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LE NOM DE LA ROSE 9 страницаneige, et je ne veux pas parler du poil seulement, mais aussi du visage, et des pupilles. Je m’avisai qu’il é tait aveugle. Sa voix é tait encore majestueuse ses membres puissants, mê me si son corps é tait racorni par l’â ge. Il nous fixait comme s’il nous voyait, et toujours, mê me par la suite, je le vis se dé placer et parler comme s’il avait encore le bonheur de voir. Mais en revanche le ton de la voix é tait de qui ne possé dait que le don de la prophé tie. « L’homme vé né rable d’â ge et de sapience que vous voyez, dit Malachie à Guillaume en lui dé signant le nouveau venu, est Jorge de Burgos. Plus â gé que quiconque vivant dans le monastè re, sauf Alinardo de Grottaferrata{71}, il est celui à qui bon nombre de moines confient le poids de leurs pé ché s dans le secret de la confession. » Puis, s’adressant au vieillard: « celui qui se trouve devant vous est frè re Guillaume de Baskerville, notre hô te. — J’espè re que mes paroles ne vous ont pas fâ ché, dit le vieil homme d’un ton brusque. J’ai entendu des personnes qui riaient de choses risibles et je leur ai rappelé un des principes de notre rè gle. Comme le dit le psalmiste, si le moine doit s’abstenir des propos bienveillants en raison de son voeu de silence, combien à plus forte raison il doit se dé tourner des mauvais propos. Et comme il y a des propos mauvais, il y a des images mauvaises. Ce sont celles qui mentent sur la forme de la cré ation et montre le monde au contraire de ce qu’il doit ê tre, a toujours é té et toujours sera dans les siè cles des siè cles jusqu’à la fin des temps. Mais vous, vous venez de notre ordre, où, me dit-on, on voit tout avec indulgence, fû t-ce la gaieté la plus inopportune. » Il faisait allusion à ce qu’on disait parmi les bé né dictins des extravagances de Saint-Franç ois-d'Assise et peut-ê tre aussi des extravagances attribué es aux fraticelles et spirituel de tout acabit qui, de l’ordre franciscain, avaient é té les plus ré cents et les plus embarrassants rejetons. Mais frè re Guillaume fit mine de ne pas relever l’insinuation. « Les images marginales portent souvent à sourire, mais à des fins d’é dification, ré pond-il. Comme dans les sermons pour toucher l’imagination des foules pieuses il faut insé rer des exempla, dont le cô té facé tieux ne fait nullement dé faut, de mê me le discours des images aussi doit se prê ter à ces nugae{72} pour chaque vertu et pour chaque pé ché il y a un exemple tiré bestiaires, et les animaux se font figure du monde humain. — Oh certes, plaisanta le vieil homme, mais sans sourire, toute image est bonne pour susciter le dé sir de la vertu, pour que le chef-d’oeuvre de la cré ation, mis tê te en bas et les pieds en l’air, deviennent matiè re à rire. Ainsi donc la parole de Dieu se manifeste à travers l’â ne qui joue de la lyre, l’andouille qui laboure avec son é cu, les boeufs qui s’attachent tout seuls à la charrue, les fleuves qui remontent les courants, la mer qui prend feu, le loup qui se fait ermite! Chassez le liè vre avec le boeuf, faitesvous enseigner la grammaire par les chouettes, que les chiens mordent les puces, les aveugles observent les muets et les muets exigent du pain, la fourmi met bas un veau, que volent les poulets rô tis, les fouaces poussent sur les toits, les perroquets fassent cours de rhé torique, les poules fé condent les coqs, mettez le char devant les boeufs, faites dormir le chien dans un lit et que tout le monde marche sur la tê te! Que veulent tous ces nugae? Un monde inverse est opposé au monde é tabli par Dieu, sous pré texte d’enseigner les pré ceptes divins! — Mais l’Aré opagite enseigne, dit humblement Guillaume, que Dieu ne peut ê tre nommé qu’à travers des choses les plus difformes. Et Hugues de Saint-Victor nous rappelait que plus la ressemblance devient dissemblable, plus la vé rité nous est ré vé lé e sous le voile de figures horribles et inconvenantes, et moins l’imagination se calme dans la jouissance charnelle, qui est à leur contrainte de saisir le mystè re caché derriè re la turpitude des images... — Je connais l’argument! Et j’admets avec honte que ce fut l’argument primordial de notre ordre, lorsque les abbé s clunisiens se battaient contre les cisterciens. Mais Saint Bernard avait raison: petit à petit l’homme qui repré sente des monstres et des prodiges de la nature pour ré vé ler des choses de Dieu per speculum et in aenigmate{73}, prend goû t à la nature mê me des monstruosité s qu’il cré e et d’elles fait jeu, et pour elles joue et ne voit plus qu’à travers elles. Il suffit que vous observiez, vous qui avez encore la vue, les chapiteaux de votre cloî tre (et de la main il indiqua au-delà des fenê tres, vers l’é glise), sous le regard des moines absorbé s dans la mé ditation, que signifient ces ridicules monstruosité s, ces belles formes dé formé es et ces belles difformité s? Ces singes sordides? Ces lions, ces centaures, ces ê tres semihumains, avec une bouche sur le ventre, un pied unique, les oreilles en forme de voile? Ces tigres lé opardé s, ces guerriers en lutte, ces chasseurs qui soufflent dans un olifant, et ses thé ories de corps pour une seule tê te et ses thé ories de tê te pour un seul corps? Quadrupè des à queue de serpent, et poisson à tê te de quadrupè de, et ici un animal qui par-devant a l’air d’un cheval et par derriè re d’un bouc, et là un onagre avec des cornes et allez, allez y, dé sormais il est plus agré able pour un moine de lire les marbres que les manuscrits, et d’admirer des oeuvres de l’homme plutô t que de mé diter sur la loi de Dieu. Honte aux dé sirs de vos yeux et à vos sourires! » Le grand vieillard s’arrê ta en haletant. Et moi j’admirais d’alerte mé moire avec laquelle, sans doute aveugle depuis tant d’anné es, il se rappelait encore les images de turpitude dont il nous parlait. Au point que je soupç onnais qu’elles l’avaient fort sé duit quand il les avait vues, s’il savait les dé crire encore avec tant de passion. Mais souventes fois il m’est arrivé de trouver les repré sentations les plus sé duisantes du pé ché pré cisé ment dans les pages de ces hommes d’incorruptible vertu qui en condamnaient le charme et ses effets. Signe que ces hommes sont mus par une telle ardeur de té moigner la vé rité qu’ils n’hé sitent pas, pour l’amour de Dieu, à confé rer au mal toutes les sé ductions dont il se pare, afin de mieux instruire leur prochain des maniè res dont use le malin pour les captiver. Et de fait les paroles de Jorge aiguillonnè rent chez moi une grande envie de voir les tigres et les singes du cloî tre, que je n’avais pas encore admiré. Mais Jorge interrompit le cours de mes pensé es parce qu’il se remit, d’un ton moins excité, à parler. « Notre Seigneur n’a pas eu besoin de tant de sottises pour nous montrer le droit chemin. Rien dans ses paraboles ne porte au rire, ou à la peur. Adelme par contre, que mort à pré sent vous pleurez, jouissez tellement des monstruosité s qu’il enluminait, qui avait perdu de vue les choses derniè res dont elles devaient ê tre figure maté rielle. Et il les a toutes parcourues, je dis bien toutes (et sa voix se fit solennelle et menaç ante), les sentes de la monstruosité. D’où il appert que Dieu sait punir. » Un lourd silence descendit sur les pré sents. Venantius de Salvemec eut la hardiesse de le rompre. « Vé né rable Jorge, dit-il, votre vertu vous rend injuste. Deux jours avant qu’Adelme mourû t, vous é tiez pré sent à un docte dé bat qui eut lieu justement ici, dans le scriptorium. Adelme é tait soucieux que son art, se complaisant à des repré sentations bizarres et fantastiques, fû t toutefois interpré té à la gloire de Dieu, instrument de connaissance des choses cé lestes. Frè re Guillaume citait il y a un instant l’Aré opagite, sur la connaissance par difformité. Et Adelme cita ce jour-là une autre trè s haute autorité, celle du docteur d’Aquin, quand il dit qu’il convient que les choses divines soient exposé es davantage en des figures de corps vils qu’en des figures de corps nobles. D’abord parce que l’esprit humain est plus aisé ment libé ré de l’erreur; il est clair en effet que certaines proprié té s ne peuvent ê tre attribué es aux choses divines, ce qu’on pourrait ré voquer en doute si celles-ci é taient indiqué es avec des figures de nobles apparences corporelles. En second lieu parce que ce mode de repré sentation convient davantage à la connaissance de Dieu que nous avons sur cette terre: il se manifeste à nous, en effet, plus en ce qu’il n’est pas qu’en ce qui est, et donc la parenté de ces choses qui nous é loignent le plus de Dieu nous ramè ne à une plus juste opinion de lui, car nous savons ainsi qu’il est au-dessus de ce que nous disons et pensons. Et en troisiè me lieu parce que les choses de Dieu sont ainsi mieux caché es aux personnes indignes. En somme, il s’agissait ce jour-là de comprendre de quelle faç on on peut dé couvrir la vé rité à travers des expressions surprenantes, et piquantes, et é nigmatiques. Et moi je lui rappelai que dans l’oeuvre du grand Aristote, j’avais trouvé des mots suffisamment clairs à cet é gard... — Je ne me souviens pas, interrompit sè chement Jorge, je suis trè s vieux. Je ne me souviens pas. Je puis avoir exagé ré en sé vé rité. Il est tard maintenant, il me faut aller. — Il est é trange que vous ne vous souveniez pas, insista Venantius, ce fut une docte et trè s belle discussion, où intervinrent aussi Bence et Bé renger. Il s’agissait en effet de savoir si les mé taphores, et les jeux de mots, et les é nigmes, qui ont pourtant bien l’air d’avoir é té imaginé s par les poè tes par pur divertissement, ne portent pas à spé culer sur les choses de maniè re nouvelle et surprenante, et je disais pour ma part que c’est là aussi une vertu qu’on demande au sage... Et il y avait aussi Malachie... — Si le vé né rable Jorge ne se souvient pas, aie du respect pour son â ge et pour la lassitude de son esprit... D’ailleurs toujours aussi vif », intervint l’un des moines qui suivaient la discussion. La phrase avait é té prononcé e avec pré cipitation, du moins au dé but, car celui qui avait parlé, s’apercevant que pour inviter au respect du vieillard, il en mettait de fait une faiblesse en lumiè re, avait ensuite ralenti l’é lan de sa propre intervention, terminant presque un murmure d’excuses. C’é tait Bé renger d’Arundel qui venait de parler, l’aidebibliothé caire, un jeune homme au visage pâ le; et en l’observant, je me rappelai la dé finition qu’Ubertin avait donné e d’Adelme: ses yeux semblaient ceux d’une femme lascive. Intimidé par les regards de tous qui maintenant se posaient sur lui, il entrecroisait les doigts de ses mains comme pour ré fré ner une tension interne. Singuliè re fut la ré action de Venantius. Il regarda de telle faç on Bé renger que celui-ci baissa les yeux: « Entendu, frè re, dit-il, si la mé moire est un don de Dieu la capacité d’oublier aussi peut-ê tre excellente, est tout à fait respectable. Mais je la respecte dans le confrè re chargé d’ans auquel je m’adressais. De ta part, je m’attendais à un souvenir plus alerte quant à ce qui s’est passé lorsque nous é tions ici mê me, en compagnie d’un ami trè s cher à toi... » Je ne pourrais dire si Venantius avait appuyé la voix sur les deux mots « trè s chers ». Le fait est que je ressentis une atmosphè re de gê ne parmi les assistants. Chacun dirigeait son regard d’un cô té diffé rent et personne ne le dirigeait sur Bé renger, qui avait violemment rougi. Malachie intervint aussitô t, avec autorité : « Venez, frè re Guillaume, dit-il, je vous montrerai d’autres livres inté ressants. » Le groupe se sé para. J’aperç us Bé renger lancer à Venantius un regard lourd de rancoeur, et Venantius lui rendre la pareille, en un muet dé fi. Moi, voyant que le vieux Jorge allait s’é loigner, mû par un sentiment de respectueuse ré vé rence, je me penchai pour lui baiser la main. Le vieillard reç ut le baiser, posa la main sur ma tê te et demande à qui j’é tais. Quand je lui dis mon nom, son visage s’é claira. « Tu portes un nom grand et trè s beau, dit-il. Saistu qui fut Adso de Montier–en-Der? » Demande-t-il. Moi, je l’avoue, je ne le savais pas. Alors Jorge ajouta: « il a é té l’auteur d’un livre grand et terrible, le Libellus de Antechristo{74}, où il vit des choses qui arriveraient, il ne fut pas assez é couté. — Le livre fut é crit avant le millé naire, dit Guillaume, et ces choses ne se sont pas vé rifié es... — Pour qui n’a pas d’yeux pour voir, dit l’aveugle. Les voies de l’Anté christ sont lentes et tortueuses. Il survient quand nous, nous ne le pré voyons pas, et non pas parce que le calcul suggé ré par l’apô tre é tait erroné, mais parce que nous, nous n’en n’avons pas appris l’art. » Puis il cria, à trè s haute voix, le visage tourné vers la salle, faisant retentir les voû tes du scriptorium: « il arrive! Il arrive! Ne perdez pas les derniers jours à rire sur les avortons à la peau lé opardé e et à la queue boudiné e! Ne dissipez pas les sept derniers jours! »
Premier jour VÊ PRES Où l’on visite le reste de l’abbaye, Guillaume tire certaines conclusions sur la mort d’Adelme, l’on parle avec le frè re verrier de verres pour lire et de fantô mes pour qui veut trop lire. A cet instant au sonna pour vê pres et les moines se disposè rent à quitter leurs tables. Malachie nous fit comprendre que nous aussi nous devions nous en aller. Lui, il resterait avec son aide, Bé renger, pour remettre de l’ordre dans les choses et (ainsi s’exprima-t-il) pour pré parer la bibliothè que pour la nuit. Guillaume lui demanda s’il fermerait ensuite les portes. « Il n’y à point de portes qui dé fendent, des cuisines et du ré fectoire, l’accè s aux scriptorium, ni du scriptorium à la bibliothè que. Plus fort qu’aucune porte ne doit ê tre l’interdit de l’Abbé. Et les moines doivent se servir et des cuisines et du ré fectoire jusqu’à complies. À partir de là, pour empê cher qu’é trangers ou animaux, pour lesquels l’interdit ne joue pas, puissent entrer dans l’É difice, je ferme moi-mê me les portes d’en bas, qui mè nent et aux cuisines et au ré fectoire, et dè s lors l’É difice reste isolé. » Nous descendî mes. Tandis que les moines se dirigeaient vers le choeur, mon maî tre dé cida que le Seigneur nous pardonnerait si nous n’assistions pas à l’office divin (le Seigneur eut beaucoup à nous pardonner au cours des jours suivants! ), et il me proposa de marcher un peu avec lui sur le plateau, afin de nous familiariser avec les lieux. Nous sortî mes des cuisines, traversâ mes le cimetiè re: il y avait des pierres tombales assez ré centes; et d’autres qui portaient les marques du temps racontaient les vies de moines ayant vé cu dans les siè cles passé s. Les tombes é taient sans nom, surmonté es de croix de pierre. Le temps se gâ tait. Un vent froid s’é tait levé et le ciel s’embrumait. On devinait un soleil qui se couchait derriè re les jardins et dé jà l’obscurité tombait vers l’Orient, où nous dirigeâ mes nos pas, longeant le choeur de l’é glise et rejoignant l’arriè re du plateau. Là, presque adossé es au mur d’enceinte, à l’endroit où il se soudait à la tour orientale de l’É difice, se trouvaient les soues, et les porchers remplissaient à ras bord la jarre du sang de leurs cochons. Nous remarquâ mes que derriè re les soues le mur d’enceinte é tait plus bas, au point qu’on pouvait s’y pencher. Au-delà de l’à -pic des murailles, le terrain qui descendait vertigineusement é tait recouvert de dé bris que la neige n’arrivait pas à cacher tout à fait. Je me rendis compte qu’il s’agissait du dé pô t des litiè res qu’on jetait d’ici et qui glissait jusqu’au tournant là où bifurquait le sentier sur lequel s’é tait aventuré le fuyard Brunel. Je dis litiè res, car il s’agissait d’une avalanche de matiè re putré faction dont l’odeur arrivait jusqu’au parapet où je me penchais; é videmment les paysans venaient d’en bas se servir pour enfumer les champs. Mais aux dé jections des animaux et des hommes, se mê laient d’autres dé chets solides, tout le flot de matiè res mortes que l’abbaye expulsait de son propre corps, pour garder limpide et pure dans son rapport avec la cime du mont et avec le ciel. Dans les é curies toutes proches, les gardiens des chevaux ramenaient les animaux au râ telier. Tout le long du chemin que nous parcourû mes se succé daient, du cô té de la muraille, les é curies, les é tables, les bergeries, et à droite, adossé au choeur, le dortoir des moines, et puis les latrines. Là où le mur oriental s’incurvait vers le midi, à l’angle de l’enceinte, é tait le bâ timent des forges. Les derniers forgerons remisaient leurs outils et assujettissaient les soufflets, pour se rendre à l’office divin. Guillaume se dirigea avec curiosité vers un coin des forges, presque sé paré du reste de l’atelier, où un moine rangeait ses affaires. Sur son é tabli se trouvait une superbe collection de verres multicolores, de petites dimensions, mais des plaques plus larges é taient appuyé es au mur. Il avait devant lui un reliquaire encore inachevé, dont il n’existait que la carcasse d’un argent, mais dans laquelle il é tait é videmment en train d’enchâ sser verres et autres pierres, qu’avec ses instruments il avait ré duite aux dimensions d’une gemme. Nous connû mes ainsi Nicolas de Morimonde, maî tre verrier de l’abbaye. Il nous expliqua que dans la partie posté rieure de la forge on soufflait aussi le verre, tandis que dans la partie anté rieure, où se trouvaient les forgerons, on fixait les verres à la ré sille de plomb pour en faire des vitraux. Mais, ajoutait-il, la grande oeuvre de verre, qui embellissait l’é glise et l’É difice, avait é té achevé e depuis au moins deux siè cles dé jà. Maintenant on se limitait à des travaux mineurs, ou à la ré paration des dé gâ ts du temps. « Et avec grande difficulté, ajouta-t-il, parce qu’on n’arrive plus à trouver les couleurs d’autrefois, surtout le bleu que vous pouvez encore admirer dans le choeur, d’une qualité si limpide qu’avec un soleil haut dans le ciel se dé verse dans la nef une lumiè re de paradis. Les vitraux de la partie occidentale de la nef, refaits naguè re, ne sont pas de la mê me qualité, et on le voit par les jours d’é té. C’est inutile, ajouta-t-il, nous n’avons plus la sagesse des anciens, elle est bien finie l’é poque des gé ants! — Nous sommes des nains, admit Guillaume, mais des nains juché s sur les é paules de ces gé ants, et dans notre petitesse il nous arrive parfois de voir plus loin qu’eux à l’horizon. — Dis-moi ce que nous faisons mieux qu’eux n’aient su faire! S’exclama Nicolas. Si tu descends dans la crypte de l’é glise où est gardé le tré sor de l’abbaye, tu trouveras des reliquaires d’une facture si exquise que ce misé rable avorton en train de prendre forme (et il fit un geste en direction de son propre ouvrage sur l’é tabli) te semblera les singer! — Il n’est é crit nulle part que les maî tres verriers doivent continuer à construire des fenê tres et des orfè vres des reliquaires, si les maî tres du passé ont su en produire d’aussi beaux et destiné s à durer dans les siè cles. Autrement, la terre se rempilait de reliquaires, à une é poque où les saints d’où tirer des reliques sont si rares, plaisanta Guillaume. Et on ne devra pas non plus souder à l’infini des fenê tres. Mais j’ai vu dans diffé rents pays des ouvrages nouveaux faits avec le verre, qui font songer à un monde de demain où le verre sera non seulement au service des offices divins, mais aussi viendra en aide à la faiblesse de l’homme. Je veux te montrer un ouvrage de nos jours, dont je m’honore de possé der un fort utile exemplaire. » Il mit les mains dans sa coule et en retira sa paire de verres qui laissè rent tout ahuri notre interlocuteur. Nicolas priait avec grand inté rê t la monture fourchue que Guillaume lui tendait: «Oculie de vitro cum capsula{75}! S’exclama-t-il. J’en avais ouï parler par un certain frè re Giordano que je connus à Pise! Il disait qu’il ne s’é tait pas passé vingt ans depuis l’invention. Mais il y a plus de vingt ans de cela que je m’entretins avec lui. — Je crois qu’ils ont é té inventé s bien avant, dit Guillaume, mais ils sont difficiles à fabriquer, et il faut des maî tres verriers d’une grande expé rience. Ils coû tent du temps et du travail. Il y a dix ans une paire de ces vitrei ab oculis ad legendum{76} a é té vendue à Bologne pour six sous. Moi, j’en reç us d’un grand maî tre, Salvino degli Armati, une paire en cadeau, voilà plus de dix ans, et je les ai jalousement conservé s pendant tout ce temps, comme s’ils é taient – ce qu’ils sont dé sormais – une partie de mon propre corps. — J’espè re que tu me laisseras examiner un de ces jours, il ne me dé plairait pas d’en fabriquer de semblables, dit avec é motion Nicolas. — Bien sû r, acquiesç a Guillaume, mais fais attention que l’é paisseur du verre doit changer selon l’oeil auquel il faut l’adapter, et il faut essayer de quantité de ces verres sur le patient, tant qu’on ne trouve pas la bonne é paisseur. — Quelle merveille! S’extasiait Nicolas. Et cependant beaucoup parleraient de sorcellerie et de manipulation diabolique... — Certes pour ces choses, tu peux parler de magie, confirma Guillaume. Mais il est deux formes de magie. Il y a une magie qui est l’oeuvre du diable et qui vise à la ruine de l’homme à travers des artifices dont il n’est point permis de parler. Mais il y a une magie qui est oeuvre divine, là où la science de Dieu se manifeste à travers la science de l’homme, qui sert à transformer la nature, et dont l’une des fins et de prolonger la vie mê me de l’homme. Et c’est là une magie sainte, à laquelle les savants devront de plus en plus de consacrer, non seulement pour dé couvrir des choses nouvelles, mais pour redé couvrir tant de secrets de la nature que la sapience divine avait ré vé lé e aux Hé breux, aux Grecs, à d’autres peuples antiques et jusqu’aux infidè les aujourd’hui (et inutile de dire quelles merveilles d’optique et de science de la vision recè lent les livres des infidè les! ). Une science chré tienne devra se ré approprier toutes ses connaissances, les reprendre aux paï ens et aux infidè les tamquam ab iniustis possessoribu{77}. — Mais pourquoi ceux qui possè dent cette science ne la communiquent-ils pas au peuple de Dieu tout entier? — Parce que le peuple de Dieu tout entier n’est pas encore prê t à accepter tant de secrets, et il est souvent arrivé que les dé positaires de cette science aient é té pris pour des magiciens lié s par un pacte au dé mon, payant ainsi de leur vie le dé sir qu’ils avaient eu de faire part aux autres des tré sors de leurs connaissances. Moi-mê me durant les procè s où l’on soupç onnait quelqu’un de commerce avec le dé mon, j’ai dû me garder d’utiliser ces verres, ayant recours à des secré taires pleins de bonne volonté qui me lisaient les é critures dont j’avais besoin, parce qu’autrement, à un moment où la pré sence du diable é tait aussi envahissante, et où tous en respiraient,
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