda, je ne sais plus trè s bien, la fille de son hô te ou une autre fillette, et aprè s que fut é teint le cierge, pé cha avec elle. Il fit cela, hé las, pendant plus d’un an, et à la fin le maî tre dit que ce jeune homme fré quentait avec tant de profit leurs sé ances qu’il serait bientô t en mesure d’instruire les né ophytes. À ce point-là, Everard comprit dans quel abî me il avait chu et il parvint à fuir leur sé duction en arguant qu’il avait fré quenté cette maison non point parce qu’il é tait attiré par l’hé ré sie, mais parce qu’il é tait attiré par les jeunes filles. Ils le chassè rent. Mais telles sont, vous le voyez, la loi et la vie des hé ré tiques, patarins, cathares, joachimites, spirituels de tout acabit. Et il n’y a pas de quoi s’é tonner: ils ne croient pas en la ré surrection de la chair ni à l’enfer comme châ timent des mé chants, et jugent pouvoir faire impuné ment n’importe quoi. Ils se disent de fait catharoï, c’est-à -dire purs. — Abbon, dit Guillaume, vous vivez isolé dans cette splendide et sainte abbaye, loin des infamies du monde. La vie dans les villes est beaucoup plus complexe que vous ne croyez et il y a des degré s, vous le savez, dans l’erreur aussi et dans le mal. Lot fut beaucoup moins pé cheur que ses concitoyens qui conç urent des pensé es immondes en regard des anges envoyé s par Dieu, et la trahison de Pierre ne fut rien par rapport à la trahison de Judas, de fait il a é té pardonné à l’un et pas à l’autre. Vous ne pouvez pas mettre dans le mê me panier patarins et cathares. Les patarins sont un mouvement de ré forme des moeurs à l’inté rieur mê me des lois de notre Sainte Mè re l’É glise. Ils voulurent simplement amé liorer le mode de vie des ecclé siastiques. — En soutenant qu’on ne doit pas recevoir de sacrements des mains de prê tres impurs... — Et ils eurent tort, mais ce fut leur unique erreur de doctrine. Ils ne se proposè rent jamais d’alté rer la loi de Dieu... — Mais la pré dication patarine d’Arnaud de Brescia, à Rome, il y a plus de deux cents ans, poussa la tourbe des vilains à incendier les demeures des nobles et des cardinaux. — Arnaud chercha à entraî ner dans son mouvement de ré forme les magistrats de la ville. Ils ne le suivirent pas, et il trouva approbation parmi la tourbe de pauvres et de dé shé rité s. Il ne fut pas responsable de l’é nergie et de la rage avec lesquelles ces derniers ré pondirent à ses appels pour une cité moins corrompue. — La ville est toujours corrompue. — La ville est le lieu où vit aujourd’hui le peuple de Dieu, dont vous ê tes, dont nous sommes les bergers. C’est le lieu de scandale où le riche pré lat prê che la vertu au peuple pauvre et affamé. Les dé sordres des patarins naissent de cette situation. Ils sont tristes, ils ne sont pas incompré hensibles. Les cathares sont autre chose. C’est une hé ré sie orientale, en dehors de la doctrine de l’É glise. J’ignore s’ils commettent vraiment ou ont commis les crimes qu’on leur impute. Je sais qu’ils refusent le mariage, qu’ils nient l’enfer. Je me demande si beaucoup des actes qu’ils n’ont pas commis ne leur ont pas é té attribué s rien qu’en vertu des idé es (certes exé crables) qu’ils ont soutenues. — Et c’est vous qui me dites que les cathares ne se sont pas mê lé s aux patarins, et que les uns et les autres ne sont pas uniquement deux des faces, innombrables, de la mê me manifestation dé moniaque? — Je dis que nombre de ces hé ré sies, indé pendamment des doctrines qu’elles soutiennent, s’implantent avec succè s chez les gens simples, parce qu’elles leur suggè rent la possibilité d’une vie diffé rente. Je dis que trè s souvent les simples ne savent pas grandchose en matiè re de doctrine. Je dis qu’il est souvent arrivé que des tourbes de simples aient confondu la pré dication cathare avec celle des patarins, et celle-ci en gé né rale avec celle des spirituels. La vie des simples, Abbon, n’est pas é clairé e par la sapience et par le sens vigilant des distinctions qui fait de nous des sages. Et elle est obsé dé e par la maladie, par la pauvreté, rendue balbutiante par ignorance. Souvent pour maints d’entre eux, l’adhé sion à un groupe hé ré tique n’est qu’un moyen comme un autre de crier son propre dé sespoir. On peut brû ler la maison d’un cardinal, soit parce qu’on veut perfectionner la vie du clergé, soit parce qu’on juge que l’enfer, qu’il prê che, n’existe pas. On le fait toujours parce que l’enfer terrestre existe, où vit le troupeau dont nous sommes les pasteurs. Mais vous savez fort bien que, de mê me qu’eux ne distinguent pas entre É glise bulgare et disciples du prê tre Liprando, souvent aussi les autorité s impé riales et leurs partisans ne distinguè rent pas entre spirituels et hé ré tiques. Plus d’une fois des groupes gibelins, pour battre leur adversaire, soutinrent parmi le peuple des tendances cathares. À mon avis ils firent mal. Mais ce que je sais maintenant c’est que les mê mes groupes, souvent, pour se dé barrasser de ces inquiets et dangereux adversaires trop « simples », attribuè rent aux uns les hé ré sies des autres, et poussè rent tout cet humble monde sur le bû cher. J’ai vu, je vous le jure, Abbon, j’ai de mes yeux vu, des hommes de vie vertueuse, sincè rement partisans de la pauvreté et de la chasteté, mais ennemis des é vê ques, que les é vê ques poussè rent dans l’é tau du bras sé culier, que ce dernier fû t au service de l’Empire ou des cité s libres en les accusant de promiscuité sexuelle, sodomie, pratiques abominables – dont peut-ê tre d'autres, mais pas eux s’é taient rendus coupables. Les simples sont de la chair à boucher, à utiliser quand ils servent à mettre en crise le pouvoir adverse, et à sacrifier quand ils ne servent plus. — Donc, dit l’Abbé avec une malice é vidente, fra Dolcino et ses é nergumè nes, et Gé rard Sé galelli et ces ignobles assassins furent-ils de mé chants cathares ou des fraticelles vertueux, des bogomiles sodomites ou des patarins ré formateurs? Voulez-vous bien me dire alors, Guillaume, vous qui savez tout sur les hé ré tiques, au point de sembler l’un des leurs, où se trouve la vé rité ? — Nulle part, parfois, dit Guillaume avec tristesse. — Vous voyez que vous aussi vous ne savez plus distinguer anti-hé ré tique et hé ré tique? Moi, j’ai au moins une rè gle. Je sais que les hé ré tiques sont ceux qui mettent en danger l’ordre qui ré git le peuple de Dieu. Et je dé fends l’Empire parce qu’il me garantit cet ordre. Je combats le pape parce qu’il est en train de remettre le pouvoir spirituel aux é vê ques des villes, qui s’allient aux marchands et aux corporations, et ils ne sauront pas maintenir cet ordre. Nous, nous l’avons maintenu pendant des siè cles. Quant aux hé ré tiques, j’ai aussi une rè gle, et elle se ré sume dans la ré ponse que donna Arnaud Amalric, abbé de Cî teaux, à qui lui demandait ce qu’il fallait faire des citadins de Bé ziers, ville soupç onné e d’hé ré sie: « Tuez-les tous, Dieu reconnaî tra les siens. » Guillaume baissa les yeux et resta un certain temps silencieux. Puis il dit: « La ville de Bé ziers fut prise et les nô tres ne regardè rent ni à la dignité ni au sexe ni à l’â ge et presque vingt mille hommes furent passé s au fil de l’é pé e. Le massacre ainsi fait, la ville fut saccagé e et livré e aux flammes. — Mê me une guerre sainte est une guerre. — Mê me une guerre sainte est une guerre. C’est peut-ê tre pour cela qu’il ne devrait pas y avoir de guerres saintes. Mais que dis-je, je suis ici pour soutenir les droits de Louis, qui pourtant met à feu et à sang l’Italie. Je me trouve moi aussi pris dans un jeu d’é tranges alliances. É trange alliance des spirituels avec l’Empire, é trange celle de l’Empire avec Marsile, qui demande la souveraineté pour le peuple. Et é trange l’alliance entre nous deux, si diffé rents de langage et de tradition. Mais nous avons deux tâ ches en commun. Le succè s de la rencontre, et la dé couverte d’un assassin. Efforç ons- nous de procé der en paix. » L’Abbé ouvrit les bras. « Donnez-moi le baiser de la paix, frè re Guillaume. Avec un homme de votre savoir, nous pourrions discuter longuement sur de subtiles questions de thé ologie et de morale. Mais nous ne devons pas cé der au goû t de la dispute comme font les maî tres de Paris. C’est vrai, nous avons une tâ che importante qui nous attend, et nous devons procé der d’un commun accord. Si j’ai parlé de ces choses, c’est parce que je crois qu’il y a un rapport, vous comprenez? Un rapport possible, ou encore que d’autres peuvent mettre en rapport les crimes qui ont eu lieu ici et les thè ses de vos frè res. C’est pour cela que je vous ai averti, c’est pour cela que nous devons pré venir tout soupç on ou insinuation de la part des Avignonnais. — Ne devrais-je pas supposer que Votre Sublimité m’a suggé ré aussi une piste pour mon enquê te? Pensezvous qu’à l’origine des ré cents é vé nements il puisse y avoir quelque sombre histoire qui remonte au passé hé ré tique de quelque moine? » L’Abbé se tut un instant, en regardant Guillaume sans qu’aucune expression ne transparû t sur son visage. Puis il dit: « Dans cette triste affaire, l’inquisiteur c’est vous. Il vous revient d’ê tre soupç onneux et mê me de risquer un soupç on injuste. Moi je ne suis ici que le pè re commun. Et, j’ajoute, si j’avais su que le passé d’un de mes moines prê tâ t à de vé ritables soupç ons, j’eusse dé jà procé dé moi-mê me au dé racinement de la male plante. Ce que je sais, vous le savez. Ce que je ne sais pas, attend comme de juste la lumiè re de votre sagacité. Mais dans tous les cas, informez-en toujours et avant tout moimê me. » Il salua et sortit de l’é glise. « L’histoire se complique de plus en plus, mon cher Adso, dit Guillaume, et son visage s’obscurcit. Nous courons derriè re un manuscrit, nous nous inté ressons aux diatribes de certains moines trop curieux et à l’histoire d’autres moines trop luxurieux, et voilà que se profile avec toujours plus d’insistance une autre piste, toute diffé rente. Le cellé rier, donc... Et avec le cellé rier est arrivé ici cet é trange animal de Salvatore... Mais il est temps d’aller nous reposer, car nous avons projeté de rester é veillé s durant la nuit. — Alors vous vous proposez encore de pé né trer dans la bibliothè que, cette nuit? Vous n’abandonnez pas cette premiè re piste? — Pas du tout. Et puis, qui a dit qu’il s’agissait de deux pistes diffé rentes? Et enfin, cette histoire du cellé rier pourrait n’ê tre qu’un soupç on de l’Abbé. » Il prit la direction de l’hô tellerie. Arrivé sur le seuil, il s’arrê ta et parla comme s’il continuait son pré cé dent discours. « Au fond, l’Abbé m’a demandé d’enquê ter sur la mort d’Adelme quand il pensait que quelque chose de louche se passait entre ses jeunes moines. Mais à pré sent la mort de Venantius fait naî tre d’autres soupç ons, peutê tre l’Abbé a-t-il eu l’intuition que la clef du mystè re se trouve dans la bibliothè que, et dans cette direction-là il ne veut pas que je pousse l’enquê te. C’est alors qu’il m’offrirait la piste du cellé rier pour dé tourner mon attention de l’É difice... — Mais pourquoi ne devrait-il pas vouloir que... — Ne pose pas trop de questions. L’Abbé m’a signifié dè s le dé but que la bibliothè que est intouchable. Il aura ses raisons. Il se pourrait que lui aussi soit mê lé à quelque histoire qu’il ne pensait pas pouvoir mettre en rapport avec la mort d’Adelme, et à pré sent il se rend compte que le scandale fait tache d’huile et peut le compromettre lui aussi. Et il ne veut pas qu’on dé couvre la vé rité, ou du moins il ne veut pas que je la dé couvre moi... — Mais alors nous vivons dans un endroit abandonné de Dieu, dis-je abattu. — Tu en as trouvé, toi, des endroits où Dieu se fû t senti à son aise? » me demanda Guillaume en me toisant du haut de sa taille. Et il m’envoya me reposer. Tandis que je me couchais, je conclus que mon pè re n’aurait pas dû m’expé dier de par le monde, qui s’avé rait plus compliqué que je ne pensais. J’é tais en train d’apprendre trop de choses à la fois. « Salva me ab ore leonis{126} », priai-je en m’endormant.
Deuxiè me jour APRÈ S VÊ PRES Où, malgré la briè veté du chapitre, le vieillard Alinardo dit des choses trè s inté ressantes sur le labyrinthe et la maniè re d’y entrer. Je me ré veillai juste avant que sonnâ t l’heure du repas vespé ral. Je me sentais engourdi de sommeil, car le sommeil diurne est comme le pé ché de la chair: plus on en a eu, plus on en voudrait, cependant qu’on se sent malheureux, rassasié et insatiable en mê me temps. Guillaume n’é tait pas dans sa cellule, d’é vidence il s’é tait levé bien plus tô t. Je le trouvai, aprè s une courte dé ambulation, qui sortait de l’É difice. Il me dit qu’il s’é tait rendu au scriptorium, feuilletant le catalogue et observant le travail des moines dans la tentative de s’approcher de la table de Venantius pour reprendre l’inspection. Mais que pour un motif ou pour un autre, chacun paraissait ré solu à ne pas lui laisser mettre le nez dans ces parchemins-là. D’abord Malachie s’é tait approché pour lui montrer quelques enluminures de grande valeur. Ensuite Bence l’avait accaparé sous des pré textes inconsistants. Puis, quand il s’é tait penché pour reprendre son inspection, Bé renger s’é tait mis à tourner autour de lui en lui offrant sa collaboration. Enfin, voyant que mon maî tre paraissait avoir la ferme intention de s’occuper des affaires de Venantius, Malachie lui avait dit clair et net que peut-ê tre, avant de farfouiller dans les parchemins du mort, il valait mieux obtenir l’autorisation de l’Abbé ; que lui-mê me, tout en ayant qualité de bibliothé caire, s’en é tait abstenu, par respect et discipline; et qu’en tout é tat de cause personne ne s’é tait approché de cette table, comme Guillaume le lui avait demandé, et personne ne s’en approcherait tant que l’Abbé n’interviendrait pas. Guillaume lui avait fait remarquer que l’Abbé lui avait donné licence d’enquê ter dans toute l’abbaye, Malachie avait demandé non sans malice si l’Abbé lui avait aussi donné licence de circuler librement dans le scriptorium ou, à Dieu ne plaise, dans la bibliothè que. Guillaume avait compris qu’il ne valait pas la peine de s’engager dans une é preuve de force avec Malachie, mê me si toute cette agitation et toutes ces craintes autour des affaires de Venantius avaient naturellement fortifié
|
|||
|