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LE NOM DE LA ROSE 13 страница



peur de Saint-Sé bastien ou de Saint-Antoine que de

Christ. Si quelqu’un veut garder un endroit propre, ici,

pour qu’on ne pisse pas dessus, comme font les Italiens à

la maniè re des chiens, il faut qu’ils y peignent une image

de Saint-Antoine avec la pointe d’un bâ ton, et cette image

chassera ceux qui s’apprê taient à pisser. Ainsi les Italiens,

et grâ ce à leurs pré dicateurs, risquent de retourner aux

antiques superstitions et ne croient plus à la ré surrection

de la chair, ils n’ont qu’une peur bleue des blessures

corporelles des malheurs; c’est ainsi qu’ils craignent

davantage de Saint-Antoine que Christ.

— Mais Bé renger n’est pas Italien, observai-je.

— Peu importe, je parle du climat que l’É glise et les

ordres prê cheurs ont ré pandu sur cette pé ninsule, et qui

d’ici se propage partout. Et atteint jusqu’à une vé né rable

abbaye de moines savants, tels que ceux-ci.

— Mais si au moins il ne prê chait pas, insistait je, car

j’é tais disposé à ne me contenter mê me que de cela.

« Si cette abbaye é tait un spé culum mundi, tu aurais

dé jà la ré ponse.

— Mais l’est-elle? Demandai-je.

— Pour qu’il y ait miroir du monde, il faut que le

monde ait une forme », conclut Guillaume, qui é tait par

trop philosophe pour mon esprit d’adolescent.

 

Deuxiè me jour

TIERCE

Où l’on assiste à une rixe entre personnes vulgaires,

Aymaro d’Alexandrie fait plusieurs allusions et Adso

mé rite sur la sainteté et sur l’excré ment du dé mon.

Ensuite Guillaume et Adso retournent dans le

scriptorium, Guillaume voit quelque chose d’inté ressant, il

y a une troisiè me conversation sur le caractè re licite du

rire, mais en dé finitive ne peut regarder là où ils

voudraient.

Avant de monter au scriptorium, nous passâ mes aux

cuisines pour nous restaurer, car nous n’avions encore

rien pris depuis que nous nous é tions levé s. Je me

revigorai aussitô t en prenant une é cuelle de lait chaud. La

grande cheminé e mé ridionale ardait dé jà comme une

forge, tandis que dans le four se pré parait le pain du jour.

Deux chevriers dé posaient la dé pouille d’un mouton à

peine é gorgé. Parmi les cuisiniers je vis Salvatore, qui me

sourit avec sa gueule du loup et je vis qu’il prenait sur une

table un reste de poulet de la veille au soir et le passait

furtivement aux chevriers, qui le cachaient dans leurs

sarraux de peau en ricanant de satisfaction. Le chef

cuisinier s’en aperç ut et ré primanda Salvatore:

« Cellé rier, cellé rier, dit-il, ton devoir est d’administrer les

biens de l’abbaye, pas de les dissiper!

— Filii Dei, ils sont, dit Salvatore. Jé sus a dit que

vous faisez pour lui ce que vous faisez un de ces

puè res{103}!

— Fraticelles de mes braies, pé teur de minorites! lui

cria alors depuis. Tu n’es plus avec tes gueux de frè res!

C’est la misé ricorde de l’abbé qui pourvoira aux enfants

de Dieu! »

Salvatore s’assombrit et, hors de lui, fit volte-face:

« je ne suis pas un fraticelle minorite! Je suis le moine

Sancti Benedicti! Merdre à toy, bogomile de merde!

— Bogomile la ribaude que t’encules la nuit, avec ta

verge hé ré tique, porc! » cria le cuisinier.

Salvatore fit sortir en toute hâ te les chevriers, et en

passant il nous regarda avec pré occupation: « frè res, ditil

à Guillaume, dé fends toi-mê me ton ordre qui n’est pas

le mien, dis-lui que les filios Francisci non ereticos esse{104}

! » Puis il me souffle à l’oreille: «Ille menteur, pouha », et

cracha par terre.

Le cuisinier vint le bouter dehors mé chamment et

lui claqua la porte dans le dos. « frè re, dit-il à Guillaume

avec respect, je ne disais pas de mal de votre ordre et de

trè s saints hommes qui en font partie. Je m’adressais à ce

faux minorite et faux bé né dictin qui n’est ni chair ni

poisson.

— Je le sais d’où il vient, dit Guillaume conciliant.

Mais maintenant, il est moine comme toi et tu lui dois un

respect fraternel.

— Mais lui, il fourre son nez là où il ne doit pas le

mettre, parce qu’il est proté gé par le cellé rier, et se croit

lui-mê me le cellé rier. Il use de l’abbaye comme si c’é tait

sa chose à lui, de jour et de nuit!

— Pourquoi de nuit? » demanda Guillaume. Le

cuisinier fit un geste comme pour dire qu’il ne voulait pas

parler de choses peu vertueuses. Guillaume ne lui

demanda rien d’autre et termina de boire son lait.

Ma curiosité é tait de plus en plus excité e. La

rencontre avec Ubertin, le bruit sur le passé Salvatore et

du cellé rier, les allusions toujours plus fré quentes aux

fraticelles et aux minorites hé ré tiques que j’entendais

faire ces jours-là, cette ré ticence du maî tre à me parler de

fra Dolcino... Une sé rie d’images commenç ait à se

recomposer dans mon esprit. Par exemple, tandis que

nous accomplissions notre voyage, nous avions rencontré

au moins deux fois une procession de flagellants. Une fois

la population du lieu les regardait comme des saints, une

autre fois elle commenç ait à murmurer que c’é taient des

hé ré tiques. Et pourtant il s’agissait toujours des mê mes

gens. Ils allaient en procession deux par deux, par les rues

de la ville, les pudenda{105} seules recouvertes, passant

outre à tout sentiment de vergogne. Chacun avait en main

un fouet aux laniè res de cuir et ils se frappaient les

é paules, jusqu’au sang, versant d’abondantes larmes

comme s’il voyait de leurs yeux la passion du Sauveur, ils

imploraient avec un chant plaintif la misé ricorde du

Seigneur et l’aide de la Mè re de Dieu. Non seulement le

jour, mais aussi la nuit, avec des cierges allumé s, dans la

rigueur du froid hivernal, en foule ils allaient d’é glise en

é glise, se prosternaient humblement devant les autels,

pré cé dé s par des prê tres munis de cierges d’é tendards, et

point uniquement des hommes et des femmes du peuple,

mais aussi de nobles patronnes, et des marchands... On

assistait alors à de grands actes de pé nitence, ceux qui

avaient volé restituaient leurs appropriations

malhonnê tes, d’autres confessaient leurs crimes...

Mais Guillaume les avait regardé s avec froideur et

m’avait dit que ce n’é tait pas là vraie pé nitence. Il s’é tait

plutô t exprimé comme il venait dé jà de le faire ce matin

mê me: l’é poque du grand lavement pé nitentiel é tait

ré volue, et ç a, c’é tait la maniè re dont les pré dicateurs

eux-mê mes organisaient la dé votion des foules, justement

pour qu’elle ne succombe pas sous le joug d’un autre dé sir

de pé nitence qui – celui-là – é tait hé ré tique, et faisait

peur à tous. Mais je ne parvenais pas à saisir la diffé rence,

si toutefois diffé rence il y avait. Il me semblait que la

diffé rence ne venait pas de geste de l’un ou de l’autre,

mais du regard avec lequel l’É glise jugeait l’un et l’autre

geste.

Je me rappelais la discussion avec Ubertin. Il ne

faisait pas de doute que Guillaume avait é té insinuant, il

avait cherché à lui dire que la diffé rence é tait minime

entre la foi mystique (et orthodoxe) et la foi alté ré e des

hé ré tiques. Ubertin en avait pris ombrage, comme

quelqu’un qui voyait parfaitement la diffé rence.

L’impression que j’en avais retiré e é tait que lui se

trouvait ê tre diffé rent pré cisé ment parce qu’il é tait celui

qui savait voir la diffé rence. Guillaume s’é tait soustrait au

devoir de l’inquisition parce qu’il ne savait plus voir cette

diffé rence. C’est pourquoi il n’arrivait pas à me parler de

ce mysté rieux fra Dolcino. Mais alors, d’é vidence (me

disais-je) Guillaume a perdu l’assistance du Seigneur qui

non seulement enseigne à faire la diffé rence, mais pour

ainsi dire investit ses é lus de cette capacité de

discernement. Ubertin et Claire de Montfaucon (qui é tait

aussi entouré e de pê cheurs) é taient resté s saints

justement parce qu’ils savaient discriminer. La sainteté

est cela et rien d’autre.

Mais pourquoi Guillaume ne savait-il pas

discriminer? C’é tait pourtant un homme suprê mement

subtil, et pour ce qui concernait les faits de la nature, il

savait percevoir la moindre dissemblance et la moindre

parenté entre les choses...

J’é tais plongé dans ces pensé es, et Guillaume

finissait de boire son lait, quand nous nous entendî mes

saluer. C’é tait Aymaro d’Alexandrie, dont nous avions

dé jà fait la connaissance dans le scriptorium, et dont

m’avait frappé l’expression du visage, empreint d’un

perpé tuel ricanement, comme s’il ne parvenait jamais à

admettre tout à fait la vanité de tous les ê tres humains, et

cependant n’attribuait pas grande importance à cette

tragé die cosmique. « Alors, frè re Guillaume, vous vous

ê tes dé jà habitué à ce repè re de dé ment?

— Ce lieu me semble rempli d’hommes admirables

de sainteté et de doctrine, prudemment Guillaume.

— Il le fut. Quand les abbé s é taient des abbé s et les

bibliothé caires des bibliothé caires. Vous l’avez vu à

pré sent, là -haut (et il montrait l’é tage supé rieur), cet

Allemand à demi mort avec des yeux d’aveugle qui é coute

dé votement les divagations de cet Espagnol aveugle avec

des yeux de mort, on dirait que doit arriver l’Anté christ

chaque matin, on gratte les parchemins, mais il entre trè s

peu de livres nouveaux... Nous, nous sommes installé s ici,

et là -bas dans les villes on agit... Jadis, depuis nos

abbayes, on gouvernait le monde. Aujourd’hui, vous le

voyez, l’empereur nous utilise pour envoyer ici ses amis

rencontrer ses ennemis (j’ai eu vent de votre mission, les

moines parlent, parlent, ils n’ont rien d’autre à faire),

mais s’il veut contrô ler des affaires de ce pays, il s’en tient

aux villes. Nous en sommes à la ré colte du blé et à

l’é levage de la volaille, et là -bas ils é changent des aunes

de soie contre des coupons de lin, et des coupons de lin

contre des sacs d’é pices, et le tout contre des espè ces

sonnantes et tré buchantes. Nous veillons sur notre tré sor,

quand là -bas on les accumule, les tré sors. Et les livres

aussi. Et plus beaux que les nô tres.

— Certes dans le monde il se passe tant de choses

nouvelles. Mais pourquoi pensez-vous que la faute revient

à l’Abbé ?

— Parce qu’il a remis la bibliothè que aux mains des

é trangers et qu’il mè ne l’abbaye comme une citadelle

dressé e pour la dé fense de la bibliothè que. Une abbaye

bé né dictine dans cette contré e italienne devrait ê tre un

lieu où des Italiens dé cident pour des choses italiennes.

Que font les Italiens, aujourd’hui qu’ils n’ont plus mê me

un pape? Ils s’adonnent au commerce, et ils bâ tissent, et

ils sont plus riches que le roi de France. Et alors, faisons

pareillement nous aussi; si nous savons faire de beaux

livres, fabriquons-en pour les université s, et occuponsnous

de ce qui se passe en bas dans les vallé es, je ne dis

pas de l’empereur, avec tout mon respect pour votre

mission, frè re Guillaume, mais de ce que font les Bolonais

et les Florentins. Nous ne pourrions contrô ler d’ici le

passage des pè lerins et des marchands, qui vont de l’Italie

à la Provence et vice versa. Ouvrons la bibliothè que au

texte en langue vulgaire, et jusqu’à nous monteront aussi

ceux qui n’é crivent plus en latin. En revanche nous

sommes contrô lé s par un groupe d’é trangers qui

continuent de diriger à la bibliothè que comme s’il y avait

encore à Cluny le bon Odilon, abbé...

— Mais l’Abbé est Italien, Guillaume.

— L’Abbé ici ne compte pour rien, Aymaro toujours

en ricanant. À la place de la tê te, il y a une armoire de la

bibliothè que. Il est vermoulu. Pour agacer le pape, il laisse

envahir l’abbaye par les fraticelles... Et pour flatter

l’empereur, il appelle ici des moines de tous les

monastè res du Nord, comme si nous n’avions pas chez

nous d’excellents copistes, et des hommes qui savent le

grec et arabe, et qu’il n’y avait pas à Florence ou à Pise

des fils de marchands, riches et gé né reux, qui entreraient

volontiers dans l’ordre, si l’ordre offrait la possibilité

d’augmenter la puissance et le prestige de leur pè re. Mais

ici, l’indulgence pour les choses du siè cle, on la pratique

seulement quand il s’agit de permettre aux Allemands

de... Oh, Seigneur Dieu, foudroyez ma langue, car je vais

dire des choses peu convenables!

— Dans l’abbaye, il se passe donc des choses peu

convenables? Demanda distraitement Guillaume, en se

versant encore un peu de lait.

— Le moine est homme aussi » prononç a Aymaro en

maniè re de sentence. Aprè s quoi il ajouta: « mais ici ils

sont moins hommes qu’ailleurs. Et ce que j’ai dit, il est

clair que je ne l’ai pas dit.

— Trè s inté ressant, dit Guillaume. Et ce sont là des

opinions à vous ou celles d’un grand nombre qui pense

comme vous?

— D’un grand nombre, d’un grand nombre. D’un

grand nombre qui maintenant se dé sole pour le malheur

du pauvre Adelme, mais si quelqu’un d’autre é tait tombé

dans le pré cipice, un qui rô de dans la bibliothè que plus

qu’il ne devrait, les mê mes n’en auraient pas é té

mé contents.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’ai trop parlé. Ici nous parlons trop, vous vous en

serez dé jà rendu compte. Ici, le silence plus personne ne le

respecte, d’un cô té. D’un autre cô té, on le respecte trop.

Ici, au lieu de parler ou de se taire, on devrait agir. À l’â ge

d’or de notre ordre, si un abbé n’avait pas une trempe

d’Abbé, une belle coupe de vin empoisonné e, et voilà la

succession ouverte. Je vous ai dit ces choses, cela s’entend

frè re Guillaume, non pas pour mé dire de l’Abbé ou des

autres frè res. Dieu m’en garde, par bonheur je n’ai pas le

vilain vice de la mé disance. Mais je ne voudrais pas que

l’Abbé vous eû t prié d’enquê ter sur moi ou sur un autre

comme Pacifico de Tivoli ou Pierre de Sant’Albano. Nous,

avec les histoires de la bibliothè que, nous n’avons rien à

voir. Mais nous aimerions aller y voir un peu plus

souvent. Or donc, dé couvrez au grand jour ce nid de

serpent, vous qui avez brû lé tant d’hé ré tiques.

— Moi, je n’ai jamais brû lé les personnes, ré pondit

Guillaume dans ton sec.

— C’é tait une faç on de parler, admit Aymaro avec un

grand sourire. Bonne chasse, frè re Guillaume, mais faites

attention la nuit.

— Pourquoi pas le jour?

— Parce qu’ici le jour on soigne le corps avec les

bonnes herbes et la nuit en rend l’esprit malade avec les

herbes mauvaises. Ne croyez pas qu’Adelme ait é té

pré cipité dans l’abî me par des mains criminelles ou que

des mains criminelles aient mis Venantius dans le sang.

Ici, on ne veut pas que les moines dé cident tous seuls où

aller, que faire et que lire. Et on se sert des forces de

l’enfer, ou des né cromants amis de l’enfer, pour

bouleverser les esprits curieux...

— Vous parlez du pè re herboriste?

— Sé verin de Sant’Emmerano est une brave

personne. Naturellement, Allemand lui, Allemand

Malachie... » Et aprè s avoir dé montré une fois de plus

qu’il n’é tait pas disposé à la mé disance, Aymaro monta

travailler.

« Qu’aura-t-il voulu nous dire? Demandai-je.

— Tout et rien. Une abbaye est toujours un lieu où

les moines sont en lutte entre eux pour s’assurer le

gouvernement de la communauté. À Melk aussi, mais

sans doute en tant que novice, tu n’auras pas eu l’occasion

de t’en rendre compte. Seulement dans ton pays,

conqué rir le gouvernement d’une abbaye signifie enlever

une place d’où l’on traite directement avec l’empereur.

Dans ce pays la situation est diffé rente, l’empereur est

loin, mê me quand il descend jusqu’à Rome. Il n’y a point

de cour, pas mê me celle du pape, dé sormais. Il y a les

villes, tu t’en seras rendu compte.

— Certes, et j’en ai é té frappé. La ville en Italie est

une chose diffé rente par rapport à mon pays... Il n’est pas

seulement un lieu où habiter: c’est un lieu où dé cider, ils

sont toujours tous sur la place, les magistrats citadins

comptent plus que l’empereur ou le pape. Elles sont...

comme autant de royaumes...

— Et les rois en sont les marchands. Et leurs armes

est l’argent. L’argent a une fonction, une Italie, diffé rente

par rapport à ton pays, ou au mien. Où l’argent circule

partout, mais où une grande partie de la vie est encore

dominé e et ré glé e par l’é change des biens, poulets ou

gerbes de blé, ou une faucille, ou un chariot, et l’argent

sert à se procurer ces biens. Tu auras remarqué que dans

la ville italienne, au contraire, les biens servent à se

procurer de l’argent. Et les prê tres mê mes, et les

é vê ques, et jusqu’aux ordres religieux, tous doivent

compter avec l’argent. C’est pour cela, naturellement, que

la ré bellion contre le pouvoir se manifeste comme appel à

la pauvreté, et que se rebellent contre le pouvoir ceux qui

sont exclus du rapport avec l’argent, et que tout appel à la

pauvreté suscite tant de tensions et tant de dé bats, et que

la ville entiè re, de l’é vê que aux magistrats, ressent

comme son propre ennemi celui qui trop prê che la

pauvreté. Les inquisiteurs sentent l’odeur puante du

dé mon là où quelqu’un a ré agi contre la puanteur de

l’excré ment du dé mon. Et alors tu comprendras aussi à

quoi pense Aymaro. Une abbaye bé né dictine, aux temps

doré s de l’ordre, é tait le lieu d’où les pasteurs contrô laient

le troupeau des fidè les. Aymaro veut qu’on revienne à la

tradition. Seulement la vie du troupeau est changé e, et

l’abbaye ne peut revenir à la tradition (à sa gloire, à son

pouvoir d’autrefois) que si elle accepte les nouvelles

coutumes du troupeau, en devenant diffé rente. Et comme

aujourd’hui on domine le troupeau ici non pas avec les

armes ou la splendeur des rites, mais avec le contrô le de

l’argent, Aymaro veut que toute la fabrique de l’abbaye,

et la bibliothè que mê me, deviennent atelier, et fabrique

d’argent.

— Et quel rapport tout cela avec les crimes, ou avec

le crime?

— Je ne le sais pas encore. Mais j’aimerais monter.

Viens. »

Les moines é taient dé jà au travail. Dans le

scriptorium ré gnait le silence, mais ce n’é tait pas ce

silence qui ré sulte de la paix fertile des coeurs. Bé renger,

qui nous avait de peu pré cé dé s, nous accueillit avec

embarras. Les autres moines levè rent la tê te de leur

travail. Ils savaient que nous é tions là pour dé couvrir

quelque chose au sujet de Venantius, et la direction mê me

de leurs regards fixa notre attention sur une place vide,

sous une fenê tre qui s’ouvrait à l’inté rieur sur l’octogone

central.

Bien que la journé e fut trè s froide, dans le

scriptorium la tempé rature é tait assez douce. Ce n’est pas

par hasard s’il avait é té disposé au-dessus des cuisines

d’où provenait une chaleur suffisante, pour cette raison

supplé mentaire que les conduits des cheminé es des deux

fours situé s au-dessous passaient à l’inté rieur des piliers

qui soutenaient les deux escaliers à vis placé s dans les

tours occidentale et mé ridionale. Quant à la tour

septentrionale, du cô té opposé à la grande salle, elle ne

renfermait pas d’escalier, mais une grande cheminé e qui

ardait en ré pandant une agré able tié deur. En outre le

pavement avait é té recouvert de paille, qui rendait nos

pas silencieux. En somme, le coin le moins chauffé é tait

celui de la tour orientale et de fait, je remarquai que,

comme il restait des places libres par rapport au nombre

de moines au travail, tous tendaient à é viter les tables

installé es dans cette direction. Lorsque plus tard je me

rendis compte que l’escalier à vis de la tour orientale é tait

le seul qui menait et en bas au ré fectoire, et en haut à la

bibliothè que, je me demandais si un calcul savant n’avait

pas ré glé le chauffage de la salle, de faç on que les moines

fussent dissuadé s de fureter de ce cô té -là et qu’il fut plus

facile au bibliothé caire de contrô ler l’accè s à la

bibliothè que. Mais sans doute exagé rais-je dans mes

soupç ons, devenant le pauvre singe de mon maî tre, car je

songeai aussitô t que ce calcul n’eû t pas é té trè s fructueux

en é té – à moins (me dis-je) qu’en é té ce cô té ne fut le

plus ensoleillé et donc encore une fois le plus é vité.

La table du pauvre Venantius tournait le dos à la

grande cheminé e, et é tait probablement l’une des plus

convoité es. J’avais alors passé une petite partie de ma vie

dans un scriptorium, j’en passai une grande par la suite et

je sais combien il en coû te de souffrance au scribe, au

rubricaire et au chercheur de rester à sa table les longues

heures d’hiver, avec les doigts qui s’engourdissent sur le

stylet (quand dé jà avec une tempé rature normale, aprè s

six heures d’é criture, les doigts sont pris de la terrible

crampe du moine et que le pouce fait mal comme s’il avait

é té é crasé ). Et cela explique pourquoi nous trouvons

souvent en marge des manuscrits des phrases laissé es par

le scribe comme té moignage de souffrance (à la limite de

la patience) telle que: « Grâ ce à Dieu, il ne va pas tarder à

faire chambre », ou bien: « Oh, si j’avais un bon verre de

vin! » Ou encore: « Aujourd’hui il fait froid, la lumiè re est

faible, cette peau est pleine de poils, quelque chose ne

colle pas. » Comme dit un ancien proverbe, trois doigts

tiennent la plume, mais le corps entier travaille dur. Et

endure.

Mais je parlais de la table de Venantius. Plus petite

que les autres, comme du reste celles qui é taient placé es

autour de la cour octogonale, destiné e à des chercheurs,

tandis qu’elles é taient plus larges sous les fenê tres des

murs exté rieurs, car destiné es aux enlumineurs et aux

copistes. D’ailleurs Venantius aussi travaillait avec un

lutrin, parce qu’il consultait probablement des manuscrits

en prê t à l’abbaye, dont il faisait la copie. Sous la table

é tait disposé rayonnage bas, où é taient entassé es des

feuilles non relié es, et comme elles é taient toutes en latin,

j’en dé duisis qu’il s’agissait de ses traductions les plus

ré centes. Elles é taient é crites de faç on hâ tive, ne

constituaient pas les pages d’un livre et auraient dû ê tre

confié es ensuite un copiste et à un enlumineur. Raison

pour moi elles é taient difficilement lisibles. Entre les

feuilles, quelques livres, en grec. Un autre livre grec é tait

ouvert sur le lutrin, l’ouvrage sur lequel Venantius

accomplissait ces jours derniers son travail de traducteur.

À cette é poque je ne connaissais pas encore le grec, mais

mon maî tre lu le titre et dit que c’é tait d’un certain Lucien

et qu’il s’agissait de l’histoire d’un homme transformé en

â ne. Je me souviens alors qu’une fable analogue d’Apulé e,

qui d’habitude é tait sé vè rement dé conseillé e aux novices.

« Comment se fait-il que Venantius avait en cours

cette traduction? Demanda Guillaume à Bé renger qui

é tait à nos cô té s.

— C’est le seigneur de Milan qui l’a demandé à

l’abbaye, et l’abbaye en retirera un droit de pré emption

sur la production de vin de plusieurs domaines qui se

trouvent à l’Orient », Bé renger indiqua une direction

lointaine d’un geste de la main. Pour ajouter aussitô t:

« Ce n’est pas que l’abbaye se prê te à des travaux vé naux

pour les laï cs. Mais le commettant s’est employé pour

que ce pré cieux manuscrit grec nous fû t prê té par le doge

de Venise qui le reç ut de l’empereur de Byzance, et quand

Venantius aurait eu terminé son travail nous aurions fait

deux copies, une pour le commettant et une pour notre



  

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