Хелпикс

Главная

Контакты

Случайная статья





LE NOM DE LA ROSE 11 страница



qu’on pourrait faire quand bien mê me on ne doit pas le

faire. Voilà pourquoi je disais aujourd’hui au maî tre

verrier que le savant se doit en quelque sorte de cacher

des secrets qu’il dé couvre, pour que d’autres n’en fassent

pas mauvais usage, mais il faut les dé couvrir, et cette

bibliothè que me paraî t plutô t un endroit où les secrets

restent à couvert. »

Sur ces mots, il se dirigea vers la sortie de l’é glise,

car l’office avait pris fin. Nous é tions l’un et l’autre rendus

et nous gagnâ mes notre cellule. Je me blottis dans ce que

Guillaume appela en plaisantant ma « niche mortuaire »

et je m’endormis aussitô t.

 

DEUXIÈ ME JOUR

Deuxiè me jour

MATINES

Ou quelques heures de fé licité mystiques sont

interrompues par un fort sanglant é vé nement.

Symbole tantô t du dé mon, tantô t du Christ ressuscité,

aucun animal n’est plus suspect que le coq. Notre ordre en

connut des paresseux, qui ne chantaient pas au lever du

soleil. Et d’autre part, surtout dans les journé es

hivernales, l’office de matines a lieu dans la nuit encore

profonde et la nature tout endormie, car le moine doit se

lever dans l’obscurité et longuement dans l’obscurité prier

en attendant le jour, illuminer les té nè bres de la flamme

de sa dé votion. C’est pourquoi sagement la tradition

pré voit des veilleurs, les moines excitateurs, qui ne se

couchent pas comme leurs frè res, mais passent la nuit en

ré citant rythmiquement le nombre exact de psaumes qui

leur donne la mesure du temps é coulé, de faç on, au terme

des heures voué es au sommet des autres, par un signal,

ils excitent les autres à la veille.

Nous fû mes donc cette nuit-là ré veillé s par ceux qui

parcouraient le dortoir de l’hô tellerie en sonnant une

clochette, tandis qu’un autre allait de cellule en cellule en

criant le Benedicamus Domino{86} à quoi chacun

ré pondait: Deo Gratias{87}.

Guillaume et moi nous nous conformâ mes à l’usage

bé né dictin: en moins d’une demi-heure nous nous

apprê tâ mes à affronter la nouvelle journé e, puis nous

descendî mes dans le choeur où les moines attendaient

prostré s sur les dalles, en ré citant les quinze premiers

psaumes, jusqu’au moment où entrè rent les novices

conduits par leur maî tre. Ensuite chacun de s’assit dans sa

propre stalle et le choeur entonna: Domine labia mea

aperies et os meum annuntiabit laudem tuam{88}. Le cri

s’é leva vers les voû tes de l’é glise comme la supplique d’un

enfant. Deux moines montè rent en chaire et ouvrirent à

pleine voix le psaume quatre-vingt-quatorze, Venite

exeltemus, que suivirent les autres prescrits. Et

j’é prouvais l’ardeur d’une fois renouvelé e.

Les moines é taient dans les stalles, soixante figures

rendues pareilles par le froc et le capuchon, soixante

ombres à grand-peine é clairé es par le feu du grand

tré pied, soixante voix unies dans les louanges du Trè s-

Haut. Et en entendant cet é mouvant concert, vestibules

conduisant aux dé lices du paradis que je me demandais si

vraiment l’abbaye é tait un lieu de mystè res

soigneusement caché s, d’illicites tentatives de les dé voiler,

et d’obscures menaces. Parce que maintenant au

contraire, elle m’apparaissait comme un refuge de saints,

un cé nacle de vertu, une chasse de sapience, une arche de

prudence, une tour de sagesse, un enclos de mansué tude,

un bastion de courage, un encensoir de sainteté.

Aprè s six psaumes, commenç a la lecture de la sainte

É criture. Certains moines dodelinaient de sommeil, et un

des moines circateurs{89} dé ambulait entre les stalles avec

une petite lanterne pour ré veiller qui s’endormirait. Si

quelqu’un é té surpris en proie à l’assoupissement, par

pé nitence il prenait la lanterne et continuer le tour de

contrô le. Ensuite en entonna le chant de six autres

psaumes. Aprè s quoi l’Abbé donna sa bé né diction,

l’hebdomadier dit les priè res, tous s’inclinè rent vers

l’autel en une minute de recueillement, dont personne, s’il

n’a vé cu ces heures d’ardeur mystique et de suprê me

paix inté rieure, ne peut comprendre la douceur. Enfin, le

capuchon rabattu de nouveau sur le visage, tous s’assirent

et entonnè rent solennellement le Te Deum. Moi aussi je

louai le Seigneur parce qu’il m’avait libé ré de mes doutes

et dé livré du sentiment de malaise ou la premiè re journé e

à l’abbaye m’avait jeté. Nous sommes des ê tres fragiles,

me dis-je, mê me parmi ses moines doctes et pieux le

malin fait roder les petites envies, les inimitié s subtiles,

mais il s’agit de fumé e qui se dissipe au vent impé tueux

de la foi; à peine se ré unissent-ils tous au nom du Pè re,

Christ descend encore parmi eux.

Entre matines et les laudes, le moine ne regagne pas

sa cellule, mê me si la nuit est encore profonde. Les

novices suivirent leur maî tre dans la salle capitulaire pour

é tudier les psaumes, quelques moines restè rent dans

l’é glise pour vaquer aux soins des objets de culte, la

plupart dé ambulè rent en mé ditant en silence dans le

cloî tre, et ainsi fî mes-nous, Guillaume et moi. Les

servants dormaient encore et continuaient à dormir

quand, le ciel toujours sombre, nous revî nmes dans le

coeur pour les laudes.

Le chant des psaumes recommenç a, et l’un d’eux en

particulier, de ceux pré vus pour le lundi, me replongea

dans mes premiè res craintes: « la faute s’est emparé e de

l’impie, de l’intime de son coeur – il n’est crainte de Dieu

dans son regard – il agit par fraude devant Lui – de faç on

que sa langue devienne odieuse. » Ce me parut un

mauvais pré sage que la rè gle eû t prescrit pré cisé ment

pour ce jour-là un avertissement aussi terrible. La

traditionnelle lecture de l’Apocalypse, aprè s les psaumes

de laudes, ne calma pas non plus mes fré missements

d’inquié tude et me revinrent à l’esprit les figures du

portail qui m’avaient tant subjugué, la veille, coeur et

yeux. Mais aprè s le ré pons, l’hymne et le verset, quand

commenç ait le cantique de l’É vangile, j’aperç us derriè re

les fenê tres du choeur, juste au-dessus de l’autel, une pâ le

clarté qui faisait dé jà luire les couleurs des vitraux

jusqu’alors tristement enté né bré s. Ce n’é tait pas encore

l’Aurore, qui triompherait pendant prime, juste au

moment où nous chanterions: Deus qui est sanctorum

splendor mirabilis et Iam lucis orto sidere{90}. C’é tait à

peine la premiè re et chancelante annonce de l’aube

hivernale, mais ce fut suffisant, et elle fut suffisante pour

raffermir mon coeur, la lé gè re pé nombre qui dans la nef

remplaç ait maintenant l’obscurité de la nuit.

Nous chantions les paroles du livre divin et, tandis

que nous té moignons du Verbe venu é clairer les gentils,

j’eus l’impression que l’astre diurne dans toute sa

splendeur envahissait le temple. La lumiè re, encore

absente, me sembla briller dans les paroles du cantique,

lis mystique qui s’é panouissait tout parfumé entre les

arê tes des voû tes. « Merci ô Seigneur pour ce moment de

joie ineffable », priai-je en silence; et j’interpellai mon

coeur: « Et toi, sot que tu es, que crains-tu? »

Soudain des clameurs s’é levè rent du cô té de la porte

septentrionale. Je me demandais pourquoi les servants,

en se pré parant au travail, troublaient ainsi les saintes

fonctions. À cet instant entrè rent trois porchers, la

terreur peinte sur leur face, et ils se pressè rent autour de

l’Abbé pour lui murmurer quelque chose. L’Abbé d’abord

les calma d’un geste, comme s’il ne voulait pas

interrompre l’office: mais trois autres servants entrè rent,

les cris se firent plus fort: « C’est un homme, un homme

mort! » Disait quelqu’un, et d’autres: « Un moine, n’astu

pas vu ces chausses? »

Les orants se turent, l’Abbé sortit pré cipitamment,

faisant signe au cellé rier de le suivre. Guillaume leur

emboî ta le pas, mais dé jà les autres moines aussi

abandonnaient leurs stalles et se pré cipitaient dehors.

Le ciel é tait clair maintenant, et la neige sur le sol

rendait encore plus lumineux le plateau. Sur l’arriè re du

choeur, derriè re les soues où depuis la veille trô nait le

grand ré cipient empli du sang des cochons, un objet

bizarre presque cruciforme pointait du bord de la jarre,

comme s’il s’agissait de deux pieux fiché s en terre, et qu’il

faut recouvrir de chiffon pour é pouvanter les oiseaux.

C’é tait en revanche deux jambes humaines, les

jambes d’un homme enfoncé la tê te la premiè re dans le

vase de sang.

L’Abbé ordonna qu’on retirâ t le cadavre du liquide

infâ me (car hé las aucune personne vivante n’aurait pu

rester dans cette position obscè ne). Les porchers

hé sitants s’approchè rent du bord et se souillant de sang

en tirè rent la pauvre chose sanguinolente. Comme on me

l’avait dit, remué selon qu’il le faut sitô t aprè s avoir é té

versé, et laissé au froid, le sang n’é tait pas caillé, mais la

couche qui recouvrait le cadavre tendait maintenant à se

solidifier, en imbibait les vê tements, rendait le visage

mé connaissable. Un servant s’avanç a une seille d’eau à

bout de bras et en jeta sur la face de cette malheureuse

dé pouille. Quelqu’un d’autre se penchant sur elle avec un

linge pour en nettoyer les traits. Et apparut à nos yeux le

visage blanc de Venantius de Salvemec, le savant è s

choses grecques avec qui nous avions parlé dans l’aprè smidi

devant les manuscrits d’Adelme.

« Il est possible qu’Aden se soit suicidé, dit

Guillaume en fixant ce visage, mais certes pas celui-ci, et

on ne peut penser qu’il se soit hissé par hasard jusqu’au

bord de la jarre et qu’il soit tombé par erreur. »

L’Abbé s’approcha de lui: « Frè re Guillaume,

comme vous le voyez, il se passe quelque chose dans

l’abbaye, quelque chose qui requiert toute votre sagesse.

Mais je vous en conjure, faites vite!

— É tait-il pré sent dans le choeur durant l’office?

Demanda Guillaume en indiquant le cadavre.

— Non, dit l’Abbé. J’avais remarqué que sa stalle

é tait vide.

— Aucun autre n’é tait absent?

— Je n’ai pas l’impression. Je n’ai rien remarqué

d’autre. »

Guillaume hé sita avant de formuler de nouvelles

questions, et il là posa dans un murmure, veillant à ce que

les autres n’entendissent point: « Bé renger é tait-il à sa

place? »

L’Abbé et le regarda avec une admiration mê lé e

d’inquié tude, comme pour signifier qu’il é tait frappé de

voir mon maî tre nourrir un soupç on que lui-mê me avait

un instant nourri, mais pour de plus compré hensibles

raisons. Puis il dit rapidement: « il y é tait, sa place se

trouve au premier rang, presque ma droite.

— Naturellement, dit Guillaume, tout ceci ne signifie

rien. Je ne crois pas que, pour entrer dans le choeur,

quelqu’un soit passé derriè re l’abside, et donc le cadavre

pouvait dé jà se trouver là, depuis plusieurs heures, au

moins à partir du moment où tout le monde s’en é tait allé

dormir.

— Certes, les premiers servants se lè vent avec

l’aube et c’est pour cela qu’ils ne l’ont dé couvert qu’à

pré sent. »

Guillaume se penchant sur le cadavre, comme s’il

é tait rompu à manier les corps morts. Il trempa le linge

abandonné à cô té de la seille et essuya mieux le visage de

Venantius. Pendant ce temps-là, les autres moines

s’attroupaient é pouvanté s, formant un cercle criard

auquel l’Abbé imposait le silence. Parmi eux Sé verin se

fraya un chemin, à qui il é tait confié le soin des corps de

l’abbaye, et se pencha prè s de mon maî tre. Moi, pour

entendre leur dialogue et pour aider Guillaume qui avait

besoin d’un nouveau linge propre imbibé d’eau, je munis à

eux, surmontant ma terreur et mon dé goû t.

« As-tu jamais vu un noyé ? Demanda Guillaume.

— Plus d’une fois, dit Sé verin. Et si je devine ce que

tu veux dire par là, ils n’ont pas ce visage, leurs traits sont

gonflé s.

— Alors l’homme é tait dé jà mort quand on l’a

flanqué dans la jarre.

— Pourquoi aurait-on dû faire cela?

— Pourquoi aurait-on dû le tuer? Nous sommes en

pré sence de l’oeuvre d’un esprit alté ré. Mais pour l’heure

il faut voir si le corps pré sente des blessures ou des

contusions. Je propose de le transporter dans les balnea,

de le dé shabiller, le laver et l’examiner. Je te rejoins tout

de suite. »

Et tandis que Sé verin, aprè s licence de l’Abbé, faisait

transporter le corps par les porchers, mon maî tre

demanda qu’on fî t rentrer les moines dans le choeur en

suivant exactement le mê me chemin qu’ils avaient pris

pour venir, et que les servants se retirassent de mê me,

afin que l’esplanade restâ t dé serte. L’Abbé ne lui

demanda pas le pourquoi de ce dé sir et le satisfit. Nous

demeurâ mes ainsi seuls, à cô té de la jarre d’où le sang

avait dé bordé pendant la macabre opé ration de

ré cupé ration, avec tout autour la neige rouge, fondue à

plusieurs endroits sous l’eau ré pandue, c’est une grande

plaque sombre où le cadavre avait é té allongé.

« Un bel embrouillamini, dit Guillaume en montrant

le jeu complexe des traces laissé es par les moines affolé s

et par les servants. La neige, cher Adso, est un admirable

parchemin sur lequel le corps des hommes laisse des

é critures fort lisibles. Mais ç a, c’est un palimpseste{91} mal

gratté et peut-ê tre n’y liront-nous rien d’inté ressant. D’ici

à l’é glise, ç a a é té une grande course de moines

empressé s, d’ici à la soue et aux é tables sont venus des

servants par bandes entiè res. L’unique espace intact et

celui qui va des soues à l’É difice. Voyons si nous trouvons

quelque chose d’inté ressant.

— Mais que voudriez-vous trouver? Demandai-je.

— S’il ne s’est pas jeté tout seul dans le ré cipient,

quelqu’un l’y aura porté, et j’imagine dé jà mort. Qui

transporte le corps d’un autre laisse des traces profondes

dans la neige. Et alors cherche si tu trouves par là,

alentour, des traces qui te semblent diffé rentes de celles

laissé es par ses moines vocifé rateurs qui nous ont gâ ché

notre parchemin. »

Ainsi fî mes-nous. Et je dis sans ambages que ce fut

moi, Dieu me sauve de la vanité, qui dé couvrit quelque

chose entre le ré cipient et l’É difice. C’é taient des

empreintes de pieds humains, assez profondes, dans une

zone où personne n’é tait encore passé et, comme

remarqua aussitô t mon maî tre, plus lé gè res que celles

laissé es par les moines et par les servants signe que de la

neige les avait en partie comblé es, et qu’elles avaient donc

é té laissé es depuis un certain temps. Mais ce qui nous

sembla le plus digne d’inté rê t, c’é tait qu’avec ces

empreintes s’entremê lait une trace plus continue, comme

d’une chose traî né e par celui qui avait laissé la marque de

ses pas. En somme, une traî né e qui allait de la jarre à la

porte du ré fectoire, sur le cô té de l’É difice qui se trouvait

entre la tour mé ridionale et la tour orientale.

« Ré fectoire, scriptorium, bibliothè que, dit

Guillaume. Une fois de plus, la bibliothè que. Venantius est

mort dans l’É difice, et plus probablement dans la

bibliothè que.

— Et pourquoi pré cisé ment dans la bibliothè que?

— J’essaye de me mettre dans la peau de l’assassin.

Si Venantius é tait mort, tué, dans le ré fectoire, dans la

cuisine ou dans le scriptorium, pourquoi ne pas

abandonner là ? Mais s’il est mort dans la bibliothè que, il

fallait le transporter ailleurs, soit parce qu’on ne l’aurait

jamais dé couvert dans la bibliothè que (et l’inté rê t de

l’assassin é tait peut-ê tre justement qu’il fû t dé couvert),

soit parce que l’assassin ne veut probablement pas que

l’attention se concentre sur la bibliothè que.

— Et pourquoi l’assassin pouvait-il avoir inté rê t qu’il

fû t dé couvert?

— Je ne sais pas, j’é mets des hypothè ses. Qui te dit

que l’assassin a tué Venantius parce qu’il haï ssait

Venantius? Il pourrait l’avoir tué, de pré fé rence à

n’importe quel autre, pour laisser un signe pour signifier

quelque chose d’autre.

— Omnis mundi creatura, quasi liber et

scriptura{92}... Murmurai-je. Mais de quel signe s’agiraitil

?

— Voilà ce que j’ignore. N’oublions pourtant pas qu’il

est des signes qui paraissent tels et qui sont au contraire

dé nué s de sens, comme blitiri ou bou-ba-baff...

— Il serait atroce, dis-je, de tuer un homme pour

dire bou-ba-baff!

— Il serait atroce, commente Guillaume, de tuer un

homme fû t-ce pour dire credo in unum Deum... »

À ce moment-là, nous fû mes rejoints par Sé verin. Le

cadavre avait é té lavé et examiné avec soin. Aucune

blessure, aucune contusion à la tê te. Mort comme par

enchantement.

« Comme par châ timent divin? Demanda

Guillaume.

— Peut-ê tre, dit Sé verin.

— Ou par empoisonnement? »

Sé verin hé sita. « Peut-ê tre, aussi.

— Tu as des poisons dans le laboratoire? Demanda

Guillaume tandis que nous nous dirigions vers l’hô pital.

— Aussi, oui, mais cela dé pend de ce que tu entends

par poison. Il y a des substances qui, à petites doses, sont

salutaires et à doses excessives procurent la mort.

Comme tout bon herboriste, j’en conserve, et en use avec

discernement. Dans mon jardin je cultive, par exemple, de

la valé riane. Quelques gouttes dans une infusion d’autres

herbes calment le coeur qui bat de faç on dé sordonné e.

Une dose exagé ré e provoque torpeur et mort.

— Et tu n’as pas remarqué sur le cadavre les signes

d’un poison particulier?

— Aucun. Mais de nombreux poisons ne laissent

point de traces. »

Nous é tions arrivé s à l’hô pital. Le corps de

Venantius lavé dans les balnea, avait é té transporté ici et

gisait sur la grande table dans le laboratoire de Sé verin:

alambics et autres instruments de verre et de terre me

firent songer (mais je n’en avais, par des ré cits, une

connaissance indirecte) à la boutique d’un alchimiste. Sur

un long rayonnage qui courait contre le mur exté rieur

s’é tendait une abondante sé rie de fioles, brocs, vases,

pleins de substances de diffé rentes couleurs.

« Une belle collection de simples, dit Guillaume.

Tous produits de votre jardin?

— Non, dit Sé verin, nombre de ces substances, rares

et qui ne poussent pas dans ces ré gions,, ont é té

rapporté es au cours des ans par des moines qui

provenaient de toutes les parties du monde. J’ai des

choses trè s pré cieuses et introuvables, au milieu de

substances qu’il est aisé d’obtenir à partir de la vé gé tation

de ces lieux. Tu vois... agati pilé, il provient du Cathay, et

je l’eu d’un savant arabe. Aloè s socotrin{93}, il vient des

Indes, excellent cicatrisant. Ariente vivant, il ressuscite

les morts, ou pour mieux dire, ré veille ceux qui ont perdu

les sens. Arsenacho{94}: trè s dangereux, poison mortel

pour qui l’avale. Bourrache{95}, plante bonne pour les

poumons malades. Bé toine{96}, bonne pour les fractures du

crâ ne. Mastic{97}, ré frè ne les flux pulmonaires et les

catarrhes gê nants. Myrrhe{98}...

— Celle des mages? Demandai-je.

— Celle des mages, mais ici bonne pour pré venir les

avortements, cueilli sur un arbre qui s’appelle

Balsamodendron myrra. Et ç a c’est celle de la mumiyya,

d’une grande rareté, produite à partir de la dé composition

des cadavres momifié s, elle sert à pré parer de nombreux

mé dicaments presque miraculeux. Mandragola officinalis,

bonne pour le sommeil...

— Et pour susciter le dé sir de la chair, commenta

mon maî tre.

— Dit-on, mais ici on ne l’utilise pas dans un tel sens,

comme vous pouvez l’imaginer, sourit Sé verin. Et

regardez ç a, dit-il en prenant un flacon: tuthie,

miraculeuse pour les yeux.

— Et qu’est ce que c’est que cela? Demanda

vivement Guillaume en touchant une pierre qui se

trouvait sur une é tagè re.

— Cette pierre? On me l’a donné e il y a bien

longtemps. On l’appelle lopris amatiti ou lapis ematitis. Il

paraî t qu’elle possè de diffé rentes vertus thé rapeutiques,

mais je n’ai pas encore dé couvert lesquelles. Tu la

connais?

— Oui, dit Guillaume, mais pas comme

mé dicament. » Il tira de sa coule un canif, manié avec une

extrê me dé licatesse, l’amena à une trè s courte distance

de la pierre, je vis que la lame accomplissait un brusque

mouvement, comme si Guillaume avait bougé le poignet,

qu’il tenait au contraire tout à fait immobile. Et la lame

adhé ra à la pierre avec un lé ger bruit de mé tal.

« Tu vois, me dit Guillaume, elle attire le fer.

— Et à quoi sert-elle? Demandai-je.

— À diffé rentes choses, que je te dirais. Mais pour

l’instant je voudrais savoir, Sé verin, s’il n’y a rien ici qui

pourrait tuer un homme. »

Sé verin ré flé chit un moment, trop longtemps diraisje,

vu la limpidité de sa ré ponse: « Beaucoup de choses.

Je te l’ai dit, il en faut bien peu pour passer du poison au

mé dicament; à l’un comme à l’autre les Grecs donnaient

le nom de pharmacon.

— Et n’y a-t-il rien qu’on ait soustrait

ré cemment? »

Sé verin ré flé chit encore, puis, comme pesant ses

mots: « Rien, ré cemment.

— Et par le passé ?

— Qui sait. Je ne me rappelle pas. Je suis dans cette

abbaye depuis trente ans, et à l’hô pital depuis vingt-cinq.

— Trop pour une mé moire humaine », admit

Guillaume. Puis, tout à trac: « nous parlions hier de

plantes qui peuvent donner des visions. Ce sont

lesquelles? »

Sé verin manifesta par ses gestes et par l’expression

de son visage, le vif dé sir d’é viter ce sujet: « il faut que j’y

ré flé chisse, tu sais, j’ai tant de substances miraculeuses

ici. Mais parlons plutô t de Venantius. Qu’en dis-tu?

— Il faut que j’y ré flé chisse », ré pondit Guillaume.

 

Deuxiè me jour

PRIME

Ou Bence d’Uppsala confie certaines choses, Bé renger

d’Arundel en confie d’autres et Adso apprend ce qu’est la

vraie pé nitence.

Le fatal accident avait bouleversé la vie de la

communauté. Le tohu-bohu provoqué par la dé couverte

du cadavre avait interrompu l’office sacré. L’Abbé avait

aussitô t refoulé les moines dans le choeur, afin qu’ils

prient pour l’â me de leur frè re.

Les voix des moines é taient brisé es. Nous nous

plaç â mes de maniè re à é tudier leur physionomie quand,

selon la liturgie, le capuchon n’é tait pas rabattu. Nous

vî mes aussitô t le visage de Bé renger. Pâ le, contracté,

luisant de sueur. La veille, nous avions entendu

murmurer par deux fois sur son compte, comme d’un qui

avait quelque chose à voir de faç on particuliè re avec

Adelme; et il ne s’agissait pas du fait que tous deux, du

mê me â ge, é taient amis, mais du ton é lusif de ceux qui

avaient indirectement é voqué cette amitié.

Nous remarquâ mes, à cô té de lui, Malachie. Sombre,

crispé, impé né trable. À cô té de Malachie, tout aussi

impé né trable, le visage de l’aveugle Jorge. Par contre

nous relevâ mes les mouvements nerveux de Bence

d’Uppsala, le spé cialiste en rhé torique connue le jour

pré cé dent dans le scriptorium, et nous surprimes un

regard rapide que celui-ci lanç a en direction de Malachie.

« Bence est nerveux, Bé renger est effaré, observe

Guillaume. Il faudra les interroger sans tarder.

— Pourquoi? Demandai-je ingé nument.

— C’est un dur mé tier que le nô tre dit Guillaume.

Dur mé tier, celui d’inquisiteur; il faut tanner les plus

faibles au moment de leur plus grande faiblesse. »

De fait, à peine l’office terminé, nous rejoignî mes



  

© helpiks.su При использовании или копировании материалов прямая ссылка на сайт обязательна.