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LE NOM DE LA ROSE 16 страница



aprè s les faits ré cents survenus dans l’abbaye, l’Abbé se

montrait inquiet et il manifesta ses doutes à Guillaume. Si

la lé gation arrivait à l’abbaye alors que l’auteur des deux

crimes é tait encore inconnu (le lendemain les

pré occupations de l’Abbé devaient augmenter, car les

crimes seraient porté s au nombre de trois), il aurait fallu

admettre que circulait dans ces murs un quidam capable

d’influencer par des actes violents le jugement et le

comportement des lé gats pontificaux.

Il ne servait à rien de chercher à cacher les crimes

qui avaient é té commis, car s’il s’é tait passé encore autre

chose, les lé gats pontificaux eussent pensé à un complot

dirigé contre eux. Il ne restait donc à choisir qu’entre

deux solutions. Ou Guillaume dé couvrait l’assassin avant

l’arrivé e de la lé gation (et ici l’Abbé le regarda fixement

comme pour tacitement lui reprocher de n’ê tre pas

encore venu à bout de l’affaire), ou bien il fallait avertir

loyalement le repré sentant du pape de ce qui se passait et

demander sa collaboration pour que l’abbaye fû t placé e

sous surveillance redoublé e durant le cours des travaux.

Chose qui dé plaisait à l’Abbé, car cela signifiait renoncer à

une partie de sa souveraineté et placer ses moines mê mes

sous le contrô le des Franç ais. Mais on ne pouvait pas

prendre de risques. Guillaume et l’Abbé é taient tous deux

contrarié s par la tournure que prenaient les choses, mais

ils avaient peu d’alternatives. Ils se promirent par

consé quent d’adopter une dé cision dé finitive d’ici le

lendemain. En attendant, il ne restait plus qu’à se confier

la misé ricorde divine et à la sagacité de Guillaume.

« Je ferai l’impossible, Votre Sublimité, dit

Guillaume. Né anmoins, je ne vois pas comment l’affaire

peut vraiment compromettre la rencontre. Mê me le

repré sentant pontifical voudra bien comprendre qu’il y a

une diffé rence entre l’oeuvre d’un fou, ou d’un

sanguinaire, ou peut-ê tre seulement d’une â me é garé e, et

les graves problè mes que des hommes probes viendront

discuter.

— Vous croyez? demanda l’Abbé en regardant

fixement Guillaume. N’oubliez pas que les Avignonnais

savent qu’ils rencontrent des minorites, et donc des

personnes pé rilleusement proches des fraticelles et

d’autres encore plus insensé s que les fraticelles, des

hé ré tiques dangereux qui se sont souillé s de crimes (et ici

l’Abbé baissa la voix), en regard desquels les faits, du

reste horribles, qui sont arrivé s en ce lieu-ci pâ lissent

comme brume au soleil.

— Il ne s’agit pas de la mê me chose! s’exclama

Guillaume avec vivacité. Vous ne pouvez pas mettre sur

le mê me plan les minorites du chapitre de Pé rouse et

quelques bandes d’hé ré tiques qui ont compris de travers

le message de l’É vangile, transformant la lutte contre les

richesses en une sé rie de vengeances privé es ou de folies

sanguinaires...

— À peine quelques anné es sont passé es depuis que,

à quelques milles tout juste d’ici, une de ces bandes,

comme vous les appelez, a mis à feu et à sang les terres de

l’é vê que de Verceil et les montagnes de la contré e de

Novare, dit l’Abbé d’un ton sec.

— Vous parlez de fra Dolcino et des apostoliques...

— Des pseudo-apô tres », corrigea l’Abbé. Et encore

une fois j’entendais citer fra Dolcino et les pseudo-apô tres,

et encore une fois d’un ton circonspect, et presque avec

une nuance de terreur.

« Des pseudo-apô tres, admit volontiers Guillaume.

Mais eux, ils n’avaient rien à voir avec les minorites...

— Dont ils professaient la mê me ré vé rence pour

Joachim de Calabre, ré pliqua l’Abbé, et vous pouvez le

demander à votre frè re Ubertin.

— Je fais relever à Votre Sublimité que c’est

maintenant votre frè re à vous », dit Guillaume, avec un

sourire et une sorte de courbette, comme pour

complimenter l’Abbé de l’acquisition que son ordre avait

faite en accueillant un homme d’une telle ré putation.

« Je le sais, je le sais, sourit l’Abbé. Et vous savez

avec quelle sollicitude fraternelle notre ordre a accueilli

les spirituels quand ils ont encouru les colè res du pape. Je

ne parle pas seulement d’Ubertin, mais aussi de

nombreux autres frè res plus humbles, dont on ne sait pas

grand’chose, et dont on devrait peut-ê tre savoir

davantage. Car il nous est arrivé d’accueillir des

transfuges qui se sont pré senté s vê tus du froc des

minorites, et par la suite j’ai appris que les vicissitudes de

leur vie les avaient conduits, un certain temps, fort prè s

des dolciniens...

— Mê me ici? demanda Guillaume.

— Mê me ici. Je suis en train de vous ré vé ler quelque

chose dont en vé rité je sais bien peu, et en tout cas pas

assez pour formuler des accusations. Mais vu que vous

enquê tez sur la vie de cette abbaye, il est bon que vous

aussi soyez au courant. Je vous dirai alors que je

soupç onne, attention, je soupç onne sur la base de ce que

j’ai entendu ou deviné, qu’il y a eu un moment plutô t

obscur dans la vie de notre cellé rier, qui pré cisé ment

arriva ici, il y a des anné es, à la suite de l’exode des

minorites. »

— Le cellé rier? Ré migio de Varagine, un dolcinien?

Il m’a l’air de l’ê tre le plus doux et en tous les cas le moins

soucieux de madone pauvreté que j’aie jamais rencontré...

dit Guillaume.

— Et de fait je ne puis rien dire contre lui, et je me

pré vaux de ses bons services, pour lesquels la

communauté entiè re lui est reconnaissante. Cela dit pour

vous faire comprendre comme il est facile de trouver des

affinité s entre un frè re et un fraticelle.

— Encore une fois Votre Grandeur est injuste, s’il

m’est permis de le dire, interrompit Guillaume. Nous

parlions des dolciniens, pas des fraticelles. Sur lesquels on

pourra gloser à l’infini, sans mê me savoir de qui on parle,

tant il y en a d’espè ces, mais pas les taxer de

sanguinaires. Au maximum, on pourra leur reprocher de

mettre en pratique sans trop de bon sens ce que les

spirituels ont prê ché avec une plus grande mesure et

animé par un vé ritable amour de Dieu, et en cela je

conviens qu’il existe une dé marcation fragile entre les uns

et les autres...

— Mais les fraticelles sont des hé ré tiques!

interrompit sè chement l’Abbé. Ils ne se bornent pas à

soutenir la pauvreté de Christ et des apô tres, doctrine

qui, mê me si je ne suis pas enclin à la partager, peut ê tre

utilement opposé e à l’arrogance avignonnaise. Les

fraticelles tirent d’une telle doctrine un syllogisme

pratique, ils en infè rent un droit à la ré volte, au saccage, à

la perversion des moeurs.

— Mais quels fraticelles?

— Tous, en gé né ral. Vous le savez qu’ils se sont

souillé s de crimes abominables, qu’ils ne reconnaissent

pas le mariage, qu’ils nient l’enfer, qu’ils commettent la

sodomie, qu’ils embrassent l’hé ré sie bogomile de

l’horrible Bulgarie et de l’horrible Drygonthie...

— Je vous en prie, dit Guillaume, ne confondez pas

des choses diffé rentes! Vous parlez comme si fraticelles,

patarins, vaudois, cathares et parmi ces derniers

bogomiles de Bulgarie et hé ré tiques de Dragovitsa{125},

c’é tait du pareil au mê me!

— Ç a l’est, coupa l’Abbé, c’est du pareil au mê me,

parce qu’ils sont hé ré tiques et parce qu’ils mettent en

danger l’ordre mê me du monde civil, l’ordre de l’Empire

aussi que vous semblez appeler de vos voeux. Il y a cent

anné es et plus, les disciples d’Arnaud de Brescia

incendiè rent les demeures des nobles et des cardinaux, et

ce furent là les fruits de l’hé ré sie lombarde des patarins.

Je sais des histoires terribles sur ces hé ré tiques, et je les

lus dans Cé saire de Eisterbach. À Vé rone le chanoine de

Saint-Gé dé on, Everard, remarqua un beau jour que celui

qui l’hé bergeait sortait chaque nuit de chez lui en

compagnie de sa femme et de sa fille. Il interrogea je ne

sais qui des trois pour savoir où ils allaient et ce qu’ils

faisaient. « Viens et tu verras », lui fut-il ré pondu et il les

suivit dans une habitation souterraine, trè s vaste, où se

trouvaient rassemblé es des personnes des deux sexes. Un

hé ré siarque, alors que tout le monde faisait silence, tint

un discours plein de jurons, dans le but de corrompre leur

vie et leurs moeurs. Puis, une fois le cierge soufflé, chacun

se jeta sur sa voisine, sans faire de diffé rence entre

l’é pouse lé gitime et la fille nubile, entre la veuve et la

vierge, entre la maî tresse et la servante ni (ce qui é tait

pis, que le Seigneur me pardonne au moment où je dis de

si horribles choses) entre sa propre fille et sa propre

soeur. Everard, à ce spectacle, en jeune insouciant et

luxurieux qu’il é tait, se faisant passer pour un disciple,

aborda, je ne sais plus trè s bien, la fille de son hô te ou une

autre fillette, et aprè s que fut é teint le cierge, pé cha avec

elle. Il fit cela, hé las, pendant plus d’un an, et à la fin le

maî tre dit que ce jeune homme fré quentait avec tant de

profit leurs sé ances qu’il serait bientô t en mesure

d’instruire les né ophytes. À ce point-là, Everard comprit

dans quel abî me il avait chu et il parvint à fuir leur

sé duction en arguant qu’il avait fré quenté cette maison

non point parce qu’il é tait attiré par l’hé ré sie, mais parce

qu’il é tait attiré par les jeunes filles. Ils le chassè rent.

Mais telles sont, vous le voyez, la loi et la vie des

hé ré tiques, patarins, cathares, joachimites, spirituels de

tout acabit. Et il n’y a pas de quoi s’é tonner: ils ne croient

pas en la ré surrection de la chair ni à l’enfer comme

châ timent des mé chants, et jugent pouvoir faire

impuné ment n’importe quoi. Ils se disent de fait catharoï,

c’est-à -dire purs.

— Abbon, dit Guillaume, vous vivez isolé dans cette

splendide et sainte abbaye, loin des infamies du monde.

La vie dans les villes est beaucoup plus complexe que

vous ne croyez et il y a des degré s, vous le savez, dans

l’erreur aussi et dans le mal. Lot fut beaucoup moins

pé cheur que ses concitoyens qui conç urent des pensé es

immondes en regard des anges envoyé s par Dieu, et la

trahison de Pierre ne fut rien par rapport à la trahison de

Judas, de fait il a é té pardonné à l’un et pas à l’autre. Vous

ne pouvez pas mettre dans le mê me panier patarins et

cathares. Les patarins sont un mouvement de ré forme

des moeurs à l’inté rieur mê me des lois de notre Sainte

Mè re l’É glise. Ils voulurent simplement amé liorer le mode

de vie des ecclé siastiques.

— En soutenant qu’on ne doit pas recevoir de

sacrements des mains de prê tres impurs...

— Et ils eurent tort, mais ce fut leur unique erreur

de doctrine. Ils ne se proposè rent jamais d’alté rer la loi de

Dieu... —

Mais la pré dication patarine d’Arnaud de Brescia,

à Rome, il y a plus de deux cents ans, poussa la tourbe des

vilains à incendier les demeures des nobles et des

cardinaux.

— Arnaud chercha à entraî ner dans son mouvement

de ré forme les magistrats de la ville. Ils ne le suivirent

pas, et il trouva approbation parmi la tourbe de pauvres

et de dé shé rité s. Il ne fut pas responsable de l’é nergie et

de la rage avec lesquelles ces derniers ré pondirent à ses

appels pour une cité moins corrompue.

— La ville est toujours corrompue.

— La ville est le lieu où vit aujourd’hui le peuple de

Dieu, dont vous ê tes, dont nous sommes les bergers. C’est

le lieu de scandale où le riche pré lat prê che la vertu au

peuple pauvre et affamé. Les dé sordres des patarins

naissent de cette situation. Ils sont tristes, ils ne sont pas

incompré hensibles. Les cathares sont autre chose. C’est

une hé ré sie orientale, en dehors de la doctrine de l’É glise.

J’ignore s’ils commettent vraiment ou ont commis les

crimes qu’on leur impute. Je sais qu’ils refusent le

mariage, qu’ils nient l’enfer. Je me demande si beaucoup

des actes qu’ils n’ont pas commis ne leur ont pas é té

attribué s rien qu’en vertu des idé es (certes exé crables)

qu’ils ont soutenues.

— Et c’est vous qui me dites que les cathares ne se

sont pas mê lé s aux patarins, et que les uns et les autres

ne sont pas uniquement deux des faces, innombrables, de

la mê me manifestation dé moniaque?

— Je dis que nombre de ces hé ré sies,

indé pendamment des doctrines qu’elles soutiennent,

s’implantent avec succè s chez les gens simples, parce

qu’elles leur suggè rent la possibilité d’une vie diffé rente.

Je dis que trè s souvent les simples ne savent pas grandchose

en matiè re de doctrine. Je dis qu’il est souvent

arrivé que des tourbes de simples aient confondu la

pré dication cathare avec celle des patarins, et celle-ci en

gé né rale avec celle des spirituels. La vie des simples,

Abbon, n’est pas é clairé e par la sapience et par le sens

vigilant des distinctions qui fait de nous des sages. Et elle

est obsé dé e par la maladie, par la pauvreté, rendue

balbutiante par ignorance. Souvent pour maints d’entre

eux, l’adhé sion à un groupe hé ré tique n’est qu’un moyen

comme un autre de crier son propre dé sespoir. On peut

brû ler la maison d’un cardinal, soit parce qu’on veut

perfectionner la vie du clergé, soit parce qu’on juge que

l’enfer, qu’il prê che, n’existe pas. On le fait toujours parce

que l’enfer terrestre existe, où vit le troupeau dont nous

sommes les pasteurs. Mais vous savez fort bien que, de

mê me qu’eux ne distinguent pas entre É glise bulgare et

disciples du prê tre Liprando, souvent aussi les autorité s

impé riales et leurs partisans ne distinguè rent pas entre

spirituels et hé ré tiques. Plus d’une fois des groupes

gibelins, pour battre leur adversaire, soutinrent parmi le

peuple des tendances cathares. À mon avis ils firent mal.

Mais ce que je sais maintenant c’est que les mê mes

groupes, souvent, pour se dé barrasser de ces inquiets et

dangereux adversaires trop « simples », attribuè rent aux

uns les hé ré sies des autres, et poussè rent tout cet humble

monde sur le bû cher. J’ai vu, je vous le jure, Abbon, j’ai de

mes yeux vu, des hommes de vie vertueuse, sincè rement

partisans de la pauvreté et de la chasteté, mais ennemis

des é vê ques, que les é vê ques poussè rent dans l’é tau du

bras sé culier, que ce dernier fû t au service de l’Empire ou

des cité s libres en les accusant de promiscuité sexuelle,

sodomie, pratiques abominables – dont peut-ê tre

d'autres, mais pas eux s’é taient rendus coupables. Les

simples sont de la chair à boucher, à utiliser quand ils

servent à mettre en crise le pouvoir adverse, et à sacrifier

quand ils ne servent plus.

— Donc, dit l’Abbé avec une malice é vidente, fra

Dolcino et ses é nergumè nes, et Gé rard Sé galelli et ces

ignobles assassins furent-ils de mé chants cathares ou des

fraticelles vertueux, des bogomiles sodomites ou des

patarins ré formateurs? Voulez-vous bien me dire alors,

Guillaume, vous qui savez tout sur les hé ré tiques, au

point de sembler l’un des leurs, où se trouve la vé rité ?

— Nulle part, parfois, dit Guillaume avec tristesse.

— Vous voyez que vous aussi vous ne savez plus

distinguer anti-hé ré tique et hé ré tique? Moi, j’ai au moins

une rè gle. Je sais que les hé ré tiques sont ceux qui

mettent en danger l’ordre qui ré git le peuple de Dieu. Et

je dé fends l’Empire parce qu’il me garantit cet ordre. Je

combats le pape parce qu’il est en train de remettre le

pouvoir spirituel aux é vê ques des villes, qui s’allient aux

marchands et aux corporations, et ils ne sauront pas

maintenir cet ordre. Nous, nous l’avons maintenu pendant

des siè cles. Quant aux hé ré tiques, j’ai aussi une rè gle, et

elle se ré sume dans la ré ponse que donna Arnaud

Amalric, abbé de Cî teaux, à qui lui demandait ce qu’il

fallait faire des citadins de Bé ziers, ville soupç onné e

d’hé ré sie: « Tuez-les tous, Dieu reconnaî tra les siens. »

Guillaume baissa les yeux et resta un certain temps

silencieux. Puis il dit: « La ville de Bé ziers fut prise et les

nô tres ne regardè rent ni à la dignité ni au sexe ni à l’â ge

et presque vingt mille hommes furent passé s au fil de

l’é pé e. Le massacre ainsi fait, la ville fut saccagé e et livré e

aux flammes.

— Mê me une guerre sainte est une guerre.

— Mê me une guerre sainte est une guerre. C’est

peut-ê tre pour cela qu’il ne devrait pas y avoir de guerres

saintes. Mais que dis-je, je suis ici pour soutenir les droits

de Louis, qui pourtant met à feu et à sang l’Italie. Je me

trouve moi aussi pris dans un jeu d’é tranges alliances.

É trange alliance des spirituels avec l’Empire, é trange celle

de l’Empire avec Marsile, qui demande la souveraineté

pour le peuple. Et é trange l’alliance entre nous deux, si

diffé rents de langage et de tradition. Mais nous avons

deux tâ ches en commun.

Le succè s de la rencontre, et la dé couverte d’un

assassin. Efforç ons- nous de procé der en paix. »

L’Abbé ouvrit les bras. « Donnez-moi le baiser de la

paix, frè re Guillaume. Avec un homme de votre savoir,

nous pourrions discuter longuement sur de subtiles

questions de thé ologie et de morale. Mais nous ne devons

pas cé der au goû t de la dispute comme font les maî tres de

Paris. C’est vrai, nous avons une tâ che importante qui

nous attend, et nous devons procé der d’un commun

accord. Si j’ai parlé de ces choses, c’est parce que je crois

qu’il y a un rapport, vous comprenez? Un rapport

possible, ou encore que d’autres peuvent mettre en

rapport les crimes qui ont eu lieu ici et les thè ses de vos

frè res. C’est pour cela que je vous ai averti, c’est pour cela

que nous devons pré venir tout soupç on ou insinuation de

la part des Avignonnais.

— Ne devrais-je pas supposer que Votre Sublimité

m’a suggé ré aussi une piste pour mon enquê te? Pensezvous

qu’à l’origine des ré cents é vé nements il puisse y

avoir quelque sombre histoire qui remonte au passé

hé ré tique de quelque moine? »

L’Abbé se tut un instant, en regardant Guillaume

sans qu’aucune expression ne transparû t sur son visage.

Puis il dit: « Dans cette triste affaire, l’inquisiteur c’est

vous. Il vous revient d’ê tre soupç onneux et mê me de

risquer un soupç on injuste. Moi je ne suis ici que le pè re

commun. Et, j’ajoute, si j’avais su que le passé d’un de

mes moines prê tâ t à de vé ritables soupç ons, j’eusse dé jà

procé dé moi-mê me au dé racinement de la male plante. Ce

que je sais, vous le savez. Ce que je ne sais pas, attend

comme de juste la lumiè re de votre sagacité. Mais dans

tous les cas, informez-en toujours et avant tout moimê me.

» Il salua et sortit de l’é glise.

« L’histoire se complique de plus en plus, mon cher

Adso, dit Guillaume, et son visage s’obscurcit. Nous

courons derriè re un manuscrit, nous nous inté ressons aux

diatribes de certains moines trop curieux et à l’histoire

d’autres moines trop luxurieux, et voilà que se profile

avec toujours plus d’insistance une autre piste, toute

diffé rente. Le cellé rier, donc... Et avec le cellé rier est

arrivé ici cet é trange animal de Salvatore... Mais il est

temps d’aller nous reposer, car nous avons projeté de

rester é veillé s durant la nuit.

— Alors vous vous proposez encore de pé né trer dans

la bibliothè que, cette nuit? Vous n’abandonnez pas cette

premiè re piste?

— Pas du tout. Et puis, qui a dit qu’il s’agissait de

deux pistes diffé rentes? Et enfin, cette histoire du

cellé rier pourrait n’ê tre qu’un soupç on de l’Abbé. »

Il prit la direction de l’hô tellerie. Arrivé sur le seuil, il

s’arrê ta et parla comme s’il continuait son pré cé dent

discours.

« Au fond, l’Abbé m’a demandé d’enquê ter sur la

mort d’Adelme quand il pensait que quelque chose de

louche se passait entre ses jeunes moines. Mais à pré sent

la mort de Venantius fait naî tre d’autres soupç ons, peutê tre

l’Abbé a-t-il eu l’intuition que la clef du mystè re se

trouve dans la bibliothè que, et dans cette direction-là il ne

veut pas que je pousse l’enquê te. C’est alors qu’il

m’offrirait la piste du cellé rier pour dé tourner mon

attention de l’É difice...

— Mais pourquoi ne devrait-il pas vouloir que...

— Ne pose pas trop de questions. L’Abbé m’a signifié

dè s le dé but que la bibliothè que est intouchable. Il aura

ses raisons. Il se pourrait que lui aussi soit mê lé à quelque

histoire qu’il ne pensait pas pouvoir mettre en rapport

avec la mort d’Adelme, et à pré sent il se rend compte que

le scandale fait tache d’huile et peut le compromettre lui

aussi. Et il ne veut pas qu’on dé couvre la vé rité, ou du

moins il ne veut pas que je la dé couvre moi...

— Mais alors nous vivons dans un endroit

abandonné de Dieu, dis-je abattu.

— Tu en as trouvé, toi, des endroits où Dieu se fû t

senti à son aise? » me demanda Guillaume en me toisant

du haut de sa taille.

Et il m’envoya me reposer. Tandis que je me

couchais, je conclus que mon pè re n’aurait pas dû

m’expé dier de par le monde, qui s’avé rait plus compliqué

que je ne pensais. J’é tais en train d’apprendre trop de

choses à la fois.

« Salva me ab ore leonis{126} », priai-je en

m’endormant.

 

Deuxiè me jour

APRÈ S VÊ PRES

Où, malgré la briè veté du chapitre, le vieillard Alinardo

dit des choses trè s inté ressantes sur le labyrinthe et la

maniè re d’y entrer.

Je me ré veillai juste avant que sonnâ t l’heure du repas

vespé ral. Je me sentais engourdi de sommeil, car le

sommeil diurne est comme le pé ché de la chair: plus on

en a eu, plus on en voudrait, cependant qu’on se sent

malheureux, rassasié et insatiable en mê me temps.

Guillaume n’é tait pas dans sa cellule, d’é vidence il s’é tait

levé bien plus tô t. Je le trouvai, aprè s une courte

dé ambulation, qui sortait de l’É difice. Il me dit qu’il s’é tait

rendu au scriptorium, feuilletant le catalogue et observant

le travail des moines dans la tentative de s’approcher de

la table de Venantius pour reprendre l’inspection. Mais

que pour un motif ou pour un autre, chacun paraissait

ré solu à ne pas lui laisser mettre le nez dans ces

parchemins-là. D’abord Malachie s’é tait approché pour lui

montrer quelques enluminures de grande valeur. Ensuite

Bence l’avait accaparé sous des pré textes inconsistants.

Puis, quand il s’é tait penché pour reprendre son

inspection, Bé renger s’é tait mis à tourner autour de lui en

lui offrant sa collaboration.

Enfin, voyant que mon maî tre paraissait avoir la

ferme intention de s’occuper des affaires de Venantius,

Malachie lui avait dit clair et net que peut-ê tre, avant de

farfouiller dans les parchemins du mort, il valait mieux

obtenir l’autorisation de l’Abbé ; que lui-mê me, tout en

ayant qualité de bibliothé caire, s’en é tait abstenu, par

respect et discipline; et qu’en tout é tat de cause personne

ne s’é tait approché de cette table, comme Guillaume le lui

avait demandé, et personne ne s’en approcherait tant que

l’Abbé n’interviendrait pas. Guillaume lui avait fait

remarquer que l’Abbé lui avait donné licence d’enquê ter

dans toute l’abbaye, Malachie avait demandé non sans

malice si l’Abbé lui avait aussi donné licence de circuler

librement dans le scriptorium ou, à Dieu ne plaise, dans la

bibliothè que.

Guillaume avait compris qu’il ne valait pas la peine

de s’engager dans une é preuve de force avec Malachie,

mê me si toute cette agitation et toutes ces craintes autour

des affaires de Venantius avaient naturellement fortifié



  

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