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LE NOM DE LA ROSE 10 страница



pour ainsi dire, l’odeur de soufre, j’eusse é té vu moimê me

comme l’ami des accusé s de l’Inquisition. Et enfin,

avertissait le grand Roger Bacon, les secrets de la science

ne doivent pas toujours circuler entre toutes les mains,

car certains pourraient en user mal à propos. Souvent le

savant doit faire apparaî tre comme magiques des livres

qu’ils n’ont rien à voir avec la magie, mais sans justement

de bonnes sciences, pour les proté ger des regards

indiscrets.

— Tu crains donc que les gens simples puissent faire

mauvais usage de ces secrets? Demanda Nicolas.

— En ce qui concerne les simples, je crains

seulement qu’ils puissent en ê tre terrorisé s, en les

confondant avec ces oeuvres du diable donc trop souvent

parlent les pré dicateurs. Tu vois, il m’est arrivé de

connaî tre des mé decins trè s habiles qui avaient distillé

des mé dicaments capables de gué rir sur-le-champ une

maladie. Mais ceux-ci administraient leur onguent ou leur

infusion aux gens simples en accompagnant l’acte mé dical

de paroles sacré es et en psalmodiant des phrases qui

avaient l’air de priè res. Non point parce que ses priè res

avaient pouvoir de gué rir, mais pour que, croyant que la

gué rison venait des priè res, les simples avalent l’infusion

ou s’enduisent d’onguent, et ainsi gué rissent, sans trop

prê ter attention à la force effective du mé dicament. Et

puis aussi pour que l’esprit, parfaitement excité par sa

confiance en la formule dé vote, se dispose mieux à l’action

corporelle des substances mé dicamenteuses. Cependant il

faut souvent dé fendre les tré sors de la science non contre

les simples, mais plutô t contre d’autres savants. On fait

aujourd’hui des machines prodigieuses, dont je te parlerai

un jour, avec lesquelles on peut vraiment diriger le cours

de la nature. Mais malheur si elles tombaient entre les

mains d’hommes qui s’en serviraient pour é tendre leur

pouvoir terrestre et assouvir leur soif d’opposition. On me

dit que dans le Cathay un sage a fait un mé lange avec une

poudre qui peut produire, au contact du feu, un grand

grondement et une grande flamme, dé truisant toute

chose sur des brasses et des brassards alentour.

Admirable artifice, si on l’employait à dé vier le cours des

fleuves ou à briser la roche là où il faut dé fricher la terre.

Mais si quelqu’un s’en servait pour porter dommage à ses

propres ennemis?

— Peut-ê tre serait-ce un bien, s’il s’agissait

d’ennemis du peuple de Dieu, dit Nicolas avec onction.

— Peut-ê tre, admit Guillaume. Mais qui est

aujourd’hui l’ennemi du peuple de Dieu? Louis,

empereur, ou le pape Jean?

— Oh Seigneur! Dit Nicolas tout effrayé, je ne

voudrais vraiment pas trancher seul une question aussi

douloureuse!

— Tu vois? Dit Guillaume. Il est parfois bon que

certains secrets restent encore couverts par des propos

occultes. Les arcanes de la nature ne circulent pas sur

peaux de chè vre et de brebis. Dans le livre des secrets,

Aristote dit qu’à trop communiquer les arcanes de la

nature et de l’art, on rompt un sceau cé leste et que de

nombreux maux pourraient s’ensuivre. Ce qui ne veut

pas dire que les secrets ne doivent pas ê tre dé voilé s,, mais

qu’il revient aux savants de dé cider quand et comment.

— Raisons pour quoi il est bon quand des lieux

comme celui-ci, dit Nicolas, tous les livres ne soient pas à

la porté e de tous.

— Ç a, c’est une autre histoire, dit Guillaume. On

peut pé cher par excè s de loquacité et par excè s de

ré ticence. Je ne voulais pas dire qu’il faut cacher les

sources de la science. Ce qui me semble au contraire un

grand mal. Je voulais dire que, s’agissant d’arcanes dont il

peut naî tre soit le bien sur le mal, le savant a le droit et le

devoir d’utiliser un langage obscur, seulement

compré hensible à ses semblables. Le chemin de la science

est malaisé et il est malaisé d’y distinguer le bien du mal.

Et souvent les savants des temps nouveaux ne sont que

des nains hissé s sur des é paules de nains. »

L’aimable conversation avec mon maî tre devait

avoir mis Nicolas en veine de confidences. En effet, il fit un

clin d’oeil à Guillaume (comme pour dire: toi et moi, on se

comprend parce qu’on parle des mê mes choses) et une

allusion: « Pourtant là -haut (et il indiqua l’É difice), les

secrets de la science sont bien gardé s, dé fendus par des

oeuvres de magie...

— Oui? Dit Guillaume en jouant l’indiffé rence.

Portes barricadé es, interdictions sé vè res, menaces,

j’imagine.

— Oh! non, davantage...

— Quoi par exemple?

— C’est que voilà... Je ne sais pas pré cisé ment, je

m’occupe de verres et pas de livres, mais dans l’abbaye y

circulent des histoires... é tranges...

— De quel genre?

— É tranges. Disons, celle d’un moine qui, à la faveur

de la nuit, a voulu s’aventurer dans la bibliothè que pour y

chercher quelque chose que Malachie n’avait pas voulu lui

donner, et il a vu des serpents, des hommes sans tê te, et

des hommes avec deux tê tes. Peu s’en fallut qu’il ne sortit

fou du labyrinthe...

— Pourquoi parles-tu de magie et non d’apparitions

diaboliques?

— Parce que si je suis un pauvre maî tre verrier, je

ne suis pas à ce point là ingé nu. Le diable (Dieu nous en

garde! ) Ne tente pas un moine avec des serpents et des

hommes bicé phales. Mais plutô t avec des visions lascives,

comme pour les pè res du dé sert. Et puis, s’il est mal de

mettre la main sur certains livres, pourquoi le diable

devrait-il dé tourner un moine de la tentation du mal?

— Cela me semble un bon enthymè me, admit en

maî tre.

— Et enfin, quand j’ajustais les vitrages de l’hô pital,

je me suis amusé à feuilleter certains livres de Sé verin. Il

y avait un livre de secrets é crit, je crois, par Albert le

Grand; je fus attiré par des enluminures curieuses, et je

lus des pages sur la faç on dont on peut suiffer la mè che

d’une lampe à huile, et comment les fumigations qui en

ré sultent procurent des visions. Tu auras remarqué, ou

plutô t tu n’auras pas encore remarqué, car tu n’as encore

passé aucune nuit à l’abbaye, que pendant les heures

d’obscurité l’é tage supé rieur de l’É difice est é clairé. À

travers les verriè res, en certains endroits, transparaî t une

faible lumiè re. Beaucoup se sont demandé ce que c’est, et

on a parlé de feux follets, où des â mes de moines

bibliothé caires tré passé s qui reviennent visiter leur

royaume. Beaucoup y croit ici. Moi, je pense que ce sont

des lampes pré paré es pour les visions. Tu sais, si tu

prends le gras de l’oreille d’un chien et que tu en passes

sur une mè che, celui qui respire la fumé e de cette lampe

croira avoir une tê te de chien, et si quelqu’un se trouve à

cô té de lui, il le verra avec une tê te de chien. Et il existe

un autre onguent: avec lui, ceux qui tournent autour de la

lampe se sentent grands comme des é lé phants. Et avec

les yeux d’une chauve-souris et de deux poissons dont je

ne me rappelle pas le nom, et le fiel d’un loup, tu fabriques

une mè che qui en brû lant te fera voir les animaux dont tu

as pris le gras. Et avec la queue d’un lé zard tu fais voir

toutes les choses alentour comme si elles é taient d’argent,

et avec le gras d’un orvet et un petit bout de drap

funè bre, la piè ce où tu te trouves apparaî tra remplie de

serpents. Moi je le sais. Il y a quelqu’un de trè s rusé dans

la bibliothè que...

— Mais ne pourrait-ce ê tre les â mes des

bibliothé caires tré passé s qui font ces malé fices? »

Nicolas resta perplexe et inquiet: « je n’avais pas

pensé à cela. C’est possible. Que Dieu nous protè ge! Il est

tard, les vê pres ont dé jà commencé. Adieu. » Et il se

dirigea vers l’é glise.

Nous poursuivî mes le long du cô té sud: à droite

l’hô tellerie et la salle capitulaire avec le jardin, à gauche

les pressoirs, le moulin, les greniers, les caves, la maison

des novices. Et tous se hâ taient vers l’é glise.

« Que pensez-vous de ce qu’a dit Nicolas?

Demandai-je.

— Je ne sais pas. Il se passe des choses dans la

bibliothè que, et je ne crois pas que ce sont les â mes des

bibliothé caires tré passé s...

— Pourquoi?

— Parce que j’imagine qu’ils ont é té tellement

vertueux qu’à cette heure ils sé journent dans le royaume

des cieux, contemplant la face de la divinité, si cette

ré ponse peut te satisfaire. Quant aux lampes, si elles

existent nous les verrons. Et quant aux onguents dont

nous parlait notre verrier, il est des maniè res plus faciles

de procurer des visions, et Sé verin les connaî t fort bien, tu

t’en es aperç u aujourd’hui. Il est en tout cas certain que

dans l’abbaye on ne veut pas qu’on pé nè tre de nuit dans

la bibliothè que et qu’en revanche beaucoup ont tenté ou

tentent de le faire.

— Et notre crime a quelque chose à voir avec cette

histoire!

— Crime? Plus j’y pense plus, je suis convaincu,

qu’Adelme s’est tué lui-mê me.

— Et pourquoi?

— Tu te souviens, ce matin, quand j’ai remarqué le

dé pô t des litiè res? Tandis que nous gravissions le

tournant dominé par la tour orientale, j’avais noté à cet

endroit-là les signes laissé s par un é boulement: en

somme, un morceau de terrain, à peu prè s la où

s’entassent les litiè res, s’é tait é boulé en dé gringolant

jusqu’en dessous de la tour. Et c’est pourquoi ce soir, car

nous avons regardé d’en haut, le tas de litiè res nous a

semblé peu couvert de neige, en somme tout juste au

couvert par la chute fraî che d’hier, non par celle des jours

passé s. Quant au cadavre d’Adelme, l’Abbé nous a dit

qu’il é tait dé chiré par les rochers, et sous la tour orientale,

juste ou la construction finie à -pic, poussent des pins. Les

rochers sont au contraire pré cisé ment à l’endroit où la

muraille finit, formant comme une sorte de marche, et

aprè s commence la chute des litiè res.

— Et alors?

— Et alors ré flé chis s’il n’est pas plus... Comment

dire?... moins dispendieux pour notre esprit de penser

qu’Adelme, pour des raisons encore à clarifier, s’est jeté

de son plein gré sponte sua du parapet de la muraille, a

rebondi sur les rochers et, mort ou blessé qu’il é tait, à

culbuté dans les litiè res. Puis l’é boulement, dû à l’ouragan

de soir, a fait glisser et les litiè res et partie du terrain et le

corps du pauvret sous la tour orientale.

— Pourquoi dites-vous que c’est une solution moins

dispendieuse pour notre esprit?

— Cher Adso, il ne faut pas multiplier les explications

et les causes sans qu’on en ait une stricte né cessité. Si

Adelme est tombé de la tour orientale, il faut qu’il ait

pé né tré dans la bibliothè que, que quelqu’un l’ait frappé

avant pour qu’il n’opposâ t pas de ré sistance, que ce

quelqu’un ait trouvé moyen de monter avec un corps sans

vie sur les é paules jusqu’à la fenê tre, qu’il l’ait ouverte et

ait pré cipité le malheureux dans le vide. Avec mon

hypothè se, Adelme, sa volonté, et un é boulement nous

suffisent. Tout s’explique à l’aide d’un plus petit nombre

de causes.

— Mais pourquoi se serait-il tué ?

— Mais pourquoi l’aurait-on tué ? Il faut en tout cas

trouver des raisons. Et qu’elles existent ne semble pas

douteux. On respire dans l’É difice maniè re de ré ticence,

tous nous cachent quelque chose. Pour le moment nous

avons dé jà recueilli des insinuations, plutô t vagues en

vé rité, sur certain rapport é trange qui s’é tait é tabli entre

Adelme et Bé renger. Cela veut dire que nous aurons à

l’oeil l’aide-bibliothé caire. »

— Tandis qu’ainsi nous devisions, l’office des vê pres

avait pris fin. Les servants retournaient à leurs tâ ches

avant de rentrer pour le repas du soir, les moines se

dirigeaient vers le ré fectoire. Le ciel é tait dé sormais

d’encre et il commenç ait à neiger. Une neige lé gè re, aux

doux petits flocons, qui continuerait à tomber, je crois,

pendant une bonne partie de la nuit, car le lendemain

matin tout le plateau serait couvert d’un blanc linceul,

comme je le dirai.

Pour ma part j’avais faim et j’accueillis avec

soulagement l’idé e de passer à table.

 

Premier jour

COMPLIES

Où Guillaume et Adso jouissaient de l’agré able hospitalité

de l’Abbé et de la conversation courroucé e de Jorge.

Le ré fectoire s’é clairait par de grandes torches. Les

moines é taient assis le long d’une rangé e de tables,

dominé es par la table de l’Abbé placé e

perpendiculairement à eux sur une large estrade. Du cô té

opposé, la chaire où avait dé jà pris place le moine qui

ferait la lecture durant le repas. L’Abbé nous attendait

prè s d’une petite fontaine avec un linge blanc pour nous

essuyer les mains aprè s le lavabo, conformé ment aux

antiques conseils de saint Pacô me.

L’Abbé invita Guillaume à sa table et dit que pour ce

soir-là, é tant donné que j’avais moi aussi qualité d’hô te

fraî chement arrivé, je jouirais du mê me privilè ge, mê me

si j’é tais un novice bé né dictin. Les jours suivants, me dit-il

paternellement, je pourrais m’asseoir à table avec les

moines, ou si mon maî tre m’avait confié quelques tâ ches,

passer avant ou aprè s les repas aux cuisines: là les

cuisiniers prendraient soin de moi.

Les moines é taient maintenant debout devant les

tables, immobiles, le capuchon rabattu sur le visage et les

mains sous le scapulaire. L’Abbé s’approcha de sa table et

prononç a le Bé né dicité. Le chantre, du haut de la chaire,

entonna Edent pauperes{78}. L’Abbé donna sa bé né diction

et chacun s’assit.

La rè gle de notre fondateur pré voit des repas trè s

frugaux, mais laisse dé cider à l’Abbé la quantité de

nourriture dont ont effectivement besoin les moines.

D’autre part, à l’heure qu’il est, on s’abandonne

davantage dans nos abbayes aux plaisirs de la table. Je ne

parle pas de celles qui, hé las, se sont transformé es en

repaire de gloutons, mais fussent-elles inspiré es par des

critè res de pé nitence et de vertu, elles fournissent aux

moines, absorbé s presque toujours par de pé nibles

travaux de l’intellect, une nourriture point molle, mais

robuste. Par ailleurs la table de l’Abbé est toujours

privilé gié e, c’est qu’aussi il n’est pas rare qu’y prennent

place des hô tes de marque, et les abbayes sont fiè res des

produits de leurs terres et de leurs é tables, et de

l’habileté de leurs cuisiniers.

Le repas des moines se dé roula en silence, comme à

l’accoutumé e, les uns communiquant avec les autres à

l’aide de notre habituel alphabet des doigts. Les novices et

les moines les plus jeunes é taient servis les premiers, sitô t

aprè s que les plats destiné s à tous avaient passé par la

table de l’Abbé.

À la table de l’Abbé é taient assis avec nous Malachie,

le cellé rier et deux moines plus â gé s, Jorge de Burgos, le

vieillard dont j’avais dé jà fait la connaissance dans le

scriptorium et le trè s vieux Alinardo de Grottaferrata:

presque centenaire, claudicant, d’assez fragile, et – me

semble-t-il – l’esprit battant la campagne. De lui l’Abbé

nous dit que, entré novice dans cette abbaye, il y avait

toujours vé cu et s’en rappelait au moins quatre-vingts ans

de vicissitudes. L’Abbé nous dit ces choses à mi-voix, au

dé but, parce que par la suite et il se conforma aux usages

de notre ordre et suivit en silence la lecture. Mais, comme

je le dis, à la table de l’Abbé on prenait quelques liberté s,

et il nous arriva de louer les mets qui nous furent offerts,

tandis que l’Abbé cé lé brait les qualité s de son huile, ou de

son vin. Une fois mê me, en nous versant à boire, il nous

rappela ces passages de la rè gle où le saint fondateur avait

observé que le vin ne convient certes pas aux moines,

mais puisqu’on ne peut pas persuader les moines de notre

é poque de ne point boire, qu’au moins ils ne boivent pas

jusqu’à satié té, parce que le vin pousse à l’apostasie

mê me les sages, comme le rappelle l’Ecclé siastique. Benoî t

disait « à notre é poque » et se ré fé rait à la sienne, fort

lointaine dé sormais: figurons-nous l’é poque où nous

prenions ce repas du soir à l’abbaye, aprè s une telle

dé ché ance des moeurs (et je ne parle pas de mon é poque à

moi, où j’é cris maintenant, si ce n’est qu’ici à Melk on

s’abandonne davantage à la biè re! ) bref, on but sans

exagé ration, mais non sans plaisir.

Nous mangeâ mes la viande, cuite à la broche, des

cochons à peine tué s, et je m’aperç us que pour les autres

aliments on ne se servait pas de graisses animales ni

d’huile de colza, mais de la bonne huile d’olive, qui

provenait des terrains que l’abbaye possé dait au pied du

mont dans la direction de la mer. L’Abbé nous fit goû ter

(ré servé à sa table) ce poulet que j’avais vu pré parer dans

les cuisines. Je remarquais que, chose plutô t rare, il

disposait d’une fourchette de mé tal qui dans sa forme me

rappelait les verres de mon maî tre: homme de haut

lignage, notre hô te ne voulait pas se souiller les mains

avec la nourriture, et mê me il nous offrit son instrument,

au moins pour prendre les viandes du grand plat et les

dé poser dans nos é cuelles. Moi je refusai, mais je dis que

Guillaume accepta de bon gré et se servit avec

dé sinvolture de cet ustensile de grands seigneurs, peutê tre

pour infirmer devant l’Abbé que les franciscains

fussent des personnes de peu d’é ducation et d’extraction

trè s basse.

Enthousiaste comme je l’é tais pour toutes ces

bonnes nourritures (aprè s 10 jours de voyage où nous

nous é tions alimenté s en courant la fortune du pot), je

m’é tais distrait du cours de la lecture qui pendant ce

temps se poursuivait pieusement. Je fus rappelé par un

vigoureux grognement d’approbation de Jorge; je

m’aperç us qu’on en é tait arrivé au point où se faisait

toujours la lecture d’un chapitre de la Rè gle. Et je

m’expliquai le pourquoi d’une telle satisfaction, aprè s

l’avoir entendu dans l’aprè s-midi. Le lecteur disait en

effet: « imitons l’exemple du prophè te qui dit: j’ai dé cidé,

je veillerai sur mon chemin à ne pas pé cher avec ma

langue, j’ai placé un bâ illon sur ma bouche, je deviens mué

en m’humiliant, je me suis abstenu de parler mê me des

choses honnê tes. Et si dans ce passage le prophè te

enseigne que parfois, pour l’amour du silence, nous

devrions nous abstenir mê me des propos licites, combien

davantage devons-nous nous abstenir des propos

dé fendus pour é viter la peine de se pé ché ! » Et puis il

poursuivait: « mais les vulgarité s, les niaiseries et la

bouffonnerie, nous les condamnons à la ré clusion à

perpé tuité, en tout lieu, et nous ne permettons pas que

notre disciple ouvre la bouche pour tenir des propos de

cette espè ce.

— Et que cela vaille pour les marginalia dont on

parlait aujourd’hui, ne plus se retenir de commenter

Jorge à voix basse. Jean Bouche d’or a dit que le Christ

n’a jamais ri.

— Rien dans sa nature humaine ne l’interdisait,

observa Guillaume, pour ceux que le rire, comme

enseignent les thé ologiens, est le propre de l’homme.

— Forte potiut sed non legitur eo usus fuisse{79}, dit

carré ment Jorge, citant Pierre Cantore.

— Manduca, jam coctum est{80}, lui susurra

Guillaume.

— Quoi? Demanda Jorge, croyant qu’il faisait

allusion à quelque nourriture qu’on lui pré sentait.

— Ce sont les paroles qui, selon Ambroise, furent

prononcé es par Saint Laurent sur le grill, quand il invita

ses bourreaux à le tourner de l’autre cô té, comme le

rappelle aussi Prudence{81} dans le Peristephanon{82}, dit

Guillaume avec l’air d’un saint. Saint Laurent savait donc

rire et dire des choses risibles, ne fû t-ce que pour

humilier ses propres ennemis.

— Ce qui dé montre que le rire est chose fort proche

de la mort et de la corruption du corps » ré pliqua Jorge en

un grondement, et je dois admettre qu’il se comporta en

bon raisonneur.

C’est alors que l’Abbé nous invita au silence avec

affabilité. D’ailleurs le repas touchait à sa fin. L’Abbé se

leva et pré senta Guillaume aux moines. Il en loua la

sagesse, en proclama la renommé e, et avertit qu’il avait

é té prié d’enquê ter sur la mort d’Adelme, invitant les

moines à ré pondre à ses questions et à pré venir leurs

subordonné s, dans toute l’abbaye, d’en faire autant. Et de

lui faciliter ses recherches, pourvu que, ajoutait-il, ses

demandes n’allassent pas à l’encontre des rè gles du

monastè re. En ce cas-là, il faudrait recourir à son

autorisation.

Le repas fini, les moines se disposè rent à se rendre

dans le choeur pour l’office des complies. Ils rabattirent de

nouveau leur capuchon sur leur visage et s’alignè rent

devant la porte, en arrê t. Puis ils s’é branlè rent en une

longue file, traversant le cimetiè re et entrant dans le

choeur par le portail septentrional.

Nous nous acheminâ mes avec l’Abbé. « C’est à cette

heure qu’on ferme les portes de l’É difice? Demanda

Guillaume.

— À peine les servants auront-ils nettoyé le

ré fectoire et les cuisines, le bibliothé caire en personne

fermera toutes les portes, en les barrant de l’inté rieur.

— De l’inté rieur? Et lui par où sort-il? »

L’Abbé fixa Guillaume un bref instant, le visage

empreint d’un grand sé rieux: « il ne dort certes pas dans

les cuisines », dit-il brusquement. Et il doubla le pas.

« Parfait, ne murmura Guillaume, il existe donc une

autre entré e, mais nous, nous ne devons pas la

connaî tre. » Je souris, tout fier de sa dé duction, il me

rabroua: « Mais ne ris donc pas. Tu as bien vu qu’à

l’inté rieur de ses murs le rire ne jouit pas d’une bonne

ré putation. »

Nous entrâ mes dans le coeur. Une seule lampe

brû lait, sur un robuste tré pied de bronze, haut comme

deux hommes. Les mois ne prirent place dans les stalles

en silence, tandis que le lecteur lisait un passage d’une

homé lie de Saint-Gré goire.

Puis l’Abbé fit un signe et le chantre entonna Tu

autem Domine miserere nobis{83}. L’Abbé ré pondit

Adjutorium nostrum in nomine Domini{84} et tous firent

coeur avec Qui fecit coelum et terram{85}. Aprè s quoi

commenç a le champ des psaumes: quand je t’invoque,

ré ponds-moi ô Dieu de ma justice; je te remercierai

Seigneur de tout mon coeur; allons bé nissez le Seigneur,

vous touche serviteur du Seigneur. Nous ne nous é tions

pas placé s dans les stalles, mais retiré s dans la nef

principale. Ce fut de là que nous aperç û mes soudain

Malachie é merger de l’obscurité d’une chapelle laté rale.

« Ne perds pas de vue ce point, me dit Guillaume. Il

pourrait y avoir un passage qui mè ne à l’É difice.

— Sous le cimetiè re?

— Et pourquoi pas? Mieux, en y repensant, il

devrait bien exister quelque part un ossuaire, il est

impossible que depuis des siè cles ils enterrent tous les

moines dans ce lopin de terre.

— Mais vraiment vous voulez entrer de nuit dans la

bibliothè que? Demandai-je, saisi d’effroi.

— Où sont les moines dé funts et les serpents et les

lumiè res mysté rieuses, mon bras Adso? Non, petit. J’y

songeais aujourd’hui, et point par curiosité, mais parce

que je me posais le problè me de la maniè re dont é tait

mort Adelme. Maintenant, comme je te l’ai dit, je penche

pour une explication plus logique, et somme toute je

voudrais respecter les usages de ce lieu.

— Alors pourquoi voulez-vous savoir?

— Parce que la science ne consiste pas seulement à

savoir ce qu’on doit ou peut faire, mais aussi à savoir ce



  

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