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LE NOM DE LA ROSE 3 страница



travers ceux-ci. Dons qui comme nous verrons devaient

s’avé rer pour lui fort utiles dans les jours qui suivraient.

En outre, son explication me sembla à ce point-là si

é vidente que l’humiliation de ne l’avoir pas trouvé e tout

seul cé da le pas à l’orgueil d’ê tre dans le coup et il s’en

fallait de peu que je ne me fé licitasse moi-mê me pour ma

finesse d’esprit. Telle est la force du vrai qui, comme le

bien, se diffuse de soi-mê me. Et soit loué le nom de Notre

Seigneur Jé sus-Christ pour cette belle ré vé lation que

j’eus.

Mais reprends le fil, ô mon ré cit, car ce moine

sé nescent s’attarde trop dans les marginalia{22}. Dis plutô t

que nous arrivâ mes à la grande porte de l’abbaye, et que

sur le seuil se tenait l’Abbé auquel deux novices tendaient

un petit bassin d’or rempli d’eau. Et comme nous fû mes

descendus de nos animaux, il lava les mains de Guillaume,

puis il l’embrassa en le baisant sur la bouche et en lui

donnant sa sainte bienvenue, tandis que le cellé rier

s’occupait de moi.

« Merci, Abbon, dit Guillaume, c’est pour moi une

grande joie de poser le pied dans le monastè re de votre

magnificence, dont la renommé e a franchi ces montagnes.

Je viens comme pè lerin au nom de Notre Seigneur et

comme tel vous m’avez rendu honneur. Mais je viens

aussi au nom de notre seigneur sur cette terre, comme

vous le dira la lettre que je vous remets, et en son nom

aussi je vous remercie pour votre accueil. »

L’Abbé prit la lettre munie des sceaux impé riaux et

dit qu’en tout cas la venue de Guillaume avait é té

pré cé dé e par d’autres missives de ses confrè res (preuve

renouvelé e, me dis-je avec un certain orgueil, qu’il est

difficile de prendre un abbé bé né dictin par surprise), puis

il pria le cellé rier de nous conduire à nos logements, tandis

que les palefreniers se chargeaient de nos montures.

L’Abbé s’engagea à venir plus tard nous rendre visite

quand nous nous serions restauré s, et nous entrâ mes

dans la grande cour où les é difices de l’abbaye

s’é tendaient le long du doux plateau qui arrondissait en

une molle cuvette – ou alpe – la cime du mont.

De la disposition de l’abbaye, j’aurai l’occasion de

parler à plusieurs reprises, et plus en dé tail. Aprè s la

porte (qui é tait l’unique passage dans les murs de

l’enceinte) s’ouvrait une allé e bordé e d’arbres qui menait

à l’é glise abbatiale. À gauche de l’allé e s’é tendaient une

vaste zone de potagers et, comme je le sus par la suite, le

Jardin botanique, autour des deux é difices des balnea et

de l’hô pital et l’herboristerie, qui é pousait la courbe de la

muraille. Sur le fond, à gauche de l’é glise, se dressait

l’É difice, sé paré de l’é glise par une esplanade recouverte

de tombes. Le portail nord de l’é glise regardait vers la

tour sud de l’É difice, qui offrait de front aux yeux du

visiteur sa tour occidentale, puis à gauche se liait à la

muraille et se pré cipitait avec ses tours vers l’abî me, juste

au-dessus duquel s’avanç ait la tour septentrionale, qu’on

voyait de biais. À droite de l’é glise s’é tendaient certaines

constructions qui se trouvaient derriè re elle et autour du

cloî tre: à coup sû r le dortoir, la ré sidence de l’Abbé et

l’hô tellerie vers où nous dirigions nos pas et que nous

atteignî mes en traversant un beau jardin. Sur le cô té

droit, au-delà d’une vaste esplanade, le long de la muraille

mé ridionale et continuant à l’orient derriè re l’é glise, une

sé rie de bâ timents agricoles, é tables, moulins, pressoir,

greniers et caves, et ce qui me sembla ê tre le bâ timent

des novices. La ré gularité du terrain, à peine ondulé, avait

permis aux anciens constructeurs de ce lieu sacré de

respecter les impé ratifs de l’orientation, mieux que

n’auraient pu pré tendre Honorius d’Autun{23} ou

Guillaume Durand{24}. D’aprè s la position du soleil à cette

heure du jour, je m’avisai que la porte s’ouvrait

parfaitement à l’occident, de faç on que le choeur et l’autel

fussent tourné s vers l’orient; et le soleil de bon matin

pouvait se lever en ré veillant directement les moines dans

le dortoir et les animaux dans les é tables. Oncques{25} ne

vis abbaye plus belle et plus admirablement orienté e,

mê me si par la suite je connus Saint-Gall, et Cluny, et

Fontenay, et d’autres encore, peut-ê tre plus grandes,

mais moins bien proportionné es. Contrairement aux

autres, celle-ci se signalait cependant par la masse

incommensurable de l’É difice. Je n’avais pas l’expé rience

d’un maî tre-maç on, mais je m’aperç us aussitô t qu’il é tait

beaucoup plus ancien que les constructions qui

l’entouraient, né peut-ê tre pour d’autres fins, et que

l’ensemble abbatial s’é tait disposé autour de lui en des

temps posté rieurs, mais de faç on que l’orientation de la

grande construction se conformâ t à celle de l’é glise, ou

celle-ci à celle-là. Car l’architecture est, d’entre tous les

arts, celui qui cherche avec le plus de hardiesse à

reproduire dans son rythme l’ordre de l’univers, que les

anciens appelaient Kosmos{26}, à savoir orné, dans la

mesure où elle est comme un grand animal sur lequel

resplendissent la perfection et la proportion de tous ses

membres. Et soit loué notre Cré ateur qui, comme dit

Augustin{27}, a é tabli les choses en nombre, poids et

mesure.

 

Premier jour

TIERCE

Où Guillaume a une conversation instructrice avec l’Abbé.

Le Cellé rier é tait un homme adipeux et d’aspect

vulgaire, mais jovial, chenu, mais encore robuste, petit,

mais vé loce. Il nous conduisit à nos cellules dans

l’hô tellerie. Ou plutô t, il nous conduisit à la cellule assigné e

à mon maî tre, en me promettant que le lendemain il en

libé rerait une pour moi aussi dans la mesure où, bien que

novice, j’é tais leur hô te, et devais donc ê tre traité avec

tous les honneurs. Pour cette nuit-là, je pourrais dormir à

mê me une large et longue niche creusé e dans le mur de la

cellule, où il avait fait disposer pour les serviteurs de

certains seigneurs qui dé siraient ê tre veillé s pendant leur

sommeil.

Ensuite, les moines nous apportè rent vin, fromages,

olives, pains et du bon raisin sec, et nous laissè rent nous

restaurer. Nous mangeâ mes et bû mes avec grand goû t.

Mon maî tre n’avait pas les habitudes austè res des

bé né dictins et n’aimait pas manger en silence. Du reste, il

parlait toujours de choses tant bonnes et sages que c’é tait

comme si un moine nous lisait la vie des saints.

Ce jour-là, je ne pus m’empê cher de l’interroger

encore sur l’histoire du cheval.

« Cependant, dis-je, quand vous avez lu les traces

sur la neige et sur les branches, vous ne connaissiez pas

encore Brunel. D’une certaine maniè re, ces traces nous

parlaient de tous les chevaux de cette espè ce. Ne faut-il

donc point dire que le livre de la nature nous parle

seulement par essence, comme enseignent moult

é minents thé ologiens?

— Pas tout à fait, cher Adso, me ré pondit le maî tre.

Certes, ce type d’empreintes m’exprimait, si tu veux, le

cheval comme verbum mentis, et me l’eû t exprimé

partout où je l’aurais trouvé. Mais l’empreinte en ce lieu

pré cis et à cette heure du jour me disait qu’au moins un

cheval, parmi tous les chevaux possibles, é tait passé par

là. Si bien que je me trouvais à mi-chemin entre

l’acquisition du concept de cheval et la connaissance d’un

cheval individuel. Et en tout cas, ce que je savais du

cheval universel m’é tait donné par la trace, qui é tait

singuliè re. Je pourrais dire qu’à ce moment-là j’é tais

prisonnier entre la singularité de la trace et mon

ignorance, qui prenait la forme extrê mement diaphane

d’une idé e nouvelle. Si tu vois quelque chose de loin et ne

comprends pas de quoi il retourne, tu te contenteras de le

dé finir comme un corps é tendu en extension. Quand il se

sera approché de toi, tu le dé finiras alors comme un

animal, mê me si tu ne savais pas encore s’il s’agit d’un

cheval ou d’un â ne. Et enfin, quand il sera plus prè s, tu

pourras dire que c’est un cheval, mê me si tu ne sais pas

encore si c’est Brunel ou Favel. Et seulement quand tu

seras à la bonne distance, tu verras que c’est Brunel

(autrement dit ce cheval et pas un autre, quelle que soit la

faç on dont tu dé cides de l’appeler). Et là, ce sera pleine

connaissance, l’intuition du singulier. C’est ainsi qu’il y a

une heure j’é tais prê t à voir arriver tous les chevaux,

mais du fait de l’é tendue de mon intellect, mais bien de

l’insuffisance de mon intuition. Et la faim de mon intellect

n’a é té rassasié e qu’à partir du moment où j’ai vu le

cheval singulier, que les moines conduisaient par le mors.

Alors seulement, j’ai vraiment su que mon raisonnement

pré cé dent m’avait amené prè s de la vé rité. Ainsi les idé es,

dont j’usais pré cé demment pour me figurer un cheval que

je n’avais pas encore vu, é taient de purs signes, comme

les empreintes sur la neige é taient des signes de l’idé e de

cheval: et on use des signes et des signes de signes dans

le seul cas où les choses nous font dé faut. »

D’autres fois, je l’avais entendu parler avec un grand

scepticisme des idé es universelles, et grand respect des

choses individuelles: et mê me par la suite, il me sembla

que cette tendance lui venait tant de sa nature de

Britannique que de sont é tat de franciscain. Mais ce jourlà,

je n’avais pas les forces suffisantes pour affronter des

disputes thé ologiques: si bien que je me recroquevillai

dans l’espace qui m’avait é té imparti, m’enroulait dans

une couverture et sombrai dans un profond sommeil.

Qui serait entré aurait pu me prendre pour un tas de

hardes. Et c’est sû rement ce que fit l’Abbé quand il vint

rendre visite à Guillaume vers la troisiè me heure. Ce fut

ainsi que je pus é couter sans ê tre vu leur premier

entretien. Et sans malice, parce que manifester soudain

ma pré sence au visiteur eû t é té plus discourtois que de

rester caché, comme je le fis, avec humilité.

Donc Abbon arriva. Il s’excusa pour l’intrusion,

renouvela sa bienvenue et dit qu’il devait parler à

Guillaume, en privé, d’une affaire plutô t grave.

Il commenç a par le fé liciter de son habileté dans

l’histoire du cheval, et demanda comment il avait bien pu

faire pour donner des informations aussi sû res concernant

cette bê te qu’il n’avait jamais vue. Guillaume lui expliqua

succinctement et d’un air dé taché la marche qu’il avait

suivie, et l’Abbé se ré jouit grandement de sa finesse

d’esprit. Il dit qu’il n’en aurait pas attendu moins de la

part d’un homme qui avait é té pré cé dé par une

renommé e de grande sagacité. Il lui dit qu’il avait reç u

une lettre de l’Abbé de Farfa qui non seulement lui parlait

de la mission confié e à Guillaume par l’empereur (dont ils

s’entretiendraient ensuite les jours suivants), mais aussi

lui disait qu’en Angleterre et en Italie mon maî tre avait

é té inquisiteur dans plusieurs procè s, où il s’é tait

distingué pour sa perspicacité, non dé pourvue d’une

grande humanité.

« J’eus grand plaisir à savoir, ajouta l’Abbé, qu’en de

nombreux cas vous avez dé cidé pour l’innocence de

l’accusé. Je crois, et plus que jamais en ces jours affligé s,

en la pré sence constante du malin dans les affaires

humaines (et il jeta un regard circulaire,

imperceptiblement, comme si l’ennemi rô dait entre ces

murs), mais je crois aussi que souventes fois le malin pour

des causes secondes. Et je sais qu’il peut pousser ses

victimes à faire le mal de telle faç on que la faute retombe

sur un juste, jouissant du fait que le juste soit mené au

bû cher au lieu de son succube. Souvent, les inquisiteurs,

pour donner preuve de zè le, arrachent coû te que coû te un

aveu à l’accusé, pensant qu’il n’est de bon inquisiteur que

celui qui conclut son procè s en trouvant un bouc

é missaire…

— Un inquisiteur aussi peut ê tre poussé par le

diable, dit Guillaume.

— C’est possible, admit l’Abbé avec grande cautè le,

car les desseins du Trè s-Haut sont impé né trables, mais ce

n’est pas moi qui jetterai l’ombre du soupç on sur des

hommes aussi mé ritants. Et mê me c’est de vous, comme

de l’un d’eux, que j’ai besoin aujourd’hui. Il s’est passé

dans cette abbaye quelque chose qui exige l’attention et le

conseil d’un homme clairvoyant et prudent comme vous

l’ê tes. Clairvoyant pour dé couvrir et prudent (le cas

é ché ant) pour couvrir. De fait, il est souvent indispensable

de prouver la faute d’hommes qui devraient exceller par

leur sainteté, mais de maniè re à pouvoir é liminer la cause

du mal sans que le coupable soit dé signé au mé pris public.

Si un pasteur commet une faute, il faut isoler des autres

pasteurs, mais malheur si les brebis commenç aient à se

mé fier des pasteurs.

— Je comprends », dit Guillaume. J’avais dé jà eu

l’occasion de noter que, dè s l’instant où il s’exprimait de

cette faç on si empressé e et polie, il cachait d’habitude, en

toute honnê teté, son dé saccord ou sa perplexité.

— Voila pourquoi, poursuivit l’Abbé, je pense que

chaque cas qui concerne la faute d’un pasteur ne peut ê tre

confié qu’à des hommes comme vous, qui non seulement

savent distinguer le bien du mal, mais aussi ce qui est

opportun de ce qui ne l’est pas. Il me plait de songer que

vous avez condamné seulement quand?

—… les accusé s é taient coupables d’actes criminels,

d’empoisonnements, de corruption d’enfants innocents et

autres scé lé ratesses que ma bouche n’ose pas prononcer…

—… que vous avez condamné seulement quand,

poursuivit l’Abbé sans tenir compte de l’interruption, la

pré sence du dé mon é tait tellement é vidente aux yeux de

tous qu’on ne pouvait choisir une autre voie sans que

l’indulgence fû t plus scandaleuse que le crime mê me?

— Quand j’ai reconnu quelqu’un coupable, pré cisa

Guillaume, ce dernier avait ré ellement commis des crimes

d’une nature telle que je pouvais le remettre avec bonne

conscience au bras sé culier. »

L’Abbé eut un instant d’incertitude: « Pourquoi,

demanda-t-il, vous attachez-vous à parler d’actions

criminelles sans vous prononcer sur leur cause

diabolique?

— Parce que raisonner sur les causes et sur les effets

est chose fort ardue, donc je crois que l’unique juge puisse

ê tre Dieu. Nous avons dé jà le plus grand mal à saisir un

rapport entre un effet aussi é vident qu’un arbre brû lé et

la foudre qui l’a incendié : alors, remonter des

enchaî nements parfois trè s longs de causes et d’effets me

semble aussi fou que de chercher à construire une tour

qui arrive jusqu’au ciel.

— Le docteur d’Aquin, suggé ra l’Abbé, n’a pas craint

de dé montrer avec la force de la seule raison l’existence

du Trè s-Haut en remontant de cause en cause à la cause

premiè re non causé e.

— Qui suis-je donc, dit humblement Guillaume, pour

m’opposer au docteur d’Aquin? D’autant que sa preuve

de l’existence de Dieu est é tayé e par tant d’autres

té moignages que sa dé marche s’en voit conforté e. Dieu

nous parle à l’inté rieur de notre â me, comme le savait

dé jà Augustin, et vous, Abbon, vous auriez chanté les

louanges du Seigneur et l’é vidence de sa pré sence mê me

si Thomas n’avait pas… » Il s’arrê ta, et ajouta: « Je

l’imagine.

— Oh, certes », se hâ te d’assurer l’Abbé, et mon

maî tre brisa là, de cette trè s belle faç on une discussion

d’é cole qui é vidence ne lui plaisait guè re. Aprè s quoi il se

remit à parler.

« Revenons aux procè s. Voyez un homme,

supposons, a é té tué par empoisonnement. C’est là une

donné e de l’expé rience. Il est possible que j’imagine,

devant certains signes irré futables, que l’auteur de

l’empoisonnement est un autre homme. Sur des

enchaî nements de causes aussi simples, mon esprit peut

intervenir avec une certaine confiance en son pouvoir.

Mais comment puis-je compliquer la chaî ne de causalité s

en imaginant que, à l’origine de l’action mauvaise, il y a

une autre intervention, cette fois-ci non humaine, mais

diabolique? Je ne dis pas que ce n’est pas possible, le

diable aussi ré vè le son passage par des signes é vidents,

comme votre cheval Brunel. Mais pourquoi dois-je

chercher ces preuves? N’est-ce pas dé jà suffisant si je

sais que le coupable est cet homme et si je le remets au

bras sé culier? En tous les cas, sa peine sera la mort, que

Dieu lui pardonne.

— Mais je crois savoir que dans un procè s qui s’est

dé roulé à Kilkenny, il y a trois ans de cela, où certaines

personnes furent accusé es d’avoir commis d’ignobles

crimes, vous n’avez point nié l’intervention diabolique,

une fois les coupables identifié s.

— Mais je ne l’ai pas non plus affirmé e à aucun

moment, ouvertement. Je ne l’ai point nié e non plus, il est

vrai. Qui suis-je donc moi, pour é mettre des jugements

sur les trames du malin, surtout, ajouta-t-il et il parut

vouloir insister sur cette raison, dans les cas où ceux qui

avaient commencé le procè s d’inquisition, l’é vê que, les

magistrats citoyens et le peuple tout entier, peut-ê tre les

accusé s eux-mê mes, dé siraient vraiment ressentir la

pré sence du dé mon? Voila, peut-ê tre est-ce l’unique

vraie preuve de la pré sence du diable, que l’intensité avec

laquelle tous en ce moment aspirent à le savoir à

l’oeuvre…

— Or donc, vous, dit l’Abbé d’un ton soucieux, vous

me dites qu’en de nombreux procè s le diable n’agit pas

seulement chez le coupable, mais peut-ê tre et surtout

chez les juges?

— Pourrais-je jamais avancer une affirmation

pareille? » demanda Guillaume, et je m’aperç us que la

question é tait formulé e de maniè re que l’Abbé ne pouvait

affirmer qu’il le pouvait; et Guillaume profita de son

silence pour dé vier le cours de leur dialogue. « Mais au

fond, il s’agit de choses lointaines. J’ai abandonné cette

noble activité et si je l’ai exercé e c’est parce qu’ainsi en a

dé cidé le Seigneur…

— Certainement, admit l’Abbé.

—… et maintenant, poursuivit Guillaume, je

m’occupe d’autres dé licates questions. Et je voudrais

m’occuper de celle qui vous tourmente, si vous m’en

parliez. »

Il me sembla que l’Abbé é tait satisfait de pouvoir

terminer cette conversation en revenant à son problè me.

Il se mit donc à raconter, avec grande prudence dans le

choix des mots et longues circonlocutions, un fait singulier

qui s’é tait passé quelques jours auparavant et qui avait

laissé un grand trouble parmi les moines. Et il dit qu’il en

parlait à Guillaume parce que le sachant grand

connaisseur de l’â me humaine et des trames du malin, il

espé rait qu’il pourrait consacrer partie de son temps

pré cieux à faire la lumiè re sur une fort douloureuse

é nigme. Le hasard avait voulu qu’Adelme d’Otrante, un

moine encore jeune et pourtant dé jà cé lè bre comme grand

maî tre enlumineur, et qui s’employait justement à orner

les manuscrits de la bibliothè que d’images de toute

beauté, avait é té trouve un matin par un chevrier au fond

de l’escarpement dominé par la tour est de l’É difice.

Puisque les autres moines avaient noté sa pré sence dans

le choeur pendant complies, mais qu’il n’avait pas reparu à

matines, il é tait tombé au fond de l’à -pic probablement

durant les heures les plus noires de la nuit. Nuit de grande

tempê te de neige, où tombaient des flocons coupants

comme des lames, qui semblaient presque de la grê le,

poussé s par un autan qui soufflait impé tueusement.

Devenu mou sous cette neige qui d’abord avait fondu puis

durci en lamelles de glace, son corps avait é té trouvé au

pied du surplomb, dé chiqueté par les rochers où il avait

rebondi. Pauvre et fragile chose mortelle, que Dieu eû t de

lui misé ricorde. À cause des nombreux rebonds que le

corps avait faits dans sa chute, il n’é tait pas aisé de dire de

quel point exact il é tait tombé : certainement d’une des

verriè res qui s’ouvraient sur trois ordres d’é tages et sur

les trois cô té s de la grosse tour exposé s vers l’abime.

« Où avez-vous enseveli le pauvre corps? S’enquit

Guillaume.

— Dans le cimetiè re, naturellement, ré pondit l’Abbé.

Peut-ê tre l’aurez-vous remarqué, il s’é tend entre le cô té

septentrional de l’é glise, l’É difice et le potager.

— Je vois, dit Guillaume, et je vois que votre

problè me est le suivant. Si ce malheureux s’é tait, à Dieu

ne plaise, suicidé (puisqu’on ne pouvait penser qu’il fû t

tombé accidentellement), le lendemain vous auriez trouvé

une des ces fenê tres ouvertes, tandis que vous les avez

retrouvé es toutes fermé es, et sans qu’au pied d'aucunes

apparussent des traces d’eau. »

L’abbé é tait un homme, je l’ai dit, d’un grand tact,

d’une grande allure, mais cette fois il eut un mouvement

de surprise qui lui ô ta toute trace de dignité qui sied à une

personne grave et magnanime, comme le veut Aristote:

« Qui vous l’a dit?

— Vous me l’avez dit vous-mê me, dit Guillaume. Si

la fenê tre avait é té ouverte, vous auriez aussitô t pensé

qu’il s’y é tait jeté. D’aprè s ce que j’ai pu en juger de

l’exté rieur, il s’agit de grandes fenê tres à vitrage opaque

et des verriè res de ce type ne s’ouvrent pas d’habitude,

dans des é difices aussi massifs, à hauteur d’homme. Si

donc elle avait é té ouverte, puisqu’il est impossible que le

malheureux s’y fû t penché et eû t perdu l’é quilibre, il ne

resterait plus qu’à penser à un suicide. En ce cas-là, vous

ne l’auriez pas laissé enterrer en terre consacré e. Mais

comme vous l’avez enterré chré tiennement, les fenê tres

devaient ê tre fermé es. Or, si elles é taient fermé es,

n’ayant jamais rencontré pour ma part, pas mê me dans

les procè s en sorcellerie un mort impé nitent auquel Dieu

ou le diable aient permis de remonter de l’abî me pour

effacer les traces de son forfait, il est é vident que le

suicidé pré sumé a é té plutô t poussé, par une main

humaine ou par une force diabolique, comme on veut. Et

vous vous demandez qui peut l’avoir, je ne dis pas poussé

dans l’abî me, mais hissé contre son gré jusque sur le

rebord de la fenê tre, et vous ê tes troublé par qu’une force

malé fique, naturelle ou surnaturelle c’est à voir, rô de

maintenant à travers l’abbaye.

— C’est ainsi… » dit l’Abbé, et on ne savait trop s’il

confirmait les mots de Guillaume ou se donnait raison à

lui-mê me des raisons que Guillaume avait si

admirablement produites. « Mais comment faites-vous

pour savoir qu’il n’y avait d’eau au pied d’aucune

verriè re?

— Puisque vous m’avez dit que soufflait l’autan, l’eau

ne pouvait ê tre poussé e contre des fenê tres qui s’ouvrent

à l’orient.

— On ne m’avait pas suffisamment dit vos vertus,

dit l’Abbé. Vous avez raison, il n’y avait point d’eau, et à

pré sent je sais pourquoi. Les choses se sont passé es

comme vous dites. Et maintenant vous comprenez mon

angoisse. Cela eû t é té dé jà grave si l’un de mes moines

s’é tait souillé de l’abominable pé ché de suicide. Mais j’ai

des raisons de penser qu’un autre d’entre aux s’est souillé

d’un pé ché tout aussi terrible. Et n’é tait que celui-ci…

— Avant tout, pourquoi un des moines? Dans

l’abbaye, il y a beaucoup d’autres personnes, des

palefreniers, des chevriers, des serviteurs…



  

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