|
|||
LE NOM DE LA ROSE 8 страницаcresson, navets et carottes. Tout prè s, un des cuisiniers avait à peine fini de faire cuire quelques poissons dans un mé lange d’eau et de vin, et les nappait d’une sauce composé e de sauge, persil, thym, ail, poivre et sel. Dans ce qui correspondait à la tour occidentale s’ouvrait un é norme four à pain, qui dé jà s’illuminait de flammes rougeâ tres. Dans la tour mé ridionale, une immense cheminé e où bouillaient des marmites gé antes et tournaient des broches. Par la porte qui donnait sur l’aire derriè re l’é glise, entraient à ce moment-là les porchers qui portaient la chair des porcs é gorgé s. Nous sortî mes sans tarder par cette porte, pour nous trouver sur l’aire, à l’extré mité orientale du plateau, à l’abri des murailles, où s’é levaient de nombreux bâ timents. Sé verin m’expliqua que le premier et l’ensemble des soues, puis venaient les é curies, puis les é tables, et les poulaillers, et le parc couvert des brebis. Devant les soues, les porchers brassaient dans une grande jarre le sang des porcs à peine é gorgé s, afin qu’il ne se coagulâ t pas. Si on le brassait bien et sur-le-champ, il se conserverait les jours suivants, grâ ce au d’un rigoureux, et finalement on n’en ferait des boudins. Nous rentrâ mes dans l’É difice et jetâ mes à peine un coup d’oeil au ré fectoire, que nous traversâ mes pour nous diriger vers la tour orientale. Des deux tours, entre lesquelles s’é tendait le ré fectoire, la septentrionale abritait une cheminé e, l’autre un escalier à vis qui menait au scriptorium, c’est-à -dire au deuxiè me é tage. C’est d’ici que les moines se rendaient chaque jour au travail, ou bien par deux escaliers en hé lice moins commodes, mais bien chauffé s, qui montaient derriè re la cheminé e et le four des cuisines. Guillaume demanda si nous trouverions quelqu’un dans le scriptorium, bien que ce fû t dimanche. Sé verin sourit et dit que le travail, pour le moine bé né dictin, est priè re. Le dimanche les offices duraient plus longtemps, mais les moines travaillant aux livres passaient é galement quelques heures là -haut d’habitude employé es en de fructueux é changes d’observations savantes, conseils, ré flexion sur les É critures saintes.
Premier jour APRÈ S NONE Où l’on visite le scriptorium et l’on fait connaissance de nombreux savants, copistes et rubricaires{64} ainsi qu’un vieillard aveugle qui attend l’Anté christ Tandis que nous montions, je vis que mon maî tre observait les fenê tres qui donnaient de la lumiè re à l’escalier. J’é tais probablement en train de devenir aussi habile que lui, car je me rendis aussitô t compte que leur disposition aurait difficilement permis à quelqu’un de les atteindre. Et, d’autre part, les verriè res qui s’ouvraient dans le ré fectoire (les seuls du premier é tage à regarder l’à -pic) ne paraissaient pas aisé ment accessibles, é tant donné qu’en dessous il n’y avait aucune espè ce de meubles. Arrivé s au sommet de l’escalier nous entrâ mes, par la tour orientale dans le scriptorium et là je ne pus retenir un cri d’admiration. Le deuxiè me é tage n’é tait pas divisé en deux comme l’é tage infé rieur et il s’offrait donc à mes yeux dans l’immensité de son espace. Les voû tes, aux voussures point trop hautes (moins que dans une é glise, plus toutefois que dans tout autre salle capitulaire qu’oncques ne vis), soutenues par de robustes pilastres, cernaient un espace inondé d’une trè s belle lumiè re, car trois é normes verriè res s’ouvraient sur chacun des plus grands cô té s, tandis que cinq verriè res plus petites perç aient chacun des cinq cô té s exté rieurs de chaque tour; huit verriè res hautes et é troites, enfin, laissaient aussi pé né trer la lumiè re par le puits octogonal inté rieur. L’abondance des fenê tres faisait en sorte que la grande salle a é té é gayé e par une lumiè re continue et diffuse, mê me en cet aprè s-midi d’hiver. Le vitrage n’é tait pas coloré comme celui des é glises, et les ré silles de plomb assemblaient des carré s de verre incolore, pour que la lumiè re entrâ t de la faç on la plus pure, non modulé e par l’art humain, et servit à son but, qui é tait d’é clairer le travail de la lecture et de l’é criture. Bien d’autres fois je vis, et en d’autres lieux, de nombreux scriptorium, mais aucun où aussi lumineusement resplendit, dont les coulé es de lumiè re physique qui faisaient rayonner l’atmosphè re, le principe spirituel mê me que la lumiè re incarne, la claritas, source de toute beauté et sapience, attribut insé parable de cette proportion que la salle manifestait. Car trois choses concourent à cré er la beauté : d’abord l’inté grité ou perfection, et de ce fait nous estimons laides des choses incomplè tes; ensuite la proportion requise autrement dit l’harmonie; enfin la clarté et la lumiè re, et nous appelons belles en effet les choses de couleur limpide. Et comme la vision du beau implique la paix, et pour notre appé tit c’est tout un que de se rassé ré ner dans la paix, dans le bien ou dans le beau, je me sentis envahi d’une immense consolation et je pensais combien il devait ê tre agré able de travailler dans ce lieu. Tel qu’il apparut à mes yeux, en cette heure mé ridienne, il me fit l’impression d’un joyeux atelier de la sapience. Par la suite je vis à Saint-Gall un scriptorium de proportions identiques, sé paré de la bibliothè que (ailleurs, dans d’autres abbayes, les moines travaillaient dans le lieu mê me où é taient serré s les livres), mais pas amé nagé avec autant de bonheur que celui-ci. Antiquarii, librarii, rubricaires et chercheurs é taient assis, chacun a sa propre table, une table sous chacune des verriè res. Et comme les verriè res é taient au nombre de quarante (nombre vraiment parfait, dû au dé cuplement du quadra gone, comme si les 10 commandements avaient é té magnifié s par les quatre vertus cardinales), quarante moines auraient pu travailler à l’unisson, mê me si à ce moment pré cis ils é taient à peine une trentaine. Sé verin nous expliqua que les moines qui travaillaient au scriptorium se voyaient dispenser des offices de tierce, sexte et none pour ne pas devoir interrompre leur tâ che dans les heures de lumiè re, et arrê taient leur activité seulement au coucher du soleil, pour vê pres. Les places les plus lumineuses é taient ré servé es aux antiquarii, les enlumineurs les plus experts, au rubricaires et aux copistes. Chaque table avec tout ce qui pouvait servir à enluminer et à copier: cornes à encre, plus fine que certains moines affilaient à l’aide d’une lamelle de canif, pierre ponce pour rendre lisse le parchemin, rè gles pour tracer les lignes ou coucher l’é criture. À cô té de chaque scribe, ou au sommet du plan incliné de chaque table, se trouvait un lutrin, où é tait posé le manuscrit à copier, la page recouverte de caches qui encadraient la ligne qu’on é tait en train de transcrire. Et certains avaient des encres d’or et d’autres couleurs. D’autres au contraire ne faisaient que lire les livres, et transcrivaient des notes sur leurs tablettes ou carnets personnels. Je n’ai d’ailleurs pas le temps d’observer leur travail, car le bibliothé caire vint à notre rencontre, que nous savions ê tre Malachie de Hildesheim. Son visage cherchait à prendre une expression de bienvenue, mais je ne puis m’empê cher de fré mir face à une aussi singuliè re physionomie. Sa silhouette é tait é lancé e et, bien qu’extrê mement maigres, ses membres é taient forts et disgracieux. Comme il avanç ait à grande foulé e, enveloppé de la robe noire de l’ordre, il y avait quelque chose d’inquié tant dans son aspect. Le capuchon encore abattu, puisqu’il venait de l’exté rieur, jetait une ombre sur la pâ leur de sa face et donnait un je ne sais quoi de douloureux à ses grands yeux mé lancoliques. Il y avait dans sa physionomie comme les traces de nombreuses passions que la volonté avait discipliné es, mais qui paraissait avoir fixé ses liné aments qu’elles avaient cessé d’animer. Tristesse et sé vé rité pré dominaient dans les traits de son visage et ses yeux é taient si intenses qu’à un seul regard ils pouvaient pé né trer le coeur de celui qui parlait, et lire ses pensé es secrè tes, si bien qu’on pouvait difficilement supporter leur investigation et qu’on é tait tenté de ne pas les rencontrer une seconde fois. Le bibliothé caire nous pré senta à de nombreux moines qui é taient au travail à ce moment-là. De chacun d’eux Malachie nous dit aussi la tâ che qu’il accomplissait, et j’admirais la profonde dé votion au savoir et l’é tude de la parole divine. Je fis ainsi connaissance avec Venantius de Salvemec, traducteur du grec et de l’arabe, fervent de cet Aristote qui certainement fut le plus sage des hommes. Bence d’Uppsala, un jeune moine scandinave qui s’occupait de rhé torique. Bé renger d’Arundel, l’aide du bibliothé caire. Aymaro d’Alexandrie, recopiant des ouvrages qui ne seraient prê té s que pour quelques mois à la bibliothè que, et puis un groupe d’enlumineurs de diffé rents pays, Patrice de Clonmacnois, Raban de Tolè de, Magnus de Iona, Walde de Hereford. L’é numé ration pourrait continuer et il n’est rien de plus merveilleux que l’é numé ration, instrument d’admirables hypotyposes. Mais je dois en venir au sujet de nos discussions, d’où surgirent maintes indications utiles pour comprendre la subtile inquié tude qui flottait parmi les moines, et un je ne sais quoi d’inexprimé qui pesait sur tous leurs propos. Mon maî tre entreprit Malachie en commenç ant par louer la beauté et l’activité du scriptorium et par s’enqué rir de la marche du travail qui s’accomplissait en ce lieu, car, dit-il avec grande habileté, il avait partout entendu parler de cette bibliothè que et il aurait voulu en examiner de nombreux livres. Malachie lui expliqua ce que l’Abbé lui avait dé jà dit, que le moine demandait au bibliothé caire l’ouvrage à consulter, et celui-ci irait le chercher dans la bibliothè que supé rieure, si la demande avait é té juste pieuse. Guillaume demanda comment il pouvait connaî tre le nom des livres abrité s dans les armaria du haut, et Malachie lui indiqua, fixé par une chaî ne d’or à sa table, un volumineux codex inté gralement couvert de listes. Guillaume enfila les mains dans sa coule, qui s’ouvrait sur sa poitrine pour former une poche, et en retira un objet que je lui avais dé jà vu dans les mains, et sur son visage, au cours du voyage. C’é tait une fourche construite de maniè re à pouvoir tenir sur le nez d’un homme (et mieux encore sur le sien, si proé minent et aquilin) comme un cavalier se tient sur la croupe de son cheval ou comme un oiseau sur un juchoir. Et de chaque cô té de la fourche, de faç on à correspondre aux yeux, s’arrondissaient deux cercles ovales de mé tal, qui a enserraient deux amandes de verre é paisses comme des fonds de chope. Guillaume lisait de pré fé rence avec cela sur les yeux, et disait-y voir mieux que nature ne l’avait doué, ou que son â ge avancé, surtout au dé clin du jour, ne le lui permettait. Ces verres ne lui servaient pas à voir de loin, car son regard é tait des plus aigus, mais à voir de prè s. Grâ ce à eux, il pouvait lire des manuscrits aux lettres minuscules que je peinais presque à dé chiffrer moi-mê me. Il m’avait expliqué que, lorsque l’homme é tait arrivé au-delà de la moitié de la vie, mê me si sa vue avait toujours é té excellente, son oeil durcissait et renâ clait à adapter la pupille, à telle enseigne que de nombreux savants é taient comme mort à la lecture et à l’é criture aprè s leur cinquantiè me printemps. Grave malheur pour des hommes qui auraient pu donner le meilleur de leur intelligence pendant nombre d’anné es encore. Raisons pour quoi il fallait louer le Seigneur que quelqu’un eû t dé couvert et fabriqué cet instrument. Et il me disait cela pour soutenir les idé es de son Roger Bacon affirmant que le but du savoir et est aussi de prolonger la vie humaine. Des autres moines regardè rent Guillaume avec beaucoup de curiosité, mais ne risquè rent aucune question. Et de mon cô té, je m’aperç us que, fû t-ce dans un lieu aussi jalousement et orgueilleusement consacré à la lecture et é criture, c’est admirable instrument n’avait pas encore pé né tré. Et je me sentis fier d’accompagner un homme qui avait en sa possession quelque chose digne d’é tonner d’autres hommes fameux dans le monde pour leur sagesse. Avec ces objets sur les yeux, Guillaume se pencha sur les listes dressé es dans le codex. Je regardai moi aussi, et nous dé couvrî mes des titres de livres dont nous n’avions jamais entendu parler, et d’autres, trè s cé lè bres, que la bibliothè que possé dait. « De Pentagono Salomonis, Ars loquendi et intelligendi se in lingua hebraica. De rebus metallicis de Roger de Hereford, Algebra de Al Kouwarizmi, version latine de Robert Angelico, les Puniques de Silius Italicus, les Gesta francorum, De laubidus santae crucis de Raban Maur, et Flavii Giordani de aetate mundi et hominis reservatis singulis per singulos libros ab A usque ad Z{65}, lut mon maî tre. Ouvrages splendides. Mais selon quel ordre sont-ils enregistré s? » Il cita un texte que je ne connaissais pas, mais qui é tait sû rement familier à Malachie: « Habeat Librarius et registrum omnium librorum ordinatum secudum facultates et auctores, reponeatque eos separatim et ordinate cum signaturis per scripturam applicatis. {66} Comment faites-vous pour connaî tre la place de chaque livre? » Malachie lui montra des annotations qui accompagnaient chaque titre. Je lus: iii, IV gradus, V in prima graecorum; ii, V gradus, VII in tertia anglorum, et ainsi de suite. Je compris que le premier chiffre indiquait la position du livre sur l’é tagè re ou gradus, signalé s par le second chiffre, l’armoire é tant signalé e par le troisiè me chiffre, et je compris aussi que les autres expressions dé signaient une salle ou en couloir de la bibliothè que, et j’osai demander de plus amples renseignements sur ces derniè res distinctiones. Malachie me regarda avec sé vé rité : « vous ne savez sans doute pas, ou vous avez oublié, que l’accè s à la bibliothè que n’est consenti qu’au seul bibliothé caire. Et donc il est juste et suffisant que seul le bibliothé caire sache dé chiffrer ces choses-là. — Mais dans quel ordre sont reporté s les livres dans cette liste? Demanda Guillaume. Pas par sujet, me semble-t-il. » Il ne fit pas allusion à une classification par auteurs qui suivit l’ordre mê me des lettres de l’alphabet, car c’est un procé dé astucieux que j’ai mis en oeuvre ces derniè res anné es seulement, et qu’on n’utilisait guè re autrefois. « La bibliothè que plonge ses racines dans la profondeur des temps, dit Malachie, et les livres sont enregistré s selon l’ordre des acquisitions, des donations, de leur entré e dans nos murs. — Malaisé s à trouver, observa Guillaume. — Il suffit que le bibliothé caire les ait tous pré sents en sa mé moire et sache pour chaque livre l’é poque où il arriva. Quant aux autres moines, ils peuvent se fier à sa mé moire. » On eû t dit qu’il parlait d’un autre, qu’il ne s’agissait pas de lui-mê me; et je compris qu’il parlait de la fonction qu’en ce moment il remplissait indignement, mais qui avait é té remplie par cent autres, dé sormais disparus, lesquels s’é taient transmis de l’un à l’autre leur savoir. « J’ai compris, dit Guillaume. Si donc je cherchais quelque chose, sans savoir quoi pré cisé ment, sur le pentagone de Salomon, vous sauriez m’indiquer qu’existe le livre dont je viens tout juste de lire le titre, et vous pourriez en dé terminer la position à l’é tage supé rieur. — Si vous deviez vraiment apprendre quelque chose sur le pentagone de Salomon, dit Malachie. Mais un tel livre, si j’avais à vous donner, je pré fé rerais d’abord demander conseil à l’Abbé. — J’ai su qu’un de vos plus habiles enlumineurs, dit alors Guillaume, a disparu ré cemment. L’Abbé m’a beaucoup parlé de son art. Pourrais-je voir les manuscrits qu’il enluminait? — Adelme d’Otrante, dit Malachie en regardant Guillaume avec mé fiance, ne travaillait, à cause de son jeune â ge, que sur les marginalia. Il avait une imagination fort vive et à partir de choses connues, il savait composer des choses inconnues et surprenantes, comme qui unirait un corps humain à une encolure de cheval. Mais voilà ses livres, là -bas. Personne n’a encore touché à sa table. » Nous nous approchâ mes de ce qui avait é té la place de travail d’Adelme, où se trouvaient encore les feuillets d’un psautier richement enluminé s. C’é taient des folia de vellum{67} trè s fin – roi d’entre les parchemins – et le dernier é tait encore fixé à la table. À peine frotté avec de la pierre ponce et adouci à la craie, il avait é té lissé avec la plana et, à partir des trous minuscules produits sur le cô té à l’aide d’un stylet trè s mince, avaient é té tracé es toutes les lignes qui devaient guider la main de l’artiste. La premiè re moitié avait é té dé jà recouverte d’é criture et le moine avait commencé d’y esquisser les figures sur les marges. Par contre les autres feuillets é taient dé jà terminé s, et en les regardant ni Guillaume ni moi ne parvî nmes à retenir un cri d’admiration. Il s’agissait d’un psautier sur les marges duquel se dessinait un monde de renversé par rapport à celui que nos sens perç oivent d’habitude. Comme si au seuil d’un discours qui par dé finition est le discours de la vé rité, se dé veloppait en un lien profond avec celui-ci, à travers la merveilleuse allusion in aenigmate{68}, un discours mensonger sur un univers placé la tê te en bas, où les chiens fuient devant le liè vre et les cerfs chassent le lion. Petites tê tes en forme de patte d’oiseaux, animaux avec des mains humaines sur leur derriè re, tê tes chevelues d’où pointaient des pieds, dragons zé bré s, quadrupè des dont le cou serpentin s’entrelaç ait en mille noeuds inextricables, singes aux cornes cervines, sirè nes en forme de volatiles avec des ailes membraneuses sur l’é chine, hommes sans bras avec d’autres corps humains qui leur poussaient sur le dos en guise de bosse, et figures avec une bouche denté e sur le ventre, humains à la tê te é quine et é quins aux jambes humaines, poissons avec des ailes d’oiseaux et oiseaux à queue de poissons, monstres à corps uniques et double tê te ou tê te unique et corps double, vaches à queue de coq aux ailes de papillon, femme à la tê te é cailleuse comme le dos d’un poisson, chimè res bicé phales entrecroisé es avec des libellules au museau de lé zard, centaures, dragons, é lé phants, manticores, sciapodes{69} allongé s sur les branches d’un arbre, griffons qui donnaient naissance au bout de leur queue à un archer sur le pied de guerre, cré atures diaboliques au cou sans fin, thé ories d’animaux anthropomorphes et de nains zoomorphes se combinaient, parfois sur la mê me page, en scè ne de vie champê tre où vous auriez pu voir repré senté e, avec une vivacité si impressionnante qu’on eû t dit des figures vivantes, toute la vie des champs, laboureurs, cueilleurs de fruits, moissonneurs, fileuses, semeurs à cô té de renards et de fouines armé s d’arbalè tes qui escaladaient une ville garnie de tours et dé fendue par des singes. Ici une lettre initiale se ployait en forme de L et dans sa partie infé rieure engendrait un dragon, là un grand V qui donnait é lan au mot « verba », produisait comme une vrille naturelle de son tronc un serpent aux mille volutes, à son tour engendrant d’autres serpents de pampres et de corymbes. Prè s du psautier se trouvait, d’é vidence achevé depuis peu, un livre d’heures exquis, aux dimensions incroyablement petites, si petites que vous auriez pu le tenir dans le creux de la main. Minuscule é tait l’é criture, et les enluminures marginales à peine visibles à premiè re vue requerraient de l’oeil un examen de tout prè s pour apparaî tre dans leur entiè re beauté (et vous vous seriez demandé à l’aide de quel instrument surhumain l’enlumineur les avait tracé es pour obtenir des effets d’une pareille vivacité en un espace aussi ré duit). De fond en comble les marges du livre é taient envahies par de minuscules figures qui s’engendraient, comme par naturelle expansion, à partir des volutes terminales des lettres splendidement tracé es: sirè nes marines, cerfs en fuite, chimè res, torses humains sans bras qui se dé gageaient comme des lombrics du corps mê me des versets. À un certain endroit, comme pour continuer les trois « Sanctus, Sanctus, Sanctus » ré pé té s sur trois lignes diffé rentes, vous auriez pu voir trois figures bestiales aux tê tes humaines, donc deux s’inclinaient l’une vers le bas et l’autre vers le haut pour s’unir un baiser que vous n’auriez pas hé sité à dé finir impudique si vous n’aviez é té persuadé s que, ne fû t-elle point é vidente, une profonde signification spirituelle devait certainement justifier une telle repré sentation à cet endroit pré cis. Pour moi, je suivais ces pages partagé es entre l’admiration et le rire, parce que les figures portaient né cessairement à l’hilarité, bien qu’elles commentassent des pages saintes. Frè re Guillaume les examinait en souriant, et il observa: «Babewyn, ainsi les appelle-t-on dans mes î les. — Babouins, comme on les appelle dans les Gaules, dit Malachie. Et de fait Adelme a appris son art dans votre pays, bien qu’ensuite il ait aussi é tudié en France. Babouins, autrement dit singe de l’Afrique. Figures d’un monde renversé, où les maisons surgissent à la pointe d’une aiguille et la terre se trouve au-dessus du ciel. » Je me rappelai quelque vers que j’avais entendus dans le parler vernaculaire de mes terres et je ne puis m’empê cher de les prononcer: Aller Wunder si geswingenDes herbe himel hâ t ü berstigen, Daz sult ir vü ein Wunder wingen. Et Malachie poursuivit, citant le mê me texte: Erd ob un himel unterDas sult ir hâ n besunde Vü r aller Wunder ein Wunder. « Compliments, Adso, continua le bibliothé caire, effectivement ces images nous parlent de cette ré gion où l’on arrive en chevauchant une oie bleue, où l’on trouve des é perviers qui pê chent des poissons dans un ruisseau, des ours qui pourchassent des faucons dans le ciel, des é crevisses qui volent avec les colombes et trois gé ants pris au piè ge et mordus par un coq. » Un pâ le sourire é claira ses lè vres. Alors les moines, qui avaient suivi la conversation avec une certaine timidité, se mirent à rire de bon coeur, comme s’ils avaient attendu le consentement du bibliothé caire. Lequel se rembrunit, tandis que les autres continuaient de rire, louant l’habileté du pauvre Adelme et se montrant l’un à l’autre les figures les plus invraisemblables. Et ce fut au moment où tous riaient encore, que nous entendî mes derriè re nous une voix, solennelle et sé vè re. « Verba vana aut risui apta non loqui{70}. » Nous nous retournâ mes. Celui qui avait parlé é tait un moine courbé sous le poids des ans, blanc comme
|
|||
|