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LE NOM DE LA ROSE 14 страница



bibliothè que.

— Qui ne dé daigne donc pas de recueillir aussi des

fables paï ennes, dit Guillaume.

— La bibliothè que est té moignage de la vé rité et de

l’erreur », dit alors une voix dans notre dos. C’é tait Jorge.

Encore une fois je m’é tonnais (mais j’aurais encore

beaucoup à m’é tonner les jours suivants) de la faç on

inopiné e dont ce vieillard apparaissait soudain, comme si

nous ne le voyons pas lui et que lui nous voyait nous. Je

me demandais aussi ce que pouvait bien faire un aveugle

dans le scriptorium, mais je me rendais compte par la

suite que Jorge é tait omnipré sent dans toute l’abbaye. Et

souvent il se trouvait dans le scriptorium, assis sur un

faudesteuil{106} prè s de la cheminé e, et il avait l’air de

suivre tout ce qui se passait dans la salle. Une fois que je

l’entendis demander à haute voix de sa place: « Qui

monte? » Et il s’adressait à Malachie qui, les pas é touffé s

par la paille, prenait le chemin de la bibliothè que. Tous les

moines l’avaient en grande estime et s’adressaient

souvent à lui pour la compré hension des passages

difficiles, le consultant à propos d’une scolie{107} ou lui

demandant ses lumiè res sur la maniè re de repré senter un

animal ou un saint. Et il lui regardait dans le vide avec ses

yeux é teints, comme s’il fixait des pages toujours vives

dans sa mé moire et il ré pondait que les faux prophè tes

sont habillé s comme des é vê ques et que des grenouilles

sortent de la bouche, ou bien qu’elles é taient les pierres

qui devaient orner les murs de la Jé rusalem cé leste, ou

que les arimaspes{108} se doivent figurer dans les cartes

gé ographiques pré s de la terre du prê tre Jean –

recommandant de ne point exagé rer en les faisant

sé duisants dans leur monstruosité, car il suffisait qu’ils

fussent repré senté s de faç on emblé matique,

reconnaissable, mais non dé sirable, ou repoussant

jusqu’au rire.

Une fois je l’entendis conseiller un scoliaste sur la

maniè re d’interpré ter la ré capitulatio dans les textes de

Tychonius{109} selon l’esprit de Saint-Augustin, afin qu’on

é vitâ t l’hé ré sie donatiste. Une autre fois je l’entendis

donner des conseils sur la faç on de distinguer, en

commentant, les hé ré tiques des schismatiques. Ou

encore, dire à un chercheur perplexe, quel livre il devrait

chercher dans le catalogue de la bibliothè que, et à peu

prè s à quelle page il en trouverait mention, lui assurant

que le bibliothé caire le lui remettrait certainement parce

qu’il s’agissait d’un ouvrage inspiré par Dieu. Enfin, je

l’entendis dire une autre fois qu’il ne fallait pas rechercher

certain livre, car il existait, c’est vrai, dans le catalogue,

mais il avait é té saccagé par les rats cinquante ans plus

tô t, et se pulvé risait dé sormais sous les doigts de qui le

touchait. Il é tait en somme la mé moire de la bibliothè que

et l’â me du scriptorium. Parfois il tanç ait les moines qu’il

entendait bavarder: « Hâ tez-vous de laisser un

té moignage de la vé rité, car les temps sont proches! » Et

il faisait allusion à la venue de l’Anté christ.

« La bibliothè que est té moignage de la vé rité et de

l’erreur, dé clara donc Jorge. »

— Indubitablement Apulé e de Madaure eut une

renommé e de magicien, dit Guillaume. Mais cette fable

contient, sous le voile de ses fictions, une bonne morale

aussi, parce qu’elle enseigne combien il en coû te de se

tromper, et en outre je crois que l’histoire de l’homme

transformé en â ne fait allusion à la mé tamorphose de

l’â me qui tombe dans le pé ché.

— Il se peut, dit Jorge.

— Mais alors je comprends maintenant pourquoi

Venantius, au cours de cette conversation dont il me parla

hier, portait un tel inté rê t aux problè mes de la comé die;

de fait, les fables de ce type-là aussi peuvent ê tre

assimilé es aux comé dies des antiques. L’une et l’autre ne

racontent pas l’histoire d’hommes qui existè rent

vraiment, comme les tragé dies, mais, dit Isidore, sont des

fictions: « Fabulae poetae a fando nominaverunt quia non

sunt res factae sed tantum loquendo fictae{110}"... »

Tout d’abord, je ne compris pas pourquoi Guillaume

s’é tait engagé dans cette docte discussion et pré cisé ment

avec un homme qui paraissait ne pas goû ter fort de

semblables sujets, mais la ré ponse de Jorge me dit

combien mon maî tre avait é té subtil.

« Ce jour-là, on ne discutait pas de comé die, mais

seulement du caractè re licite du rire », dit Jorge en

s’assombrissant. Et de mon cô té je me rappelais

parfaitement que quand Venantius avait mis sur le tapis

cette discussion, pas plus tard que la veille, Jorge avait

affirmé ne point s’en souvenir.

« Ah, laissa tomber Guillaume avec né gligence, je

croyais que vous aviez parlé des mensonges des poè tes et

des é nigmes subtiles... »

— On parlait du rire, dit Jorge d’un ton sec. Les

comé dies é taient é crites par les paï ens pour pousser au

rire les spectateurs, et ils faisaient mal. Notre Seigneur

Jé sus-Christ ne raconta jamais de comé die ni de fables,

mais de limpides paraboles seulement qui nous

instruisent allé goriquement sur la faç on de mé riter le

paradis, et ainsi soit-il.

— Je me demande, dit Guillaume, pourquoi vous

ê tes tellement contre la pensé e que Jé sus ait jamais ri.

Moi je crois que le rire est une bonne mé decine, comme

les bains, pour soigner les humeurs et les autres affections

du corps, en particulier la mé lancolie.

— Les bains sont une bonne chose, dit Jorge, et le

Docteur Angé lique lui-mê me les conseille pour chasser la

tristesse, qui peut ê tre passion mauvaise quand elle ne

s’adresse pas à un mal qui se puisse é loigner par l’audace.

Les bains restituent l’é quilibre des humeurs. Le rire

é branle le corps, dé forme les liné aments du visage, rend

l’homme semblable au singe.

— Les singes ne rient pas, le rire est le propre de

l’homme, il est le signe de sa rationalité, dit Guillaume.

— La parole aussi est le signe de la rationalité

humaine, et avec la parole on peut blasphé mer Dieu. Mais

pas né cessairement bon tout ce qui est le propre de

l’homme. Le rire est un signe de sottise. Qui rit ne croit

pas en ce dont il rit, mais non plus ne le hait. Or donc rire

du mal signifie ne pas se disposer à le combattre, et rire

du bien signifie mé connaî tre la force avec laquelle le bien

se propage par sa propre vertu. C’est pourquoi la Rè gle

dit: « Decimus humilitatis gradus est si non sit facilis ac

promptus in risu, quia scriptum est: stultus in risu

exaltat vocem suam{111}. »

— Quintilien{112}, interrompit mon maî tre, dit que le

rire est à ré primer dans le pané gyrique, par dignité, mais

qu’il faut l’encourager dans beaucoup d’autres cas. Tacite

loue l’ironie de Calpurnius Pison, Pline le jeune é crivit:

« Aliquando praeterea rideo, jocor, ludo, homo sum{113}. »

— C’é taient des paï ens, ré pliqua Jorge. La Rè gle dit:

« Scurrilitates vero vel verba otiosa et risum moventia

aeterna clausura in omnibus locis damnamus, et ad talia

eloquia discipulum aperire os non permittimus{114}. »

— Cependant quand dé jà le Verbe de Christ avait

triomphé sur la terre, Syné sios de Cyrè ne dit que la

divinité a su combiner harmonieusement comique et

tragique, et Aelius Spartien guide de l’empereur Hadrien,

homme de moeurs é levé es et d’esprit naturaliter chré tien,

qu’il sut mê ler des moments de gaieté et des moments de

gravité. Et enfin Ausone recommande de doser avec

modé ration le sé rieux et le plaisant.

— Mais Paulin de Nole et Clé ment d’Alexandrie nous

mirent en garde contre ces sottises, et Sulpice Sé vè re dit

que jamais personne ne vit Saint-Martin ni en proie à la

colè re ni en proie à l’hilarité.

— Il rappelle pourtant de la part du saint plusieurs

ré ponses spiritualiter salsa, dit Guillaume.

— Elles é taient promptes et savantes, pas risibles.

Sainte Ephraim a é crit une paré nè se contre le rire des

moines, et dans le De habitu et conversatione

monachorum{115} il recommande d’é viter obscé nité s et

saillies comme le poison des aspics!

— Mais Hildebert dit: « Admittenda tibi joca sunt

post seria quaedam, sed tamen et dignis ipsa gerenda

modis{116}. » Et Jean de Salisbury a autorisé une modeste

hilarité. Et enfin l’Ecclé siastique, dont vous avez cité le

passage auquel se ré fè re votre rè gle, où l’on dit que le rire

est le propre du sot, admet au moins un rire silencieux,

celui de l’esprit serein.

— L’esprit n’est serein que lorsqu’il contemple la

vé rité et se plaî t au bien accompli, et ne se rit de la vé rité

ni du bien. Voilà pourquoi Christ ne riait pas. Le rire est

source de doute.

— Mais parfois il est juste de douter.

— Je n’en vois pas la raison. Quand on doute, il faut

s’adresser à une autorité, aux paroles d’un pè re ou d’un

docteur, et toute raison de douter cesse. Vous m’avez l’air

bien impré gné de doctrines discutables, comme celle des

logiciens de Paris. Mais Saint-Bernard su intervenir à bon

escient contre Abé lard le châ tré qui voulait soumettre

tous les problè mes à l’examen froid et sans vie d’une

raison dé nué e de la lumiè re des É critures, en prononç ant

son: « C’est ainsi et ce n’est pas ainsi. » Certes si

quelqu’un accepte ces idé es fort pé rilleuses, il peut aussi

appré cier le jeu du sot qui rit de cela dont on doit

seulement savoir l’unique vé rité, qui a dé jà é té dite une

fois pour toutes. Or en riant, le sot dit implicitement:

« Deus non est. »

— Vé né rable Jorge, vous me paraissez injustes

quand vous traitez Abé lard de châ tré, car vous savez qu’il

encourut une aussi triste condition à cause de la mauvaise

d’un autre...

— À cause de ses pé ché s. À cause de son orgueil

placé dans la confiance en la raison de l’homme. Ainsi la foi

des simples fut moqué e, les mystè res de Dieu furent

sondé s (du moins on le tenta, des sots le tentè rent), des

questions qui concernaient les choses suprê mes se virent

té mé rairement traité es, on rit des Pè res parce qu’ils

avaient jugé bon que de telles questions fussent plutô t

mises sous le boisseau qu’exposé es.

— Je ne suis pas d’accord, vé né rable Jorge. D’une

autre part, Dieu veut que nous exercions notre raison sur

les nombreuses choses obscures où l’É criture nous a

laissé s libres de dé cider. Et, lorsque quelqu’un vous invite

à croire à une proposition, vous devez d’abord examiner si

celle-ci est acceptable, car notre raison a é té cré é e par

Dieu, et ce qui agré e à notre raison ne peut pas agré er à la

raison divine, sur laquelle d’ailleurs nous savons

seulement ce que, par analogie et souvent par né gation,

nous en infé rons à partir des dé marches de notre raison.

Et alors vous voyez que parfois, pour saper la fausse

autorité d’une proposition absurde qui ré pugne à la

raison, le rire aussi peut-ê tre un instrument juste.

Souvent le rire sert mê me à confondre les mé chants et à

faire briller leur sottise. De Saint-Maur on raconte que les

paï ens le mirent dans de l’eau bouillante et qu’il se plaignit

que le bain é tait trop froid; le gouverneur paï en trempa

sottement sa main dans l’eau pour vé rifier, il se brû la.

Belle action de ce saint martyr qui ridiculisa les ennemis

de la foi.

Jorge ricana: « mê me dans les é pisodes que

racontent les pré dicateurs on trouve beaucoup de contes

à dormir debout. Un saint plongé dans l’eau bouillante

souffre pour Christ et retient ses cris, il ne joue pas des

tours d’enfant aux paï ens.

— Vous voyez? Dit Guillaume. Cette histoire vous

paraî t contraire à la raison et vous l’accusez d’ê tre

ridicule! Fû t-ce tacitement et en contrô lant vos lè vres,

vous ê tes en train de rire d’une histoire et vous voulez

que de mon cô té je ne prenne pas cette histoire au

sé rieux. Vous riez du rire, mais vous riez. »

Jorge est un geste d’agacement: « en jouant sur le

rire, vous m’entraî nez dans de vains propos. Mais vous

savez bien que Christ ne riait pas.

— Je n’en suis pas certain. Quand il invite les

pharisiens à jeter la premiè re pierre, quand il demande de

qui est l’effigie sur les piè ces à payer en tribut, quand il

joue sur les mots et dit: « tu es Petrus », je crois qu’il

s’agissait de pointes pour confondre les pê cheurs, pour

soutenir le courage des siens. L’effet de l’esprit quand il

dit à Caï phe: « C’est toi qui l’as dit. » Et Jé rô me

commentant Jé ré mie, là où Dieu dit à Jé rusalem:

« Nudavi femora contra faciem tuam » explique: « Sive

nudabo et relevabo femora et posteriora

tuam{117}. » Mê me Dieu, exprime donc avec de bons mots

pour confondre ce qu’il veut punir. Et vous savez

parfaitement qu’au moment le plus ardent de la lutte

entre clunistes et cisterciens les premiers accusè rent les

seconds, pour les rendre ridicules, de ne pas porter de

braies. Et dans le Speculum Stultorum{118} on raconte que

l’â ne Brunel se demande ce qui arriverait si la nuit le vent

soulevait les couvertures et que le moine vî t ses

pudenda... »

Les moines autour de nous se mirent à rire et Jorge

devint furieux: « vous ê tes en train de traî ner ses frè res

à une fê te des fols. Je sais qu’il est d’usage parmi les

franciscains de gagner la sympathie du peuple avec des

idioties de ce genre, mais de ces jeux frivoles je vous dirai

ce que dit un mot que j’entendis prononcer à un de vos

pré dicateurs: « Tum podex carmen extulit

horridulum{119}. » »

La ré primande é tait un peu forte, Guillaume avait

é té impertinent, mais à pré sent Jorge l’accusait de lâ cher

des pets par la bouche. Je me demandai si cette ré ponse

sé vè re ne devait pas signifier une invitation, de la part du

moine â gé, à sortir du scriptorium. Mais je vis Guillaume,

si combatifs instants plus tô t, se faire doux comme un

agneau.

« Je vous demande pardon, vé né rable Jorge, dit-il.

Ma bouche a trahi mes pensé es, je ne voulais pas

manquer de respect. Sans doute ce que vous dites est

juste, et j’é tais dans l’erreur. »

Jorge, devant cet acte d’exquise humilité, é mit un

grognement pouvant aussi bien exprimer la satisfaction

que le pardon, et il n’eut d’autre issue que de regagner sa

place, tandis que les moines refluaient vers leur table de

travail, qui au cours de la discussion s’é taient peu à peu

approché s. Guillaume s’agenouilla de nouveau devant la

table de Venantius et se remit à fouiller dans ses

parchemins. Avec sa ré ponse d’une grande humilité, il

avait obtenu quelques secondes de tranquillité. Et ce qu’il

vit pendant ces secondes inspira ses recherches de la nuit.

Mais ce furent vraiment quelques secondes. Bence

s’approcha aussitô t en feignant d’avoir oublié son stylet

sur la table quand il s’é tait joint aux autres pour é couter

la conversation avec Jorge, et il murmura à Guillaume

qu’il devait lui parler d’urgence, lui donnant rendez-vous

derriè re les balnea. Il lui dit de s’é loigner le premier qu’il

le rejoindrait sans tarder.

Guillaume hé sita un instant, puis il appela Malachie

qui, de sa table de bibliothé caire, prè s du catalogue, avait

suivi tout ce qui é tait arrivé, et le pria, en vertu du

mandat reç u de l’Abbé (et il souligna beaucoup ce

privilè ge) de placer quelqu’un à la garde de la table de

Venantius, parce qu’il jugeait utile à son enquê te que

personne ne s’en approcha durant le jour entier, jusqu’à

ce qu’il pû t revenir. Il le dit à voix haute, car ainsi il

engageait non seulement Malachie à surveiller les moines,

mais les moines eux-mê mes à surveiller Malachie. Le

bibliothé caire ne put qu’acquiescer et Guillaume s’é loigna

avec moi.

Tandis que nous traversions le jardin et nous

dirigions vers les balnea, qui se trouvaient adossé s au

bâ timent de l’hô pital Guillaume observa:

« On dirait qu’il dé plaî t à beaucoup que je mette les

mains sur quelque chose qui se trouve sur ou sous la table

de Venantius.

— Et qu’est-ce que cela pourra bien ê tre?

— J’ai l’impression que ceux à qui cela dé plaî t ne le

savent pas eux-mê mes.

— Bence n’a donc rien à nous dire et ne fait que nous

attirer loin du scriptorium?

— C’est ce que nous saurons tout de suite », dit

Guillaume. Peu aprè s, en effet, Bence nous rejoignit.

 

Deuxiè me jour

SEXTE

Où Bence raconte une é trange histoire à partir de quoi on

apprend des choses peu é difiantes sur la vie de l’abbaye.

Ce que Bence nous confia fut passablement confus. On

aurait vraiment cru qu’il nous avait attiré s là -bas dans le

seul but de nous é loigner du scriptorium, mais il paraissait

aussi que, incapable d’inventer un pré texte cré dible, il

nous livrait du coup des fragments d’une vé rité plus

é tendue qu’il connaissait.

Il nous dit que le matin il avait é té ré ticent, mais

qu’à pré sent, aprè s mû re ré flexion, il considé rait que

Guillaume devait savoir toute la vé rité. Pendant la

conversation fameuse sur le rire, Bé renger avait fait

allusion aux « finis Africae ». Qu’é tait-ce? La bibliothè que

é tait pleine de secrets, et tout particuliè rement de livres

qui n’avaient jamais é té donné s en lecture aux moines.

Bence avait é té frappé par les paroles de Guillaume sur

l’examen rationnel des propositions. Il considé rait qu’un

moine voué à la recherche avait le droit de connaî tre tout

ce que la bibliothè que renfermait. Il lanç a des mots

enflammé s contre le concile de Soissons qui avait

condamné Abé lard, et tandis qu’il parlait nous nous

rendî mes compte que ce moine encore jeune, amateur de

rhé torique, é tait agité de fré missements d’indé pendance

et acceptait difficilement les entraves que la discipline de

l’abbaye mettait à la curiosité de son intellect. J’ai

toujours appris à me mé fier de telle curiosité, mais je sais

bien que cette attitude ne dé plaisait pas à mon maî tre, et

je m’avisai qu’il sympathisait avec Bence et ajoutait foi à

ces propos. Bence eut tô t fait de nous dire qu’il ne savait

pas de quel secret Adelme, Venantius et Bé renger avaient

parlé, mais qu’il ne lui aurait point dé plu que cette triste

histoire jeta un peu de lumiè re sur la maniè re dont la

bibliothè que é tait administré e, et qu’il ne dé sespé rait pas

que mon maî tre, quelle que fû t la faç on dont il

dé brouillerait les fils de l’enquê te, en tirâ t des é lé ments

pour inciter l’Abbé à desserrer la discipline intellectuelle

qui pesait sur les moines – venus de si loin, comme luimê me,

ajouta-t-il, pré cisé ment pour nourrir leur esprit

avec les merveilles caché es dans le vaste ventre de la

bibliothè que.

Je crois que Bence é tait sincè re: il attendait de

l’enquê te ce qu’il disait. Il est cependant probable qu’il

voulait en mê me temps, comme Guillaume l’avait pré vu,

se ré servait de fouiller le premier la table de Venantius,

dé voré qu’il é tait de curiosité, et pour nous en tenir

é loigné s, en é change, à nous donner d’autres informations.

Et voici lesquelles:

Bé renger é tait consumé, dé sormais nombre de

moines le savaient, par une passion insensé e pour

Adelme, la mê me passion funeste que la colè re divine

avait frappé à Sodome et Gomorrhe{120}. Ainsi Bence

s’exprima-t-il, peut-ê tre par é gard pour mon jeune â ge.

Mais celui qui a vé cu son adolescence dans un monastè re

sait que, mê me s’il est resté chaste, de telles passions il a

entendu parler, et que parfois il a dû se garder des

embû ches de ceux qui en é taient esclaves. Moinillon que

j’é tais, n’avais-je pas dé jà reç u moi-mê me, à Melk, de la

part de moines â gé s, de petits rouleaux couverts de rimes

que d’habitude un laï c dé die à une femme? Les voeux

monacaux nous tiennent é loigner de cette sentine de vices

qu’est le corps de la femme, mais souvent nous mè nent au

bord d’autres erreurs. Puis-je enfin me cacher que ma

vieillesse mê mes est encore aujourd’hui agité e par le

dé mon de midi quand il m’arrive de laisser muser mon

regard, dans le choeur, sur le visage imberbe d’un office,

pur et frais comme une fillette?

Je dis cela non point pour mettre en doute le choix

que j’ai fais de me consacrer à la vie monastique, mais

pour justifier l’erreur de ceux, nombreux, qui jugent d’un

trop grand poids ce saint fardeau. Peut-ê tre pour justifier

l’horrible crime de Bé renger. Mais il paraî t, selon Bence,

que ce moine cultivait son vice de faç on encore plus

ignoble, c’est-à -dire en se servant des armes du chantage

pour obtenir d’autrui ce que vertu et dignité eussent dû

dé conseiller de donner.

Depuis longtemps donc, les moines ironisaient sur les

regards tendres que Bé renger coulait vers Adelme, qui,

dit-on, avait un charme fou. Tandis qu’Adelme,

totalement é namouré de son travail, dont il semblait tirer

son seul plaisir, n’avait cure de la passion de Bé renger.

Mais qui sait, sans doute ignorait-il que son coeur, au plus

profond, le portait à la mê me ignominie. Le fait est que

Bence dit qu’il avait surpris un dialogue entre Adelme et

Bé renger, au cours duquel Bé renger faisait allusion à un

secret qu’Adelme lui demandait de lui ré vé ler, proposait

l’abject marché que mê me le lecteur le plus innocent peut

imaginer. Et il paraî t que Bence entendit sur les lè vres

d’Adelme des paroles de consentement, presque dites

avec soulagement. Comme si, s’enhardissaient Bence,

Adelme ne dé sirait rien d’autre au fond, et qu’il eû t suffi

de trouver une raison diffé rente du dé sir charnel pour

cé der. Signe, dé duisait Bence, que le secret de Bé renger

devait concerner des arcanes du savoir, de faç on

qu’Adelme pû t nourrir l’illusion de se plier à un pé ché de

la chair pour satisfaire à un dé sir de l’intellect. Et, ajouta

Bence avec un sourire, que de fois lui-mê me n’é tait-il pas

agité par des dé sirs de l’intellect, si violents que pour les

satisfaire il eû t consenti à seconder le dé sir charnel

d’autrui, fû t-ce contre son propre dé sir charnel à lui.

« À aucun moment, demanda-t-il Guillaume, vous

ne feriez vous aussi des choses ré pré hensibles pour avoir

entre les mains un livre que vous cherchez depuis des

anné es?

— Le sage est trè s vertueux Sylvestre II, il y a des

siè cles, offrit une sphè re armillaire des plus pré cieuses

pour un manuscrit, je crois, de Stace ou de Lucain », dit

Guillaume. Puis il ajouta, prudemment: « mais il s’agissait

d’une sphè re armillaire{121}, pas de sa propre vertu. »

Bence admit que son enthousiasme lui avait fait

dé passer les bornes, et il reprit son ré cit. La nuit

pré cé dant la mort d’Adelme, il les avait suivis tous les

deux, mû par la curiosité. Et il les avait vus, aprè s

complies, prendre ensemble le chemin du dortoir. Il avait

longtemps attendu en laissant entrouverte la porte de sa

cellule, pas trè s é loigné de la leur, et il avait clairement vu

Adelme se glisser, quand le silence fut descendu sur le

sommeil des moines, dans la cellule de Bé renger. Il avait

encore veillé, sans pouvoir fermer l’oeil, jusqu’à ce qu’il

eut entendu s’ouvrir la porte de Bé renger, et vu Adelme

qui s’enfuyait presque en courant, et son ami qui tentait

de le retenir. Bé renger l’avait talonné tandis qu’Adelme

descendait à l’é tage infé rieur. Bence les avait suivis en

catimini et à l’entré e du couloir, il avait vu Bé renger,

presque tremblant, qui, é crasé dans un coin, fixait la porte



  

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