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LE NOM DE LA ROSE 1 страница
UMBERTO ECO LE NOM DE LA ROSE Roman Traduit de l’italien par Jean-Noë l Schifano 1982, É ditions Grasset & Fasquelle L’é dition originale de cet ouvrage a é té publié e en 1980 par Gruppo Editoriale Fabbri-Bompiani, Milan, sous le titre: Il nome della rosa Table des Matiè res UN MANUSCRIT, NATURELLEMENT. 6 NOTE 11 PROLOGUE 13 PREMIER JOUR 22 PRIME 24 TIERCE 30 SEXTE 42 VERS NONE 65 APRÈ S NONE 7 1 VÊ PRES 83 COMPLIES 92 DEUXIÈ ME JOUR 98 MATINES 99 PRIME 108 TIERCE 118 SEXTE 132 NONE 137 APRÈ S VÊ PRES 150 COMPLIES 154 NUIT 162 TROISIÈ ME JOUR 17 1 DE LAUDES A PRIME 17 2 TIERCE 17 4 SEXTE 17 8 NONE 187 VÊ PRES 200 APRÈ S COMPLIES 211 NUIT 240 QUATRIÈ ME JOUR 245 LAUDES 246 PRIME 253 TIERCE 262 SEXTE 27 1 NONE 283 VÊ PRES 286 COMPLIES 290 APRÈ S COMPLIES 293 NUIT 308 CINQUIÈ ME JOUR 315 PRIME 316 TIERCE 329 SEXTE 338 NONE 348 VÊ PRES 367 COMPLIES 37 3 SIXIÈ ME JOUR 382 MATINES 383 LAUDES 387 PRIME 390 TIERCE 397 APRÈ S TIERCE 407 SEXTE 410 NONE 415 ENTRE VÊ PRES ET COMPLIES 424 APRÈ S COMPLIES 427 SEPTIÈ ME JOUR 431 NUIT 432 NUIT 447 DERNIER FEUILLET 460 Apostille au Nom de la rose 466 Notes 493
{1} UN MANUSCRIT, NATURELLEMENT. Le 16 aoû t 1968, on me mit dans les mains un livre dû à la plume d’un certain abbé Vallet, Le Manuscrit de Dom Adso de Melk, traduit en franç ais d’aprè s l’é dition de Dom J. Mabillon (aux Presses de l’Abbaye de la Source, Paris, 1842). Le livre, accompagné d’indications historiques en vé rité fort mince, affirmait qu’il reproduisait fidè lement un manuscrit du XIVe siè cle, trouvé à son tour dans le monastè re de Melk par le grand é rudit du XVIIe, qui a tant fait pour l’histoire de l’ordre bé né dictin. La docte trouvaille (la mienne, troisiè me dans le temps donc) me ré jouissait tandis que je me trouvais à Prague dans l’attente d’une personne chè re. Six jours aprè s, les troupes sovié tiques envahissaient la malheureuse ville. En suivant un parcours hasardeux, je ré ussissais à atteindre la frontiè re autrichienne à Linz, de là je me dirigeais sur Vienne où je rejoignais la personne attendue, et ensemble nous remontions le cours du Danube. En un climat mental de grande excitation, je lisais, fasciné, la terrible histoire d’Adso de Melk, et elle m’absorba tant que, presque d’un seul jet, j’en ré digeai une traduction sur ces grands cahiers de la Papeterie Joseph Gibert où il est si agré able d’é crire avec une plume douce. Et ce faisant, nous arrivâ mes à proximité de Melk, où, à -pic sur une boucle du fleuve, se dresse encore le trè s beau Stift plus d’une fois restauré au cours des siè cles. Comme le lecteur l’aura imaginé, dans la bibliothè que du monastè re je ne trouvai trace du manuscrit d’Adso. Avant d’arriver à Salzbourg, une nuit tragique dans un petit hô tel sur les rives du Mondsee, et mon voyage à deux s’interrompit brusquement: la personne avec qui je voyageais disparut en emportant dans son bagage le livre de l’abbé Vallet, non point par malignité, mais à cause de la faç on dé sordonné e et abrupte dont avait pris fin notre liaison. Il me resta ainsi une sé rie de cahiers é crits de ma propre main, et un grand vide au coeur. Quelques mois plus tard à Paris, je dé cidais d’aller au bout de ma recherche. Des renseignements plutô t chiches que j’avais tiré s du livre franç ais, me restait la ré fé rence à la source, exceptionnellement dé taillé e et pré cise: Vetera analecta, sive collectio veterum aliquot operum & opusulorum omnis generis, carminum, epistolarum, diplomaton, epitaphiorum, &, cum itinere germanico, adnotationibus & aliquot disquisitionibus R. P. D. Joannis Mabillon, Presbiteri ac Monachi Ord. Sancti Benedicti e Congregatione S. Mauri. — Nova Editio cui accessere Mabilonii vita & aliquot opuscula, scilicet Dissertatio de Pane Eucharistico, Azymo et Fermentato, ad Eminentiss. Cardinalem Bona. Subjungitur opusculum Eldefonsi Hispaniensis Episcopi de eodem argumento Et Eusebii Romani ad Theophilum Gallum epistola, De cultu sanctorum ignotorum, Parisiis, apud Levesque, ad Pontem S. Michaelis, MDCCXXI, cum privilegio Regis. {2} Pontem S. Michaelis, MDCCXXI, cum privilegio Regis. Je trouvai tout de suite les Vetera Analecta à la bibliothè que Sainte-Geneviè ve, mais à ma grande surprise, l’é dition repé ré e divergeait sur deux dé tails: d’abord l’é diteur, qui é tait Montalant, ad Ripam P. P Augustinianorum (prope Pontem S. Michaelis), et ensuite la date de deux anné es posté rieures. Inutile de dire que ces Analecta ne contenaient aucun manuscrit d’Adso ou Adson de Melk – et qu’il s’agit en revanche comme tout un chacun peut le vé rifier, d’un recueil de textes de courte et moyenne longueur, quand l’histoire transcrite par Vallet sur plusieurs centaines de pages. Je consultai à l’é poque des mé dié vistes illustres comme le cher et inoubliable É tienne Gilson, mais il fut clair que les uniques Vetera Analecta é taient ceux que j’avais vus à Sainte- Geneviè ve. Une pointe jusqu’à l’Abbaye de la source, qui s’é lè ve du cô té de Passy, et un entretien avec l’ami Dom Arne Lahnested me convainquit pareillement qu’aucun abbé Vallet n’avait publié de livres aux presses (d’ailleurs inexistantes) de l’abbaye. On ne sait pas trop la né gligence des é rudits franç ais à fournir des indications bibliographiques d’une certaine cré dibilité, mais le cas en question dé passait tout pessimisme raisonnable. Je commenç ai à penser qu’un faux m’é tait tombé dans les mains. Dé sormais le livre mê me de Vallet é tait irré cupé rable (ou du moins ne me sentais-je pas le courage d’aller le qué mander à qui me l’avait distrait). Il ne me restait donc que mes notes, dont je commenç ai dè s lors à douter. Il est des moments magiques, de grande fatigue physique et d’intense excitation, où surgissent des visions de personnes connues par le passé (« en me retraç ant ces dé tails, j’en suis à me demander s’ils sont ré els, ou bien si je les ai rê vé s »). Comme je l’appris plus tard dans le beau livre de l’abbé de Bucquoy, surgissent pareillement des visions de livres non encore é crits. Si rien de nouveau ne s’é tait produit, j’en serais encore à me demander d’où peut bien venir l’histoire d’Adso de Melk; seulement en 1970, à Buenos Aires, comme je fouinais sur les é tagè res d’un petit libraire antiquaire dans la Corrientes, pas trè s loin du plus fameux Patio du Tango de cette grande rue, voici que me tomba entre les mains la version castillane d’un opuscule de Milo T emesv ar, de l’utilisation des miroirs dans le jeu des é checs, que j’avais dé jà eu l’occasion de citer (de seconde main) dans mon Apocalyptiques et inté gré s, en rendant compte de son plus ré cent les Marchands d’Apocalypses. Il s’agissait de la traduction introuvable de l’original en langue gé orgienne (Tbilissi, 1934), et dans ces pages, à ma grande surprise, je lus de copieuses citations du manuscrit d’Adso, sauf que la source n’é tait ni Vallet ni Mabillon, mais bien le pè re Athanasius Kircher (quel ouvrage au juste? ). Un savant – que je ne juge pas opportun de nommer – m’a assuré par la suite que (et il citait les index de mé moire) le grand jé suite n’a jamais parlé d’Adso de Melk. Mais les pages de Temesvar se trouvaient sous mes yeux et les é pisodes auxquels il se ré fé rait absolument analogues à ceux du manuscrit traduit par Vallet (en particulier, la description du labyrinthe ne laissant place à aucun doute). Quoi qu’en ait é crit ensuite Benianino Placido{3}, l’abbé Vallet avait existé et de mê me certainement Adso de Melk. J’en conclus que les mé moires d’Adso semblaient justement participer de la nature des é vé nements qu’il relate: enveloppé s de nombreux et vagues mystè res, à commencer par l’auteur, pour finir avec l’emplacement de l’abbaye dont Adso ne souffle mot, tenacement pointilleux là -dessus, à telle enseigne que les conjectures permettent de dessiner une zone pré cise entre Pomposa e t Conques, avec de raisonnables probabilité s que le lieu se situâ t le long de la dorsale des Apennins, entre Pié mont, Ligurie et France (autant dire entre Lerici et Turbie). Quant à l’é poque où se dé roulè rent les é vé nements dé crits, nous sommes à la fin du mois de novembre 1327; en revanche le moment où é crit l’auteur est incertain. En calculant qu’il se dit novice en 1327 et proche de la mort quand il é crit ses mé moires, nous pouvons conjecturer que le manuscrit a é té ré digé au cours des dix ou vingt derniè res anné es du XIVe siè cle. Tout bien ré flé chi, elles é taient plutô t minces, les raisons qui pouvaient me porter à faire imprimer ma version italienne d’une obscure version né o-gothique franç aise d’une é dition latine du XVIIe siè cle d’un ouvrage é crit en latin par un moine allemand vers la fin du XIVe siè cle. Et d’abord, quel style adopter? Il fallait repousser comme tout à fait injustifié e la tentation d’imiter les modè les italiens de l’é poque: non seulement Adso é crit en latin, mais il est clair d’aprè s toute l’allure du texte que sa culture (ou la culture de l’abbaye qui si clairement l’influence) est beaucoup plus daté e; il s’agit é videmment d’une somme plurisé culaire de connaissances et de coquetteries stylistiques que se rattachent à la tradition du bas moyen â ge latin. Adso pense et é crit comme un moine resté impermé able à la ré volution de la langue vulgaire, lié aux pages abrité es par la bibliothè que dont il parle, formé es sur des textes patristico-scolastiques, et son histoire (au-delà des ré fé rences et des é vé nements du XIVe siè cle, que cependant Adso enregistre au milieu de mille perplexité s, et toujours par ouï -dire) aurait pu ê tre é crite, quant à la langue et aux citations é rudites, au XIIe ou XIIe siè cle. Il ne fait d’autre part aucun doute qu’en traduisant dans son franç ais né o-gothique le latin d’Adso, Vallet s’est permis diverses liberté s, et pas toujours stylistiques. Par exemple, les personnages parlent quelquefois des vertus des herbes en se rapportant d’é vidence à ce livre des secrets attribué à Albert le Grand, qui subit au cours des siè cles d’innombrables remaniements. Sans l’ombre d’un doute, Adso le connaissait, mais reste le fait qu’il en cite des passages qui é voquent trop litté ralement soit des prescriptions de Paracelse soit d’é videntes interpolations d’une é dition d’Albert le Grand à coup sû r de l’é poque Tudor. Par ailleurs j’ai vé rifié ensuite qu’aux temps où Vallet transcrivait (? ) le manuscrit d’Adso, il circulait à Paris une é dition du XVIIIe siè cle du Grand et du Petit Albert{4} dé sormais irré mé diablement frelaté e. Pourtant, comment ê tre certain que le texte à quoi se ré fé raient Adso et les moines dont il annotait les discours ne contenait aussi, entre les gloses, les scolies et divers appendices, des remarques destiné es à nourrir ensuite la culture à venir? Enfin, devais-je laisser en latin les passages que l’abbé Vallet lui-mê me ne jugea pas opportun de traduire, peut-ê tre pour garder un air d’é poque? Il n’y avait point de justifications pré cises pour le faire, si ce n’est un sentiment, peut-ê tre mal compris, de fidé lité à ma source… J’ai é lagué de maniè re à conserver certaines choses. Et je crains d’avoir fait comme les mauvais romanciers qui, s’ils mettent en scè ne un personnage franç ais, lui font dire « parbleu! » et « la femme, ah! La femme! » Pour conclure, je suis plein de doutes. Je ne sais vraiment pas pourquoi je me suis dé cidé à prendre mon courage à deux mains pour pré senter comme s’il é tait authentique le manuscrit d’Adso de Melk. Disons: un geste d’é namouré. Ou, si on veut, une faç on de me libé rer de nombreuses et anciennes obsessions. Je transcris sans me soucier de l’actualité. Dans les anné es où je dé couvrais le texte de l’abbé Vallet, se ré pandait la conviction qu’on ne devait é crire que pour s’engager dans le pré sent, et pour changer le monde. À un peu plus de dix ans de là, c’est maintenant la consolation de l’homme de lettres (recouvrant sa trè s haute dignité ) qu’on puisse é crire par pur amour de l’é criture. C’est ainsi qu’à pré sent je me sens libre de raconter, par simple goû t fabulateur, l’histoire d’Adso de Melk, et que j’é prouve ré confort et consolation à la retrouver si incommensurablement é loigné e dans le temps (maintenant que la veille de la raison a chassé tous les monstres que son sommeil avait engendré s), si glorieusement dé nué e de rapport avec le temps où nous vivons, intemporellement é trangè re à nos espé rances et à nos certitudes. Parce que c’est là une histoire de livres, non de misè res quotidiennes, et sa lecture peut incliner à ré citer avec le grand imitateur à Kempis: « In omnibus requiem quaesivi, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro{5}. » 5 janvier 1980 NOTE Le manuscrit d’Adso est divisé en sept journé es et chaque journé e en pé riodes correspondant aux heures liturgiques. Les sous-titres, à la troisiè me personne, ont é té probablement ajouté s par Vallet. Mais comme ils sont utiles à l’orientation du lecteur, et que cet usage est commun à tant de litté rature en langue vulgaire de ce temps-là, je n’ai pas jugé opportun de les é liminer. Les ré fé rences d’Adso aux heures canoniales m’ont laissé quelque peu perplexe, parce que non seulement elles se caracté risent diffé remment selon les localité s et les saisons, mais selon toute probabilité, au XIVe siè cle, on ne se conformait pas avec une absolue pré cision aux indications fixé es par saint Benoî t dans la rè gle. Cependant, pour orienter le lecteur, en se fondant en partie sur le texte, en partie en confrontant la rè gle originelle avec la description de la vie monastique fournie par É douard Schneider dans les Heures bé né dictines (Paris, Grasset, 1925), je crois qu’on peut s’en tenir à l’é valuation suivante: — Matines: (que parfois Adso dé signe aussi avec l’antique expression de Vigilae). La nuit entre 2 h 30 et 3 heures. — Laudes: (qu’on disait dans la tradition la plus ancienne Matutini). Entre 5 et 6 heures du matin, de faç on à terminer quand pointe l’aube. — Prime: vers 7 h 30, peu avant l’aurore. — Tierce: vers 9 heures. — Sexte: Midi (dans un monastè re où les moines ne travaillaient pas aux champs, c’é tait aussi, en hiver, l’heure du dî ner). — None: entre 2 et 3 heures de l’aprè s-midi. — Vê pres: vers les 4 h 30, au couchant (la rè gle prescrit de souper quand les té nè bres ne sont pas encore tombé es). — Complies: vers les 6 heures (à 7 heures au plus tard, les moines vont se coucher). Ce calcul se fonde sur le fait que dans l’Italie septentrionale, à la fin novembre, le soleil se lè ve autour de 7 h 30 et se couche autour de 4 h 40 de l’aprè s-midi. PROLOGUE Au commencement é tait le Verbe et le Verbe é tait auprè s de Dieu, et le Verbe é tait Dieu. Il é tait au commencement auprè s de Dieu et la tâ che d’un moine fidè le serait de ré pé ter chaque jour avec humilité psalmodiante l’unique inchangeable é vé nement dont on puisse affirmer l’incontestable vé rité. Mais videmus nunc per manifeste par fragments (hé las, combien illisibles) dans l’erreur du monde, si bien que nous devons en â nonner les signes fidè les, mê me là où ils nous semblent obscurs et comme le tissu d’une volonté visant exclusivement au mal. Arrivé au terme de ma vie de pé cheur, tandis que chenu, vieilli comme le monde, dans l’attente de me perdre en l’abime sans fond de la divinité silencieuse et dé serte, participant de la lumiè re immuable des intelligences angé liques, dé sormais retenu par mon corps lourd et malade dans cette cellule de mon cher monastè re de Melk, je m’apprê te à laisser sur ce vé lin té moignage des é vé nements admirables et terribles auxquels dans ma jeunesse il me fut donné d’assister, en ré pé tant verbatim{6} tout ce que je vis et entendis, sans me hasarder à en tirer un dessein, comme pour laisser à ceux qui viendront (si l’Anté christ ne les devance) des signes de signes, afin que sur eux s’exerce la priè re du dé chiffrement. Que le Seigneur m’accorde la grâ ce d’ê tre le té moin transparent des é vé nements qui eurent lieu à l’abbaye dont il est bon et charitable de taire mê me le nom dé sormais, vers la fin de l’anné e du Seigneur 1327 où l’empereur Louis descendit en Italie pour reconstruire la dignité du Saint-Empire romain, suivant les plans du Trè s-Haut et pour confondre l’infâ me usurpateur simoniaque et hé ré siarque qui en Avignon couvrit de honte le saint nom de l’apô tre (je veux dire l’â me pé cheresse de Jacques de Cahors, que les impies honorè rent sous le nom de Jean XXII). Sans doute, pour mieux comprendre les situations où je me trouvai mê lé, est-il bon que je rappelle ce qui se passait en ce dé but de siè cle, tel que je le compris alors en le vivant, et comme je me le remé more maintenant, enrichi d’autres ré cits que j’ai entendus aprè s – si ma mé moire est encore en mesure de renouer les fils de si nombreux et si confus é vé nements. Dè s les premiè res anné es de ce siè cle, le pape Clé ment V avait transfé ré le siè ge apostolique en Avignon, laissant Rome en proie aux ambitions des seigneurs locaux: et graduellement la ville trè s sainte de la chré tienté s’é tait transformé e en un cirque, ou en un lupanar, dé chiré e par les luttes entre ses grands; elle se disait ré publique et ne l’é tait pas, battue par des bandes armé es, soumises aux violences et aux pillages. Des ecclé siastiques s’é tant soustraits à la juridiction sé culaire commandaient des groupes de rebelles et vivaient de rapines, l’é pé e à la main, pré variquaient et organisaient d’ignobles trafics. Comment empê cher que la Caput Mundi{7} redevî nt, et fort justement, le but de qui voulait coiffer la couronne du Saint-Empire romain et restaurer la dignité de cette domination temporelle qui jadis avait é té celle des cé sars? Voilà donc qu’en 1314 cinq princes allemands avaient é lu à Francfort Louis de Baviè re comme suprê me gouverneur de l’Empire. Mais le jour mê me, sur l’autre rive du Main, le comte palatin du Rhin et l’archevê que de Cologne avaient é lu à la mê me dignité Fré dé ric d’Autriche. Deux empereurs pour un seul trô ne et un seul pape pour deux: situation qui devint, en vé rité, cause de grand dé sordre… Deux anné es plus tard é tait é lu en Avignon le nouveau pape, Jacques de Cahors, â gé de soixante-douze ans, sous le nom pré cisé ment de Jean XXII, et fasse le ciel que jamais plus aucun Pontife ne prenne un nom dé sormais si haï des bonnes gens. Franç ais et dé voué au roi de France (les hommes de cette terre corrompue sont toujours enclins à favoriser les inté rê ts des leurs, et sont incapables de regarder le monde entier comme leur patrie spirituelle), il avait soutenu Philippe le Bel contre les Templiers, que le roi avait accusé s (injustement je crois) de crimes ignominieux pour s’emparer de leurs biens, avec la complicité de cet ecclé siastique rené gat. Entretemps s’é tait insé ré dans cette trame sans pareille Robert de Naples, qui pour garder le contrô le de la pé ninsule italienne, avait convaincu le pape de ne reconnaî tre aucun des deux empereurs allemands, restant ainsi capitaine gé né ral de l’É tat de l’É glise. En 1322, Louis de Baviè re l’emportait sur son rival Fré dé ric. Sa crainte d’un seul empereur é tant encore plus grande qu’elle ne l’avait é té à deux, Jean excommunia le vainqueur, et celui-ci en retour dé nonç a le pape comme hé ré tique. Il faut dire que justement cette anné e-là, avait lieu à Pé rouse le chapitre des frè res franciscains, et leur gé né ral, Michel de Cé sè ne, en accueillant les instances des « spirituels » (dont j’aurais encore l’occasion de parler) avaient proclamé comme vé rité de foi la pauvreté du Christ qui, s’il avait possé dé quelque chose avec ses apô tres, cela avait é té seulement comme usus facti{8}. Digne ré solution, visant à sauvegarder la vertu et la pureté de l’ordre, mais fort mal accueillie du pape qui sans doute y entrevoyait un principe susceptible de mettre en danger les pré tentions mê me que lui, chef de l’É glise, avait de contester à l’Empire le droit d’é lire les é vê ques, pré tendant en retour pour le Saint-Siè ge celui d’investir l’empereur. Pour ces raisons, ou d’autres qui le poussaient à en agir ainsi, Jean condamna en 1323 les propositions des franciscains dans la dé cré tale cum inter nonnullos{9}. Ce fut à ce moment-là, j’imagine, que Louis vit dans les franciscains, ennemis du pape dé sormais, de puissants allié s. En affirmant la pauvreté du Christ, ils fortifiaient en quelque sorte les idé es des thé ologiens impé riaux, à savoir de Marsile de Padoue et Jean de Jandun. Et enfin, quelques mois avant les é vé nements que je vais raconter, Louis, qui avait conclu un accord avec le vaincu Fré dé ric, descendait en Italie, é tait couronné à Milan, entrait en conflit avec les Visconti, qui pourtant l’avaient accueilli avec faveur, mettait le siè ge devant Pise, nommait vicaire impé rial Castruccio, duc de Lucques et de Pistoie (et je crois qu’il faisait mal, car je ne connus jamais homme plus cruel, sauf peut-ê tre Uguccione della Faggiola), et à pré sent il s’apprê tait à fondre sur Rome, appelé par Sciarra Colonna seigneur du lieu. Telle é tait la situation quand – dé jà novice bé né dictin au monastè re de Melk – je fus arraché à la tranquillité du cloî tre par mon pè re, qui se battait dans la suite de Louis, non le moindre d’entre ses barons, et qui se trouva sage de m’emmener avec lui pour que je connusse les merveilles d’Italie et fusse pré sent quand l’empereur serait couronné à Rome. Mais le siè ge de Pise l’absorba tout entier dans ses pré occupations militaires. J’en tirai avantage en circulant, mi par oisiveté, mi par dé sir d’apprendre, dans des villes de la Toscane, mais cette vie libre et sans rè gle ne seyait point, pensè rent mes parents, à un adolescent voué à la vie contemplative. Et sur la suggestion de Marsile, qui s’é tait pris d’affection pour moi, ils dé cidè rent de me placer auprè s d’un docte franciscain, frè re Guillaume de Baskerville; ce dernier allait entreprendre une mission qui devait le conduire jusqu’à des villes cé lè bres et des abbayes trè s anciennes. C’est ainsi que je devins son secré taire en mê me temps
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