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LE NOM DE LA ROSE 5 страницаornementation et collation de cré atures tour à tour irré ductible et est ré duite tour à tour, oeuvre d’amoureux enchaî nement mené par une rè gle cé leste et mondaine à la fois (lire et ferme noeud de paix, amour, vertu, ré gime, pouvoir, ordre, origine, vie, lumiè re, splendeur, espè ce et figure), é galité nombreuse resplendissante grâ ce à la luminance de la forme sur les parties proportionné es de la matiè re – voilà que s’entrelaç aient et toutes les fleurs et les feuilles et les vrilles et les touffes et les corymbes de toutes les herbes dont on orne les jardins de la terre et du ciel, la violette, le cytise, le serpolet, le lys, le troè ne, le narcisse, la colocase, l’acanthe, le malabathrum, la myrrhe et les baumes du Pé rou. Mais, tandis que mon â me, ravie par ce concert de beauté s terrestres et de majestueux signaux surnaturels, é tait sur le point d’exploser un homme cantique de joie, mon oeil, accompagnant le rythme proportionnel des rosaces fleuries aux pieds des vieillards, tomba sur les figures qui, entrelacé es, faisaient corps avec le trumeau central qui soutenait le tympan. Qu’é taient-elles et quel message symbolique communiquait ces trois couples de lion dressé X transversalement disposé, rampant comme des arcs, s’arc-boutant dans le sol de leurs pattes posté rieures et appuyant les anté rieures sur la croupe de leur propre compagnon, la criniè re é bouriffé e en volute anguiforme, la gueule ouverte en un grondement menaç ant, lié au corps mê me du trumeau par une pâ te, où un nid, de vrilles? Pour calmer mon esprit, comme sans doute ils é taient là pour dompter la nature diabolique des lions pour la transformer en illusion symbolique aux choses supé rieures, sur les cô té s du trumeau é tait deux figures humaines, invraisemblablement é longé es, autant que la colonne mê me, et jumelle de deux autres qui symé triquement de l’un et l’autre cô té leur faisaient front sur les pié droits historié s vers l’exté rieur, où chacune des portes de chê ne avait ses propres jambages: c’é tait donc quatre figures de vieillards, ou paraphernaux{36} desquels se reconnut Pierre et Paul, Jé ré my et Isaï e, contorsionné s eux aussi comme dans un pas de danse, leurs longues mains osseuses levé es doigts tendus comme des ailes, et comme des ailes leur barbe et leurs cheveux qui ondoient sous un vent prophé tique, les plis de leur robe immensé ment longue agité s par leurs immenses jambes donnant vie aux vagues et volutes, opposé s aux lions, mais de la mê me matiè re que les lions. Et tandis que mon oeil fasciné quittait cette é nigmatique polyphonie de membres saints et de muscles infernaux, je vis sur le cô té du portail, et sous les arcs profonds, parfois historié s sur les contreforts dans l’espace entre les fluettes colonnes qui les soutenaient les ornaient, et encore sur la dense vé gé tation des chapiteaux de chaque colonne, et de là se ramifiant vers la voû te sylvestre des multiples voussures, d’autres visions horribles à voir, et justifié es en ce lieu pour leur seule force parabolique et allé gorique ou pour l’enseignement moral qu’elles transmettaient: et je vis une femme luxurieuse nue et dé charné e, rongé e par des crapauds immondes, sucé s par des serpents, accouplé e un satire au ventre rebondi et à pattes de griffon recouvertes de poils hirsutes, le gosier obscè ne, qui hurlait sa propre damnation, et je vis un avare, roide de la raideur de la mort sur son lit somptueusement orné de colonnes, dé sormais proie dé bile d’une cour de dé mons dont l’un lui arrachait avec ses râ les son â me en forme de petit enfant (hé las jamais plus d’enfants à naî tre à la vie é ternelle), et je vis un orgueilleux sur les é paules duquel s’installait un dé mon en lui plantant les griffes dans les yeux, tandis que les deux autres gourmands se dé chiraient en un corps à corps ré pugnant, et d’autres cré atures encore, tê te de bouc, poils de lion, gueule de panthè re, prisonniers dans une salve de flammes dont je pouvais presque sentir l’haleine ardente. Et autour d’eux, mê lé s à eux, au-dessus d’eux est sous leurs pieds, d’autres visages et d’autres membres, un homme et une femme qui s’empoignaient par les cheveux, deux aspics qui gobaient les yeux d’un damné, un homme ricanant qui dilatait de ses mains crochues la gueule d’une hydre, et tous les animaux du bestiaire de Satan, ré unis en consistoire et placé comme garde et couronne du trô ne qui leur faisait face, pour en chantier la gloire avec leur dé faite, des faunes, des ê tres au double sexe, des brutes aux mains à six doigts, des sirè nes, hippocentaures, gorgones, harpies, incubes, dracontopodes, Minotaures, loups cerviers, lé opards, chimè res, cé nopè res au museau de chien qui lanç aient du feu par les naseaux, dentyrans et, polycaudé s, serpents vileux, salamandres, cé rastes, ché lydres, couleuvres lisses, bicé phales à l’é chine armé e de dents, hyè nes, loutres, corneilles, crocodiles, hydropexes aux cornes en scie, grenouilles, griffons, singes, cynocé phales, lé oncrottes, manticores, vautours, tharandes, belettes, chouettes, basilics, hypnales, wivre, spectafigues, scorpions, sauriens, cé tacé s, scytales, amphisbè nes, schirims, dipsales, ré moras, murè nes, lé zards verts, poulpes et tortues. On eû t dit que la population des enfers tout entiè re s’é tait rassemblé e pour servir de vestibule, selve obscure, lande dé sespé ré e de l’exclusion, à l’apparition du Trô nant du tympan, à son visage plein de promesses et de menaces, eux, les vaincus de l’Armageddon, en face de celui qui viendra sé parer dé finitivement les vivants et les morts. Et dé faillant (presque) devant cette vision, ne sachant plus dé sormais si je me trouvais dans un lieu ami ou dans la vallé e du Jugement dernier, je fus saisi d’effroi, et non sans peine je retins mes larmes, et il me sembla entendre (ou l’entendis-je vraiment? ) cette voix et je vis ces visions qui avaient accompagné mes premiers pas de novice, mes premiè res lectures des livres sacré s et les nuits de mé ditation dans le choeur de Melk, et dans la dé faillance de mes sens si faibles et si affaiblis j’ouï s une voix puissante comme une trompette qui disait: « Ce que tu vois, é cris-le dans un livre » (et c’est là ce que je fais maintenant), et je vis cette lampe d’or et au milieu des lampes quelqu’un de semblable au fils de l’homme, la poitrine ceinte d’une bandelette d’or, tê te et cheveux blancs comme laine blanche, les yeux comme flamme de feu, les pieds comme bronze ardent dans la fournaise, la voix comme le tonnerre d’un dé luge, et il tenait dans sa dextre sept é toiles et de sa bouche sortait une é pé e à double tranchant. Et je vis une porte ouverte dans le ciel et celui qui é tait assis me sembla comme jaspe et sardoine et un arc-en-ciel enveloppait le trô ne et du trô ne sortaient é clairs et tonnerres. Et le Trô nant prit dans ses mains une faux affilé e et cria: « Donne de la faux et moissonne, l’heure est venue de moissonner, car la moisson de la terre est mû re »; et Celui qui trô nait donna de sa faux et la terre fut moissonné e. Alors seulement, je compris que la vision ne parlait pas d’autre chose que de ce qui se passait dans l’abbaye et que nous avions saisi sur les lè vres ré ticentes de l’abbé – et combien de fois dans les jours qui suivirent ne revins-je pas contempler le portail et, sur de vivre l’histoire mê me qu’il racontait. Et je compris que nous é tions monté s jusque-là pour ê tre les té moins d’un grand et cé leste carnage. Je tremblais, comme si j’é tais trempé par la pluie glacé e de l’hiver. Et j’entendis une autre voix encore, mais cette fois elle venait de derniè re mon dos et c’é tait une voie diffé rente, parce qu’elle provenait de la terre et non pas du centre resplendissant de ma vision; elle rompait plutô t la vision, car Guillaume (à cet instant je m’aperç u de sa pré sence), jusqu’alors perdu lui aussi dans cette contemplation, se retournait vers moi. L’ê tre qui se trouvait derriè re nous paraissait un moine, quoique sa coule sale et dé chiré e lui donnâ t plutô t l’air d’un vagabond; quant à son visage, il n’é tait pas dissemblable de celui des monstres que je venais de voir sur les chapiteaux. Dans ma vie il ne m’est jamais arrivé, comme il arriva par contre à nombre de mes frè res, d’ê tre visité par le diable, mais je crois que si ce dernier devait m’apparaî tre un jour, incapable par dé cret divin de sceller entiè rement sa nature quand bien mê me il voudrait se faire semblable à l’homme, il n’aurait d’autre aspect que celui que m’offrait en cet instant notre interlocuteur. La tê te rasé e, non par pé nitence, mais sous l’action passé e d’un purulent eczé ma, le front bas, au point que s’il avait eu encore ses cheveux, ceux-ci se seraient confondus avec les sourcils (qu’il avait fourni et broussailleux), les yeux ronds, avec des pupilles petites et d’une extrê me mobilité, et le regard, innocent ou malin je ne sais, et peut-ê tre les deux à la fois, soudain changeant au mê me instant. On ne pouvait parler de nez qu’à cause d’un os qui prenait racine au milieu des yeux, mais comme il se dé tachait du visage, il s’y enracinait aussitô t, ne devrait non plus que de sombres cavernes, deux narines dilaté es remplies de poils. La bouche, relié e aux narines par une cicatrice, large et ingrate, et entre la lè vre supé rieure, inexistante, et l’infé rieure, proé minente et charnue, é mergeaient un rythme irré gulier des dents noires et pointues comme celle d’un chien. L’homme sourit (ou du moins c’est ce que je crus) et brandissant le doigt comme pour avertir, il dit: « Pé nitenziagité ! Voye quand dracon venturus est pour la ronger ton â me! La mortz est super nos! Prie que vient le Pape saint pour libé rer nos a malo de todas les pé ché s! Ah ah, vous plaî t ista né cromancie de Domini Nostri Iesu Christi! Et mê me jois m’es dols et plazer m’es dolors… Cave el diabolo! Semper il me guette en quelque coin pour me planter les dents dans les talons. Mais Salvatore non est insipiens! Bonum monasterium, et aqui on baffre et on prie dominum nostrum. Et el reste valet une que le cerise. Et amen. No? »{37} Il me faudra, au cours de cette histoire, parler encore, et d’abondance, de cette cré ature et en rapporter les propos. J’avoue qu’il m’est fort difficile de le faire, car je ne saurais dire à pré sent, comme je ne le sus jamais alors, quel genre de langue il parlait. Ce n’é tait pas du latin, langue dans laquelle nous nous exprimions entre hommes de lettres à l’abbaye, ce n’é tait pas du vulgaire de ces contré es, ni d’ailleurs un vulgaire que j’eusse oncques entendu. Je crois avoir donné une pâ le idé e de sa faç on de parler en reproduisant un peu plus haut (telles que je me les rappelle) les premiè res paroles que je lui entendis é mettre. Quand plus tard je fus au courant de sa vie aventureuse et des diffé rents lieux où il avait vé cu, sans trouver racines en aucun, je me rendis compte que Salvatore par les toutes les langues, et aucune. En somme, il s’é tait inventé une langue à lui, formé e de lambeaux des langues avec lesquelles il é tait entré en contact – et une fois je songeais que sa langue é tait, non point la langue adamique que l’humanité heureuse avez parlé e, tout le monde uni par un seul langage, depuis les origines du monde jusqu’à la Tour de Babel, et pas non plus une des langues apparues aprè s le funeste é vé nement de leurs divisions, mais pré cisé ment la langue babé lique du premier jour aprè s le châ timent divin, la langue de la confusion des premiers â ges. Et d’autre part je ne pourrai pas appeler langue le langage de Salvatore, parce que dans chaque langue humaine il y a des rè gles et chaque terme signifie ad placitum{38} une chose, selon une loi qui ne change pas, parce que l’homme ne peut appeler le chien une fois chien et une fois chat, ni prononcer des sons auxquels le consensus des gens n’ait pas attribué un sens dé fini, comme il arriverait acquis diffé rer le mot « blitiri ». Et cependant, peu ou prou, je comprenais ce que Salvatore voulait signifier, à l’instar des autres. Preuve qu’il ne parlait pas une, mais toutes les langues, aucune de faç on exacte, prenant ses mots tantô t dans l’une tantô t dans l’autre. Je notais mê me par la suite qui pouvait nommer une chose tantô t en latin tantô t en provenç al, et je me rendis compte que, plus qu’inventer et ses propres phrases, il utilisait disjecta membra{39} d’autres phrases, entendues un jour, selon la situation et les choses qu’il voulait dire, comme s’il ne ré ussissait à parler d’un aliment, en somme, qu’avec les mots des gens chez qui il avait mangé de cet aliment, et à exprimer sa joie qu’avec des sentences qu’il avait entendu é mettre par des gens joyeux, le jour où il avait é prouvé une joie é gale. C’é tait comme si son langage é tait à l’image de sa face, fait de morceaux de faces d’autrui assemblé s, ou encore comme je vis parfois de pré cieux reliquaires (si licet magnis componere parva{40}, ou aux choses divines, les diaboliques) qui naissaient des dé bris d’autres objets sacré s. Au moment où je le rencontrai pour la premiè re fois, Salvatore m’apparut, et pour son visage, et pour sa faç on de parler, comme un ê tre non dissemblable des croisements velus et ongulé s que je venais de dé couvrir sous le portail. Plus tard je m’aperç us que l’homme é tait peut-ê tre de bon coeur et de complexion facé tieuse. Plus tard encore… Mais pré cé dent par ordre. Pour la raison supplé mentaire que, à peine eut il parlé, mon maî tre l’interrogera avec grande curiosité. « Pourquoi as-tu dit pé nitenziagité ? Demanda-t-il. — Domine frate magnificentissime, ré pondit Salvatore avec une sorte de courbette, Jé sus venturus est et les homini debent faire pé nitence. No? »{41} Guillaume le regarda fixement: « Tu es venu ici en provenance d’un couvent de minorites{42}? — No comprends. — Je te demande si tu as vé cu parmi les frè res de Saint-Franç ois, je te demande si tu as connu ce que l’on appelait les apô tres... » Salvatore pâ lit, ou plutô t son visage bronzé et bestial devint gris. Il s’inclina profondé ment, prononç a du bout des lè vres un « vade retro »{43}, se signa avec dé votion et s’enfuit en se retournant de temps à autre. « Que lui avez-vous demandé ? » Guillaume resta un instant pensif. « Peu importe, je te dirai plus tard. Maintenant, entrons. Je veux trouver Ubertin. » La sixiè me heure venait juste de passer. Le soleil, voilé, pé né trait du cô té de l’occident, et donc par de rares et é troites fenê tres, à l’inté rieur de l’é glise. Un fin ruban de lumiè re touché e encore le maî tre autel, dont le paliotto{44} me sembla briller d’un é clat d’or. Les nefs laté rales é taient baigné es de pé nombres. Prè s de la derniè re chapelle avant l’autel, dans la nef de gauche, se dressait une mince colonne où se trouvait une Vierge de pierre, sculpté e dans le style des modernes, au sourire ineffable, au ventre proé minent, l’enfant dans les bras, vê tue d’une robe gracieuse, avec un lé ger corselet. Au pied de la vierge, en priè re, presque prostré, é tait un homme, vê tu des habits de l’ordre clunisien. Nous nous approchâ mes. L’homme, en entendant le bruit de nos pas, leva son visage. C’é tait un vieillard, au visage glabre, au crâ ne sans cheveux, avec de grands yeux bleus, une bouche fine et rouge, la peau blanche; à son crâ ne osseux, la peau adhé rait comme il en serait d’une momie conservé e dans du lait. Ses mains é taient blanches, aux doigts longs et fins. On eut dit une fillette fané e par une mort pré coce. Il posa sur nous un regard d’abord é garé, comme si nous l’avions troublé dans une vision extatique, puis son visage s’illumina de joie. « Guillaume! S’exclama-t-il. Frè re trè s cher! » Il s’é leva avec peine et se porta à la rencontre de mon maî tre, l’é treignant et le baisant sur la bouche. « Guillaume »! Ré pé ta-t-il, et ses yeux se mouillè rent de larmes. « Que de temps! Que d’é preuves le Seigneur nous a imposé es! » Il pleura. Guillaume lui rendit son é treinte, é videmment é mue. Nous nous trouvions devant Ubertin de Casale. J’avais dé jà entendu parler de lui et longuement, avant mê me de venir en Italie, et davantage encore en fré quentant les franciscains de la Cour Impé riale. Quelqu’un m’avait mê me dit que le plus grand poè te de ces temps-là, Dante Alighieri{45} de Florence, mort depuis peu d’anné es, avait composé un poè me (que moi je ne pus lire, car il é tait é crit dans le vulgaire toscan) où l’on avait brassé et le ciel et la terre, et dont de nombreux vers n’é taient rien d’autre qu’une paraphrase de passages é crits par Ubertin dans son Arbor vitae crucifixae{46}. Et ce n’é tait pas la le seul mé rite dont aurait pu se vanter cet homme cé lè bre. Mais pour permettre à mon lecteur de mieux saisir l’importance de cette rencontre, il faudra que je cherche à reconstruire les vicissitudes de ces anné es-là, telles que je les avais comprises, et pendant un court sé jour en Italie centrale, d’aprè s les paroles é parses de mon maî tre, et en é coutant les nombreux entretiens que Guillaume avait eus avec abbé s et moines au cours de notre voyage. Je chercherai d’exprimer ce que j’en avais compris, mê me si je ne suis pas sû r de bien dire ces choses-là. Mes maî tres de Melk m’avaient souvent dit qu’il est fort mal aisé pour un Nordique de se faire des idé es claires sur les vicissitudes de religieuses et politiques d’Italie. La pé ninsule, où la puissance du clergé é tait é vidente plus qu’en tout autre pays, et où plus qu’en tout autre pays le clergé é talait puissance et richesse, avait donné naissance depuis deux siè cles au mois à des mouvements d’hommes tendant à une vie plus pauvre, en polé mique avec les prê tres corrompus, dont ils refusaient jusqu’aux sacrements, se ré unissant en communauté s autonomes, et en mê me temps dé testé par les seigneurs, par l’empire et par les magistratures citadines. Enfin é té venu Saint-Franç ois, il avait diffusé l’amour de pauvreté qui ne contredisait pas les pré ceptes de l’É glise, et par son oeuvre l’É glise avait accueilli le rappel à la sé vé rité des moeurs de ses anciens mouvements et les avait purifié s des é lé ments de dé sordre qui nichaient en eux. Il aurait dû s’ensuivre une é poque de douceur et de sainteté, mais, comme l’ordre franciscain croissait et attirait à lui les hommes les meilleurs, il devint trop puissant et lié aux affaires terrestres: des franciscains en grand nombre voulurent le ramener à la pureté d’autrefois. Chose fort ardue pour un ordre qui au temps où j’é tais à l’abbaye comptait dé jà plus de trente mille membres ré pandus dans le monde entier. Mais c’est ainsi, et nombre de ces frè res de Saint-Franç ois s’opposaient à la rè gle que l’ordre s’é tait donné, en allé guant que l’ordre avait dé sormais pris les faç ons de ces institutions ecclé siastiques pour la ré forme desquelles il é tait né. Et que cela s’é tait dé jà passé aux temps où Franç ois é tait en vie, et que ses paroles et ses desseins avaient é té trahis. Beaucoup d’entre eux redé couvrirent alors le livre de moine cistercien qui avait é crit au dé but du XIIe siè cle de notre è re, appelé Joachim et auquel on attribuait le don de prophé tie. De fait il avait pré vu l’avè nement d’une è re nouvelle, où l’esprit de Christ, depuis longtemps corrompu par l’oeuvre de ces faux apô tres, se serait de nouveau incarné sur la terre. Et les termes qu’il avait annoncé s é taient tels qu’il avait paru clair à tous qu’il parlait sans le savoir de l’ordre franciscain. Et de cela beaucoup de franciscains s’é taient moult ré jouis, un peu trop semble-t-il, au point qu’à la moitié du siè cle, à Paris, les docteurs de la Sorbonne condamnè rent les propositions de cet abbé Joachim, mais on dit qu’ils en agirent ainsi parce que les franciscains (et les dominicains) é taient en train de devenir trop puissants, et savants dans l’université de France, et qu’on voulait les é liminer comme hé ré tiques. Ce qui finalement ne se produisit pas, pour le plus grand bien de l’É glise: il fut ainsi loisible de divulguer les oeuvres de Thomas d’Aquin et de Bonaventure de Bagnorea{47}, qu’on ne pouvait taxer d’hé ré tisme, eux. Preuve qu’à Paris aussi on avait les idé es confuses, ou que quelqu’un voulait les confondre pour des fins personnelles. Et c’est là le mal que fait au peuple chré tien l’hé ré sie, qui rend obscures les idé es et pousse chacun à devenir inquisiteur pour son propre inté rê t. Et puis ce que je vis à l’abbaye (que je dirai plus loin) m’a fait penser que souvent ce sont les inquisiteurs qui cré ent les hé ré tiques. Non seulement pour les imaginer quand ils n’existent pas, mais parce qu’ils ré priment avec une telle vé hé mence la vé role hé ré tique que nombreux sont ceux qui l’attrapent par haine des inquisiteurs. Vraiment, un cercle conç u par le dé mon, que Dieu nous en garde. Mais je parlais de l’hé ré sie (si jamais elle en a é té une) joachimite. Et l’on vit en Toscane un franciscain, Gé rard de Borgo San Donnino, se faire le porte-voix des pré dictions de Joachim et considé rablement impressionner le milieu des frè res mineurs. Ainsi parmi eux s’é leva une troupe de partisans de la rè gle ancienne, contre la ré organisation de l’ordre tenté e par le grand Bonaventure, qui en é tait devenu ensuite gé né ral. Dans les trente derniè res anné es du siè cle passé, quand le concile de Lyon, sauvant l’ordre franciscain contre qui voulait l’abolir, lui accorda la proprié té de tous les biens dont il jouissait, selon qu’il é tait dé jà lé gal pour les ordres les plus anciens, certains frè res dans les Marches se rebellè rent, car ils jugeaient que l’esprit de la rè gle avait é té dé finitivement trahi, dans la mesure où un franciscain ne doit rien possé der, ni personnellement, ni en tant que couvent, ni en tant qu’ordre. Ils furent emprisonné s à vie. Il ne me semble pas que, ce prê chant, ils é taient en contradiction avec l’é vangile, mais quand entre en jeu la possession des choses terrestres, il est difficile que les hommes raisonnent selon la justice. On me dit que des anné es plus tard, le nouveau gé né ral de l’ordre, Raymond Gaufredi, aurait trouvé ces prisonniers à Ancô ne et, les libé rant, leur dit: « Dieu veuille que nous fussions tous flé tris d’une pareille faute. » Signe que les dires des hé ré tiques ne sont pas vrais, et que dans l’É glise habitent encore des hommes de grande vertu. Il y avait parmi ces prisonniers libé ré s, Ange Clarino, qui rencontra ensuite un frè re de Provence, Pierre de Jean Olivi, lequel prê chait les prophé ties de Joachim, et puis Ubertin de Casale, et de là naquit le mouvement des spirituels. En ces anné es montait sur le trô ne de Saint- Pierre un trè s saint ermite, Pierre du Morrone, qui ré gna sous le nom de Cé lestin V, et qui fut accueilli avec soulagement par les spirituels: « il se montrera saint, avait-on dit, et observera les enseignements du Christ, il
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