|
|||
LE NOM DE LA ROSE 10 страницаpour ainsi dire, l’odeur de soufre, j’eusse é té vu moimê me comme l’ami des accusé s de l’Inquisition. Et enfin, avertissait le grand Roger Bacon, les secrets de la science ne doivent pas toujours circuler entre toutes les mains, car certains pourraient en user mal à propos. Souvent le savant doit faire apparaî tre comme magiques des livres qu’ils n’ont rien à voir avec la magie, mais sans justement de bonnes sciences, pour les proté ger des regards indiscrets. — Tu crains donc que les gens simples puissent faire mauvais usage de ces secrets? Demanda Nicolas. — En ce qui concerne les simples, je crains seulement qu’ils puissent en ê tre terrorisé s, en les confondant avec ces oeuvres du diable donc trop souvent parlent les pré dicateurs. Tu vois, il m’est arrivé de connaî tre des mé decins trè s habiles qui avaient distillé des mé dicaments capables de gué rir sur-le-champ une maladie. Mais ceux-ci administraient leur onguent ou leur infusion aux gens simples en accompagnant l’acte mé dical de paroles sacré es et en psalmodiant des phrases qui avaient l’air de priè res. Non point parce que ses priè res avaient pouvoir de gué rir, mais pour que, croyant que la gué rison venait des priè res, les simples avalent l’infusion ou s’enduisent d’onguent, et ainsi gué rissent, sans trop prê ter attention à la force effective du mé dicament. Et puis aussi pour que l’esprit, parfaitement excité par sa confiance en la formule dé vote, se dispose mieux à l’action corporelle des substances mé dicamenteuses. Cependant il faut souvent dé fendre les tré sors de la science non contre les simples, mais plutô t contre d’autres savants. On fait aujourd’hui des machines prodigieuses, dont je te parlerai un jour, avec lesquelles on peut vraiment diriger le cours de la nature. Mais malheur si elles tombaient entre les mains d’hommes qui s’en serviraient pour é tendre leur pouvoir terrestre et assouvir leur soif d’opposition. On me dit que dans le Cathay un sage a fait un mé lange avec une poudre qui peut produire, au contact du feu, un grand grondement et une grande flamme, dé truisant toute chose sur des brasses et des brassards alentour. Admirable artifice, si on l’employait à dé vier le cours des fleuves ou à briser la roche là où il faut dé fricher la terre. Mais si quelqu’un s’en servait pour porter dommage à ses propres ennemis? — Peut-ê tre serait-ce un bien, s’il s’agissait d’ennemis du peuple de Dieu, dit Nicolas avec onction. — Peut-ê tre, admit Guillaume. Mais qui est aujourd’hui l’ennemi du peuple de Dieu? Louis, empereur, ou le pape Jean? — Oh Seigneur! Dit Nicolas tout effrayé, je ne voudrais vraiment pas trancher seul une question aussi douloureuse! — Tu vois? Dit Guillaume. Il est parfois bon que certains secrets restent encore couverts par des propos occultes. Les arcanes de la nature ne circulent pas sur peaux de chè vre et de brebis. Dans le livre des secrets, Aristote dit qu’à trop communiquer les arcanes de la nature et de l’art, on rompt un sceau cé leste et que de nombreux maux pourraient s’ensuivre. Ce qui ne veut pas dire que les secrets ne doivent pas ê tre dé voilé s,, mais qu’il revient aux savants de dé cider quand et comment. — Raisons pour quoi il est bon quand des lieux comme celui-ci, dit Nicolas, tous les livres ne soient pas à la porté e de tous. — Ç a, c’est une autre histoire, dit Guillaume. On peut pé cher par excè s de loquacité et par excè s de ré ticence. Je ne voulais pas dire qu’il faut cacher les sources de la science. Ce qui me semble au contraire un grand mal. Je voulais dire que, s’agissant d’arcanes dont il peut naî tre soit le bien sur le mal, le savant a le droit et le devoir d’utiliser un langage obscur, seulement compré hensible à ses semblables. Le chemin de la science est malaisé et il est malaisé d’y distinguer le bien du mal. Et souvent les savants des temps nouveaux ne sont que des nains hissé s sur des é paules de nains. » L’aimable conversation avec mon maî tre devait avoir mis Nicolas en veine de confidences. En effet, il fit un clin d’oeil à Guillaume (comme pour dire: toi et moi, on se comprend parce qu’on parle des mê mes choses) et une allusion: « Pourtant là -haut (et il indiqua l’É difice), les secrets de la science sont bien gardé s, dé fendus par des oeuvres de magie... — Oui? Dit Guillaume en jouant l’indiffé rence. Portes barricadé es, interdictions sé vè res, menaces, j’imagine. — Oh! non, davantage... — Quoi par exemple? — C’est que voilà... Je ne sais pas pré cisé ment, je m’occupe de verres et pas de livres, mais dans l’abbaye y circulent des histoires... é tranges... — De quel genre? — É tranges. Disons, celle d’un moine qui, à la faveur de la nuit, a voulu s’aventurer dans la bibliothè que pour y chercher quelque chose que Malachie n’avait pas voulu lui donner, et il a vu des serpents, des hommes sans tê te, et des hommes avec deux tê tes. Peu s’en fallut qu’il ne sortit fou du labyrinthe... — Pourquoi parles-tu de magie et non d’apparitions diaboliques? — Parce que si je suis un pauvre maî tre verrier, je ne suis pas à ce point là ingé nu. Le diable (Dieu nous en garde! ) Ne tente pas un moine avec des serpents et des hommes bicé phales. Mais plutô t avec des visions lascives, comme pour les pè res du dé sert. Et puis, s’il est mal de mettre la main sur certains livres, pourquoi le diable devrait-il dé tourner un moine de la tentation du mal? — Cela me semble un bon enthymè me, admit en maî tre. — Et enfin, quand j’ajustais les vitrages de l’hô pital, je me suis amusé à feuilleter certains livres de Sé verin. Il y avait un livre de secrets é crit, je crois, par Albert le Grand; je fus attiré par des enluminures curieuses, et je lus des pages sur la faç on dont on peut suiffer la mè che d’une lampe à huile, et comment les fumigations qui en ré sultent procurent des visions. Tu auras remarqué, ou plutô t tu n’auras pas encore remarqué, car tu n’as encore passé aucune nuit à l’abbaye, que pendant les heures d’obscurité l’é tage supé rieur de l’É difice est é clairé. À travers les verriè res, en certains endroits, transparaî t une faible lumiè re. Beaucoup se sont demandé ce que c’est, et on a parlé de feux follets, où des â mes de moines bibliothé caires tré passé s qui reviennent visiter leur royaume. Beaucoup y croit ici. Moi, je pense que ce sont des lampes pré paré es pour les visions. Tu sais, si tu prends le gras de l’oreille d’un chien et que tu en passes sur une mè che, celui qui respire la fumé e de cette lampe croira avoir une tê te de chien, et si quelqu’un se trouve à cô té de lui, il le verra avec une tê te de chien. Et il existe un autre onguent: avec lui, ceux qui tournent autour de la lampe se sentent grands comme des é lé phants. Et avec les yeux d’une chauve-souris et de deux poissons dont je ne me rappelle pas le nom, et le fiel d’un loup, tu fabriques une mè che qui en brû lant te fera voir les animaux dont tu as pris le gras. Et avec la queue d’un lé zard tu fais voir toutes les choses alentour comme si elles é taient d’argent, et avec le gras d’un orvet et un petit bout de drap funè bre, la piè ce où tu te trouves apparaî tra remplie de serpents. Moi je le sais. Il y a quelqu’un de trè s rusé dans la bibliothè que... — Mais ne pourrait-ce ê tre les â mes des bibliothé caires tré passé s qui font ces malé fices? » Nicolas resta perplexe et inquiet: « je n’avais pas pensé à cela. C’est possible. Que Dieu nous protè ge! Il est tard, les vê pres ont dé jà commencé. Adieu. » Et il se dirigea vers l’é glise. Nous poursuivî mes le long du cô té sud: à droite l’hô tellerie et la salle capitulaire avec le jardin, à gauche les pressoirs, le moulin, les greniers, les caves, la maison des novices. Et tous se hâ taient vers l’é glise. « Que pensez-vous de ce qu’a dit Nicolas? Demandai-je. — Je ne sais pas. Il se passe des choses dans la bibliothè que, et je ne crois pas que ce sont les â mes des bibliothé caires tré passé s... — Pourquoi? — Parce que j’imagine qu’ils ont é té tellement vertueux qu’à cette heure ils sé journent dans le royaume des cieux, contemplant la face de la divinité, si cette ré ponse peut te satisfaire. Quant aux lampes, si elles existent nous les verrons. Et quant aux onguents dont nous parlait notre verrier, il est des maniè res plus faciles de procurer des visions, et Sé verin les connaî t fort bien, tu t’en es aperç u aujourd’hui. Il est en tout cas certain que dans l’abbaye on ne veut pas qu’on pé nè tre de nuit dans la bibliothè que et qu’en revanche beaucoup ont tenté ou tentent de le faire. — Et notre crime a quelque chose à voir avec cette histoire! — Crime? Plus j’y pense plus, je suis convaincu, qu’Adelme s’est tué lui-mê me. — Et pourquoi? — Tu te souviens, ce matin, quand j’ai remarqué le dé pô t des litiè res? Tandis que nous gravissions le tournant dominé par la tour orientale, j’avais noté à cet endroit-là les signes laissé s par un é boulement: en somme, un morceau de terrain, à peu prè s la où s’entassent les litiè res, s’é tait é boulé en dé gringolant jusqu’en dessous de la tour. Et c’est pourquoi ce soir, car nous avons regardé d’en haut, le tas de litiè res nous a semblé peu couvert de neige, en somme tout juste au couvert par la chute fraî che d’hier, non par celle des jours passé s. Quant au cadavre d’Adelme, l’Abbé nous a dit qu’il é tait dé chiré par les rochers, et sous la tour orientale, juste ou la construction finie à -pic, poussent des pins. Les rochers sont au contraire pré cisé ment à l’endroit où la muraille finit, formant comme une sorte de marche, et aprè s commence la chute des litiè res. — Et alors? — Et alors ré flé chis s’il n’est pas plus... Comment dire?... moins dispendieux pour notre esprit de penser qu’Adelme, pour des raisons encore à clarifier, s’est jeté de son plein gré sponte sua du parapet de la muraille, a rebondi sur les rochers et, mort ou blessé qu’il é tait, à culbuté dans les litiè res. Puis l’é boulement, dû à l’ouragan de soir, a fait glisser et les litiè res et partie du terrain et le corps du pauvret sous la tour orientale. — Pourquoi dites-vous que c’est une solution moins dispendieuse pour notre esprit? — Cher Adso, il ne faut pas multiplier les explications et les causes sans qu’on en ait une stricte né cessité. Si Adelme est tombé de la tour orientale, il faut qu’il ait pé né tré dans la bibliothè que, que quelqu’un l’ait frappé avant pour qu’il n’opposâ t pas de ré sistance, que ce quelqu’un ait trouvé moyen de monter avec un corps sans vie sur les é paules jusqu’à la fenê tre, qu’il l’ait ouverte et ait pré cipité le malheureux dans le vide. Avec mon hypothè se, Adelme, sa volonté, et un é boulement nous suffisent. Tout s’explique à l’aide d’un plus petit nombre de causes. — Mais pourquoi se serait-il tué ? — Mais pourquoi l’aurait-on tué ? Il faut en tout cas trouver des raisons. Et qu’elles existent ne semble pas douteux. On respire dans l’É difice maniè re de ré ticence, tous nous cachent quelque chose. Pour le moment nous avons dé jà recueilli des insinuations, plutô t vagues en vé rité, sur certain rapport é trange qui s’é tait é tabli entre Adelme et Bé renger. Cela veut dire que nous aurons à l’oeil l’aide-bibliothé caire. » — Tandis qu’ainsi nous devisions, l’office des vê pres avait pris fin. Les servants retournaient à leurs tâ ches avant de rentrer pour le repas du soir, les moines se dirigeaient vers le ré fectoire. Le ciel é tait dé sormais d’encre et il commenç ait à neiger. Une neige lé gè re, aux doux petits flocons, qui continuerait à tomber, je crois, pendant une bonne partie de la nuit, car le lendemain matin tout le plateau serait couvert d’un blanc linceul, comme je le dirai. Pour ma part j’avais faim et j’accueillis avec soulagement l’idé e de passer à table.
Premier jour COMPLIES Où Guillaume et Adso jouissaient de l’agré able hospitalité de l’Abbé et de la conversation courroucé e de Jorge. Le ré fectoire s’é clairait par de grandes torches. Les moines é taient assis le long d’une rangé e de tables, dominé es par la table de l’Abbé placé e perpendiculairement à eux sur une large estrade. Du cô té opposé, la chaire où avait dé jà pris place le moine qui ferait la lecture durant le repas. L’Abbé nous attendait prè s d’une petite fontaine avec un linge blanc pour nous essuyer les mains aprè s le lavabo, conformé ment aux antiques conseils de saint Pacô me. L’Abbé invita Guillaume à sa table et dit que pour ce soir-là, é tant donné que j’avais moi aussi qualité d’hô te fraî chement arrivé, je jouirais du mê me privilè ge, mê me si j’é tais un novice bé né dictin. Les jours suivants, me dit-il paternellement, je pourrais m’asseoir à table avec les moines, ou si mon maî tre m’avait confié quelques tâ ches, passer avant ou aprè s les repas aux cuisines: là les cuisiniers prendraient soin de moi. Les moines é taient maintenant debout devant les tables, immobiles, le capuchon rabattu sur le visage et les mains sous le scapulaire. L’Abbé s’approcha de sa table et prononç a le Bé né dicité. Le chantre, du haut de la chaire, entonna Edent pauperes{78}. L’Abbé donna sa bé né diction et chacun s’assit. La rè gle de notre fondateur pré voit des repas trè s frugaux, mais laisse dé cider à l’Abbé la quantité de nourriture dont ont effectivement besoin les moines. D’autre part, à l’heure qu’il est, on s’abandonne davantage dans nos abbayes aux plaisirs de la table. Je ne parle pas de celles qui, hé las, se sont transformé es en repaire de gloutons, mais fussent-elles inspiré es par des critè res de pé nitence et de vertu, elles fournissent aux moines, absorbé s presque toujours par de pé nibles travaux de l’intellect, une nourriture point molle, mais robuste. Par ailleurs la table de l’Abbé est toujours privilé gié e, c’est qu’aussi il n’est pas rare qu’y prennent place des hô tes de marque, et les abbayes sont fiè res des produits de leurs terres et de leurs é tables, et de l’habileté de leurs cuisiniers. Le repas des moines se dé roula en silence, comme à l’accoutumé e, les uns communiquant avec les autres à l’aide de notre habituel alphabet des doigts. Les novices et les moines les plus jeunes é taient servis les premiers, sitô t aprè s que les plats destiné s à tous avaient passé par la table de l’Abbé. À la table de l’Abbé é taient assis avec nous Malachie, le cellé rier et deux moines plus â gé s, Jorge de Burgos, le vieillard dont j’avais dé jà fait la connaissance dans le scriptorium et le trè s vieux Alinardo de Grottaferrata: presque centenaire, claudicant, d’assez fragile, et – me semble-t-il – l’esprit battant la campagne. De lui l’Abbé nous dit que, entré novice dans cette abbaye, il y avait toujours vé cu et s’en rappelait au moins quatre-vingts ans de vicissitudes. L’Abbé nous dit ces choses à mi-voix, au dé but, parce que par la suite et il se conforma aux usages de notre ordre et suivit en silence la lecture. Mais, comme je le dis, à la table de l’Abbé on prenait quelques liberté s, et il nous arriva de louer les mets qui nous furent offerts, tandis que l’Abbé cé lé brait les qualité s de son huile, ou de son vin. Une fois mê me, en nous versant à boire, il nous rappela ces passages de la rè gle où le saint fondateur avait observé que le vin ne convient certes pas aux moines, mais puisqu’on ne peut pas persuader les moines de notre é poque de ne point boire, qu’au moins ils ne boivent pas jusqu’à satié té, parce que le vin pousse à l’apostasie mê me les sages, comme le rappelle l’Ecclé siastique. Benoî t disait « à notre é poque » et se ré fé rait à la sienne, fort lointaine dé sormais: figurons-nous l’é poque où nous prenions ce repas du soir à l’abbaye, aprè s une telle dé ché ance des moeurs (et je ne parle pas de mon é poque à moi, où j’é cris maintenant, si ce n’est qu’ici à Melk on s’abandonne davantage à la biè re! ) bref, on but sans exagé ration, mais non sans plaisir. Nous mangeâ mes la viande, cuite à la broche, des cochons à peine tué s, et je m’aperç us que pour les autres aliments on ne se servait pas de graisses animales ni d’huile de colza, mais de la bonne huile d’olive, qui provenait des terrains que l’abbaye possé dait au pied du mont dans la direction de la mer. L’Abbé nous fit goû ter (ré servé à sa table) ce poulet que j’avais vu pré parer dans les cuisines. Je remarquais que, chose plutô t rare, il disposait d’une fourchette de mé tal qui dans sa forme me rappelait les verres de mon maî tre: homme de haut lignage, notre hô te ne voulait pas se souiller les mains avec la nourriture, et mê me il nous offrit son instrument, au moins pour prendre les viandes du grand plat et les dé poser dans nos é cuelles. Moi je refusai, mais je dis que Guillaume accepta de bon gré et se servit avec dé sinvolture de cet ustensile de grands seigneurs, peutê tre pour infirmer devant l’Abbé que les franciscains fussent des personnes de peu d’é ducation et d’extraction trè s basse. Enthousiaste comme je l’é tais pour toutes ces bonnes nourritures (aprè s 10 jours de voyage où nous nous é tions alimenté s en courant la fortune du pot), je m’é tais distrait du cours de la lecture qui pendant ce temps se poursuivait pieusement. Je fus rappelé par un vigoureux grognement d’approbation de Jorge; je m’aperç us qu’on en é tait arrivé au point où se faisait toujours la lecture d’un chapitre de la Rè gle. Et je m’expliquai le pourquoi d’une telle satisfaction, aprè s l’avoir entendu dans l’aprè s-midi. Le lecteur disait en effet: « imitons l’exemple du prophè te qui dit: j’ai dé cidé, je veillerai sur mon chemin à ne pas pé cher avec ma langue, j’ai placé un bâ illon sur ma bouche, je deviens mué en m’humiliant, je me suis abstenu de parler mê me des choses honnê tes. Et si dans ce passage le prophè te enseigne que parfois, pour l’amour du silence, nous devrions nous abstenir mê me des propos licites, combien davantage devons-nous nous abstenir des propos dé fendus pour é viter la peine de se pé ché ! » Et puis il poursuivait: « mais les vulgarité s, les niaiseries et la bouffonnerie, nous les condamnons à la ré clusion à perpé tuité, en tout lieu, et nous ne permettons pas que notre disciple ouvre la bouche pour tenir des propos de cette espè ce. — Et que cela vaille pour les marginalia dont on parlait aujourd’hui, ne plus se retenir de commenter Jorge à voix basse. Jean Bouche d’or a dit que le Christ n’a jamais ri. — Rien dans sa nature humaine ne l’interdisait, observa Guillaume, pour ceux que le rire, comme enseignent les thé ologiens, est le propre de l’homme. — Forte potiut sed non legitur eo usus fuisse{79}, dit carré ment Jorge, citant Pierre Cantore. — Manduca, jam coctum est{80}, lui susurra Guillaume. — Quoi? Demanda Jorge, croyant qu’il faisait allusion à quelque nourriture qu’on lui pré sentait. — Ce sont les paroles qui, selon Ambroise, furent prononcé es par Saint Laurent sur le grill, quand il invita ses bourreaux à le tourner de l’autre cô té, comme le rappelle aussi Prudence{81} dans le Peristephanon{82}, dit Guillaume avec l’air d’un saint. Saint Laurent savait donc rire et dire des choses risibles, ne fû t-ce que pour humilier ses propres ennemis. — Ce qui dé montre que le rire est chose fort proche de la mort et de la corruption du corps » ré pliqua Jorge en un grondement, et je dois admettre qu’il se comporta en bon raisonneur. C’est alors que l’Abbé nous invita au silence avec affabilité. D’ailleurs le repas touchait à sa fin. L’Abbé se leva et pré senta Guillaume aux moines. Il en loua la sagesse, en proclama la renommé e, et avertit qu’il avait é té prié d’enquê ter sur la mort d’Adelme, invitant les moines à ré pondre à ses questions et à pré venir leurs subordonné s, dans toute l’abbaye, d’en faire autant. Et de lui faciliter ses recherches, pourvu que, ajoutait-il, ses demandes n’allassent pas à l’encontre des rè gles du monastè re. En ce cas-là, il faudrait recourir à son autorisation. Le repas fini, les moines se disposè rent à se rendre dans le choeur pour l’office des complies. Ils rabattirent de nouveau leur capuchon sur leur visage et s’alignè rent devant la porte, en arrê t. Puis ils s’é branlè rent en une longue file, traversant le cimetiè re et entrant dans le choeur par le portail septentrional. Nous nous acheminâ mes avec l’Abbé. « C’est à cette heure qu’on ferme les portes de l’É difice? Demanda Guillaume. — À peine les servants auront-ils nettoyé le ré fectoire et les cuisines, le bibliothé caire en personne fermera toutes les portes, en les barrant de l’inté rieur. — De l’inté rieur? Et lui par où sort-il? » L’Abbé fixa Guillaume un bref instant, le visage empreint d’un grand sé rieux: « il ne dort certes pas dans les cuisines », dit-il brusquement. Et il doubla le pas. « Parfait, ne murmura Guillaume, il existe donc une autre entré e, mais nous, nous ne devons pas la connaî tre. » Je souris, tout fier de sa dé duction, il me rabroua: « Mais ne ris donc pas. Tu as bien vu qu’à l’inté rieur de ses murs le rire ne jouit pas d’une bonne ré putation. » Nous entrâ mes dans le coeur. Une seule lampe brû lait, sur un robuste tré pied de bronze, haut comme deux hommes. Les mois ne prirent place dans les stalles en silence, tandis que le lecteur lisait un passage d’une homé lie de Saint-Gré goire. Puis l’Abbé fit un signe et le chantre entonna Tu autem Domine miserere nobis{83}. L’Abbé ré pondit Adjutorium nostrum in nomine Domini{84} et tous firent coeur avec Qui fecit coelum et terram{85}. Aprè s quoi commenç a le champ des psaumes: quand je t’invoque, ré ponds-moi ô Dieu de ma justice; je te remercierai Seigneur de tout mon coeur; allons bé nissez le Seigneur, vous touche serviteur du Seigneur. Nous ne nous é tions pas placé s dans les stalles, mais retiré s dans la nef principale. Ce fut de là que nous aperç û mes soudain Malachie é merger de l’obscurité d’une chapelle laté rale. « Ne perds pas de vue ce point, me dit Guillaume. Il pourrait y avoir un passage qui mè ne à l’É difice. — Sous le cimetiè re? — Et pourquoi pas? Mieux, en y repensant, il devrait bien exister quelque part un ossuaire, il est impossible que depuis des siè cles ils enterrent tous les moines dans ce lopin de terre. — Mais vraiment vous voulez entrer de nuit dans la bibliothè que? Demandai-je, saisi d’effroi. — Où sont les moines dé funts et les serpents et les lumiè res mysté rieuses, mon bras Adso? Non, petit. J’y songeais aujourd’hui, et point par curiosité, mais parce que je me posais le problè me de la maniè re dont é tait mort Adelme. Maintenant, comme je te l’ai dit, je penche pour une explication plus logique, et somme toute je voudrais respecter les usages de ce lieu. — Alors pourquoi voulez-vous savoir? — Parce que la science ne consiste pas seulement à savoir ce qu’on doit ou peut faire, mais aussi à savoir ce
|
|||
|