Хелпикс

Главная

Контакты

Случайная статья





LE NOM DE LA ROSE 7 страница



beaucoup. Il interrompit, et dit d’un ton plein

d’amertume: « Peu importe. Si tu avais cette impression,

tu as bien fait de t’arrê ter. Il faut combattre les

tentations. Pourtant ton appui ne manqua, et nous

aurions pu mettre en dé route cette troupe de malheur. En

revanche, tu sais ce qui arriva, je fus moi-mê me accusé

d’ê tre trop accommodant avec eux, et je fus soupç onné

d’hé ré sie. Tu as é té trop faible toi aussi, dans le combat

contre le mal. Le mal, Guillaume: n’aura-t-elle jamais que

cesse cette condamnation, cette ombre, cette boue qui

nous empê che de toucher à la source? » Il s’approcha

davantage encore de Guillaume, comme s’il craignait que

quelqu’un ne l’entendî t: « Mê me ici, mê me entre ces

murs consacré s à la priè re, le sais-tu?

— Je le sais, l’abbé m’a parlé, il m’a mê me demandé

de l’aider à faire toute la lumiè re vous.

— Et alors, espionne, fouille, observe avec un oeil de

lynx dans deux directions, la luxure et l’orgueil...

— La luxure?

— Oui, la luxure. Il y avait quelque chose de... De

fé minin, et donc de diabolique dans ce jeune homme qui

est mort. Il avait des yeux de fille qui cherche le

commerce avec un incube. Mais je t’ai dit l’orgueil aussi,

l’orgueil de l’esprit, dans ce monastè re consacré à l’orgueil

de la parole, à l’illusion de la science...

— Si tu sais quelque chose, aide-moi.

— Je ne sais rien. Il n’y a rien que moi je sache. Mais

certaines choses se sentent avec le coeur. Laisse parler ton

coeur, interroge les visages, n’é coute pas les langues...

Mais allons, pourquoi devons-nous parler de ses tristesses

et effrayer notre jeune ami? » Il me regarde d’un de ses

yeux bleus, en effleurant ma joue de ses doigts longs et

blancs, et il s’en fallut de peu que d’instinct je n’eusse un

mouvement de recul; je me retins et fis bien, car je

l’aurais offensé, et son intention é tait pure. « Parle-moi

plutô t de toi, dit-il en se tournant de nouveau, Guillaume.

Qu’as-tu fait depuis lors? Voilà dé jà passé s...

— Dix-huit ans. Je suis revenu dans mes terres. J’ai

encore é tudié à Oxford. J’ai é tudié la nature.

— La nature est bonne parce qu’elle est fille de Dieu,

dit Ubertin.

— Et Dieu doit ê tre bon, s’il a engendré la nature,

sourit Guillaume. J’ai é tudié, j’ai rencontré des amis d’une

grande sagesse. Puis j’ai connu Marsile, ses idé es sur

l’empire, sur le peuple, sur une nouvelle loi pour le rè gne

de la Terre m’ont attiré, et j’ai fini ainsi dans ce groupe de

nos frè res qui conseillent l’empereur. Mais ces choses, tu

les sais, je t’avais é crit. J’ai exulté quand à Bobbio on m’a

dit que tu é tais ici. Nous te croyions perdu. Mais

maintenant que tu es avec nous, qui pourra nous ê tre

grandement utile dans quelques jours, quand arrivera

Michel. La discussion sera rude.

— Je n’aurai guè re plus à dire que ce que j’ai dé jà dit

il y a cinq ans en Avignon. Qui viendra avec Michel?

— Certains qui furent au chapitre de Pé rouse,

Arnaud d’Aquitaine, Hugues de Newcastel...

— Qui? Demanda Ubertin.

— Hugues de Novocastrum, excuse-moi, j’utilise ma

langue mê me quand je parle en bon latin. Et puis

Guillaume Alnwick. Et du cô té des franciscains

avignonnais, nous pourrons compter sur Jé rô me, l’idiot de

Caffa, et peut-ê tre viendront Bé renger Talloni et

Bonagrazia de Bergame.

— Espé rons en Dieu, dit Ubertin. Ces derniers ne

voudront pas se mettre trop à dos le pape. Et qui y aurat-

il pour soutenir les positions de la Curie, je veux dire

parmi les durs de coeur?

— D’aprè s les lettres qui ne me sont parvenues, il y

aura, j’imagine, Laurent Decoalcone...

— Un homme rusé.

— Jean d’Anneaux...

— Celui-ci est subtil en thé ologie, garde-t’en.

— Nous nous en garderons. Et enfin Jean de Beaune.

— Il aura affaire à Bé renger Talloni.

— Oui, je crois vraiment que nous nous amuserons

beaucoup », dit mon maî tre d’excellente humeur. Ubertin

le regarda avec un sourire incertain.

« Je ne comprends jamais quand vous, Anglais, vous

parlez sé rieusement. Il n’y a rien d’amusant dans une

question aussi grave. Il en va de la survivance de l’ordre,

qui est le tien et qui, au profond de mon coeur, et encore le

mien. Mais moi j’adjugerai Michel de ne pas aller en

Avignon. Jean le veux, le cherche, l’invite avait trop

d’insistance. Mé fiez-vous de ce vieux Franç ais. Oh!

Seigneur, est dans quelle main est tombé ton l’é glise! » Il

tourne la tê te vers l’autel. « Transformé e en prostitué e,

amollie dans le luxe, elle se vautre dans la luxure comme

une couleuvre en chaleur! De la pureté nue de l’é table de

Bethlé em, bois comme fut bois le lignum vitae{57} de la

croix, aux bacchanales d’or et de pierres, regarde, mê me

ici, tu as vu le portail, en é chappe pas à l’orgueil des

images! Ils sont enfin proches du jour de l’Anté christ, et

moi j’ai peur, Guillaume! » Il regarda tout autour de lui,

fixant ses yeux é carquillé s sur les nefs sombres, comme si

l’Anté christ devait apparaî tre d’un moment à l’autre, et

moins en vé rité je m’attendais à l’apercevoir. « Ses

lieutenants sont dé jà ici, envoyé s comme le Christ envoya

les apô tres de par le monde! Ils foulent au pied de la Cité

de Dieu, sé duisent par la ruse, l’hypocrisie et la violence.

C’est alors que viendra le moment où Dieu devra envoyer

ses serviteurs, Elie et Enoch, qu’il a gardé encore en vie

dans le paradis terrestre pour qu’un jour ils confondent

l’Anté christ, et ils viendront prophé tiser, vê tus de toile, et

ils prê cheront la pé nitence par l’exemple et par la parole...

— Ils sont dé jà arrivé s, Ubertin, dit Guillaume, en

montrant sa coule de franciscain.

— Mais ils n’ont pas encore vaincu, c’est le moment

où l’Anté christ, plein de fureur, ordonna de tuer Enoch et

Elie et leurs corps pour que chacun puisse voir et tremble

de vouloir imiter. Comme ils voulaient me tuer moi... »

Alors, en cet instant, terrifié, je pensais qu’Ubertin

é tait en proie à une sorte de divine manie, et j’é tais plein

d’appré hension pour sa raison. Maintenant, avec le recul

du temps, sachant ce que je sais, c’est-à -dire qu’il fut,

quelques anné es plus tard, mysté rieusement tué dans

une ville allemande, et ont su jamais par qui, je suis

encore plus terrifié, car, d’é vidence, en cette lointaine de

soiré e Ubertin prophé tisait.

« Tu le sais, l’abbé Joachim avait dit la vé rité. Nous

sommes arrivé s au sixiè me soir de l’histoire humaine, où

apparaî tront deux Anté christs, Anté christ mystique et

Anté christ proprement dit, ce qui arrive à pré sent dans la

sixiè me é poque, aprè s qu’est apparu Franç ois pour

configurer dans sa chair mê me les cinq plaies de Jé sus

crucifié. Boniface fut l’Anté christ mystique, et l’abdication

de Cé lestin ne fut pas valable, Boniface fut la bê te qui

vient de la mer et dont les sept tê tes repré sentent les

offenses aux pé ché s capitaux et les dix cornes les offenses

aux commandements, et les cardinaux qui l’entouraient

é taient les locustes, dont le corps est Appolyon! Mais le

nombre de la bê te, si tu dis son nom en lettres grecques,

est Benedicti! » Il me fixa pour voir si j’avais compris et

leva un doigt en m’avertissant. « Benoî t XI fut

l’Anté christ proprement dit, la bê te qui monte de la

Terre! Dieu a permis qu’un tel monstre de vice et

d’iniquité gouvernâ t son É glise pour que les vertus de son

successeur resplendissent de gloire!

— Mais pè re, objectai-je avec un filet de voix, en

prenant mon courage à deux mains, son successeur est

Jean! »

Ubertin se posa une main sur le front comme pour

effacer un rê ve agaç ant. Il respirait avec peine, il é tait las.

« Hé oui! Les calculs é taient faux, nous sommes encore

dans l’attente du pape angé lique... Cependant sont

apparus Franç ois et Dominique. » Il leva les yeux au ciel

et dit comme une priè re (mais je fus sû r qu’il ré citait une

page de son grand livre sur un arbre de la vie): « Quorum

primus seraphico calculo purgatus et ardore celico

inflammatus totum incendere videbatur. Secundus vero

verbo predicationis fecundus super mundi tenebras

clarius radiavit{58}... Oui, si ce sont là les promesses, le

pape angé lique devra encore venir.

— Et ainsi soit-il, Ubertin, dit Guillaume. En

attendant moi je suis ici pour empê cher que soit chassé de

l’empereur humain. Ton pape angé lique, fra Dolcino en

parlait lui aussi...

— Ne prononce plus le nom de ce serpent! hurla

Ubertin, et pour la premiè re fois je le vis se transformer,

d’affligé qu’il é tait, en ê tre courroucé. Il a souligné la

parole de Joachim de Calabre est en fait levain de mort et

d’ordure! Messager de l’Anté christ, s’il en fut. Mais toi,

Guillaume, tu parles ainsi, car en vé rité ne croit pas en

l’avè nement de l’Anté christ et tes maî tres d’Oxford t’ont

appris à idolâ trer la raison en tarissant les sources

prophé tiques de ton coeur!

— Erreur, Ubertin, ré pondit avec grand sé rieux

Guillaume. Tu sais que d’entre mes maî tres, je vé nè re

plus que tout autre Roger bacon...

— Qui extravaguait avec ses machines volantes,

railla amè rement Ubertin.

— Qui a parlé clairement, avec transparence, de

l’Anté christ, en a avisé les signes dans la corruption du

monde et dans l’affaiblissement de la sapience. Mais il a

enseigné qu’il n’est qu’une seule faç on pour nous pré parer

sa venue: é tudier les secrets de la nature, se servir du

savoir pour amé liorer le genre humain. Tu peux te

pré parer à combattre l’Anté christ en é tudiant la vertu

curative des herbes, la nature des pierres, et jusqu’en

projetant les machines volantes dont tu te ris.

— L’Anté christ de ton Bacon é tait pré texte pour

cultiver l’orgueil de raison.

— Saint pré texte.

— Rien de ce qui est pré textueux n’est saint.

Guillaume, tu sais que je t’aime. Je sais que je compte

beaucoup sur toi. Châ tie ton intelligence, apprends à

pleurer sur les plaies du seigneur, jette tes livres.

— Je ne conserverai que le tien », sourit Guillaume.

Ubertin sourit lui aussi et le menaç a du doigt: « Sot

d’Anglais. Il ne rit pas trop de tes semblables. Mieux:

ceux que tu ne peux pas aimer, crains-les. Garde-toi de

l’abbaye. Cet endroit ne me plaî t guè re.

— Justement, je veux davantage le connaî tre, dit

Guillaume en prenant congé. Allons, Adso.

— Moi, je te dis qu’il n’est pas bon, et toi tu dis que

tu veux le connaî tre. Ah! Dit Ubertin en secouant la tê te.

— À propos, dit encore Guillaume arrivé au milieu de

la nef, quel est ce moine qui a l’air d’un animal et parle la

langue de Babel?

— Salvatore? » Ubertin se retourna, qui s’é tait dé jà

agenouillé e. « Je crois avoir fait don moi-mê me à cette

abbaye... Avec le cellé rier. Quand j’ai quitté le froc

franciscain, je suis revenu pendant un certain temps dans

mon vieux couvent à Casale, et là je trouvai d’autres

frè res aux abois, parce que la communauté les accusait

d’ê tre des spirituels de ma secte... C’est leur expression.

Je me prodiguai en leur faveur, obtenant qu’ils pussent

suivre mon exemple. Et deux d’entre eux, Salvatore et

Ré migio, je les ai justement trouvé s ici, à mon arrivé e

l’anné e derniè re. Salvatore... Il a vraiment l’air d’une

bê te. Mais il est serviable. »

Guillaume hé sita un instant. « Je l’ai entendu dire

pé nitenziagité. »

Ubertin se tue. Il agit à une main comme pour

chasser une pensé e importune. « Non, je ne crois pas. Tu

sais bien comment sont ses frè res lais. Gens de la

campagne, qui ont sans doute entendu quelques

pré dicateurs errants, ils ne savent pas ce qu’ils disent.

J’aurais bien d’autres choses à reprocher à Salvatore,

c’est une bê te gloutonne et luxurieuse. Mais rien, contre

l’orthodoxie. Non, l’abbaye est atteinte de notre mal,

cherche-le chez qui sait trop, pas chez qui ne s’est rien. Ne

bâ tis pas un châ teau de soupç ons sur un mot.

— Je ne le ferai jamais, ré pondit Guillaume. J’ai

cessé d’ê tre inquisiteur justement pour ne pas faire de ces

constructions. Cependant, il me plaî t de me mettre à

l’é coute des mots aussi, et puis d’y penser.

— Tu penses trop. Jeune homme, dit-il en

s’adressant à moi, ne puise pas trop de mauvais exemple

chez ton maî tre. L’unique chose à quoi on doit penser, et

je m’en rends compte sur la fin de ma vie, c’est à la mort.

Mors est quies viatoris –finis est omnis laboris{59}.

Laissez-moi prier. »

 

Premier jour

VERS NONE

Où Guillaume à un dialogue fort docte avec Sé verin

l’herboriste.

Nous reparcourû mes la nef centrale et sortî mes par le

portail où nous é tions entré s. J’avais encore les paroles

d’Ubertin, toutes ces paroles, qui bourdonnaient dans ma

tê te.

« C’est un homme... bizarre, osai-je dire à Guillaume.

— C’est, où il a é té, sous de nombreux aspects, un grand

homme. Mais pré cisé ment pour cela, il est bizarre. Ce

sont les hommes petits qui paraissent normaux. Ubertin

aurait pu devenir un des hé ré tiques qui contribué à faire

brû ler, où un cardinal de la Sainte É glise romaine. Il a

frô lé l’une ou l’autre perversion. Quand je parle avec

Ubertin, j’ai l’impression que l’enfer c’est le paradis

regardé de l’autre cô té. »

Je ne compris pas ce qu’il voulait dire: « De quel cô té ?

Demandai-je.

— Hé oui, admit Guillaume, il s’agit de savoir s’il y a des

parties ou s’il y a un tout. Mais ne m’é coute pas. Et ne

regarde plus le portail, dit-il en me donnant une lé gè re

tape sur la nuque alors que je me retournais, aimanté par

les sculptures que j’avais vues à l’entré e. Pour aujourd’hui

tu as é té assez effrayé. Par tout le monde. »

Tandis que je me retournais vers la sortie, je vis

devant moi un autre moine. Il pouvait avoir le mê me â ge

que Guillaume. Il nous sourit et nous salua avec urbanité.

Il dit qu’il se nommait Sé verin de Sant’Emmerano, et qu’il

é tait le pè re herboriste, qu’il avait la charge des bains, de

l’hô pital, et des potagers, et qui se mettait à notre service

si nous voulions nous mieux orienter dans l’enceinte de

l’abbaye.

Guillaume le remercia est dit qu’il avait dé jà noté, en

entrant, le splendide potager qui lui semblait contenir non

seulement des herbes comestibles, mais aussi des plantes

mé dicinales, pour autant qu’on pouvait en juger à travers

la neige.

« Un é té ou au printemps, avec la varié té de ses

herbes, chacune orné e de ces fleurs, ce jardin chante le

mieux les louanges du Cré ateur, dit le Sé verin en guise

d’excuse. Pourtant mê me en cette saison, l’oeil de

l’herboriste voit à travers les branches sè ches les plantes

qui pousseront et peut tout dire que ce jardin est plus

riche que ne le fut jamais un herbier, et plus bigarré, pour

superbes qu’en soient ses miniaturisations. Et puis en

hiver aussi croissent les bonnes herbes, et j’en garde

d’autres ré colté es et prê tes dans les vases que j’ai au

laboratoire. Ainsi avec les racines de la petite oseille on

soigne les catarrhes, et avec une dé coction de racines

d’althé e ont fait des compresses pour les maladies de la

peau, avec la bardane on cicatrise les eczé mas, en

triturant et en broyant le rhizome de la bistorte on soigne

les diarrhé es et certains maux chez les femmes, le poivre

est un bon digestif, le pape d’â ne est parfait pour la toux,

et nous avons de la bonne gentiane pour digé rer, et du,

glycyrrhiza, et du geniè vre pour en faire de bonnes

infusions le sureau dont l’é corce sert à une dé coction pour

le foie, la saponaire dont il faut laisser macé rer les racines

dans de l’eau froide, pour le catarrhe, et la valé riane dont

vous n’ignorez pas les vertus.

— Vous avez des herbes d’une grande diversité et

propres à diffé rents climats. Comment cela se fait-il?

— D’un cô té, je le dois à la misé ricorde du Seigneur,

qui a situé notre plateau à cheval sur une chaî ne de

montagnes qui voit la mer au sud, et en reç oit les vents

chauds, et au nord la montagne la plus haute dont il reç oit

les baumes sylvestres. Et d’un autre cô té je le dois à la

pratique de l’art, que j’ai indignement acquise par la

volonté de mes maî tres. Il est des plantes qui poussent en

climat hostile, si tu soignes leur terrain environnant, et

leur nourriture, et leur croissance.

— Mais avez-vous aussi des plantes uniquement

bonnes à manger? Demandai-je.

— Mon jeune poulain affamé, il n’y a point de plantes

bonnes à manger qui ne le soient aussi pour se soigner, si

tu les prends dans une juste mesure. Seul l’excè s en fait

des agents de maladie. Prends la courge. Elle est de

nature froide et humide et apaise la soif, mais si tu la

manges gâ té e elle provoque des diarrhé es et il faut

resserrer tes viscè res avec un mé lange de saumure et de

sé nevé. Et les oignons? Chauds et humides, pris en petite

quantité, ils augmentent la puissance du coï t,

naturellement pour ceux qui n’ont pas prononcé nos

voeux; en grande quantité ils donnent des lourdeurs de

tê te et il faut les contrecarrer avec du lait et du vinaigre.

Excellente raison, ajoutait-il avec malice, pour qu’un jeune

moine en mange toujours avec parcimonie. Mange de l’ail

au contraire. Chaud et sec, il est bon contre les poisons.

Mais n’exagè re pas, il fait expulser de trop d’humeurs du

cerveau. Les haricots en revanche produisent de l’urine et

engraissent, deux choses excellentes. Mais ils donnent de

mauvais rê ves. Beaucoup moins cependant que certaines

herbes, car il y en a aussi qui provoquent de mauvaises

visions.

— Lesquelles? Demandai-je.

— Eh, eh, notre novice veut en savoir trop. Ce sont

choses que seul l’herboriste doit savoir, sinon n’importe

quel inconscient pourrait se promener en administrant

des visions, autrement dit en mentant avec les herbes.

— Mais il suffit d’un peu d’ortie, dit alors Guillaume,

ou de roybra, ou d’olieribus, et on est proté gé contre les

visions. J’espè re que vous avez ici ces bonnes herbes. »

Sé verin regarda le mettre à la dé robé e: « tu

t’inté resses à l’herboristerie?

— Fort peu, dit modestement Guillaume. J’ai eu

autrefois entre les mains le Theatrum Sanitatis{60}

d’Ububkasym de Baldach...

— Abul Asan al Muktar ibn Botlan{61}.

— Ou Ellucasim Elimittar, comme tu veux. Je me

demande si on pourra en trouver un exemplaire ici.

— Et des plus beaux, avec moult images de

pré cieuse facture.

— Loué soit le ciel. Et le De virtutibus herbarum de

Platearius{62}?

— Celui-là aussi, et le De plantis d’Aristote traduit

par Alfred de Sareshel.

— J’ai entendu dire qu’il n’est pas vraiment

d’Aristote, observa Guillaume, comme on dé couvrit que le

De causis non plus n’é tait pas d’Aristote.

— En tout cas, c’est un grand livre », observe

Sé verin, et mon maî tre en convint avec beaucoup de

ferveur sans demander si l’herboriste parlait du De

plantis ou du De causis, deux ouvrages que je ne

connaissais pas, mais dont je conclus, d’aprè s cette

conversation, qu’ils é taient de toute premiè re grandeur

l’un l’autre.

« Je serais heureux, conclut Sé verin, d’avoir avec toi

quelques honnê tes entretiens sur les herbes.

— Moi encore plus que toi, dit Guillaume, mais ne

violerons-nous pas la rè gle du silence, qui, me semble-t-il,

est en vigueur dans votre ordre?

— La rè gle, dit Sé verin, s’est adapté e au cours des

siè cles aux exigences des diffé rentes communauté s. La

rè gle pré voyait la lectio{63} divine, mais non l’é tude: et

pourtant tu sais combien notre ordre à dé velopper la

recherche sur les choses divines et sur les choses

humaines. Par ailleurs, la rè gle pré voit le dortoir commun,

mais il est juste parfois, comme chez nous, que les moines

aient toute possibilité de ré flexion mê me pendant la nuit,

aussi chacun d’eux a sa propre cellule. La rè gle est trè s

sé vè re quant au silence, et chez nous aussi non seulement

le moine qui fait des travaux manuels ne doit pas

converser avec ses frè res, mais aussi celui qui é crit ou qui

lit. Pourtant l’abbaye et au premier chef une communauté

d’hommes d’é tude, et il est souvent utile que les moines

é changent des tré sors de doctrine qu’ils accumulent.

Toute conversation qui concerne nos recherches est jugé e

lé gitime et profitable, pourvu qu’elle n’ait pas lieu au

ré fectoire ou pendant les heures des offices sacré s.

— As-tu eu l’occasion de t’entretenir souvent avec

Adelme d’Otrante? » demanda brusquement Guillaume.

Sé verin ne parut pas surpris: « je vois que l’Abbé t’a

dé jà parlé, dit-il. Non. Avec lui je ne m’entretenais pas

souvent. Il passait son temps à enluminer. Je l’ai entendu

discuter parfois avec d’autres moines, Venantius de

Salvemec, où Jorge de Burgos, sur la nature de son

travail. Et puis moi je ne passe pas mes journé es dans le

scriptorium, mais dans mon laboratoire », et il fit un signe

en direction du bâ timent de l’hô pital.

« Je comprends, dit Guillaume. Tu ne sais donc pas

si Adelme a eu des visions.

— Des visions?

— Comme celles que procurent tes herbes, par

exemple. »

Sé verin se raidit: « j’ai dit que je garde avec grand

soin les herbes dangereuses.

— Ce n’est pas cela que je veux dire, se hâ ta de

pré ciser Guillaume. Je parlais de visions en gé né ral.

— Je ne comprends pas, insista Sé verin.

— Je pensais qu’un moine qui hante la nuit l’É difice,

où, au dire mê me de l’Abbé, peuvent arriver des choses...

é pouvantables à qui y pé nè tre aux heures interdites, bien,

je disais, je pensais qu’il pouvait avoir eu des visions

diaboliques qui l’auraient poussé dans le pré cipice.

— J’ai dit que je ne fré quente pas le scriptorium,

sauf quand j’ai besoin de quelques livres, mais d’habitude

j’ai mes herbiers que je conserve dans l’hô pital. Je te l’ai

dit, Adelme é tait trè s familier de Jorge, de Venantius et...

naturellement, de Bé renger. »

Je saisis moi aussi cette lé gè re hé sitation dans la

voix de Sé verin. Et elle n’é chappa pas à mon maî tre:

« Bé renger? Et pourquoi « naturellement »?

— Bé renger d’Arundel, l’aide-bibliothé caire. Ils

avaient le mê me â ge, ils ont é té novices ensemble, il é tait

normal qu’ils eussent matiè re à discuter. Voilà ce que je

voulais dire.

— Voilà donc ce que tu voulais dire », commenta

Guillaume. Et je m’é tonnais qu’il n’insistâ t pas sur ce

point. Il changea en effet aussitô t de discours. « Mais il est

sans doute temps que nous entrions dans l’É difice. Tu fais

le guide?

— Avec plaisir », dit Sé verin un peu trop visiblement

soulagé. Il nous fit longer le potager et nous amena devant

la faç ade occidentale de l’É difice.

« Du cô té du potager, il y a le portail qui donne accè s

aux cuisines, dit-il, mais les cuisines occupent seulement

la moitié occidentale du premier é tage, dans la seconde

moitié il y a le ré fectoire. Et du cô té de la porte

mé ridionale, à laquelle on accè de en passant derriè re le

choeur de l’é glise, il y a deux autres portails qui mè nent et

aux cuisines et au ré fectoire. Mais entrons donc pas ici,

parce que des cuisines nous pourrons ensuite passer, sans

ressortir, dans le ré fectoire. »

Comme j’entrai dans les vastes cuisines, je

m’aperç us que l’É difice engendrait de l’inté rieur, et sur

toute sa hauteur, une cour octogonale; ainsi que je le

compris par la suite, il s’agissait d’une sorte de grand

puits, dé pourvu d’accè s, sur quoi s’ouvraient à chaque

é tage d’amples verriè res, comme celles qui donnaient sur

l’exté rieur. Les cuisines é taient un immense vestibule

plein de fumé e, ou dé jà de nombreux servants se hâ taient

de disposer les nourritures pour le souper. Sur une

immense table, deux d’entre eux pré paraient un pâ té de

verdure, orge, avoine et seigle, hachant menu raifort,



  

© helpiks.su При использовании или копировании материалов прямая ссылка на сайт обязательна.