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LE NOM DE LA ROSE 2 страницаque son disciple; je n’eus pas à m’en repentir, car je fus avec lui le té moin d’é vé nements dignes d’ê tre consigné s, tel qu’à pré sent je le fais, et confié s à la mé moire de ceux qui viendront aprè s moi. Alors je ne savais pas ce que frè re Guillaume cherchait, et à vrai dire je ne le sais toujours pas aujourd’hui, et je pré sume que lui-mê me ne le savait pas, mû qu’il é tait par l’unique dé sir de la vé rité, et par le soupç on – que je lui vis toujours nourrir – que la vé rité n’é tait pas ce qu’elle lui paraissait dans le moment pré sent. Et, en ces anné es-là, il é tait sans doute distrait de ses chè res é tudes par les devoirs impé rieux du siè cle. La mission dont Guillaume é tait chargé me resta inconnue tout au long du voyage, autrement dit il ne m’en parla pas. Ce fut plutô t en é coutant des bribes de conversations, qu’il eut avec les abbé s des monastè res où au fur et à mesure nous nous arrê tâ mes, que je me fis quelques idé es sur la nature de sa tâ che. Cependant, je ne la compris par pleinement tant que nous ne parvî nmes pas à notre but, comme je le dirai ensuite. Nous avions pris la direction du septentrion, mais notre voyage ne suivit pas une ligne droite et nous nous arrê tâ mes dans plusieurs abbayes. Il arriva ainsi que nous virâ mes vers l’occident tandis que notre destination derniè re se trouvait à l’orient, comme pour longer la ligne montueuse qui depuis Pise mè ne dans la direction des chemins de Saint-Jacques, en faisant halte sur une terre que les terribles é vé nements qui s’y passè rent me dissuadent de mieux identifier, mais dont les seigneurs é taient fidè les à l’empire et où les abbé s de notre ordre d’un commun accord s’opposaient au pape hé ré tique et corrompu. Notre voyage dura deux semaines entrecoupé de moult vicissitudes, et dans ce laps de temps j’eus la possibilité de connaî tre (pas suffisamment, loin de là, comme j’en suis toujours convaincu) mon nouveau maî tre. Dans les pages qui suivent, je ne veux pas m’attarder à des descriptions de personnes – sauf quand l’expression d’un visage, ou un geste, apparaissent comme les signes d’un langage muet, mais é loquent –, car, comme dit Boè ce, rien n’est plus fugace que la forme exté rieure, qui fane et se mé tamorphose comme les fleurs des champs au dé but de l’automne, et que signifierait aujourd’hui de dire que l’abbé Abbon avait l’oeil sé vè re et les joues pâ les, quand dé sormais lui-mê me et ceux qui l’entouraient sont poussiè re et que de la poussiè re leur corps a dé sormais la grisaille mortifè re (l’â me seule, si Dieu le veut resplendissant d’une lumiè re qui ne s’é teindra plus jamais)? Mais Guillaume, lui, je voudrais le dé crire, et une fois pour toutes, car chez lui me frappè rent aussi les traits singuliers, et le propre des jeunes gens que de se lier à un homme plus â gé et plus sage, non seulement pour le charme de sa parole et la sagacité de son esprit, mais bien aussi pour la forme superficielle de son corps, qui se fait plus chè re, comme il advient pour la figure d’un pè re, dont on é tudie les gestes, et le courroux, dont on é pie le sourire – sans qu’aucune ombre de luxure ternisse cette maniè re (unique peut-ê tre en son extrê me pureté ) d’amour corporel. Les hommes autrefois é taient beaux et grands (maintenant ce sont des enfants et des nains), mais c’est là fait parmi tant d’autres té moignant du malheur d’un monde qui vieillit. La jeunesse ne veut plus rien apprendre, la science est sa dé cadence, le monde entier marche sur la tê te, des aveugles guident d’autres aveugles et les font se pré cipiter dans les abî mes, les oiseaux se lancent dans le vide avant d’avoir volé, l’â ne sonne de la lyre, les boeufs dansent, Marie n’aime plus la vie contemplative et Marthe n’aime plus la vie active, Lé a est sté rile, Rachel a l’oeil charnel, Caton fré quente les lupanars, Titus Lucrè ce devient femme. Tout est dé tourné de son propre cours. Dieu soit loué, moi, en ces temps-là, j’acquis de mon maî tre l’envie d’apprendre et le sentiment du droit chemin, qu’on garde quand bien mê me la sente serait tortueuse. Or donc l’apparence physique de frè re Guillaume é tait telle qu’elle attirait l’attention de l’observateur le plus distrait. Sa taille dé passait celle d’un homme normal, et il é tait si maigre qu’il en apparaissait plus grand. Il avait les yeux vifs et pé né trants; son nez effilé et lé gè rement aquilin confé rait à son visage l’expression de quelqu’un qui veille, saut dans les moments de torpeur dont je parlerai. Son menton aussi ré vé lait en lui une forte volonté, mê me si son visage allongé et recouvert d’é phé lides – comme souventes fois je le vis chez les gens né s entre l’Hibernie et la Northumbrie{10} – pouvait parfois exprimer incertitude et perplexité. Je m’aperç us avec le temps que ce qui paraissait manque d’assurance é tait au contraire et seulement curiosité, mais au dé but je savais bien peu de cette vertu, que je croyais plutô t une passion de l’esprit concupiscible, pensant que l’esprit rationnel ne devait pas s’en nourrir, comme il ne se repaissait que du vrai, qu’on connaî t dé jà (arguais-je) dè s le commencement. Enfant que j’é tais, la premiè re chose que m’avait frappé chez lui, c’é taient certains toupillons de poils jaunâ tres qui sortaient de ses oreilles, et des sourcils touffus et blonds. Il pouvait compter cinquante printemps et il é tait donc dé jà trè s vieux, mais son corps infatigable se dé plaç ait avec une agilité qui me faisait souvent dé faut à moi-mê me. Son é nergie paraissait iné puisable, quand il devait affronter un excè s d’activité. Mais de temps en temps, comme si son esprit vital participait de l’é crevisse, il allait à reculons dans des moments d’inertie, et je le vis rester des heures durant sur son grabat dans sa cellule, prononç ant à grand-peine quelques monosyllabes, sans contracter un seul muscle de son visage. En ces occasionslà, apparaissait dans ses yeux une expression de vide et d’absence, et j’aurais soupç onné qu’il é tait sous l’empire de quelque substance vé gé tale susceptible de donner des visions, si l’é vidente tempé rance qui ré glait sa vie ne m’avait pas induit à repousser cette pensé e. Toutefois je ne cacherais pas que, au cours du voyage, il s’é tait parfois arrê té au bord d’un pré, à l’oré e d’une forê t, pour recueillir certaines herbes (toujours la mê me, je crois): et il se mettait à la mastiquer l’air absorbé. Il en gardait sur lui une petite provision, et en mangeait dans les moments de plus grande tension (et nous en eû mes souvent à l’abbaye! ). Quand une fois je lui demandai de quoi il s’agissait, il dit en souriant qu’un bon chré tien peut parfois prendre des leç ons mê me chez les infidè les; et quand je lui demandai d’en goû ter, il me ré pondit que, comme pour les discours, il y a aussi des simples pour les paï dikoï {11}, les é phé bikoï et les gynaï keioï et ainsi de suite, si bien que les herbes qui sont bonnes pour un vieux franciscain ne sont pas bonnes pour un jeune bé né dictin. Dans le temps que nous fû mes ensemble, nous n’eû mes pas l’occasion de mener une vie trè s ré guliè re: à l’abbaye mê me nous veillâ mes la nuit et tombâ mes de fatigue le jour, et ne prî mes point ré guliè rement part aux offices sacré s. Pourtant rarement, en voyage, il veillait passé complies, et il avait des habitudes frugales. Quelquefois, comme il advint à l’abbaye, il dé ambulait toute la journé e dans le potager, examinant les plantes comme si c’é taient des chrysoprases{12} ou des é meraudes, et je le vis rô der dans la crypte du tré sor en regardant un é crin constellé d’é meraudes et de chrysoprases comme si c’é tait un buisson de stramoine. D’autre fois, il restait un jour entier dans la grand'salle de la bibliothè que en feuilletant des manuscrits comme pour seul plaisir (quand autour de nous se multipliaient les cadavres de moines horriblement occis). Un jour, je le trouvai qui se promenait dans le potager sans aucun but apparent, comme s’il ne devait pas rendre compte à Dieu des ses oeuvres. Dans l’ordre, on m’avait enseigné une tout autre faç on de ré partir mon temps, et je le lui dis. Et lui ré pondit que la beauté du cosmos est donné e non seulement par l’unité dans la varié té, mais aussi par la varié té dans l’unité. Ce me sembla une ré ponse dicté e par un empirisme sans gê ne, mais j’appris par la suite que les hommes de sa terre dé finissent souvent les choses de faç on telle qu’on dirait que la force illuminante de la raison n’y a pas grand rô le. Pendant la pé riode que nous passâ mes à l’abbaye, je lui vis toujours les mains recouvertes de la poussiè re des livres, de l’or des enluminures encore fraî ches, de substances jaunâ tres qu’il avait touché es dans l’hô pital de Sé verin. On aurait dit qu’il ne pouvait penser qu’avec les mains, chose qui alors me semblait plus digne d’un mé canicien (et on m’avait appris que le mé canicien est moechus{13}, et commet un adultè re au regard de la vie intellectuelle à laquelle il devrait ê tre uni en un trè s chaste noeud): mais quand bien mê me ses mains touchaient des choses trè s fragiles, comme certains codes aux miniatures encore fraî ches, ou des pages consumé es par le temps et friables comme du pain azyme, il possé dait, me sembla-t-il, une extraordinaire dé licatesse de tact, la mê me dont il usait pour toucher ses machines. Je dirai en effet que cet homme curieux emportait avec lui, dans son sac de voyage, des instruments que je n’avais jamais vus jusqu’alors, et qu’il qualifiait comme ses merveilleuses machines. Les machines, disait-il, sont effet de l’art, qui singe la nature, dont elles reproduisent non pas les formes, mais la mê me opé ration. Il m’expliqua les prodiges de l’horloge, de l’astrolabe et de l’aimant. Mais au dé but, je craignis qu’il ne s’agî t de sorcellerie, et je fis semblant de dormir par certaines nuits claires où il se mettait (un curieux triangle à la main) à observer les é toiles. Les franciscains que j’avais connus en Italie et sur ma terre é taient des hommes simples, souvent illettré s, et je lui dis part de mon é tonnement devant sa science. Mais lui me dit en souriant que les franciscains de ses î les é taient d’une autre espè ce: Roger Bacon, que je vé nè re comme mon maî tre, nous a appris que le plan divin passera un jour par la science des machines, qui est magie naturelle et sainte. Et un jour par force de nature on pourra faire des instruments de navigation grâ ce à quoi les bateaux iront unico homine regente{14}, et bien plus vite que poussé s par des voiles ou des rames; et il y aura des chariots « ‘ut sine animali moevatur cum impetu inaestimabili revolvens aliquod ingenium per quod alae artificialiter compositae aerem verberent, ad modum avis volantis{15} ». Et des instruments minuscules qui soulè vent des poids infinis et des vé hicules qui permettent de voyager sur le fond de la mer. Quand je lui demandai où se trouvaient ces machines, il me dit qu’elles avaient é té faites dans l’antiquité, et certaines mê me à notre é poque: « A l’exception de l’instrument pour voler, que je n’ai pas vu, et dont je n’ai rencontré personne qui l’eû t vu, mais je connais un savant qui l’a conç u. Et on peut faire des ponts qui enjambent les fleuves sans colonnes ou autre appui et encore d’autres machines inouï es. Tu n’as pas à t’inquié ter si elles n’existent pas encore, parce que cela ne veut pas dire qu’elles n’existeront pas. Et moi je te dis que Dieu veut qu’elles soient, et dé jà elles sont sû rement dans son esprit, mê me si mon ami d’Occam nie que les idé es existent de cette faç on, et non pas parce que nous pouvons dé cider de la nature divine, mais pré cisé ment parce que nous ne pouvons lui poser aucune limite. » Ce ne fut certes pas la seule proposition contradictoire que je lui entendis é noncer: mais mê me à pré sent que je suis vieux et plus sage qu’en ce temps-là, je n’ai pas dé finitivement compris comment il pouvait avoir une telle confiance en son ami Occam et à la fois ne jurer que sur Bacon, selon son habitude. Il n’en reste pas moins que c’é taient là des temps obscurs où un homme sage devait entretenir des pensé es contradictoires. Voilà, j’ai dit de frè re Guillaume des choses peutê tre insensé es, comme pour recueillir dè s l’abord les impressions dé cousues que j’en eus alors. Qui il fut, et ce qu’il fit, mon bon lecteur, tu pourras peut-ê tre mieux le dé duire des actions qu’il mena dans les jours que nous passâ mes à l’abbaye. D’ailleurs, je ne t’ai pas promis une composition parfaite, mais bien une liste de faits (ç a oui) admirables et terribles. Ainsi, en connaissant jour aprè s jour mon maî tre, et en passant nos longues heures de marche en de trè s longues conversations dont, le cas é ché ant, je parlerai au fur et à mesure, nous parvî nmes au pied du mont où se dressait l’abbaye. Et il est temps, comme jadis nous le fî mes, que mon ré cit s’approche d’elle: puisse ma main ne point trembler au moment où je m’apprê te à dire tout ce qui ensuite arriva. PREMIER JOUR
Premier jour PRIME Où l’on arrive au pied de l’abbaye et Guillaume fournit une preuve de sa grande sagacité. C’é tait une belle matiné e de la fin novembre. Dans la nuit, il avait neigé un peu, mais le terrain é tait recouvert d’un voile frais pas plus haut que trois doigts. En pleine obscurité, sitô t aprè s laudes, nous avions é couté la messe dans un village de la vallé e. Puis nous nous é tions mis en route vers les montagnes, au lever du soleil. Comme nous grimpions par le sentier abrupt qui serpentait autour du mont, je vis l’abbaye. Ce ne furent pas les murailles qui l’entouraient de tous cô té s qui m’é tonnè rent, semblable à d’autres que je vis dans tout le monde chré tien, mais la masse imposante de ce que j’appris ê tre l’É difice. C’é tait là une construction octogonale qui, vue de loin, apparaissait comme un té tragone (figure absolument parfaite qui exprime la solidité et le caractè re inexpugnable de la Cité de Dieu), dont les cô té s mé ridionaux se dressaient sur le plateau de l’abbaye, tandis qu’au septentrion ils paraissaient s’é lever des pentes mê mes du mont d’où ils s’innervaient à -pic. Je dis qu’en certains points, vus d’en bas, il semblait que le rocher se prolongeait vers le ciel, sans solutions de teintes et de matiè re, et devenait à un certain point donjon et tour (ouvrage de gé ants qui auraient grande familiarité et avec la terre et avec le ciel). Trois ordres de verriè res disaient le rythme ternaire et sa suré lé vation, si bien que ce qui é tait physiquement carré sur la terre é tait spirituellement triangulaire dans le ciel. À mesure qu’on s’en approchait davantage, on comprenait que la forme quadrangulaire produisait, à chacun de ses angles, une tour heptagonale, dont cinq cô té s s’avanç aient vers l’exté rieur – quatre donc des huit cô té s de l’octogone majeur produisant quatre heptagones mineurs, qui vus de l’exté rieur apparaissaient comme des pentagones. Et il n’est personne qui ne voie l’admirable concordance de tant de nombres saints, chacun ré vé lant un trè s subtil sens spirituel. Huit le nombre de la perfection de tout té tragone, quatre le nombre des é vangiles, cinq le nombre des parties du monde, sept le nombre des dons de l’Esprit Saint. Par sa masse imposante, et par sa forme, l’É difice m’apparut comme plus tard il me serait donné de voir dans le sud de la pé ninsule italienne Castel Unico ou Castel dal Monte, mais par sa position inaccessible il é tait des plus terribles, et capable d’engendrer de la crainte chez le voyageur qui s’en approchait peu à peu. Et heureusement par cette cristalline matiné e d’hiver, la construction ne m’apparut pas telle qu’on la voit dans les jours de tempê te. Je ne dirais pourtant pas qu’elle suggé rait des sentiments joyeux. Pour ma part, j’en é prouvai de la peur, et une inquié tude diffuse. Dieu sait qu’il ne s’agissait pas de fantô mes de mon â me immature, et que j’interpré tais exactement d’indubitables pré sages inscrits dans la pierre, depuis le jour où les gé ants y mirent la main, et avant que la naï ve volonté des moines ne s’enhardî t à la consacrer à la garde de la parole divine. Tandis que nos mulets avanç aient pé niblement dans le dernier tournant de la montagne, là où le chemin principal se divisait et donnait naissance à deux sentiers laté raux, mon maî tre s’arrê ta quelques instants, observant les bas-cô té s de la route, et la route, où une sé rie de pins semper virens{16} formait sur une brè ve distance un toit naturel blanchi par la neige. « Riche abbaye, dit-il. L’Abbé aime faire belle figure dans les occasions publiques. » Habitué que j’é tais à l’entendre é mettre les plus singuliè res affirmations, je ne l’interrogeai pas. D’autant que, aprè s un autre bout de chemin, nous entendî mes des bruits, et à un tournant apparu une troupe de moines et de servants. L’un d’eux, comme il nous vit, vint à notre rencontre avec une grande urbanité : « Bienvenu seigneur, dit-il, et point ne vous é tonne si j’imagine qui vous ê tes, parce que nous avons é té avertis de votre visite. Moi je suis Ré migio de Varagine, le cellé rier du monastè re. Et si vous ê tes, comme je le crois, frè re Guillaume de Bacqueville, il faudra en aviser l’Abbé. Toi, ordonna-t-il en direction d’un de sa suite, remonte et avertis que notre visiteur s’apprê te à franchir l’enceinte! » — Je vous remercie, seigneur cellé rier, ré pondit cordialement mon maî tre, et j’appré cie d’autant plus votre courtoisie que pour me saluer vous avez interrompu votre poursuite. Mais n’ayez crainte, le cheval est passé par ici et a pris le sentier de droite. Il ne pourra pas aller bien loin, car, arrivé au dé pô t des litiè res, il devra s’arrê ter. Il est trop intelligent pour se pré cipiter le long du terrain abrupt… — Quand l’avez-vous vu? demanda le cellé rier. — Nous ne l’avons pas vu du tout, n’est-ce pas, Adso? dit Guillaume en se tournant vers moi d’un air amusé. Mais si vous cherchez Brunel, l’animal ne peut ê tre que là où j’ai dit. » Le cellé rier hé sita. Il regarda Guillaume, puis le sentier, et enfin demanda: « Brunel? Comment savezvous ? — Allons, allons, dit Guillaume, il est é vident que vous ê tes en train de chercher Brunel{17}, le cheval pré fé ré de l’Abbé, le meilleur galopeur de votre é curie, avec sa robe noire, ses cinq pieds de haut, sa queue somptueuse, son sabot petit et rond, mais au galop trè s ré gulier; tê te menue, oreilles é troites, mais grands yeux. Il a pris à droite, je vous dis, et dé pê chez-vous, en tout cas. » Le cellé rier eut un moment d’hé sitation, puis il fit un signe aux siens et se pré cipita dans le sentier de droite, tandis que nos mulets se remettaient à monter. Alors que, piqué de curiosité, j’allais interroger Guillaume, il me fit signe d’attendre: et de fait, aprè s quelques brè ves minutes, nous entendî mes des cris de jubilation, et au tournant du sentier ré apparurent moines et servants qui ramenaient le cheval par le mors. Ils repassè rent à coté de nous en continuant de nous regarder d’un air plutô t ahuri, et ils nous pré cé dè rent sur le chemin de l’abbaye. Je crois que Guillaume ralentissait le pas de sa monture pour leur permettre de raconter ce qui é tait arrivé. De fait, j’avais eu l’occasion de me rendre compte que mon maî tre, à tous é gards homme de suprê me vertu, s’abandonnait au vice de la vanité quand il s’agissait de donner la preuve de son acuité d’esprit et, comme j’en avais dé jà appré cié les dons de subtil diplomate, je compris qu’il voulait arriver au but pré cé dé d’une solide renommé e d’homme savant. « Et maintenant, dites-moi (à la fin je ne sus me retenir), comment avez-vous fait pour savoir? » — Mon bon Adso, dit le maî tre. J’ai passé tout notre voyage à t’apprendre à reconnaî tre les traces par lesquelles le monde nous parle comme un grand livre. Alain de Lille disait que omnis mundi creatura quasi liber et pictura nobis est in speculum{18} et il pensait à l’iné puisable ré serve de symboles avec quoi Dieu, à travers ses cré atures, nous parle de la vie é ternelle. Mais l’univers est encore plus loquace que ne le pensait Alain, et non seulement il parle des choses derniè res (en ce cas-là d’une matiè re obscure), mais aussi des choses proches et alors là d’une faç on lumineuse. J’ai presque honte de te ré pé ter ce que tu devrais savoir. Au croisement, sur la neige encore fraî che, se dessinaient avec grande clarté les empreintes des sabots d’un cheval, qui pointaient vers le sentier à main gauche. À belle et é gale distance l’un de l’autre, ces signes disaient que le sabot é tait petit et rond, et le galop d’une grande ré gularité – j’en dé duisis ainsi la nature du cheval et le fait qu’il ne courait pas dé sordonné ment comme fait un cheval emballé. Là où les pins formaient comme un appentis naturel, des branches avaient é té fraî chement cassé es juste à la hauteur de cinq pieds. Un des buissons de mû res, là où l’animal avoir tourné pour enfiler le sentier à sa droite, alors qu’il secouait fiè rement sa belle queue, retenait encore dans ses é pines de longs crins de jais… Enfin, tu ne me diras pas que tu ne sais pas que ce sentier mè ne au dé pô t des litiè res, car en grimpant par le tournant infé rieur, nous avons vu la bave des dé tritus descendre à -pic au pied de la tour orientale, laissant des salissures sur la neige; et d’aprè s la situation du carrefour, le sentier ne pouvait que mener dans cette direction. — Oui, dis-je, mais la tê te menue, les oreilles pointues, les grands yeux… — Je ne sais pas s’il en est pourvu, mais à coup sû r les moines le croient fermement. Isidore de Sé ville disait que la beauté d’un cheval exige « ut sit exiguum caput, et siccum prope pelle ossibus adhaerent, aures breves et argutae, oculi magni, nares patulae, erecta cervix, com densa et cauda, ungularum soliditate fix rotunditas »{19}. Si le cheval dont j’ai deviné le passage n’avait pas é té vraiment le meilleur de l’é curie, on aurait peine à expliquer pourquoi ne le poursuivaient pas les seuls palefreniers, mais que se soit dé rangé le cellé rier en personne? Et un moine qui juge un cheval excellent, audelà des formes naturelles, ne peut pas ne pas le voir exactement comme les auctoritates{20} le lui ont dé crit, surtout si (et là il sourit avec malice à mon endroit) c’est un docte bé né dictin… — Entendu, dis-je, mais pourquoi Brunel? — Que l’Esprit Saint te mette un peu plus de plomb dans la tê te, mon fils! s’exclama le maî tre. Quel autre nom lui aurais-tu donné si le grand Buridan{21} en personne, qui est en passe de devenir recteur à Paris, devant parler d’un beau cheval, ne trouva nom plus naturel? Tel é tait mon maî tre. Non seulement il savait lire dans le grand livre de la nature, mais aussi de la faç on que les moines lisaient les livres de l’Ecriture, et pensaient à
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