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LE NOM DE LA ROSE 11 страницаqu’on pourrait faire quand bien mê me on ne doit pas le faire. Voilà pourquoi je disais aujourd’hui au maî tre verrier que le savant se doit en quelque sorte de cacher des secrets qu’il dé couvre, pour que d’autres n’en fassent pas mauvais usage, mais il faut les dé couvrir, et cette bibliothè que me paraî t plutô t un endroit où les secrets restent à couvert. » Sur ces mots, il se dirigea vers la sortie de l’é glise, car l’office avait pris fin. Nous é tions l’un et l’autre rendus et nous gagnâ mes notre cellule. Je me blottis dans ce que Guillaume appela en plaisantant ma « niche mortuaire » et je m’endormis aussitô t.
DEUXIÈ ME JOUR Deuxiè me jour MATINES Ou quelques heures de fé licité mystiques sont interrompues par un fort sanglant é vé nement. Symbole tantô t du dé mon, tantô t du Christ ressuscité, aucun animal n’est plus suspect que le coq. Notre ordre en connut des paresseux, qui ne chantaient pas au lever du soleil. Et d’autre part, surtout dans les journé es hivernales, l’office de matines a lieu dans la nuit encore profonde et la nature tout endormie, car le moine doit se lever dans l’obscurité et longuement dans l’obscurité prier en attendant le jour, illuminer les té nè bres de la flamme de sa dé votion. C’est pourquoi sagement la tradition pré voit des veilleurs, les moines excitateurs, qui ne se couchent pas comme leurs frè res, mais passent la nuit en ré citant rythmiquement le nombre exact de psaumes qui leur donne la mesure du temps é coulé, de faç on, au terme des heures voué es au sommet des autres, par un signal, ils excitent les autres à la veille. Nous fû mes donc cette nuit-là ré veillé s par ceux qui parcouraient le dortoir de l’hô tellerie en sonnant une clochette, tandis qu’un autre allait de cellule en cellule en criant le Benedicamus Domino{86} à quoi chacun ré pondait: Deo Gratias{87}. Guillaume et moi nous nous conformâ mes à l’usage bé né dictin: en moins d’une demi-heure nous nous apprê tâ mes à affronter la nouvelle journé e, puis nous descendî mes dans le choeur où les moines attendaient prostré s sur les dalles, en ré citant les quinze premiers psaumes, jusqu’au moment où entrè rent les novices conduits par leur maî tre. Ensuite chacun de s’assit dans sa propre stalle et le choeur entonna: Domine labia mea aperies et os meum annuntiabit laudem tuam{88}. Le cri s’é leva vers les voû tes de l’é glise comme la supplique d’un enfant. Deux moines montè rent en chaire et ouvrirent à pleine voix le psaume quatre-vingt-quatorze, Venite exeltemus, que suivirent les autres prescrits. Et j’é prouvais l’ardeur d’une fois renouvelé e. Les moines é taient dans les stalles, soixante figures rendues pareilles par le froc et le capuchon, soixante ombres à grand-peine é clairé es par le feu du grand tré pied, soixante voix unies dans les louanges du Trè s- Haut. Et en entendant cet é mouvant concert, vestibules conduisant aux dé lices du paradis que je me demandais si vraiment l’abbaye é tait un lieu de mystè res soigneusement caché s, d’illicites tentatives de les dé voiler, et d’obscures menaces. Parce que maintenant au contraire, elle m’apparaissait comme un refuge de saints, un cé nacle de vertu, une chasse de sapience, une arche de prudence, une tour de sagesse, un enclos de mansué tude, un bastion de courage, un encensoir de sainteté. Aprè s six psaumes, commenç a la lecture de la sainte É criture. Certains moines dodelinaient de sommeil, et un des moines circateurs{89} dé ambulait entre les stalles avec une petite lanterne pour ré veiller qui s’endormirait. Si quelqu’un é té surpris en proie à l’assoupissement, par pé nitence il prenait la lanterne et continuer le tour de contrô le. Ensuite en entonna le chant de six autres psaumes. Aprè s quoi l’Abbé donna sa bé né diction, l’hebdomadier dit les priè res, tous s’inclinè rent vers l’autel en une minute de recueillement, dont personne, s’il n’a vé cu ces heures d’ardeur mystique et de suprê me paix inté rieure, ne peut comprendre la douceur. Enfin, le capuchon rabattu de nouveau sur le visage, tous s’assirent et entonnè rent solennellement le Te Deum. Moi aussi je louai le Seigneur parce qu’il m’avait libé ré de mes doutes et dé livré du sentiment de malaise ou la premiè re journé e à l’abbaye m’avait jeté. Nous sommes des ê tres fragiles, me dis-je, mê me parmi ses moines doctes et pieux le malin fait roder les petites envies, les inimitié s subtiles, mais il s’agit de fumé e qui se dissipe au vent impé tueux de la foi; à peine se ré unissent-ils tous au nom du Pè re, Christ descend encore parmi eux. Entre matines et les laudes, le moine ne regagne pas sa cellule, mê me si la nuit est encore profonde. Les novices suivirent leur maî tre dans la salle capitulaire pour é tudier les psaumes, quelques moines restè rent dans l’é glise pour vaquer aux soins des objets de culte, la plupart dé ambulè rent en mé ditant en silence dans le cloî tre, et ainsi fî mes-nous, Guillaume et moi. Les servants dormaient encore et continuaient à dormir quand, le ciel toujours sombre, nous revî nmes dans le coeur pour les laudes. Le chant des psaumes recommenç a, et l’un d’eux en particulier, de ceux pré vus pour le lundi, me replongea dans mes premiè res craintes: « la faute s’est emparé e de l’impie, de l’intime de son coeur – il n’est crainte de Dieu dans son regard – il agit par fraude devant Lui – de faç on que sa langue devienne odieuse. » Ce me parut un mauvais pré sage que la rè gle eû t prescrit pré cisé ment pour ce jour-là un avertissement aussi terrible. La traditionnelle lecture de l’Apocalypse, aprè s les psaumes de laudes, ne calma pas non plus mes fré missements d’inquié tude et me revinrent à l’esprit les figures du portail qui m’avaient tant subjugué, la veille, coeur et yeux. Mais aprè s le ré pons, l’hymne et le verset, quand commenç ait le cantique de l’É vangile, j’aperç us derriè re les fenê tres du choeur, juste au-dessus de l’autel, une pâ le clarté qui faisait dé jà luire les couleurs des vitraux jusqu’alors tristement enté né bré s. Ce n’é tait pas encore l’Aurore, qui triompherait pendant prime, juste au moment où nous chanterions: Deus qui est sanctorum splendor mirabilis et Iam lucis orto sidere{90}. C’é tait à peine la premiè re et chancelante annonce de l’aube hivernale, mais ce fut suffisant, et elle fut suffisante pour raffermir mon coeur, la lé gè re pé nombre qui dans la nef remplaç ait maintenant l’obscurité de la nuit. Nous chantions les paroles du livre divin et, tandis que nous té moignons du Verbe venu é clairer les gentils, j’eus l’impression que l’astre diurne dans toute sa splendeur envahissait le temple. La lumiè re, encore absente, me sembla briller dans les paroles du cantique, lis mystique qui s’é panouissait tout parfumé entre les arê tes des voû tes. « Merci ô Seigneur pour ce moment de joie ineffable », priai-je en silence; et j’interpellai mon coeur: « Et toi, sot que tu es, que crains-tu? » Soudain des clameurs s’é levè rent du cô té de la porte septentrionale. Je me demandais pourquoi les servants, en se pré parant au travail, troublaient ainsi les saintes fonctions. À cet instant entrè rent trois porchers, la terreur peinte sur leur face, et ils se pressè rent autour de l’Abbé pour lui murmurer quelque chose. L’Abbé d’abord les calma d’un geste, comme s’il ne voulait pas interrompre l’office: mais trois autres servants entrè rent, les cris se firent plus fort: « C’est un homme, un homme mort! » Disait quelqu’un, et d’autres: « Un moine, n’astu pas vu ces chausses? » Les orants se turent, l’Abbé sortit pré cipitamment, faisant signe au cellé rier de le suivre. Guillaume leur emboî ta le pas, mais dé jà les autres moines aussi abandonnaient leurs stalles et se pré cipitaient dehors. Le ciel é tait clair maintenant, et la neige sur le sol rendait encore plus lumineux le plateau. Sur l’arriè re du choeur, derriè re les soues où depuis la veille trô nait le grand ré cipient empli du sang des cochons, un objet bizarre presque cruciforme pointait du bord de la jarre, comme s’il s’agissait de deux pieux fiché s en terre, et qu’il faut recouvrir de chiffon pour é pouvanter les oiseaux. C’é tait en revanche deux jambes humaines, les jambes d’un homme enfoncé la tê te la premiè re dans le vase de sang. L’Abbé ordonna qu’on retirâ t le cadavre du liquide infâ me (car hé las aucune personne vivante n’aurait pu rester dans cette position obscè ne). Les porchers hé sitants s’approchè rent du bord et se souillant de sang en tirè rent la pauvre chose sanguinolente. Comme on me l’avait dit, remué selon qu’il le faut sitô t aprè s avoir é té versé, et laissé au froid, le sang n’é tait pas caillé, mais la couche qui recouvrait le cadavre tendait maintenant à se solidifier, en imbibait les vê tements, rendait le visage mé connaissable. Un servant s’avanç a une seille d’eau à bout de bras et en jeta sur la face de cette malheureuse dé pouille. Quelqu’un d’autre se penchant sur elle avec un linge pour en nettoyer les traits. Et apparut à nos yeux le visage blanc de Venantius de Salvemec, le savant è s choses grecques avec qui nous avions parlé dans l’aprè smidi devant les manuscrits d’Adelme. « Il est possible qu’Aden se soit suicidé, dit Guillaume en fixant ce visage, mais certes pas celui-ci, et on ne peut penser qu’il se soit hissé par hasard jusqu’au bord de la jarre et qu’il soit tombé par erreur. » L’Abbé s’approcha de lui: « Frè re Guillaume, comme vous le voyez, il se passe quelque chose dans l’abbaye, quelque chose qui requiert toute votre sagesse. Mais je vous en conjure, faites vite! — É tait-il pré sent dans le choeur durant l’office? Demanda Guillaume en indiquant le cadavre. — Non, dit l’Abbé. J’avais remarqué que sa stalle é tait vide. — Aucun autre n’é tait absent? — Je n’ai pas l’impression. Je n’ai rien remarqué d’autre. » Guillaume hé sita avant de formuler de nouvelles questions, et il là posa dans un murmure, veillant à ce que les autres n’entendissent point: « Bé renger é tait-il à sa place? » L’Abbé et le regarda avec une admiration mê lé e d’inquié tude, comme pour signifier qu’il é tait frappé de voir mon maî tre nourrir un soupç on que lui-mê me avait un instant nourri, mais pour de plus compré hensibles raisons. Puis il dit rapidement: « il y é tait, sa place se trouve au premier rang, presque ma droite. — Naturellement, dit Guillaume, tout ceci ne signifie rien. Je ne crois pas que, pour entrer dans le choeur, quelqu’un soit passé derriè re l’abside, et donc le cadavre pouvait dé jà se trouver là, depuis plusieurs heures, au moins à partir du moment où tout le monde s’en é tait allé dormir. — Certes, les premiers servants se lè vent avec l’aube et c’est pour cela qu’ils ne l’ont dé couvert qu’à pré sent. » Guillaume se penchant sur le cadavre, comme s’il é tait rompu à manier les corps morts. Il trempa le linge abandonné à cô té de la seille et essuya mieux le visage de Venantius. Pendant ce temps-là, les autres moines s’attroupaient é pouvanté s, formant un cercle criard auquel l’Abbé imposait le silence. Parmi eux Sé verin se fraya un chemin, à qui il é tait confié le soin des corps de l’abbaye, et se pencha prè s de mon maî tre. Moi, pour entendre leur dialogue et pour aider Guillaume qui avait besoin d’un nouveau linge propre imbibé d’eau, je munis à eux, surmontant ma terreur et mon dé goû t. « As-tu jamais vu un noyé ? Demanda Guillaume. — Plus d’une fois, dit Sé verin. Et si je devine ce que tu veux dire par là, ils n’ont pas ce visage, leurs traits sont gonflé s. — Alors l’homme é tait dé jà mort quand on l’a flanqué dans la jarre. — Pourquoi aurait-on dû faire cela? — Pourquoi aurait-on dû le tuer? Nous sommes en pré sence de l’oeuvre d’un esprit alté ré. Mais pour l’heure il faut voir si le corps pré sente des blessures ou des contusions. Je propose de le transporter dans les balnea, de le dé shabiller, le laver et l’examiner. Je te rejoins tout de suite. » Et tandis que Sé verin, aprè s licence de l’Abbé, faisait transporter le corps par les porchers, mon maî tre demanda qu’on fî t rentrer les moines dans le choeur en suivant exactement le mê me chemin qu’ils avaient pris pour venir, et que les servants se retirassent de mê me, afin que l’esplanade restâ t dé serte. L’Abbé ne lui demanda pas le pourquoi de ce dé sir et le satisfit. Nous demeurâ mes ainsi seuls, à cô té de la jarre d’où le sang avait dé bordé pendant la macabre opé ration de ré cupé ration, avec tout autour la neige rouge, fondue à plusieurs endroits sous l’eau ré pandue, c’est une grande plaque sombre où le cadavre avait é té allongé. « Un bel embrouillamini, dit Guillaume en montrant le jeu complexe des traces laissé es par les moines affolé s et par les servants. La neige, cher Adso, est un admirable parchemin sur lequel le corps des hommes laisse des é critures fort lisibles. Mais ç a, c’est un palimpseste{91} mal gratté et peut-ê tre n’y liront-nous rien d’inté ressant. D’ici à l’é glise, ç a a é té une grande course de moines empressé s, d’ici à la soue et aux é tables sont venus des servants par bandes entiè res. L’unique espace intact et celui qui va des soues à l’É difice. Voyons si nous trouvons quelque chose d’inté ressant. — Mais que voudriez-vous trouver? Demandai-je. — S’il ne s’est pas jeté tout seul dans le ré cipient, quelqu’un l’y aura porté, et j’imagine dé jà mort. Qui transporte le corps d’un autre laisse des traces profondes dans la neige. Et alors cherche si tu trouves par là, alentour, des traces qui te semblent diffé rentes de celles laissé es par ses moines vocifé rateurs qui nous ont gâ ché notre parchemin. » Ainsi fî mes-nous. Et je dis sans ambages que ce fut moi, Dieu me sauve de la vanité, qui dé couvrit quelque chose entre le ré cipient et l’É difice. C’é taient des empreintes de pieds humains, assez profondes, dans une zone où personne n’é tait encore passé et, comme remarqua aussitô t mon maî tre, plus lé gè res que celles laissé es par les moines et par les servants signe que de la neige les avait en partie comblé es, et qu’elles avaient donc é té laissé es depuis un certain temps. Mais ce qui nous sembla le plus digne d’inté rê t, c’é tait qu’avec ces empreintes s’entremê lait une trace plus continue, comme d’une chose traî né e par celui qui avait laissé la marque de ses pas. En somme, une traî né e qui allait de la jarre à la porte du ré fectoire, sur le cô té de l’É difice qui se trouvait entre la tour mé ridionale et la tour orientale. « Ré fectoire, scriptorium, bibliothè que, dit Guillaume. Une fois de plus, la bibliothè que. Venantius est mort dans l’É difice, et plus probablement dans la bibliothè que. — Et pourquoi pré cisé ment dans la bibliothè que? — J’essaye de me mettre dans la peau de l’assassin. Si Venantius é tait mort, tué, dans le ré fectoire, dans la cuisine ou dans le scriptorium, pourquoi ne pas abandonner là ? Mais s’il est mort dans la bibliothè que, il fallait le transporter ailleurs, soit parce qu’on ne l’aurait jamais dé couvert dans la bibliothè que (et l’inté rê t de l’assassin é tait peut-ê tre justement qu’il fû t dé couvert), soit parce que l’assassin ne veut probablement pas que l’attention se concentre sur la bibliothè que. — Et pourquoi l’assassin pouvait-il avoir inté rê t qu’il fû t dé couvert? — Je ne sais pas, j’é mets des hypothè ses. Qui te dit que l’assassin a tué Venantius parce qu’il haï ssait Venantius? Il pourrait l’avoir tué, de pré fé rence à n’importe quel autre, pour laisser un signe pour signifier quelque chose d’autre. — Omnis mundi creatura, quasi liber et scriptura{92}... Murmurai-je. Mais de quel signe s’agiraitil ? — Voilà ce que j’ignore. N’oublions pourtant pas qu’il est des signes qui paraissent tels et qui sont au contraire dé nué s de sens, comme blitiri ou bou-ba-baff... — Il serait atroce, dis-je, de tuer un homme pour dire bou-ba-baff! — Il serait atroce, commente Guillaume, de tuer un homme fû t-ce pour dire credo in unum Deum... » À ce moment-là, nous fû mes rejoints par Sé verin. Le cadavre avait é té lavé et examiné avec soin. Aucune blessure, aucune contusion à la tê te. Mort comme par enchantement. « Comme par châ timent divin? Demanda Guillaume. — Peut-ê tre, dit Sé verin. — Ou par empoisonnement? » Sé verin hé sita. « Peut-ê tre, aussi. — Tu as des poisons dans le laboratoire? Demanda Guillaume tandis que nous nous dirigions vers l’hô pital. — Aussi, oui, mais cela dé pend de ce que tu entends par poison. Il y a des substances qui, à petites doses, sont salutaires et à doses excessives procurent la mort. Comme tout bon herboriste, j’en conserve, et en use avec discernement. Dans mon jardin je cultive, par exemple, de la valé riane. Quelques gouttes dans une infusion d’autres herbes calment le coeur qui bat de faç on dé sordonné e. Une dose exagé ré e provoque torpeur et mort. — Et tu n’as pas remarqué sur le cadavre les signes d’un poison particulier? — Aucun. Mais de nombreux poisons ne laissent point de traces. » Nous é tions arrivé s à l’hô pital. Le corps de Venantius lavé dans les balnea, avait é té transporté ici et gisait sur la grande table dans le laboratoire de Sé verin: alambics et autres instruments de verre et de terre me firent songer (mais je n’en avais, par des ré cits, une connaissance indirecte) à la boutique d’un alchimiste. Sur un long rayonnage qui courait contre le mur exté rieur s’é tendait une abondante sé rie de fioles, brocs, vases, pleins de substances de diffé rentes couleurs. « Une belle collection de simples, dit Guillaume. Tous produits de votre jardin? — Non, dit Sé verin, nombre de ces substances, rares et qui ne poussent pas dans ces ré gions,, ont é té rapporté es au cours des ans par des moines qui provenaient de toutes les parties du monde. J’ai des choses trè s pré cieuses et introuvables, au milieu de substances qu’il est aisé d’obtenir à partir de la vé gé tation de ces lieux. Tu vois... agati pilé, il provient du Cathay, et je l’eu d’un savant arabe. Aloè s socotrin{93}, il vient des Indes, excellent cicatrisant. Ariente vivant, il ressuscite les morts, ou pour mieux dire, ré veille ceux qui ont perdu les sens. Arsenacho{94}: trè s dangereux, poison mortel pour qui l’avale. Bourrache{95}, plante bonne pour les poumons malades. Bé toine{96}, bonne pour les fractures du crâ ne. Mastic{97}, ré frè ne les flux pulmonaires et les catarrhes gê nants. Myrrhe{98}... — Celle des mages? Demandai-je. — Celle des mages, mais ici bonne pour pré venir les avortements, cueilli sur un arbre qui s’appelle Balsamodendron myrra. Et ç a c’est celle de la mumiyya, d’une grande rareté, produite à partir de la dé composition des cadavres momifié s, elle sert à pré parer de nombreux mé dicaments presque miraculeux. Mandragola officinalis, bonne pour le sommeil... — Et pour susciter le dé sir de la chair, commenta mon maî tre. — Dit-on, mais ici on ne l’utilise pas dans un tel sens, comme vous pouvez l’imaginer, sourit Sé verin. Et regardez ç a, dit-il en prenant un flacon: tuthie, miraculeuse pour les yeux. — Et qu’est ce que c’est que cela? Demanda vivement Guillaume en touchant une pierre qui se trouvait sur une é tagè re. — Cette pierre? On me l’a donné e il y a bien longtemps. On l’appelle lopris amatiti ou lapis ematitis. Il paraî t qu’elle possè de diffé rentes vertus thé rapeutiques, mais je n’ai pas encore dé couvert lesquelles. Tu la connais? — Oui, dit Guillaume, mais pas comme mé dicament. » Il tira de sa coule un canif, manié avec une extrê me dé licatesse, l’amena à une trè s courte distance de la pierre, je vis que la lame accomplissait un brusque mouvement, comme si Guillaume avait bougé le poignet, qu’il tenait au contraire tout à fait immobile. Et la lame adhé ra à la pierre avec un lé ger bruit de mé tal. « Tu vois, me dit Guillaume, elle attire le fer. — Et à quoi sert-elle? Demandai-je. — À diffé rentes choses, que je te dirais. Mais pour l’instant je voudrais savoir, Sé verin, s’il n’y a rien ici qui pourrait tuer un homme. » Sé verin ré flé chit un moment, trop longtemps diraisje, vu la limpidité de sa ré ponse: « Beaucoup de choses. Je te l’ai dit, il en faut bien peu pour passer du poison au mé dicament; à l’un comme à l’autre les Grecs donnaient le nom de pharmacon. — Et n’y a-t-il rien qu’on ait soustrait ré cemment? » Sé verin ré flé chit encore, puis, comme pesant ses mots: « Rien, ré cemment. — Et par le passé ? — Qui sait. Je ne me rappelle pas. Je suis dans cette abbaye depuis trente ans, et à l’hô pital depuis vingt-cinq. — Trop pour une mé moire humaine », admit Guillaume. Puis, tout à trac: « nous parlions hier de plantes qui peuvent donner des visions. Ce sont lesquelles? » Sé verin manifesta par ses gestes et par l’expression de son visage, le vif dé sir d’é viter ce sujet: « il faut que j’y ré flé chisse, tu sais, j’ai tant de substances miraculeuses ici. Mais parlons plutô t de Venantius. Qu’en dis-tu? — Il faut que j’y ré flé chisse », ré pondit Guillaume.
Deuxiè me jour PRIME Ou Bence d’Uppsala confie certaines choses, Bé renger d’Arundel en confie d’autres et Adso apprend ce qu’est la vraie pé nitence. Le fatal accident avait bouleversé la vie de la communauté. Le tohu-bohu provoqué par la dé couverte du cadavre avait interrompu l’office sacré. L’Abbé avait aussitô t refoulé les moines dans le choeur, afin qu’ils prient pour l’â me de leur frè re. Les voix des moines é taient brisé es. Nous nous plaç â mes de maniè re à é tudier leur physionomie quand, selon la liturgie, le capuchon n’é tait pas rabattu. Nous vî mes aussitô t le visage de Bé renger. Pâ le, contracté, luisant de sueur. La veille, nous avions entendu murmurer par deux fois sur son compte, comme d’un qui avait quelque chose à voir de faç on particuliè re avec Adelme; et il ne s’agissait pas du fait que tous deux, du mê me â ge, é taient amis, mais du ton é lusif de ceux qui avaient indirectement é voqué cette amitié. Nous remarquâ mes, à cô té de lui, Malachie. Sombre, crispé, impé né trable. À cô té de Malachie, tout aussi impé né trable, le visage de l’aveugle Jorge. Par contre nous relevâ mes les mouvements nerveux de Bence d’Uppsala, le spé cialiste en rhé torique connue le jour pré cé dent dans le scriptorium, et nous surprimes un regard rapide que celui-ci lanç a en direction de Malachie. « Bence est nerveux, Bé renger est effaré, observe Guillaume. Il faudra les interroger sans tarder. — Pourquoi? Demandai-je ingé nument. — C’est un dur mé tier que le nô tre dit Guillaume. Dur mé tier, celui d’inquisiteur; il faut tanner les plus faibles au moment de leur plus grande faiblesse. » De fait, à peine l’office terminé, nous rejoignî mes
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