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LE NOM DE LA ROSE 7 страницаbeaucoup. Il interrompit, et dit d’un ton plein d’amertume: « Peu importe. Si tu avais cette impression, tu as bien fait de t’arrê ter. Il faut combattre les tentations. Pourtant ton appui ne manqua, et nous aurions pu mettre en dé route cette troupe de malheur. En revanche, tu sais ce qui arriva, je fus moi-mê me accusé d’ê tre trop accommodant avec eux, et je fus soupç onné d’hé ré sie. Tu as é té trop faible toi aussi, dans le combat contre le mal. Le mal, Guillaume: n’aura-t-elle jamais que cesse cette condamnation, cette ombre, cette boue qui nous empê che de toucher à la source? » Il s’approcha davantage encore de Guillaume, comme s’il craignait que quelqu’un ne l’entendî t: « Mê me ici, mê me entre ces murs consacré s à la priè re, le sais-tu? — Je le sais, l’abbé m’a parlé, il m’a mê me demandé de l’aider à faire toute la lumiè re vous. — Et alors, espionne, fouille, observe avec un oeil de lynx dans deux directions, la luxure et l’orgueil... — La luxure? — Oui, la luxure. Il y avait quelque chose de... De fé minin, et donc de diabolique dans ce jeune homme qui est mort. Il avait des yeux de fille qui cherche le commerce avec un incube. Mais je t’ai dit l’orgueil aussi, l’orgueil de l’esprit, dans ce monastè re consacré à l’orgueil de la parole, à l’illusion de la science... — Si tu sais quelque chose, aide-moi. — Je ne sais rien. Il n’y a rien que moi je sache. Mais certaines choses se sentent avec le coeur. Laisse parler ton coeur, interroge les visages, n’é coute pas les langues... Mais allons, pourquoi devons-nous parler de ses tristesses et effrayer notre jeune ami? » Il me regarde d’un de ses yeux bleus, en effleurant ma joue de ses doigts longs et blancs, et il s’en fallut de peu que d’instinct je n’eusse un mouvement de recul; je me retins et fis bien, car je l’aurais offensé, et son intention é tait pure. « Parle-moi plutô t de toi, dit-il en se tournant de nouveau, Guillaume. Qu’as-tu fait depuis lors? Voilà dé jà passé s... — Dix-huit ans. Je suis revenu dans mes terres. J’ai encore é tudié à Oxford. J’ai é tudié la nature. — La nature est bonne parce qu’elle est fille de Dieu, dit Ubertin. — Et Dieu doit ê tre bon, s’il a engendré la nature, sourit Guillaume. J’ai é tudié, j’ai rencontré des amis d’une grande sagesse. Puis j’ai connu Marsile, ses idé es sur l’empire, sur le peuple, sur une nouvelle loi pour le rè gne de la Terre m’ont attiré, et j’ai fini ainsi dans ce groupe de nos frè res qui conseillent l’empereur. Mais ces choses, tu les sais, je t’avais é crit. J’ai exulté quand à Bobbio on m’a dit que tu é tais ici. Nous te croyions perdu. Mais maintenant que tu es avec nous, qui pourra nous ê tre grandement utile dans quelques jours, quand arrivera Michel. La discussion sera rude. — Je n’aurai guè re plus à dire que ce que j’ai dé jà dit il y a cinq ans en Avignon. Qui viendra avec Michel? — Certains qui furent au chapitre de Pé rouse, Arnaud d’Aquitaine, Hugues de Newcastel... — Qui? Demanda Ubertin. — Hugues de Novocastrum, excuse-moi, j’utilise ma langue mê me quand je parle en bon latin. Et puis Guillaume Alnwick. Et du cô té des franciscains avignonnais, nous pourrons compter sur Jé rô me, l’idiot de Caffa, et peut-ê tre viendront Bé renger Talloni et Bonagrazia de Bergame. — Espé rons en Dieu, dit Ubertin. Ces derniers ne voudront pas se mettre trop à dos le pape. Et qui y aurat- il pour soutenir les positions de la Curie, je veux dire parmi les durs de coeur? — D’aprè s les lettres qui ne me sont parvenues, il y aura, j’imagine, Laurent Decoalcone... — Un homme rusé. — Jean d’Anneaux... — Celui-ci est subtil en thé ologie, garde-t’en. — Nous nous en garderons. Et enfin Jean de Beaune. — Il aura affaire à Bé renger Talloni. — Oui, je crois vraiment que nous nous amuserons beaucoup », dit mon maî tre d’excellente humeur. Ubertin le regarda avec un sourire incertain. « Je ne comprends jamais quand vous, Anglais, vous parlez sé rieusement. Il n’y a rien d’amusant dans une question aussi grave. Il en va de la survivance de l’ordre, qui est le tien et qui, au profond de mon coeur, et encore le mien. Mais moi j’adjugerai Michel de ne pas aller en Avignon. Jean le veux, le cherche, l’invite avait trop d’insistance. Mé fiez-vous de ce vieux Franç ais. Oh! Seigneur, est dans quelle main est tombé ton l’é glise! » Il tourne la tê te vers l’autel. « Transformé e en prostitué e, amollie dans le luxe, elle se vautre dans la luxure comme une couleuvre en chaleur! De la pureté nue de l’é table de Bethlé em, bois comme fut bois le lignum vitae{57} de la croix, aux bacchanales d’or et de pierres, regarde, mê me ici, tu as vu le portail, en é chappe pas à l’orgueil des images! Ils sont enfin proches du jour de l’Anté christ, et moi j’ai peur, Guillaume! » Il regarda tout autour de lui, fixant ses yeux é carquillé s sur les nefs sombres, comme si l’Anté christ devait apparaî tre d’un moment à l’autre, et moins en vé rité je m’attendais à l’apercevoir. « Ses lieutenants sont dé jà ici, envoyé s comme le Christ envoya les apô tres de par le monde! Ils foulent au pied de la Cité de Dieu, sé duisent par la ruse, l’hypocrisie et la violence. C’est alors que viendra le moment où Dieu devra envoyer ses serviteurs, Elie et Enoch, qu’il a gardé encore en vie dans le paradis terrestre pour qu’un jour ils confondent l’Anté christ, et ils viendront prophé tiser, vê tus de toile, et ils prê cheront la pé nitence par l’exemple et par la parole... — Ils sont dé jà arrivé s, Ubertin, dit Guillaume, en montrant sa coule de franciscain. — Mais ils n’ont pas encore vaincu, c’est le moment où l’Anté christ, plein de fureur, ordonna de tuer Enoch et Elie et leurs corps pour que chacun puisse voir et tremble de vouloir imiter. Comme ils voulaient me tuer moi... » Alors, en cet instant, terrifié, je pensais qu’Ubertin é tait en proie à une sorte de divine manie, et j’é tais plein d’appré hension pour sa raison. Maintenant, avec le recul du temps, sachant ce que je sais, c’est-à -dire qu’il fut, quelques anné es plus tard, mysté rieusement tué dans une ville allemande, et ont su jamais par qui, je suis encore plus terrifié, car, d’é vidence, en cette lointaine de soiré e Ubertin prophé tisait. « Tu le sais, l’abbé Joachim avait dit la vé rité. Nous sommes arrivé s au sixiè me soir de l’histoire humaine, où apparaî tront deux Anté christs, Anté christ mystique et Anté christ proprement dit, ce qui arrive à pré sent dans la sixiè me é poque, aprè s qu’est apparu Franç ois pour configurer dans sa chair mê me les cinq plaies de Jé sus crucifié. Boniface fut l’Anté christ mystique, et l’abdication de Cé lestin ne fut pas valable, Boniface fut la bê te qui vient de la mer et dont les sept tê tes repré sentent les offenses aux pé ché s capitaux et les dix cornes les offenses aux commandements, et les cardinaux qui l’entouraient é taient les locustes, dont le corps est Appolyon! Mais le nombre de la bê te, si tu dis son nom en lettres grecques, est Benedicti! » Il me fixa pour voir si j’avais compris et leva un doigt en m’avertissant. « Benoî t XI fut l’Anté christ proprement dit, la bê te qui monte de la Terre! Dieu a permis qu’un tel monstre de vice et d’iniquité gouvernâ t son É glise pour que les vertus de son successeur resplendissent de gloire! — Mais pè re, objectai-je avec un filet de voix, en prenant mon courage à deux mains, son successeur est Jean! » Ubertin se posa une main sur le front comme pour effacer un rê ve agaç ant. Il respirait avec peine, il é tait las. « Hé oui! Les calculs é taient faux, nous sommes encore dans l’attente du pape angé lique... Cependant sont apparus Franç ois et Dominique. » Il leva les yeux au ciel et dit comme une priè re (mais je fus sû r qu’il ré citait une page de son grand livre sur un arbre de la vie): « Quorum primus seraphico calculo purgatus et ardore celico inflammatus totum incendere videbatur. Secundus vero verbo predicationis fecundus super mundi tenebras clarius radiavit{58}... Oui, si ce sont là les promesses, le pape angé lique devra encore venir. — Et ainsi soit-il, Ubertin, dit Guillaume. En attendant moi je suis ici pour empê cher que soit chassé de l’empereur humain. Ton pape angé lique, fra Dolcino en parlait lui aussi... — Ne prononce plus le nom de ce serpent! hurla Ubertin, et pour la premiè re fois je le vis se transformer, d’affligé qu’il é tait, en ê tre courroucé. Il a souligné la parole de Joachim de Calabre est en fait levain de mort et d’ordure! Messager de l’Anté christ, s’il en fut. Mais toi, Guillaume, tu parles ainsi, car en vé rité ne croit pas en l’avè nement de l’Anté christ et tes maî tres d’Oxford t’ont appris à idolâ trer la raison en tarissant les sources prophé tiques de ton coeur! — Erreur, Ubertin, ré pondit avec grand sé rieux Guillaume. Tu sais que d’entre mes maî tres, je vé nè re plus que tout autre Roger bacon... — Qui extravaguait avec ses machines volantes, railla amè rement Ubertin. — Qui a parlé clairement, avec transparence, de l’Anté christ, en a avisé les signes dans la corruption du monde et dans l’affaiblissement de la sapience. Mais il a enseigné qu’il n’est qu’une seule faç on pour nous pré parer sa venue: é tudier les secrets de la nature, se servir du savoir pour amé liorer le genre humain. Tu peux te pré parer à combattre l’Anté christ en é tudiant la vertu curative des herbes, la nature des pierres, et jusqu’en projetant les machines volantes dont tu te ris. — L’Anté christ de ton Bacon é tait pré texte pour cultiver l’orgueil de raison. — Saint pré texte. — Rien de ce qui est pré textueux n’est saint. Guillaume, tu sais que je t’aime. Je sais que je compte beaucoup sur toi. Châ tie ton intelligence, apprends à pleurer sur les plaies du seigneur, jette tes livres. — Je ne conserverai que le tien », sourit Guillaume. Ubertin sourit lui aussi et le menaç a du doigt: « Sot d’Anglais. Il ne rit pas trop de tes semblables. Mieux: ceux que tu ne peux pas aimer, crains-les. Garde-toi de l’abbaye. Cet endroit ne me plaî t guè re. — Justement, je veux davantage le connaî tre, dit Guillaume en prenant congé. Allons, Adso. — Moi, je te dis qu’il n’est pas bon, et toi tu dis que tu veux le connaî tre. Ah! Dit Ubertin en secouant la tê te. — À propos, dit encore Guillaume arrivé au milieu de la nef, quel est ce moine qui a l’air d’un animal et parle la langue de Babel? — Salvatore? » Ubertin se retourna, qui s’é tait dé jà agenouillé e. « Je crois avoir fait don moi-mê me à cette abbaye... Avec le cellé rier. Quand j’ai quitté le froc franciscain, je suis revenu pendant un certain temps dans mon vieux couvent à Casale, et là je trouvai d’autres frè res aux abois, parce que la communauté les accusait d’ê tre des spirituels de ma secte... C’est leur expression. Je me prodiguai en leur faveur, obtenant qu’ils pussent suivre mon exemple. Et deux d’entre eux, Salvatore et Ré migio, je les ai justement trouvé s ici, à mon arrivé e l’anné e derniè re. Salvatore... Il a vraiment l’air d’une bê te. Mais il est serviable. » Guillaume hé sita un instant. « Je l’ai entendu dire pé nitenziagité. » Ubertin se tue. Il agit à une main comme pour chasser une pensé e importune. « Non, je ne crois pas. Tu sais bien comment sont ses frè res lais. Gens de la campagne, qui ont sans doute entendu quelques pré dicateurs errants, ils ne savent pas ce qu’ils disent. J’aurais bien d’autres choses à reprocher à Salvatore, c’est une bê te gloutonne et luxurieuse. Mais rien, contre l’orthodoxie. Non, l’abbaye est atteinte de notre mal, cherche-le chez qui sait trop, pas chez qui ne s’est rien. Ne bâ tis pas un châ teau de soupç ons sur un mot. — Je ne le ferai jamais, ré pondit Guillaume. J’ai cessé d’ê tre inquisiteur justement pour ne pas faire de ces constructions. Cependant, il me plaî t de me mettre à l’é coute des mots aussi, et puis d’y penser. — Tu penses trop. Jeune homme, dit-il en s’adressant à moi, ne puise pas trop de mauvais exemple chez ton maî tre. L’unique chose à quoi on doit penser, et je m’en rends compte sur la fin de ma vie, c’est à la mort. Mors est quies viatoris –finis est omnis laboris{59}. Laissez-moi prier. »
Premier jour VERS NONE Où Guillaume à un dialogue fort docte avec Sé verin l’herboriste. Nous reparcourû mes la nef centrale et sortî mes par le portail où nous é tions entré s. J’avais encore les paroles d’Ubertin, toutes ces paroles, qui bourdonnaient dans ma tê te. « C’est un homme... bizarre, osai-je dire à Guillaume. — C’est, où il a é té, sous de nombreux aspects, un grand homme. Mais pré cisé ment pour cela, il est bizarre. Ce sont les hommes petits qui paraissent normaux. Ubertin aurait pu devenir un des hé ré tiques qui contribué à faire brû ler, où un cardinal de la Sainte É glise romaine. Il a frô lé l’une ou l’autre perversion. Quand je parle avec Ubertin, j’ai l’impression que l’enfer c’est le paradis regardé de l’autre cô té. » Je ne compris pas ce qu’il voulait dire: « De quel cô té ? Demandai-je. — Hé oui, admit Guillaume, il s’agit de savoir s’il y a des parties ou s’il y a un tout. Mais ne m’é coute pas. Et ne regarde plus le portail, dit-il en me donnant une lé gè re tape sur la nuque alors que je me retournais, aimanté par les sculptures que j’avais vues à l’entré e. Pour aujourd’hui tu as é té assez effrayé. Par tout le monde. » Tandis que je me retournais vers la sortie, je vis devant moi un autre moine. Il pouvait avoir le mê me â ge que Guillaume. Il nous sourit et nous salua avec urbanité. Il dit qu’il se nommait Sé verin de Sant’Emmerano, et qu’il é tait le pè re herboriste, qu’il avait la charge des bains, de l’hô pital, et des potagers, et qui se mettait à notre service si nous voulions nous mieux orienter dans l’enceinte de l’abbaye. Guillaume le remercia est dit qu’il avait dé jà noté, en entrant, le splendide potager qui lui semblait contenir non seulement des herbes comestibles, mais aussi des plantes mé dicinales, pour autant qu’on pouvait en juger à travers la neige. « Un é té ou au printemps, avec la varié té de ses herbes, chacune orné e de ces fleurs, ce jardin chante le mieux les louanges du Cré ateur, dit le Sé verin en guise d’excuse. Pourtant mê me en cette saison, l’oeil de l’herboriste voit à travers les branches sè ches les plantes qui pousseront et peut tout dire que ce jardin est plus riche que ne le fut jamais un herbier, et plus bigarré, pour superbes qu’en soient ses miniaturisations. Et puis en hiver aussi croissent les bonnes herbes, et j’en garde d’autres ré colté es et prê tes dans les vases que j’ai au laboratoire. Ainsi avec les racines de la petite oseille on soigne les catarrhes, et avec une dé coction de racines d’althé e ont fait des compresses pour les maladies de la peau, avec la bardane on cicatrise les eczé mas, en triturant et en broyant le rhizome de la bistorte on soigne les diarrhé es et certains maux chez les femmes, le poivre est un bon digestif, le pape d’â ne est parfait pour la toux, et nous avons de la bonne gentiane pour digé rer, et du, glycyrrhiza, et du geniè vre pour en faire de bonnes infusions le sureau dont l’é corce sert à une dé coction pour le foie, la saponaire dont il faut laisser macé rer les racines dans de l’eau froide, pour le catarrhe, et la valé riane dont vous n’ignorez pas les vertus. — Vous avez des herbes d’une grande diversité et propres à diffé rents climats. Comment cela se fait-il? — D’un cô té, je le dois à la misé ricorde du Seigneur, qui a situé notre plateau à cheval sur une chaî ne de montagnes qui voit la mer au sud, et en reç oit les vents chauds, et au nord la montagne la plus haute dont il reç oit les baumes sylvestres. Et d’un autre cô té je le dois à la pratique de l’art, que j’ai indignement acquise par la volonté de mes maî tres. Il est des plantes qui poussent en climat hostile, si tu soignes leur terrain environnant, et leur nourriture, et leur croissance. — Mais avez-vous aussi des plantes uniquement bonnes à manger? Demandai-je. — Mon jeune poulain affamé, il n’y a point de plantes bonnes à manger qui ne le soient aussi pour se soigner, si tu les prends dans une juste mesure. Seul l’excè s en fait des agents de maladie. Prends la courge. Elle est de nature froide et humide et apaise la soif, mais si tu la manges gâ té e elle provoque des diarrhé es et il faut resserrer tes viscè res avec un mé lange de saumure et de sé nevé. Et les oignons? Chauds et humides, pris en petite quantité, ils augmentent la puissance du coï t, naturellement pour ceux qui n’ont pas prononcé nos voeux; en grande quantité ils donnent des lourdeurs de tê te et il faut les contrecarrer avec du lait et du vinaigre. Excellente raison, ajoutait-il avec malice, pour qu’un jeune moine en mange toujours avec parcimonie. Mange de l’ail au contraire. Chaud et sec, il est bon contre les poisons. Mais n’exagè re pas, il fait expulser de trop d’humeurs du cerveau. Les haricots en revanche produisent de l’urine et engraissent, deux choses excellentes. Mais ils donnent de mauvais rê ves. Beaucoup moins cependant que certaines herbes, car il y en a aussi qui provoquent de mauvaises visions. — Lesquelles? Demandai-je. — Eh, eh, notre novice veut en savoir trop. Ce sont choses que seul l’herboriste doit savoir, sinon n’importe quel inconscient pourrait se promener en administrant des visions, autrement dit en mentant avec les herbes. — Mais il suffit d’un peu d’ortie, dit alors Guillaume, ou de roybra, ou d’olieribus, et on est proté gé contre les visions. J’espè re que vous avez ici ces bonnes herbes. » Sé verin regarda le mettre à la dé robé e: « tu t’inté resses à l’herboristerie? — Fort peu, dit modestement Guillaume. J’ai eu autrefois entre les mains le Theatrum Sanitatis{60} d’Ububkasym de Baldach... — Abul Asan al Muktar ibn Botlan{61}. — Ou Ellucasim Elimittar, comme tu veux. Je me demande si on pourra en trouver un exemplaire ici. — Et des plus beaux, avec moult images de pré cieuse facture. — Loué soit le ciel. Et le De virtutibus herbarum de Platearius{62}? — Celui-là aussi, et le De plantis d’Aristote traduit par Alfred de Sareshel. — J’ai entendu dire qu’il n’est pas vraiment d’Aristote, observa Guillaume, comme on dé couvrit que le De causis non plus n’é tait pas d’Aristote. — En tout cas, c’est un grand livre », observe Sé verin, et mon maî tre en convint avec beaucoup de ferveur sans demander si l’herboriste parlait du De plantis ou du De causis, deux ouvrages que je ne connaissais pas, mais dont je conclus, d’aprè s cette conversation, qu’ils é taient de toute premiè re grandeur l’un l’autre. « Je serais heureux, conclut Sé verin, d’avoir avec toi quelques honnê tes entretiens sur les herbes. — Moi encore plus que toi, dit Guillaume, mais ne violerons-nous pas la rè gle du silence, qui, me semble-t-il, est en vigueur dans votre ordre? — La rè gle, dit Sé verin, s’est adapté e au cours des siè cles aux exigences des diffé rentes communauté s. La rè gle pré voyait la lectio{63} divine, mais non l’é tude: et pourtant tu sais combien notre ordre à dé velopper la recherche sur les choses divines et sur les choses humaines. Par ailleurs, la rè gle pré voit le dortoir commun, mais il est juste parfois, comme chez nous, que les moines aient toute possibilité de ré flexion mê me pendant la nuit, aussi chacun d’eux a sa propre cellule. La rè gle est trè s sé vè re quant au silence, et chez nous aussi non seulement le moine qui fait des travaux manuels ne doit pas converser avec ses frè res, mais aussi celui qui é crit ou qui lit. Pourtant l’abbaye et au premier chef une communauté d’hommes d’é tude, et il est souvent utile que les moines é changent des tré sors de doctrine qu’ils accumulent. Toute conversation qui concerne nos recherches est jugé e lé gitime et profitable, pourvu qu’elle n’ait pas lieu au ré fectoire ou pendant les heures des offices sacré s. — As-tu eu l’occasion de t’entretenir souvent avec Adelme d’Otrante? » demanda brusquement Guillaume. Sé verin ne parut pas surpris: « je vois que l’Abbé t’a dé jà parlé, dit-il. Non. Avec lui je ne m’entretenais pas souvent. Il passait son temps à enluminer. Je l’ai entendu discuter parfois avec d’autres moines, Venantius de Salvemec, où Jorge de Burgos, sur la nature de son travail. Et puis moi je ne passe pas mes journé es dans le scriptorium, mais dans mon laboratoire », et il fit un signe en direction du bâ timent de l’hô pital. « Je comprends, dit Guillaume. Tu ne sais donc pas si Adelme a eu des visions. — Des visions? — Comme celles que procurent tes herbes, par exemple. » Sé verin se raidit: « j’ai dit que je garde avec grand soin les herbes dangereuses. — Ce n’est pas cela que je veux dire, se hâ ta de pré ciser Guillaume. Je parlais de visions en gé né ral. — Je ne comprends pas, insista Sé verin. — Je pensais qu’un moine qui hante la nuit l’É difice, où, au dire mê me de l’Abbé, peuvent arriver des choses... é pouvantables à qui y pé nè tre aux heures interdites, bien, je disais, je pensais qu’il pouvait avoir eu des visions diaboliques qui l’auraient poussé dans le pré cipice. — J’ai dit que je ne fré quente pas le scriptorium, sauf quand j’ai besoin de quelques livres, mais d’habitude j’ai mes herbiers que je conserve dans l’hô pital. Je te l’ai dit, Adelme é tait trè s familier de Jorge, de Venantius et... naturellement, de Bé renger. » Je saisis moi aussi cette lé gè re hé sitation dans la voix de Sé verin. Et elle n’é chappa pas à mon maî tre: « Bé renger? Et pourquoi « naturellement »? — Bé renger d’Arundel, l’aide-bibliothé caire. Ils avaient le mê me â ge, ils ont é té novices ensemble, il é tait normal qu’ils eussent matiè re à discuter. Voilà ce que je voulais dire. — Voilà donc ce que tu voulais dire », commenta Guillaume. Et je m’é tonnais qu’il n’insistâ t pas sur ce point. Il changea en effet aussitô t de discours. « Mais il est sans doute temps que nous entrions dans l’É difice. Tu fais le guide? — Avec plaisir », dit Sé verin un peu trop visiblement soulagé. Il nous fit longer le potager et nous amena devant la faç ade occidentale de l’É difice. « Du cô té du potager, il y a le portail qui donne accè s aux cuisines, dit-il, mais les cuisines occupent seulement la moitié occidentale du premier é tage, dans la seconde moitié il y a le ré fectoire. Et du cô té de la porte mé ridionale, à laquelle on accè de en passant derriè re le choeur de l’é glise, il y a deux autres portails qui mè nent et aux cuisines et au ré fectoire. Mais entrons donc pas ici, parce que des cuisines nous pourrons ensuite passer, sans ressortir, dans le ré fectoire. » Comme j’entrai dans les vastes cuisines, je m’aperç us que l’É difice engendrait de l’inté rieur, et sur toute sa hauteur, une cour octogonale; ainsi que je le compris par la suite, il s’agissait d’une sorte de grand puits, dé pourvu d’accè s, sur quoi s’ouvraient à chaque é tage d’amples verriè res, comme celles qui donnaient sur l’exté rieur. Les cuisines é taient un immense vestibule plein de fumé e, ou dé jà de nombreux servants se hâ taient de disposer les nourritures pour le souper. Sur une immense table, deux d’entre eux pré paraient un pâ té de verdure, orge, avoine et seigle, hachant menu raifort,
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