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LE NOM DE LA ROSE 13 страницаpeur de Saint-Sé bastien ou de Saint-Antoine que de Christ. Si quelqu’un veut garder un endroit propre, ici, pour qu’on ne pisse pas dessus, comme font les Italiens à la maniè re des chiens, il faut qu’ils y peignent une image de Saint-Antoine avec la pointe d’un bâ ton, et cette image chassera ceux qui s’apprê taient à pisser. Ainsi les Italiens, et grâ ce à leurs pré dicateurs, risquent de retourner aux antiques superstitions et ne croient plus à la ré surrection de la chair, ils n’ont qu’une peur bleue des blessures corporelles des malheurs; c’est ainsi qu’ils craignent davantage de Saint-Antoine que Christ. — Mais Bé renger n’est pas Italien, observai-je. — Peu importe, je parle du climat que l’É glise et les ordres prê cheurs ont ré pandu sur cette pé ninsule, et qui d’ici se propage partout. Et atteint jusqu’à une vé né rable abbaye de moines savants, tels que ceux-ci. — Mais si au moins il ne prê chait pas, insistait je, car j’é tais disposé à ne me contenter mê me que de cela. « Si cette abbaye é tait un spé culum mundi, tu aurais dé jà la ré ponse. — Mais l’est-elle? Demandai-je. — Pour qu’il y ait miroir du monde, il faut que le monde ait une forme », conclut Guillaume, qui é tait par trop philosophe pour mon esprit d’adolescent.
Deuxiè me jour TIERCE Où l’on assiste à une rixe entre personnes vulgaires, Aymaro d’Alexandrie fait plusieurs allusions et Adso mé rite sur la sainteté et sur l’excré ment du dé mon. Ensuite Guillaume et Adso retournent dans le scriptorium, Guillaume voit quelque chose d’inté ressant, il y a une troisiè me conversation sur le caractè re licite du rire, mais en dé finitive ne peut regarder là où ils voudraient. Avant de monter au scriptorium, nous passâ mes aux cuisines pour nous restaurer, car nous n’avions encore rien pris depuis que nous nous é tions levé s. Je me revigorai aussitô t en prenant une é cuelle de lait chaud. La grande cheminé e mé ridionale ardait dé jà comme une forge, tandis que dans le four se pré parait le pain du jour. Deux chevriers dé posaient la dé pouille d’un mouton à peine é gorgé. Parmi les cuisiniers je vis Salvatore, qui me sourit avec sa gueule du loup et je vis qu’il prenait sur une table un reste de poulet de la veille au soir et le passait furtivement aux chevriers, qui le cachaient dans leurs sarraux de peau en ricanant de satisfaction. Le chef cuisinier s’en aperç ut et ré primanda Salvatore: « Cellé rier, cellé rier, dit-il, ton devoir est d’administrer les biens de l’abbaye, pas de les dissiper! — Filii Dei, ils sont, dit Salvatore. Jé sus a dit que vous faisez pour lui ce que vous faisez un de ces puè res{103}! — Fraticelles de mes braies, pé teur de minorites! lui cria alors depuis. Tu n’es plus avec tes gueux de frè res! C’est la misé ricorde de l’abbé qui pourvoira aux enfants de Dieu! » Salvatore s’assombrit et, hors de lui, fit volte-face: « je ne suis pas un fraticelle minorite! Je suis le moine Sancti Benedicti! Merdre à toy, bogomile de merde! — Bogomile la ribaude que t’encules la nuit, avec ta verge hé ré tique, porc! » cria le cuisinier. Salvatore fit sortir en toute hâ te les chevriers, et en passant il nous regarda avec pré occupation: « frè res, ditil à Guillaume, dé fends toi-mê me ton ordre qui n’est pas le mien, dis-lui que les filios Francisci non ereticos esse{104} ! » Puis il me souffle à l’oreille: «Ille menteur, pouha », et cracha par terre. Le cuisinier vint le bouter dehors mé chamment et lui claqua la porte dans le dos. « frè re, dit-il à Guillaume avec respect, je ne disais pas de mal de votre ordre et de trè s saints hommes qui en font partie. Je m’adressais à ce faux minorite et faux bé né dictin qui n’est ni chair ni poisson. — Je le sais d’où il vient, dit Guillaume conciliant. Mais maintenant, il est moine comme toi et tu lui dois un respect fraternel. — Mais lui, il fourre son nez là où il ne doit pas le mettre, parce qu’il est proté gé par le cellé rier, et se croit lui-mê me le cellé rier. Il use de l’abbaye comme si c’é tait sa chose à lui, de jour et de nuit! — Pourquoi de nuit? » demanda Guillaume. Le cuisinier fit un geste comme pour dire qu’il ne voulait pas parler de choses peu vertueuses. Guillaume ne lui demanda rien d’autre et termina de boire son lait. Ma curiosité é tait de plus en plus excité e. La rencontre avec Ubertin, le bruit sur le passé Salvatore et du cellé rier, les allusions toujours plus fré quentes aux fraticelles et aux minorites hé ré tiques que j’entendais faire ces jours-là, cette ré ticence du maî tre à me parler de fra Dolcino... Une sé rie d’images commenç ait à se recomposer dans mon esprit. Par exemple, tandis que nous accomplissions notre voyage, nous avions rencontré au moins deux fois une procession de flagellants. Une fois la population du lieu les regardait comme des saints, une autre fois elle commenç ait à murmurer que c’é taient des hé ré tiques. Et pourtant il s’agissait toujours des mê mes gens. Ils allaient en procession deux par deux, par les rues de la ville, les pudenda{105} seules recouvertes, passant outre à tout sentiment de vergogne. Chacun avait en main un fouet aux laniè res de cuir et ils se frappaient les é paules, jusqu’au sang, versant d’abondantes larmes comme s’il voyait de leurs yeux la passion du Sauveur, ils imploraient avec un chant plaintif la misé ricorde du Seigneur et l’aide de la Mè re de Dieu. Non seulement le jour, mais aussi la nuit, avec des cierges allumé s, dans la rigueur du froid hivernal, en foule ils allaient d’é glise en é glise, se prosternaient humblement devant les autels, pré cé dé s par des prê tres munis de cierges d’é tendards, et point uniquement des hommes et des femmes du peuple, mais aussi de nobles patronnes, et des marchands... On assistait alors à de grands actes de pé nitence, ceux qui avaient volé restituaient leurs appropriations malhonnê tes, d’autres confessaient leurs crimes... Mais Guillaume les avait regardé s avec froideur et m’avait dit que ce n’é tait pas là vraie pé nitence. Il s’é tait plutô t exprimé comme il venait dé jà de le faire ce matin mê me: l’é poque du grand lavement pé nitentiel é tait ré volue, et ç a, c’é tait la maniè re dont les pré dicateurs eux-mê mes organisaient la dé votion des foules, justement pour qu’elle ne succombe pas sous le joug d’un autre dé sir de pé nitence qui – celui-là – é tait hé ré tique, et faisait peur à tous. Mais je ne parvenais pas à saisir la diffé rence, si toutefois diffé rence il y avait. Il me semblait que la diffé rence ne venait pas de geste de l’un ou de l’autre, mais du regard avec lequel l’É glise jugeait l’un et l’autre geste. Je me rappelais la discussion avec Ubertin. Il ne faisait pas de doute que Guillaume avait é té insinuant, il avait cherché à lui dire que la diffé rence é tait minime entre la foi mystique (et orthodoxe) et la foi alté ré e des hé ré tiques. Ubertin en avait pris ombrage, comme quelqu’un qui voyait parfaitement la diffé rence. L’impression que j’en avais retiré e é tait que lui se trouvait ê tre diffé rent pré cisé ment parce qu’il é tait celui qui savait voir la diffé rence. Guillaume s’é tait soustrait au devoir de l’inquisition parce qu’il ne savait plus voir cette diffé rence. C’est pourquoi il n’arrivait pas à me parler de ce mysté rieux fra Dolcino. Mais alors, d’é vidence (me disais-je) Guillaume a perdu l’assistance du Seigneur qui non seulement enseigne à faire la diffé rence, mais pour ainsi dire investit ses é lus de cette capacité de discernement. Ubertin et Claire de Montfaucon (qui é tait aussi entouré e de pê cheurs) é taient resté s saints justement parce qu’ils savaient discriminer. La sainteté est cela et rien d’autre. Mais pourquoi Guillaume ne savait-il pas discriminer? C’é tait pourtant un homme suprê mement subtil, et pour ce qui concernait les faits de la nature, il savait percevoir la moindre dissemblance et la moindre parenté entre les choses... J’é tais plongé dans ces pensé es, et Guillaume finissait de boire son lait, quand nous nous entendî mes saluer. C’é tait Aymaro d’Alexandrie, dont nous avions dé jà fait la connaissance dans le scriptorium, et dont m’avait frappé l’expression du visage, empreint d’un perpé tuel ricanement, comme s’il ne parvenait jamais à admettre tout à fait la vanité de tous les ê tres humains, et cependant n’attribuait pas grande importance à cette tragé die cosmique. « Alors, frè re Guillaume, vous vous ê tes dé jà habitué à ce repè re de dé ment? — Ce lieu me semble rempli d’hommes admirables de sainteté et de doctrine, prudemment Guillaume. — Il le fut. Quand les abbé s é taient des abbé s et les bibliothé caires des bibliothé caires. Vous l’avez vu à pré sent, là -haut (et il montrait l’é tage supé rieur), cet Allemand à demi mort avec des yeux d’aveugle qui é coute dé votement les divagations de cet Espagnol aveugle avec des yeux de mort, on dirait que doit arriver l’Anté christ chaque matin, on gratte les parchemins, mais il entre trè s peu de livres nouveaux... Nous, nous sommes installé s ici, et là -bas dans les villes on agit... Jadis, depuis nos abbayes, on gouvernait le monde. Aujourd’hui, vous le voyez, l’empereur nous utilise pour envoyer ici ses amis rencontrer ses ennemis (j’ai eu vent de votre mission, les moines parlent, parlent, ils n’ont rien d’autre à faire), mais s’il veut contrô ler des affaires de ce pays, il s’en tient aux villes. Nous en sommes à la ré colte du blé et à l’é levage de la volaille, et là -bas ils é changent des aunes de soie contre des coupons de lin, et des coupons de lin contre des sacs d’é pices, et le tout contre des espè ces sonnantes et tré buchantes. Nous veillons sur notre tré sor, quand là -bas on les accumule, les tré sors. Et les livres aussi. Et plus beaux que les nô tres. — Certes dans le monde il se passe tant de choses nouvelles. Mais pourquoi pensez-vous que la faute revient à l’Abbé ? — Parce qu’il a remis la bibliothè que aux mains des é trangers et qu’il mè ne l’abbaye comme une citadelle dressé e pour la dé fense de la bibliothè que. Une abbaye bé né dictine dans cette contré e italienne devrait ê tre un lieu où des Italiens dé cident pour des choses italiennes. Que font les Italiens, aujourd’hui qu’ils n’ont plus mê me un pape? Ils s’adonnent au commerce, et ils bâ tissent, et ils sont plus riches que le roi de France. Et alors, faisons pareillement nous aussi; si nous savons faire de beaux livres, fabriquons-en pour les université s, et occuponsnous de ce qui se passe en bas dans les vallé es, je ne dis pas de l’empereur, avec tout mon respect pour votre mission, frè re Guillaume, mais de ce que font les Bolonais et les Florentins. Nous ne pourrions contrô ler d’ici le passage des pè lerins et des marchands, qui vont de l’Italie à la Provence et vice versa. Ouvrons la bibliothè que au texte en langue vulgaire, et jusqu’à nous monteront aussi ceux qui n’é crivent plus en latin. En revanche nous sommes contrô lé s par un groupe d’é trangers qui continuent de diriger à la bibliothè que comme s’il y avait encore à Cluny le bon Odilon, abbé... — Mais l’Abbé est Italien, Guillaume. — L’Abbé ici ne compte pour rien, Aymaro toujours en ricanant. À la place de la tê te, il y a une armoire de la bibliothè que. Il est vermoulu. Pour agacer le pape, il laisse envahir l’abbaye par les fraticelles... Et pour flatter l’empereur, il appelle ici des moines de tous les monastè res du Nord, comme si nous n’avions pas chez nous d’excellents copistes, et des hommes qui savent le grec et arabe, et qu’il n’y avait pas à Florence ou à Pise des fils de marchands, riches et gé né reux, qui entreraient volontiers dans l’ordre, si l’ordre offrait la possibilité d’augmenter la puissance et le prestige de leur pè re. Mais ici, l’indulgence pour les choses du siè cle, on la pratique seulement quand il s’agit de permettre aux Allemands de... Oh, Seigneur Dieu, foudroyez ma langue, car je vais dire des choses peu convenables! — Dans l’abbaye, il se passe donc des choses peu convenables? Demanda distraitement Guillaume, en se versant encore un peu de lait. — Le moine est homme aussi » prononç a Aymaro en maniè re de sentence. Aprè s quoi il ajouta: « mais ici ils sont moins hommes qu’ailleurs. Et ce que j’ai dit, il est clair que je ne l’ai pas dit. — Trè s inté ressant, dit Guillaume. Et ce sont là des opinions à vous ou celles d’un grand nombre qui pense comme vous? — D’un grand nombre, d’un grand nombre. D’un grand nombre qui maintenant se dé sole pour le malheur du pauvre Adelme, mais si quelqu’un d’autre é tait tombé dans le pré cipice, un qui rô de dans la bibliothè que plus qu’il ne devrait, les mê mes n’en auraient pas é té mé contents. — Qu’entendez-vous par là ? — J’ai trop parlé. Ici nous parlons trop, vous vous en serez dé jà rendu compte. Ici, le silence plus personne ne le respecte, d’un cô té. D’un autre cô té, on le respecte trop. Ici, au lieu de parler ou de se taire, on devrait agir. À l’â ge d’or de notre ordre, si un abbé n’avait pas une trempe d’Abbé, une belle coupe de vin empoisonné e, et voilà la succession ouverte. Je vous ai dit ces choses, cela s’entend frè re Guillaume, non pas pour mé dire de l’Abbé ou des autres frè res. Dieu m’en garde, par bonheur je n’ai pas le vilain vice de la mé disance. Mais je ne voudrais pas que l’Abbé vous eû t prié d’enquê ter sur moi ou sur un autre comme Pacifico de Tivoli ou Pierre de Sant’Albano. Nous, avec les histoires de la bibliothè que, nous n’avons rien à voir. Mais nous aimerions aller y voir un peu plus souvent. Or donc, dé couvrez au grand jour ce nid de serpent, vous qui avez brû lé tant d’hé ré tiques. — Moi, je n’ai jamais brû lé les personnes, ré pondit Guillaume dans ton sec. — C’é tait une faç on de parler, admit Aymaro avec un grand sourire. Bonne chasse, frè re Guillaume, mais faites attention la nuit. — Pourquoi pas le jour? — Parce qu’ici le jour on soigne le corps avec les bonnes herbes et la nuit en rend l’esprit malade avec les herbes mauvaises. Ne croyez pas qu’Adelme ait é té pré cipité dans l’abî me par des mains criminelles ou que des mains criminelles aient mis Venantius dans le sang. Ici, on ne veut pas que les moines dé cident tous seuls où aller, que faire et que lire. Et on se sert des forces de l’enfer, ou des né cromants amis de l’enfer, pour bouleverser les esprits curieux... — Vous parlez du pè re herboriste? — Sé verin de Sant’Emmerano est une brave personne. Naturellement, Allemand lui, Allemand Malachie... » Et aprè s avoir dé montré une fois de plus qu’il n’é tait pas disposé à la mé disance, Aymaro monta travailler. « Qu’aura-t-il voulu nous dire? Demandai-je. — Tout et rien. Une abbaye est toujours un lieu où les moines sont en lutte entre eux pour s’assurer le gouvernement de la communauté. À Melk aussi, mais sans doute en tant que novice, tu n’auras pas eu l’occasion de t’en rendre compte. Seulement dans ton pays, conqué rir le gouvernement d’une abbaye signifie enlever une place d’où l’on traite directement avec l’empereur. Dans ce pays la situation est diffé rente, l’empereur est loin, mê me quand il descend jusqu’à Rome. Il n’y a point de cour, pas mê me celle du pape, dé sormais. Il y a les villes, tu t’en seras rendu compte. — Certes, et j’en ai é té frappé. La ville en Italie est une chose diffé rente par rapport à mon pays... Il n’est pas seulement un lieu où habiter: c’est un lieu où dé cider, ils sont toujours tous sur la place, les magistrats citadins comptent plus que l’empereur ou le pape. Elles sont... comme autant de royaumes... — Et les rois en sont les marchands. Et leurs armes est l’argent. L’argent a une fonction, une Italie, diffé rente par rapport à ton pays, ou au mien. Où l’argent circule partout, mais où une grande partie de la vie est encore dominé e et ré glé e par l’é change des biens, poulets ou gerbes de blé, ou une faucille, ou un chariot, et l’argent sert à se procurer ces biens. Tu auras remarqué que dans la ville italienne, au contraire, les biens servent à se procurer de l’argent. Et les prê tres mê mes, et les é vê ques, et jusqu’aux ordres religieux, tous doivent compter avec l’argent. C’est pour cela, naturellement, que la ré bellion contre le pouvoir se manifeste comme appel à la pauvreté, et que se rebellent contre le pouvoir ceux qui sont exclus du rapport avec l’argent, et que tout appel à la pauvreté suscite tant de tensions et tant de dé bats, et que la ville entiè re, de l’é vê que aux magistrats, ressent comme son propre ennemi celui qui trop prê che la pauvreté. Les inquisiteurs sentent l’odeur puante du dé mon là où quelqu’un a ré agi contre la puanteur de l’excré ment du dé mon. Et alors tu comprendras aussi à quoi pense Aymaro. Une abbaye bé né dictine, aux temps doré s de l’ordre, é tait le lieu d’où les pasteurs contrô laient le troupeau des fidè les. Aymaro veut qu’on revienne à la tradition. Seulement la vie du troupeau est changé e, et l’abbaye ne peut revenir à la tradition (à sa gloire, à son pouvoir d’autrefois) que si elle accepte les nouvelles coutumes du troupeau, en devenant diffé rente. Et comme aujourd’hui on domine le troupeau ici non pas avec les armes ou la splendeur des rites, mais avec le contrô le de l’argent, Aymaro veut que toute la fabrique de l’abbaye, et la bibliothè que mê me, deviennent atelier, et fabrique d’argent. — Et quel rapport tout cela avec les crimes, ou avec le crime? — Je ne le sais pas encore. Mais j’aimerais monter. Viens. » Les moines é taient dé jà au travail. Dans le scriptorium ré gnait le silence, mais ce n’é tait pas ce silence qui ré sulte de la paix fertile des coeurs. Bé renger, qui nous avait de peu pré cé dé s, nous accueillit avec embarras. Les autres moines levè rent la tê te de leur travail. Ils savaient que nous é tions là pour dé couvrir quelque chose au sujet de Venantius, et la direction mê me de leurs regards fixa notre attention sur une place vide, sous une fenê tre qui s’ouvrait à l’inté rieur sur l’octogone central. Bien que la journé e fut trè s froide, dans le scriptorium la tempé rature é tait assez douce. Ce n’est pas par hasard s’il avait é té disposé au-dessus des cuisines d’où provenait une chaleur suffisante, pour cette raison supplé mentaire que les conduits des cheminé es des deux fours situé s au-dessous passaient à l’inté rieur des piliers qui soutenaient les deux escaliers à vis placé s dans les tours occidentale et mé ridionale. Quant à la tour septentrionale, du cô té opposé à la grande salle, elle ne renfermait pas d’escalier, mais une grande cheminé e qui ardait en ré pandant une agré able tié deur. En outre le pavement avait é té recouvert de paille, qui rendait nos pas silencieux. En somme, le coin le moins chauffé é tait celui de la tour orientale et de fait, je remarquai que, comme il restait des places libres par rapport au nombre de moines au travail, tous tendaient à é viter les tables installé es dans cette direction. Lorsque plus tard je me rendis compte que l’escalier à vis de la tour orientale é tait le seul qui menait et en bas au ré fectoire, et en haut à la bibliothè que, je me demandais si un calcul savant n’avait pas ré glé le chauffage de la salle, de faç on que les moines fussent dissuadé s de fureter de ce cô té -là et qu’il fut plus facile au bibliothé caire de contrô ler l’accè s à la bibliothè que. Mais sans doute exagé rais-je dans mes soupç ons, devenant le pauvre singe de mon maî tre, car je songeai aussitô t que ce calcul n’eû t pas é té trè s fructueux en é té – à moins (me dis-je) qu’en é té ce cô té ne fut le plus ensoleillé et donc encore une fois le plus é vité. La table du pauvre Venantius tournait le dos à la grande cheminé e, et é tait probablement l’une des plus convoité es. J’avais alors passé une petite partie de ma vie dans un scriptorium, j’en passai une grande par la suite et je sais combien il en coû te de souffrance au scribe, au rubricaire et au chercheur de rester à sa table les longues heures d’hiver, avec les doigts qui s’engourdissent sur le stylet (quand dé jà avec une tempé rature normale, aprè s six heures d’é criture, les doigts sont pris de la terrible crampe du moine et que le pouce fait mal comme s’il avait é té é crasé ). Et cela explique pourquoi nous trouvons souvent en marge des manuscrits des phrases laissé es par le scribe comme té moignage de souffrance (à la limite de la patience) telle que: « Grâ ce à Dieu, il ne va pas tarder à faire chambre », ou bien: « Oh, si j’avais un bon verre de vin! » Ou encore: « Aujourd’hui il fait froid, la lumiè re est faible, cette peau est pleine de poils, quelque chose ne colle pas. » Comme dit un ancien proverbe, trois doigts tiennent la plume, mais le corps entier travaille dur. Et endure. Mais je parlais de la table de Venantius. Plus petite que les autres, comme du reste celles qui é taient placé es autour de la cour octogonale, destiné e à des chercheurs, tandis qu’elles é taient plus larges sous les fenê tres des murs exté rieurs, car destiné es aux enlumineurs et aux copistes. D’ailleurs Venantius aussi travaillait avec un lutrin, parce qu’il consultait probablement des manuscrits en prê t à l’abbaye, dont il faisait la copie. Sous la table é tait disposé rayonnage bas, où é taient entassé es des feuilles non relié es, et comme elles é taient toutes en latin, j’en dé duisis qu’il s’agissait de ses traductions les plus ré centes. Elles é taient é crites de faç on hâ tive, ne constituaient pas les pages d’un livre et auraient dû ê tre confié es ensuite un copiste et à un enlumineur. Raison pour moi elles é taient difficilement lisibles. Entre les feuilles, quelques livres, en grec. Un autre livre grec é tait ouvert sur le lutrin, l’ouvrage sur lequel Venantius accomplissait ces jours derniers son travail de traducteur. À cette é poque je ne connaissais pas encore le grec, mais mon maî tre lu le titre et dit que c’é tait d’un certain Lucien et qu’il s’agissait de l’histoire d’un homme transformé en â ne. Je me souviens alors qu’une fable analogue d’Apulé e, qui d’habitude é tait sé vè rement dé conseillé e aux novices. « Comment se fait-il que Venantius avait en cours cette traduction? Demanda Guillaume à Bé renger qui é tait à nos cô té s. — C’est le seigneur de Milan qui l’a demandé à l’abbaye, et l’abbaye en retirera un droit de pré emption sur la production de vin de plusieurs domaines qui se trouvent à l’Orient », Bé renger indiqua une direction lointaine d’un geste de la main. Pour ajouter aussitô t: « Ce n’est pas que l’abbaye se prê te à des travaux vé naux pour les laï cs. Mais le commettant s’est employé pour que ce pré cieux manuscrit grec nous fû t prê té par le doge de Venise qui le reç ut de l’empereur de Byzance, et quand Venantius aurait eu terminé son travail nous aurions fait deux copies, une pour le commettant et une pour notre
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