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LE NOM DE LA ROSE 12 страницаBence qui prenait la direction de la bibliothè que. Le jeune homme parut contrarié de se sentir appeler à Guillaume, et allé gua quelque faible pré texte de travail. Il semblait avoir hâ te de se rendre scriptorium. Mais mon maî tre lui rappela qu’il se trouvait mener une enquê te, mandaté par l’Abbé, et il le conduisit dans le cloî tre. Nous nous assî mes sur la murette inté rieure, entre deux colonnes. Bence attendait que Guillaume parlâ t, en regardant par moments vers l’É difice. « Alors, demanda Guillaume, 410 le jour où vous é tiez à discuter les marginalia d’Adelme, toi, Bé renger, Venantius, Malachie et Jorge? — Vous l’avez entendu hier. Jorge observait qu’il n’est pas permis d’orner d’images ridicules les livres qui contiennent la vé rité. Et Venantius observa qu’Aristote lui-mê me avait porté des traits d’esprit et des jeux de mots, comme instruments pour mieux dé couvrir la vé rité, et que, partant, le rire ne devait pas ê tre mauvais s’il pouvait se faire un vé hicule de vé rité. Jorge releva que, pour autant qu’il s’en souvenait, Aristote avait parlé de ces choses dans le livre de la Poé tique et à propos des mé taphores. Qu’il s’agissait dé jà de deux circonstances inquié tantes, d’abord parce que le livre de la Poé tique, demeuré inconnu au monde chré tien tellement longtemps et peut-ê tre par dé cret divin, nous est arrivé par l’intermé diaire des Maures infidè les... — Mais il a é té traduit en latin par un ami de l’angé lique Docteur d’Aquin, observa Guillaume. — C’est bien ce que je lui dis, fit Bence aussitô t rassuré. Moi je lis mal le grec et j’ai pu approcher ce grand livre justement à travers la traduction de Guillaume de Moerbeke. Voilà, c’est bien ce que je lui dis. Mais Jorge rajouta que le second motif d’inquié tude est qu’ici le Stagirite parlait de la poé sie, qui est basse doctrina et qui vit de figmenta{99}. Et Venantius dit que les psaumes aussi sont oeuvre d’inspiration divine et usent des mé taphores pour transmettre la vé rité quand les oeuvres des poè tes paï ens usent des mé taphores pour transmettre le mensonge et dans un but de pur divertissement, ce qui grandement m’offensa... — Pourquoi? — Parce que je m’occupe de rhé torique, et lis beaucoup de poè tes paï ens et je sais... Ou mieux je crois qu’à travers leur parole ne sont transmises aussi des vé rité s naturaliter{100} chré tiennes... En somme, à ce point-là, si je me rappelle bien, Venantius parla d’autres livres et Jorge se fâ cha tout rouge. — Quels livres? » Bence hé sita: « je ne me souviens pas. Quelle importance, savoir de quels livres on a parlé ? » — Une grande importance, parce que nous sommes ici en train de chercher à comprendre ce qui s’est passé entre des hommes qui vivent parmi des livres, avec les livres, des livres, et donc mê me les mots é crits dans les livres sont importants. — C’est vrai, dit Bence, en souriant pour la premiè re fois, et son visage s’é claira presque. Nous vivons pour les livres. Douce mission dans ce monde dominé par le dé sordre et par la dé cadence. Peut-ê tre comprendrezvous alors ce qui s’est passé ce jour-là. Venantius, qui sait... Qui savait parfaitement le grec dit qu’Aristote avait consacré tout particuliè rement au rire le deuxiè me livre de la Poé tique et que si un philosophe de cette grandeur avait voué un livre entier au rire, le rire devait ê tre chose importante. Jorge dit que de nombreux pè res avaient consacré des livres entiers au pé ché, qui est chose importante, mais mauvaise, et Venantius dit que, ce qu’il en savait, Aristote avait parlé du rire comme chose bonne et instrument de vé rité, et alors Jorge lui demanda avec dé rision si d’aventure il l’avait lu, lui, ce livre d’Aristote, et Venantius dit que personne ne pouvait encore avoir lu, parce qu’on ne l’avait jamais plus trouvé et qu’il avait peut-ê tre é té dé finitivement perdu. En effet, personne n’a jamais pu lire le deuxiè me livre de la Poé tique, Guillaume de Moerbeke ne l’eû t jamais entre les mains. Alors Jorge dit qu’il ne l’avait pas trouvé c’é tait parce qu’il n’avait jamais é té é crit, car la Providence ne voulait pas que fussent glorifié es les choses futiles. De mon cô té, je voulais calmer les esprits parce que Jorge sort vite de ses gonds et Venantius parlait de faç on à le provoquer, et je dis que dans la partie de la Poé tique que nous connaissons, et dans la Rhé torique, on trouve nombre d’observations sages sur les é nigmes de subtiles, et Venantius tomba d’accord avec moi. Or, il y avait avec nous Pacifico de Tivoli, qui connaî t fort bien les poè tes paï ens, et il dit que pour ce qui est des é nigmes subtiles personne n’en remontre aux poè tes africains. Il cita mê me l’é nigme du poisson, celle de Symphosius: Est domus in terris, clara quae voce resultat. Ipsa domus resonat, tacitus sed non sonat hospes. Ambo tamen currunt, hospes simul et domus una. {101} « À ce point-là, Jorge dit que Jé sus avait recommandé que notre parler fû t oui ou non, et que le surplus venait du malin; et qu’il suffisait de dire poisson pour nommer le poisson, sans en voiler l’idé e derriè re des sons mensongers. Il ajouta qu’il ne lui semblait pas sage de prendre comme modè le les Africains... Alors... — Alors? — Alors il se passa une chose que je ne compris pas. Bé renger se mit à rire, Jorge lui en fit le reproche, et Bé renger dit qu’il riait parce qu’il é tait venu à l’esprit qu’a bien chercher parmi les Africains on trouverait probablement quantité d’autres é nigmes, et pas faciles comme celle du poisson. Malachie, qui é tait pré sent, devint furibond, il prit presque Bé renger par le capuchon, l’envoyant s’occuper de ses affaires... Bé renger, vous le savez, est son aide... — Et puis? — Ensuite Jorge mit fin à la discussion en s’é loignant. Nous nous en allâ mes tous vaquer à nos occupations, mais tandis que je travaillais je vis Venantius d’abord, suivi de prè s par Adelme approcher Bé renger pour lui demander quelque chose. De loin je vis qu’il se dé robait, mais eux pendant la journé e ils retournè rent l’un et l’autre à charge. Et puis ce soir-là je vis Bé renger et Adelme s’entretenir dans le cloî tre, avant d’aller au ré fectoire. Voilà, c’est tout ce que je sais. — En somme, tu sais que les deux personnes qui sont mortes ré cemment dans des circonstances mysté rieuses avaient demandé quelque chose à Bé renger », dit Guillaume. Mal à l’aise, Bence ré pondit: « je n’ai pas dit cela! J’ai dit ce qui s’est passé ce jour-là, ainsi que vous me l’avez demandé... » Il prit un temps de ré flexion, puis ajouta en hâ te: « mais si vous voulez savoir mon opinion, Bé renger leur a parlé de quelque chose qui se trouve dans la bibliothè que, et c’est là que vous devriez chercher. — Pourquoi penses-tu à la bibliothè que? Que voulait dire Bé renger avec ces mots: chercher parmi les Africains? Ne voulait-il pas dire qu’il valait mieux lire les poè tes africains? — Sans doute, à ce qu’il semblait, mais alors pourquoi Malachie se serait-il emporté ? Au fond, il ne dé pend que de lui de dé cider s’il doit donner en lecture un livre de poè tes africains, ou pas. Mais je sais une chose: qui feuillette le catalogue des livres, au milieu des indications que seul le bibliothé caire connaî t, en trouverait une qui dit souvent « Africa » et j’en ai trouvé mê me une qui disait: « finis Africae{102} ». Une fois je demandai un livre qui portait ce signe, je ne me rappelle pas lequel, le titre avait piqué ma curiosité ; et Malachie me dit que les livres marqué s de ce signe avaient é té perdus. Voilà ce que je sais. Alors je vous dis: vous avez raison, contrô lez Bé renger, et contrô lez-le quand il monte à la bibliothè que. On ne sait jamais. — On ne sait jamais », conclut Guillaume en prenant congé de lui. Puis il entreprit une promenade avec moi dans le cloî tre et observa que: d’abord, une fois de plus, Bé renger é tait la cible des murmures de ses frè res; en second lieu, Bence paraissait impatient de nous pousser vers la bibliothè que. J’observais qu’il voulait peut-ê tre que nous dé couvrions là -bas des choses que lui aussi dé sirait savoir et Guillaume dit qu’il en allait probablement ainsi, mais qu’il pouvait se faire qu’en nous poussons vers la bibliothè que, il voulait nous é loigner de quelque autre lieu. Lequel? Demandai-je. Et Guillaume dit qu’il ne savait pas, peut-ê tre le scriptorium, peut-ê tre les cuisines, ou le choeur, ou le dortoir, ou l’hô pital. J’observais que la veille c’é tait lui Guillaume, qui é tait fasciné par la bibliothè que et il ré pondit qu’il voulait ê tre fasciné par les choses qui lui plaisaient et non par celle que les autres lui conseillaient. Qu’il fallait cependant avoir la bibliothè que à l’oeil, et qu’au point où on en é tait, il n’y eut pas de non plus é té mauvais de chercher à y pé né trer d’une maniè re quelconque. Dé sormais les circonstances l’autorisaient à ê tre curieux à la limite de la courtoisie et du respect pour les usages et les lois de l’abbaye. À petits pas, nous nous é loignons du cloî tre. Servants et novices sortaient de l’é glise aprè s la messe. Et alors que nous dé passions le cô té occidental du temple, nous aperç û mes Bé renger qui sortait de la porte du transept et traversait le cimetiè re, se dirigeant vers l’É difice. Guillaume le hé la, l’autre s’arrê ta et nous le rejoignî mes. Il é tait encore plus bouleversé que lorsque nous l’avions vu dans le choeur, et Guillaume dé cida é videmment de profiter, comme il l’avait fait avec Bence, de son é tat d’â me. « Il semble donc que tu aies é té le dernier à voir Adelme vivant », lui dit-il. Bé renger vacilla comme sur le point de tomber en pâ moison: « Moi? » Demanda-t-il avec un filet de voix. Guillaume avait lancé sa question presque au hasard, probablement parce que Bence lui avait dit avoir vu les deux s’entretenir dans le cloî tre aprè s vê pres. Mais il devait avoir visé juste et d’é vidence Bé renger pensait à une autre et vraiment ultime rencontre, parce qu’il commenç a à parler d’une voix brisé e. « Comment pouvez-vous dire cela, moi je l’ai vu avant d’aller me reposer comme tous les autres! » À leur Guillaume dé cida qu’il valait la peine de ne pas lui laisser de ré pit: « Non, tu l’as vu encore et tu sais plus de choses que tu ne le donnes à croire. Mais ici deux morts sont dé sormais en jeu et tu ne peux plus te taire. Tu sais fort bien qu’il y a mille faç ons pour dé lier la langue d’un homme! » Guillaume m’avait dit plusieurs fois que, mê me en tant qu’inquisiteur, il avait toujours ré pugné à utiliser la torture, mais Bé renger le comprit mal (ou Guillaume voulait se faire mal comprendre), en tout cas son jeu s’avé ra efficace. « Oui, oui, dit Bé renger en fondant en larmes, j’ai vu Adelme ce soir-là, mais je le vis dé jà mort! » — Comment? Interrogea Guillaume, au pied de l’escarpement? — Non, non, je le vis là dans le cimetiè re, il dé ambulait entre les tombes, larve parmi les larves. J’allai à sa rencontre et je m’aperç us aussitô t que je n’avais pas en face de moi un vivant, son visage é tait celui d’un cadavre, ses yeux regardaient dé jà les peines é ternelles. Ce n’est naturellement que le lendemain matin, en apprenant sa mort, que je compris en avoir rencontré le fantô me, mais à ce moment-là dé jà je me rendis compte que j’avais une vision et que devant moi se trouvait une â me damné e, un lé mure... Oh! Seigneur, avec quelle voix sé pulcrale il me parla! — Et que dit-il? — « Je suis damné ! », ainsi me dit-il. « Tel que tu me vois tu as devant toi un rescapé de l’enfer, qui doit à en enfer retourner ». Ainsi me dit-il. Et moi je lui criai: « Adelme, tu viens vraiment de l’enfer? Comment sont les peines en enfer? » Et je tremblais, car depuis peu j’é tais sorti de l’office de complies où j’avais entendu lire des pages terrifiantes sur l’ire du seigneur. Et il me dit: « les peines de l’enfer sont infiniment plus grandes que notre langue ne peut le dire. Vois-tu, dit-il, cette chape de sophismes donc j’ai é té revê tu jusqu’à aujourd’hui? Elle me pè se et m’é crase comme si j’avais la plus grande tour de Paris ou les montagnes du monde sur les é paules, et je ne pourrai jamais plus la dé poser. Et cette peine m’a é té donné e par la divine justice pour ma vanité, pour avoir cru mon corps lieu de dé lices, et pour avoir supposé avoir plus que les autres, et pour avoir pris plaisir à des choses monstrueuses, qui, caressé es en imagination, ont produit des choses bien plus monstrueuses au-dedans de mon â m e – et maintenant, avec elles, je devrai vivre pour l’é ternité. Vois-tu? Le plomb de cette chape est comme mille bras et feu ardent, et c’est le feu qui arde mon corps, et cette peine m’é choit pour le pé ché malhonnê te de la chair, dont le vice m’enflamma, et ce feu or sans trê ve flambe et m’arde! Tends-moi la main, ô mon beau maî tre, me dit-il encore, afin que ma rencontre te soit enseignement utile, et te rende en é change les nombreux enseignements dont tu me gratifias, tends-moi la main, mon beau maî tre! » Et il secoua le doigt de sa main qui brû lait, et une petite goutte de sa sueur tomba sur ma main et j’eus l’impression qu’elle me trouait la main; des jours durant j’en portai la marque, mais j’ai pris soin de la cacher à tous. Alors il disparut parmi les tombes, et le lendemain matin j’appris que ce corps, qui m’avait si terrifié, se trouvait dé jà mort au pied des murailles. Bé renger haletait, et pleurait. Guillaume lui demanda: « et comment se fait-il qu’il t’appelait son beau maî tre? Vous aviez le mê me â ge. Tu lui avais peut-ê tre enseigné quelque chose? » Bé renger se cacha la tê te en rabattant son capuchon sur sa face, et tomba à genoux en embrassant les jambes de Guillaume: « je ne sais pas, je ne sais pas pourquoi il m’appelait ainsi, je ne lui ai rien enseigné ! » Et il é clata en sanglots. « J’ai peur, mon pè re, je veux me confesser à vous, misé ricorde, un diable me dé vore les entrailles! » Guillaume l’é carta, et lui tendit la main pour le relever. « Non, Bé renger, lui dit-il, ne me demande pas de te confesser. Ne clos pas mes lè vres en ouvrant les tiennes. Ce que je veux savoir de toi, tu me le diras d’une autre maniè re. Et si tu ne me le dis pas, je le dé couvrirai par moi-mê me. Demande-moi misé ricorde, si tu veux, ne me demande pas le silence. Vous ê tes trop nombreux à vous taire dans cette abbaye. Dis-moi plus tô t, comment as-tu vu la pâ leur de son visage s’il faisait nuit noire, comment as-tu pu te brû ler la main si c’é tait une nuit de pluie et de grê le et de neige fondue, que faisais-tu dans le cimetiè re? Allons! » Et il le prit aux é paules, le secoua avec brutalité : « dis-moi au moins cela! » Bé renger tremblait de tous ses membres: « Je ne sais pas ce que je faisais dans le cimetiè re, je ne me rappelle pas. Je ne sais pourquoi j’ai pu son visage, peutê tre avais-je une lampe, non... C’est lui qui portait de la lumiè re, une lanterne, peut-ê tre ai-je vu son visage, à la lumiè re de la flamme... — Comment pouvait-il circuler avec une lumiè re s’il pleuvait et neigeait? — C’é tait, aprè s complies, sitô t aprè s complies, il ne neigeait pas encore, plus tard il a commencé... Je me rappelle que les premiè res rafales commenç aient à tomber tandis que je m’enfuyais vers le dortoir. Je m’enfuyais vers le dortoir, dans la direction opposé e à celle où allait le fantô me... Et puis je ne sais plus rien, je vous en prie, ne m’interrogez plus, si vous ne voulez pas me confesser. — C’est bon, dit Guillaume, à pré sent va, va dans le choeur, va parler avec le Seigneur, vu que tu ne veux pas parler avec les hommes, ou va te chercher un moine qui veuille bien é couter ta confession, parce que si depuis lors si tu ne confesses pas tes pé ché s, tu t’es approché en sacrilè ge des sacrements. Va. Nous nous reverrons. » Bé renger disparut en un clin d’oeil. Et Guillaume se frotta les mains comme je l’avais vu faire en maints autres cas où il é tait satisfait de quelque chose. « Bien, dit-il, à pré sent beaucoup de choses deviennent claires. » — Claires, maî tre? lui demandai-je, claires à pré sent qu’il nous faut compter aussi avec le fantô me d’Adelme? — Cher Adso, dit Guillaume, ce fantô me me semble fort peu fantomatique, et en tout cas il ré citait une page que j’ai dé jà lue dans quelques livres à usage des pré dicateurs. Ces moines lisent peut-ê tre trop, et quand ils sont excité s, ils revivent les visions qu’ils eurent dans les livres. J’ignore si Adelme a ré ellement dit ces choses ou si Bé renger les a entendues parce qu’il avait besoin de les entendre. C’est un fait que cette histoire confirme une sé rie de mes suppositions. Par exemple: Adelme est mort suicidé, et l’histoire de Bé renger nous dit que, avant de mourir, il circulait en proie à une grande excitation, et au remords pour certaine chose qu’il avait commise. Il é tait excité et é pouvanté par son pé ché parce que quelqu’un l’avait é pouvanté, et il lui avait raconté pré cisé ment l’é pisode de l’apparition infernale qu’il a joué à Bé renger avec une hallucinante maestria. Et il passait par le cimetiè re parce qu’il venait du choeur, où il s’é tait confié (ou confessé ) à quelqu’un qui lui avait inspiré terreur et remords. Et du cimetiè re il s’acheminait, comme nous l’a fait comprendre Bé renger, dans la direction opposé e au dortoir. Vers l’É difice, donc, mais aussi (c’est possible) vers le mur d’enceinte derriè re les soues, de là où j’ai dé duit qu’il doit s’ê tre jeté dans le pré cipice. Et il s’est jeté avant que ne survint la tempê te, il est mort au pied du mur, et aprè s seulement l’é boulement a entraî né son cadavre entre la tour septentrionale et la tour orientale. — Mais la goutte de sueur enflammé e? — Elle se trouvait dé jà dans l’histoire que lui-mê me a entendue et a ré pé té e, ou que Bé renger s’est figuré dans son excitation et dans son remords. Parce qu’il y a, en antistrophe au remords d’Adelme, un remords de Bé renger, tu l’as entendu. Et si Adelme venait du choeur, il portait peut-ê tre un cierge, et la goutte sur la main de son ami n’é tait qu’une goutte de cire. Mais Bé renger s’est senti brû ler bien davantage parce qu’Adelme l’a certainement appelé son maî tre. Signe donc qu’Adelme lui reprochait de lui avoir appris quelque chose donc maintenant il se dé sespé rait à mort. Et Bé renger le sait, il souffre, car il sait qu’il a poussé Adelme à la mort en lui faisant faire quelque chose qui ne devait pas. Et il n’est pas difficile d’imaginer quoi, mon pauvre Adso, aprè s ce que nous avons entendu sur notre aide-bibliothé caire. — Je crois avoir compris qui s’est passé entre eux deux, dis-je en ayant honte de ma sagacité, mais ne croyons-nous pas tous en un Dieu de misé ricorde? Adelme, vous dites, s’é tait probablement confessé : pourquoi a-t-il cherché à punir son premier pé ché par un pé ché certes plus grand encore, ou au moins d’é gale gravité ? — Parce que quelqu’un a profé ré contre lui des mots de dé sespé rance. J’ai dit que certaines pages de pré dicateurs de notre é poque doit avoir suggé ré à quelqu’un les paroles qui ont é pouvanté à Adelme et avec lesquelles Adelme à é pouvanté Bé renger. Jamais comme en ces derniè res anné es, les pré dicateurs n’ont offert au peuple, pour en stimuler la pié té et la terreur (et la ferveur, et la soumission à la loi humaine et divine), paroles si farouches, bouleversantes et macabres. Jamais comme à notre é poque, au milieu des processions de flagellants, on a entendu des hymnes sacré s inspiré s aux seules douleurs de Christ et de la Vierge, jamais comme aujourd’hui on n’a tant insisté, pour stimuler la foi des gens simples, sur l’é vocation des tourments infernaux. — Peut-ê tre est-ce besoin de pé nitence, dis-je. — Adso, je n’ai jamais entendu autant d’appels à la pé nitence qu’aujourd’hui, dans une pé riode où dé sormais ni pré dicateurs ni é vê ques, et mes frè res spirituels non plus, ne sont mê me à la hauteur pour promouvoir une vraie pé nitence... — Mais le troisiè me â ge, le pape angé lique, le chapitre de Pé rouse... dis-je dé sorienté. — Nostalgies. La grande é poque de la pé nitence est finie, et c’est pour cela que mê me le chapitre gé né ral de l’ordre peut parler de pé nitence. Il y a eu, voilà cent ou deux cents ans, une grande vague de ré novation. Elle subsistait quand ceux qui en parlaient é taient brû lé s, qu’ils fussent saints ou hé ré tiques. À pré sent tous en parlent. En un certain sens, mê me le pape en discute. N’aie pas confiance dans les ré novations du genre humain quand en parlent les curies et les cours. — Mais fra Dolcino, osai-je, curieux d’en savoir davantage sur ce nom que j’ai entendu prononcer plusieurs fois la veille. — Il est mort, et mal, comme il a vé cu, par ce que lui aussi est venu trop tard. Et puis qu’en sais-tu, toi? — Rien, c’est pour cela que je vous demande... — Je pré fé rerais n’en parler jamais. J’ai eu affaire à certains des soi-disant apô tres, et je les ai observé s de prè s. Une triste histoire. Elle te troublerait. De toute faç on, elle m’a troublé moi, et te troublerait davantage ma propre incapacité de juger. C’est l’histoire d’un homme qui fit des choses insensé es parce qu’il avait mis en pratique ce que lui avaient prê ché de nombreux saints. À un certain point, je n’ai plus compris de qui é tait la faute, j’ai é té comme... comme obnubilé par un air de famille qui é manait des deux camps adverses, des saints qui prê chaient la pé nitence et des prê cheurs qui la mettaient en pratique, souvent aux frais d’autrui... Mais je parlais d’autre chose. Ou peut-ê tre pas, je parlais toujours de ceci: finie l’é poque de la pé nitence, pour les pé nitents le besoin de pé nitence est devenu besoin de mort. Et ceux qui ont tué les pé nitents devenus fous, en restituant la mort à la mort, pour vaincre la vraie pé nitence, qui produisait la mort, ont remplacé la pé nitence de l’â me par une pé nitence de l’imagination, un rappel à des visions surnaturelles et de souffrances et de sang, les appelants « miroir » de la vraie pé nitence. Un miroir qui fait au cours de leur vie, à l’imagination des simples et parfois des doctes aussi, les tourments de l’enfer. Afin que – diton – personne ne pê che. Avec l’espoir de retenir les â mes sur la voie du pé ché grâ ce à la peur, et le calcul de substituer à la ré bellion, la peur. — Mais vraiment ensuite, ils ne prê cheront pas? Demandai-je anxieusement. — Cela dé pend de ce que tu entends par pê cher, Adso, me dit le maî tre. Je ne voudrais pas ê tre injuste avec les gens de ce pays où je vis depuis plusieurs anné es, mais il me semble qu’il est typique de la faible vertu des populations italiennes de ne pas pé cher par crainte de quelque idole, tous saint qu’ils l’appellent. Ils ont plus
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