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LE NOM DE LA ROSE 6 страницаmè nera une vie angé lique, tremblez pré lats corrompus. » Sans doute Cé lestin menait-il une vie trop angé lique, ou bien les pré lats autour de lui é taient-ils trop corrompus, ou encore n’arrivait il pas à supporter la tension d’une guerre trop longue dé sormais avec l’empereur et avec les autres rois d’Europe; le fait est que Cé lestin renonç a à sa dignité et se retira dans un ermitage. Mais dans la courte pé riode de son rè gne, moins d’un an, les espé rances des spirituels furent toutes ré alisé es: ils se rendirent auprè s de Cé lestin qui fonda avec eux la communauté dite des fratres et pauperes heremitae domini Celestini{48}. D’autre part, alors que le Pape devait jouer le rô le de mé diateur entre les puissants cardinaux de Rome, il y en eut certains, comme un Colonna et un Orsini, qui secrè tement soutenaient les nouvelles tendances de pauvreté : choix en vé rité fort curieux pour des hommes immensé ment puissants qui vivaient agré ablement au milieu de richesses dé mesuré es, et je n’ai jamais compris s’ils se servaient des spirituels pour leurs fins politiques ou bien si, en quelque sorte, ils se considé raient justifié s dans leur vie charnelle du fait qu’ils soutenaient les tendances spirituelles; et sans doute il y avait du vrai dans les deux cas, pour le peu que je comprends des choses italiennes. Mais pré cisé ment en guise d’exemple, Ubertin avait é té accueilli comme aumô nier du cardinal Orsini lorsque, devenu le plus é couté des spirituels, il courait le risque d’ê tre accusé comme hé ré tique. Et le cardinal lui-mê me lui avait servi de bouclier en Avignon. Cependant, comme il arrive en de tels cas, d’un cô té Ange et Ubertin prê chaient selon la doctrine, de l’autre de grandes masses de simples acceptaient cette pré dication et se ré pandaient à travers le pays, au-delà de tout contrô le. C’est ainsi que l’Italie fut envahie par ces fraticelles ou frè res de la vie pauvre que beaucoup jugè rent dangereux. Il é tait dé sormais malaisé de distinguer les maitres spirituels, qui gardaient le contact avec les autorité s ecclé siastiques, et leurs partisans les plus simples, qui simplement se trouveraient doré navant en dehors de l’ordre, demandant l’hormone et vivant au jour le jour du travail de leurs mains, sans s’approprier absolument rien. Ce sont là ceux que la rumeur publique appelait dé sormais fraticelles, peu diffé rents des bé guins franç ais, qui s’inspiraient de Pierre de Jean Olivi. Cé lestin V fut remplacé par Boniface VII, et ce Pape se hâ ta de manifester une trè s faible indulgence pour spirituels et fraticelles en gé né ral: tout juste dans les derniè res anné es du siè cle touchant à sa fin, il signa une bulle, Firma cautela{49}, dans laquelle il condamnait en vrac bizoches, quê teurs errants qui gravitaient à la limite extrê me de l’ordre franciscain, et les spirituels mê mes, autrement dit ceux qui se retranchaient de la vie de l’ordre pour s’adonner à la vie é ré mitique. Les spirituels tentè rent ensuite d’obtenir l’accord d’autres pontifes, comme Clé ment V, pour pouvoir se dé tacher de l’ordre d’une maniè re non violente. Je crois qu’ils y auraient ré ussi, mais l’avè nement de Jean XXII leur ô ta tout espoir. En 1316, quand il fut é lu, il é crivit au roi de Sicile pour qu’il expulsâ t ces frè res hors de ses terres, car nombre d’entre eux s’é taient ré fugié s là -bas: et il fit mettre aux fers Ange Clarino et les spirituels de Provence. Ce ne dut pas ê tre une entreprise facile, et beaucoup s’y opposè rent dans la curie. Le fait est qu’Ubertin et Clarino obtinrent de dé cider librement d’abandonner l’ordre, et ils furent accueillis l’un par les bé né dictins, l’autre par les cé lestins. Mais pour ceux qui s’obstinè rent à mener leur vie en toute liberté, Jean fut impitoyable et les fit persé cuter par l’inquisition: beaucoup furent brû lé s. Il avait cependant compris que pour dé truire l’ivraie des fraticelles, qui minaient à sa base l’autorité de l’É glise, il fallait condamner les propositions sur lesquels ils fondaient leur foi. Eux, ils soutenaient que Christ et les apô tres n’avait aucune proprié té ni individuelle ni communautaire, et le Pape condamna comme hé ré tique cette idé e. Chose stupé fiante, parce qu’on ne voit pas pour quelle sorte de raison un Pape se doit de juger perverse l’idé e que le Christ fut pauvre: mais c’est que pré cisé ment un an auparavant avait eu lieu le chapitre gé né ral des franciscains à Pé rouse, qui soutenait cette opinion, et en condamnant les uns, le Pape condamnait l’autre aussi. Comme je l’ai dé jà dit, Le chapitre portait grand pré judice à sa lutte contre l’empereur, c’est un fait. Ainsi depuis lors de nombreux fraticelles, qui ne savaient rien ni d’empire ni de Pé rouse, moururent brû lé s. Je pensais à ces é vé nements en observant un personnage lé gendaire comme Ubertin. Mon maî tre m’avait pré senté et le vieux m’avait caressé une joue, d’une main chaude, presque ardente. Au toucher de cette main, j’avais compris beaucoup de choses que j’avais entendues sur ce saint homme et d’autres que j’avais lues dans les pages d’Arbor vitae, je comprenais le feu mystique qui l’avait dé voré depuis sa jeunesse quand, tout en é tudiant à Paris, il s’é tait dé tourné des spé culations thé ologiques et avait imaginé ê tre transformé en la pé nitente Madeleine; et le lien si intense qu’il avait eu avec la sainte Angè le de Foligno par qui il avait é té initié aux tré sors de la vie mystique et à l’adoration de la croix; et pourquoi un jour ses supé rieurs, pré occupé s par l’ardeur de sa pré dication, l’avaient envoyé en retraite à la Verna. Je scrutais ce visage, aux liné aments trè s doux comme ceux de la sainte avec laquelle il avait é té en fraternel de commerce de sens au plus haut point spiritualisé s. Je devinais qui devait avoir su prendre des traits bien plus durs quand, en 1311, le concile de Vienne, avec la dé cré tale Exivi de paradiso{50} avait é liminé les supé rieurs franciscains hostiles aux spirituels, mais avait imposé à ceux-ci de vivre en paix au sein de l’ordre, et que ce champion du renoncement n’avait pas accepté le prudent compromis et s’é tait battu pour que fû t constitué un ordre indé pendant, inspiré du maximum de rigueur. Ce grand combattant avait alors perdu sa bataille parce qu’en ces anné es-là Jean XXII se faisait l’apô tre d’une croisade contre les disciples de Pierre de Jean Olivi (au nombre desquels il se trouvait) et condamnait les frè res de Narbonne et de Bé ziers. Mais Ubertin n’avait pas hé sité à dé fendre face au Pape la mé moire de son ami, et le Pape, subjugué par Sa Sainteté, n’avait pas osé le condamner, lui (mê me s’il avait ensuite condamné les autres). Mieux: en cette occasion, il lui avait offert une issue pour se sauver, d’abord en lui conseillant et puis en lui ordonnant d‘entrer dans l’ordre clunisien. Ubertin, qui devait ê tre tout aussi habile (lui apparemment si dé sarmé et fragile) à se gagner protection et alliance à la cour pontificale, avait certes accepté d’entrer dans le monastè re de Glenblach dans les Flandres, mais je crois qu’il n’y ait é té jamais allé, et qu’il é tait resté en Avignon, sous les armes du cardinal Orsini, pour dé fendre la cause des franciscains. Dans les derniers temps seulement (et les bruits qui couraient manquaient de pré cision) sa fortune à la cour avait dé cliné, il avait dû s’é loigner d’Avignon tandis que le Pape faisait poursuivre cet homme indomptable comme hé ré tique qui per mundum discurrit vagabundus{51}. De lui, disait-on, on avait plus trace. Dans l’aprè s-midi j’avais appris, en suivant le dialogue entre Guillaume et l’abbé, qu’il é tait maintenant caché dans cette abbaye. Et à pré sent, je le voyais devant moi. « Guillaume, disait-il, ils é taient à deux doigts de me tuer, tu sais, j’ai dû fuir à la faveur de la nuit. — Qui souhaitait ta mort? Jean? — Non. Jean ne m’a jamais aimé, mais il m’a toujours respecté. Au fond, c’est lui qui m’a offert un moyen d’é chapper au procè s, il y a dix ans, en imposant d’entrer chez les bé né dictins, et ce faisant il a rendu cois mes ennemis. Ils ont longtemps murmuré, ils ironisaient sur le fait qu’un champion de la pauvreté entra dans un ordre aussi riche, et vé cut à la cour du cardinal Orsini… Guillaume, tu sais, toi, comme je tiens aux choses de cette terre! Mais c’é tait la seule faç on de rester en Avignon et de dé fendre mes frè res. Le Pape a peur de l’Orsini, il n’aurait pas touché un seul de mes cheveux. Voilà trois ans à peine qu’il m’a envoyé comme messager prè s le roi d’Aragon. — Et alors, qui te voulait du mal? — Tous. La curie. Par deux fois, ils ont tenté de m’assassiner. Ils ont tenté de me ré duire au silence. Tu sais ce qui s’est passé il y a cinq ans. Deux ans auparavant avait é té condamné les bé guins de Narbonne et Bé renger Talloni, qui é tait l’un des juges pourtant, avait fait appel au Pape. C’é taient des moments difficiles, Jean avait dé jà é mis deux bulles contre les spirituels et Michel de Cé sè ne en personne avait cé dé — À propos, quand arrive-t-il? — Il sera ici dans deux jours. — Michel… Je ne l’ai pas vu depuis si longtemps. Maintenant il a reconnu ses torts, il comprend ce que nous voulions, le chapitre de Pé rouse nous a donné raison. Mais alors, jusqu’en 1318 il a cé dé au Pape et lui a livré cinq spirituels de Provence qui se cabraient à l’idé e de se soumettre. Brû lé s, Guillaume… Oh, c’est horrible! » il cacha sa tê te dans ses mains. « Mais que c’est-il passé exactement aprè s l’appel de Talloni? Demanda Guillaume. — Jean devait rouvrir le dé bat, tu comprends? Il le devait, car mê me dans la curie il y avait des hommes pris de doute. C’est alors que Jean me demanda de coucher par é crit un mé moire sur la pauvreté. Ce fut une belle chose Guillaume, Dieu pardonne mon orgueil… — Je l’ai lu, Michel me l’a montré. — Il y avait les indé cis, mê me parmi les nô tres, le provincial d’Aquitaine, le cardinal de Saint Vital, l’é vê que de Caffa… — Un imbé cile, dit Guillaume. — Qu’il repose en paix, voilà deux ans qu’il s’est envolé vers Dieu. — Dieu n’a pas é té à ce point misé ricordieux. Ce fut une fausse nouvelle, arrivé e de Constantinople. Il est encore parmi nous, on m’a dit qu’il fera partie de la lé gation. Que Dieu nous garde! — Mais il est favorable au chapitre de Pé rouse, dit Ubertin. — Pré cisé ment. Il appartient à cette race d’hommes qui sont toujours les meilleurs champions de leur adversaire. — À vrai dire, dit Ubertin, naguè re il ne fut pas non plus trè s utile à la cause. Et puis tout finit par un statu quo, mais au moins on n’é tablit pas que l’idé e é tait hé ré tique, et cela fut important. C’est pour cette raison que les autres ne m’ont jamais pardonné. Ils ont cherché à me nuire par tous les moyens, ils ont dit que je é té à Sachsenhausen il y a trois ans quand Louis proclama Jean hé ré tique. Et pourtant tout le monde savait qu’en juillet j’é tais en Avignon avec l’Orsini… ils trouvè rent que des passages de la dé claration de l’empereur reflé taient mes idé es, quelle folie. — Point tant que cela dit Guillaume. Les idé es, je les lui avais donné es moi, en les tirants de ta dé claration d’Avignon, et de certaines pages d’Olivi. — Toi? S’exclama, entre stupeur et joie, Ubertin, mais alors tu me donnes raison! » Guillaume eut l’air embarrassé : « c’é taient de bonnes idé es pour l’empereur, à ce moment-là », dit-il é vasivement. Ubertin le regarda avec mé fiance. « Ah, mais toi tu n’y crois pas vraiment, n’est-ce pas? — Raconte encore, dit Guillaume, raconte comment tu t’es sauvé de ces chiens. — Oh oui, des chiens, Guillaume. Des chiens enragé s. Je me suis trouvé en devoir de combattre contre Bonagrazia lui-mê me, sais-tu? — Mais Bonagrazia de Bergame est avec nous! — Maintenant, aprè s que je lui eus longuement parlé. Seulement aprè s, il fut convaincu et protesta contre la Ad conditorem canonum{52}. Et le Pape l’a emprisonné pendant une anné e. — J’ai entendu dire qu’à pré sent il est proche d’un de ses amis qui se trouvent à la curie, Guillaume d’Occam. — Je l’ai peu connu. Je ne l’aime pas. Un homme sans ferveur, tout en tê te, rien au coeur. — Mais c’est une belle tê te. — Possible, et elle le conduira en enfer. — Alors je le reverrais là -bas, et nous discuterons de logique. — Tais-toi Guillaume, dis Ubertin en souriant avec une immense affection, tu es meilleur que tes philosophes. Si seulement tu avais voulu… — Quoi? — Quand nous nous sommes vus la derniè re en fois en Ombrie? Tu te souviens? Je venais tout juste d’ê tre gué ri de mes maux par l’intercession de cette femme merveilleuse… Claire de Montfaucon…, murmura-t-il, le visage radieux, Claire... ? Lorsque la nature fé minine, si naturellement perverse, se sublime dans la sainteté, elle sait se faire alors le plus haut vé hicule de la grâ ce. Tu sais combien ma vie a é té inspiré e par la chasteté la plus pure, Guillaume (convulsivement, il l’avait saisi par un bras), tu sais avec quelle… fé roce – oui, c’est le mot exact – avec elle fé roce soif de pé nitence j’ai tenté de mortifier en moi les palpitations de la chair, pour accueillir, transparent, l’amour de Jé sus Crucifié … Né anmoins, trois femmes dans ma vie ont é té pour moi trois messagè res cé lestes. Angè le de Foligno, Marguerite de Città di Castello (qui pré vit la fin de mon livre quand je n’en avais é crit qu’un tiers), et enfin Claire de Montfaucon. Ce fut un cadeau du ciel que moi, pré cisé ment moi, je dusse mener l’enquê te sur ces miracles en proclamer la sainteté aux foules, avant que sainte mè re l’É glise fit le premier pas. Et tu é tais là bas Guillaume, et tu pouvais m’aider dans cette entreprise, et tu n’as pas voulu… — Mais la sainte entreprise à laquelle tu m’invitais, c’é tait envoyant au bû cher Bentivenga, Jacomo et Giovannuccio, dit lentement Guillaume. — Ils offusquaient sa mé moire à elle, avec leurs perversions. Et toi tu é tais inquisiteur! — Et c’est alors pré cisé ment que j’ai demandé à ê tre exempté de cette charge. L’histoire ne me plaisait pas. Je serai franc: je n’ai pas aimé non plus la faç on dont tu as induit Bentivenga à avouer ses erreurs. Tu as fait mine de vouloir entrer dans ses actes, si tant est qu’on puisse parler de secte, tu lui as dé robé ses secrets et tu l’as fait arrê ter. — Mais c’est ainsi qu’on procè de à contre les ennemis de Christ! C’é taient des hé ré tiques, c’é taient des pseudoapô tres, ils puaient le soufre de Fra Dolcino! — C’é taient les amis de Claire. — Non, Guillaume, n’effleure pas mê me d’une ombre la mé moire de Claire! — Mais dans son groupe circulaient… — C’é taient des minorites, ils se faisaient passer pour des spirituels, et au contraire c’é taient des frè res de la communauté ! Mais tu le sais qu’ils furent patent, lors de l’enquê te, que Bentivenga de Gubbio se proclamait apô tre, et puis avec Giovannuccio de Bevagna il sé duisait les nonnes en leur disant que l’enfer n’existe pas, qu’on peut satisfaire des dé sirs charnels sans offenser Dieu, qu’on peut recevoir le corps de Christ (Seigneur pardonne moi! ) Aprè s avoir couché avec une nonne, que le Seigneur pré fé ra Madeleine à la vierge Agnè s, que ce que le vulgaire appelle dé mon est Dieu en personne, parce que le dé mon é té la sapience et que Dieu est pré cisé ment sapience! Et ce fut la bienheureuse Claire, aprè s avoir ouï ces propos, qui eut cette vision où Dieu mê me lui dit que ceux-là é taient les mé chants disciples du Spiritus Libertatis{53}! — C’é taient des minorites, l’esprit enflammé par les mê mes visions que celles de Claire, et souvent il n’y a pas qu’un pas entre visions extatiques et fré né sie de pé ché », dit Guillaume. Ubertin lui serra les mains et ses yeux se voilè rent encore de larmes: « Ne dis pas cela, Guillaume. Comment peux – tu confondre le moment de l’amour extatique, qui brû le tes entrailles avec le parfum de l’encens, et le dé rè glement des sens qui sent le soufre? Bentivenga incitait à toucher les membres nus d’un corps, affirmait qu’ainsi seulement on obtient la libé ration de l’empire des sens, homo nudus cum nuda iacebat…{54} — Et non commiscebantur ad invicem…{55} — Mensonges! Ils cherchaient le plaisir, si l’aiguillon charnel se faisait sentir, il ne considé rait pas comme pé ché que pour l’é mousser hommes et femmes couchassent ensemble, et que l’un toucha, et baisâ t l’autre de partout, et que celui-là unî t son ventre nu au ventre nu de cellelà ! » J’avoue que la maniè re dont Ubertin stigmatisait le vice chez les autres, ne m’induisait pas à des pensers vertueux. Mon maî tre dut s’apercevoir de mon trouble, et il interrompit le saint homme. « Tu es un esprit ardent, Ubertin, dans l’amour de Dieu comme dans la haine contre le mal. Ce que je voulais dire, c’est qu’il y a peu de diffé rence entre l’ardeur des Sé raphins et l’ardeur de Lucifer, parce qu’ils naissent toujours d’un transport extrê me de la volonté. — Oh, il y a une diffé rence, et j’en sais quelque chose! Dit Ubertin inspiré. Tu veux dire qu’entre vouloir le bien et vouloir le mal, il n’y a qu’un pas parce qu’il s’agit toujours de diriger la mê me volonté. Cela est vrai. Mais la diffé rence se trouve dans l’objet, et l’objet est nettement reconnaissable. D’un cô té Dieu, d’un autre cô té le diable. — Et moi je crains de ne plus savoir distinguer, Ubertin. N’est-ce pas ton Angè le de Foligno qui fit le ré cit du jour où, ravie en esprit, elle passa un certain temps dans le sé pulcre de Christ? Ne dit-elle pas comment d’abord elle lui baisa la poitrine et le vit gisant les yeux clos, qu’ensuite elle baisa sa bouche et sentit s’exhaler de ses lè vres une indicible odeur pleine de douceurs, et qu’aprè s une courte pause, elle posa sa joue sur l’ajout de Christ et le Christ approcha sa main de sa joue à elle et la serra à lui et – ainsi s’exprima telle – et son bonheur fut à son comble?... — Quel rapport avec le transport des sens? Demanda Ubertin. Ce fut une expé rience mystique, et le corps é tait celui de Notre Seigneur. — Sans doute me suis–je habitué à Oxford, dit Guillaume, où l’expé rience mystique aussi é tait d’un autre genre… — Tous dans la tê te, souris Ubertin. — Ou dans les yeux. Dieu senti comme lumiè re, dans les rayons du soleil, dans les images des miroirs, dans la distribution des couleurs sur les parties de la matiè re ordonné e, dans les reflets du jour sur les feuilles mouillé es… N’est-il pas, cet amour, plus prè s de celui de Franç ois quand il loue Dieu dans ces cré atures, fleurs, herbes, eau, air? Je ne crois pas que de cette qualité d’amour puisse surgir quelque embû che. Quand je n’aime guè re un amour qui transfè re dans l’entretien avec le Trè s-Haut les frissons qu’on é prouve au contact de la chair… — Tu blasphè mes, Guillaume! Ce n’est pas la mê me chose. Il y a un abime entre l’extase du coeur aimant de Jé sus Crucifié et l’extase corrompue des pseudoapô tres de Montfaucon… — Ce n’é taient pas des pseudoapô tres, c’é taient des frè res du Libre Esprit, tu l’as dit toi-mê me. — Et quelle diffé rence cela fait-il? Tu n’as pas tout su de ce procè s, moi-mê me je n’ai pas eu l’audace de mettre aux actes certains aveux, pour ne pas effleurer, ne fut –ce qu’un instant, de l’ombre du dé mon l’atmosphè re de sainteté que Claire avait cré é e en ce lieu. Mais j’ai su de ces choses, de ces choses, Guillaume! Ils se ré unissaient nuitamment dans une cave, prenaient un enfant à peine né, se le lanç aient de l’un à l’autre jusqu’à ce que mort s’ensuive, à force de coups… ou d’autres choses… Et qui le recevait vivant pour la derniè re fois, et le voyait mourir entre ses mains, devenait le chef de la secte… Le corps de l’enfant é tait alors dé chiré, et mé langé à de la farine, pour en faire des hosties blasphé matoires! — Ubertin, dit Guillaume avec fermeté, ces choses ont é té dites, il y a des siè cles, par les é vê ques armé niens, de la secte des pauliciens. Et des bogomiles. — Et puis aprè s? Le dé mon est obtus, il suit un rythme dans ces embû ches et dans ses sé ductions, il ré pè te ses propres rites à la distance de millé naires, il est toujours le mê me, et c’est pré cisé ment pour cela qu’on le reconnaî t comme l’ennemi! Je te jure, ils allumaient des cierges, la nuit de Pâ ques, et amenaient des fillettes dans la cave. Puis ils atteignaient les cierges et se jetaient sur elles, fussent-elles lié es à eux par les liens du sang… Et si de cette é treinte naissait un enfant, recommenç ait le rite infernal, tout autour d’un vase plein de vin, qu’ils appelaient le baricaut, de s’enivrer, et ils coupaient en morceaux l’enfant, et en versaient le sang dans une coupe, et ils jetaient des enfants encore vivants dans le feu, et ils mê laient les cendres de l’enfant, son sang, et ils buvaient! — Mais tout cela, Michel Psello{56} l’é crivait dans le livre sur les opé rations de dé mon, il y a 300 ans! Qui t’a raconté ces choses-là ? — Eux, Bentivenga et les autres, et sous torture! — Il n’y qu’une seule chose qui excite les animaux plus que le plaisir, c’est la douleur. Sous l’effet de la torture si tu vis comme sous l’empire d’herbes qui donnent la division. Tout ce que tu as entendu raconter, tout ce que tu as lu, te revient à l’esprit, comme si tu é tais transporté, non pas vers le ciel, mais vers l’enfer. Sous la torture tu dis non seulement ce que veut l’inquisiteur, mais aussi ce que tu imagines qui peut lui ê tre agré able, parce qu’il s’é tablit un lien – certes, vraiment diabolique ce lien la voici – entre toi et lui... Je connais tout cela, Ubertin, j’ai fait parti moi aussi de ces groupes d’hommes qui croient produire la vé rité avec le fer incandescent. Eh bien, sache-le, l’incandescence de la vé rité et d’une autre flamme. Sous la torture, Bentivenga peut avoir dit les mensonges les plus absurdes, parce que ce n’é tait plus lui qui parlait, mais sa luxure, les dé mons de son â me. — Sa luxure? — Oui il y a une luxure de la douleur, comme il y ait une luxure de l’adoration et mê me une luxure de l’humilité. S’il en fallut si peu aux anges rebelles pour changer leur ardeur d’adoration et d’humilité en orgueils et ré voltes ardents, que dire de l’ê tre humain? Voilà, maintenant tu le sais, ce fut cette pensé e qui me saisit au cours de mes inquisitions. Et ce fut pour cela que je renonç ai à cette activité. Me manquera le courage d’enquê ter sur les faiblesses des mé chants, car je dé couvris que ce sont les mê mes faiblesses que celle des saints. » Ubertin avait é couté les derniè res paroles de Guillaume comme s’il ne comprenait pas ce qu’il disait. À l’expression de son visage, de plus en plus empreint d’une affectueuse commisé ration, je compris qu’il considé rait Guillaume comme en proie à des sentiments fort coupables, qu’il lui pardonnait parce qu’il l’aimait
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