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FILENAME : LE RETOUR DE SAINT‑GERMAIN 12 страница



 

Il me revenait en mé moire le dernier file de Belbo. Mais alors, si l'ê tre est si vide et si fragile qu'il ne puisse se soutenir que sur l'illusion de ceux qui cherchent son secret, vraiment– comme disait Amparo le soir dans la tente, aprè s sa dé faite – alors il n'est pas de ré demption, nous sommes tous des esclaves, donnez‑ nous un maî tre, nous le mé ritons...

Ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible parce que Lia m'a appris qu'il y a autre chose, et j'en ai la preuve, il s'appelle Giulio et en ce moment il joue dans une vallé e, et tire la queue d'une chè vre. Ce n'est pas possible parce que Belbo a dit deux fois non.

 

Le premier non, il l'a dit à Aboulafia, et à qui aurait tenté d'en violer le secret. « Tu as le mot de passe? » é tait la question. Et la ré ponse, la clef du savoir, é tait « non ». Il y a quelque chose de vrai, et c'est que non seulement le mot magique n'existe pas, mais nous ne le savons mê me pas. Pourtant, qui saurait l'admettre peut savoir quelque chose, au moins ce que j'ai pu savoir moi.

Le second non, il l'a dit dans la nuit du samedi, en refusant la planche de salut qu'on lui tendait. Il aurait pu inventer une carte quelconque, citer une de celles que je lui avais indiqué es, aussi bien, avec le Pendule suspendu de la sorte, cette bande de forcené s n'aurait jamais identifié l'Umbilicus Mundi, et quand bien mê me, ils auraient perdu une autre dé cennie pour comprendre que ce n'é tait pas lui. Eh bien non, il n'a pas voulu se plier, il a pré fé ré mourir.

Non qu'il n'ait voulu se plier au rut du pouvoir, il n'a pas voulu se plier au non‑ sens. En somme, d'une certaine faç on il savait que, pour fragile que soit l'ê tre, pour infinie et sans but que soit notre interrogation du monde, il existe quelque chose qui a plus de sens que le reste.

De quoi Belbo avait‑ il eu l'intuition, peut‑ ê tre à ce moment‑ là seulement, pour lui permettre de contredire son dernier file dé sespé ré, et de ne pas dé lé guer son destin à qui lui garantissait n'importe quel Plan? Qu'avait‑ il compris – enfin – qui lui permettait de jouer sa vie, comme si tout ce qu'il devait savoir, il l'eû t dé couvert depuis beau temps, sans qu'il s'en fû t aperç u jusqu'alors, et comme si, devant son unique, vrai, absolu secret, tout ce qui se passait dans le Conservatoire fû t irré mé diablement stupide – et stupide fû t, à ce point‑ là, de s'obstiner à vivre?

Il me manquait quelque chose, un anneau de la chaî ne. Il me semblait dé sormais connaî tre toutes les gestes de Belbo, de la vie à la mort, sauf une.

 

A l'arrivé e, en cherchant mon passeport, j'ai retrouvé dans ma poche la clef de cette maison. Je l'avais prise le jeudi pré cé dent, avec celle de l'appartement de Belbo. Je me suis souvenu du jour où Belbo avait montré la vieille armoire qui devait renfermer, disait‑ il, son opé ra omnia, autrement dit ses juvenilia. Peut‑ ê tre Belbo avait‑ il é crit quelque chose qui ne pouvait pas se trouver dans Aboulafia, et ce quelque chose é tait‑ il enseveli ici, à ***.

Il n'y avait rien de raisonnable dans ma conjecture. Bonne raison – me suis‑ je dit – pour la considé rer comme bonne. Au point où j'en é tais.

Je suis allé ré cupé rer ma voiture, et je suis venu ici.

 

Je n'ai mê me pas trouvé la vieille parente, ou gardienne peu importe, des Canepa, que nous avions vue à l'é poque. Peut‑ ê tre est‑ elle morte elle aussi entre‑ temps. Il n'y a personne ici. J'ai traversé les diffé rentes piè ces, il y a une odeur d'humidité, j'avais mê me pensé allumer le moine dans l'une des chambres. Mais ç a n'a pas de sens de ré chauffer son lit en juin: à peine on ouvre les fenê tres, entre l'air tiè de du soir.

Sitô t aprè s le coucher du soleil, il n'y avait pas de lune. Comme à Paris, dans la nuit du samedi. Elle s'est levé e trè s tard, j'en vois le peu qu'il y a – moins qu'à Paris – maintenant qu'elle se lè ve avec lenteur au‑ dessus des collines les plus basses, dans une dé pression entre le Bricco et une autre gibbosité jaunâ tre, peut‑ ê tre dé jà moissonné e.

Je crois ê tre arrivé ici vers les six heures du soir, il faisait encore clair. Je n'avais rien apporté à manger, et puis, en errant au hasard, je suis entré dans les cuisines et j'ai trouvé un saucisson suspendu à une poutre. J'ai dî né au saucisson et à l'eau fraî che, je crois qu'il é tait autour de dix heures. A pré sent, j'ai soif; je suis monté ici, dans le bureau de l'oncle Carlo, avec une grande carafe d'eau, et j'en avale toutes les dix minutes, puis je descends, la remplis et recommence. Il devrait ê tre trois heures, à pré sent. Mais la lumiè re est é teinte et j'ai du mal à lire l'heure à ma montre. Je ré flé chis, en regardant par la fenê tre. Il y a comme des lucioles, des é toiles filantes sur les flancs des collines. De rares voitures qui passent, descendent en aval, montent vers les petits villages perché s sur les sommets. Quand Belbo é tait un garç onnet, il ne devait pas y avoir de ces visions. Il n'y avait pas de voitures, il n'y avait pas ces routes, la nuit c'é tait le couvre‑ feu.

J'ai ouvert l'armoire des juvenilia, sitô t arrivé. Des é tagè res et des é tagè res de papiers, depuis les devoirs scolaires des classes é lé mentaires jusqu'à des liasses et des liasses de feuillets, poé sies et proses de l'adolescence. Adolescents, on a tous é crit des poé sies, ensuite les vrais poè tes les ont dé truites et les mauvais poè tes les ont publié es. Belbo é tait trop dé sabusé pour les sauver, trop dé sarmé pour les dé truire. Il les a ensevelies dans l'armoire de l'oncle Carlo.

J'ai lu pendant plusieurs heures Et pendant d'autres longues heures, jusqu'à cet instant, j'ai mé dité sur le dernier texte que j'ai trouvé lorsque j'é tais à deux doigts de renoncer.

Je ne sais pas quand Belbo l'a é crit. Ce sont des feuillets et des feuillets où se croisent, dans les interlignes, des calligraphies diffé rentes, ou plutô t la mê me calligraphie en des temps diffé rents. Comme s'il l'avait é crit trè s tô t, autour de seize ou dix‑ sept ans, puis l'avait mis de cô té, é tait revenu dessus autour de vingt ans, et puis de nouveau à trente, et peut‑ ê tre encore aprè s. Jusqu'au moment où il doit avoir renoncé à é crire – sauf à recommencer avec Aboulafia, mais sans oser ré cupé rer ces lignes, et les soumettre à l'humiliation é lectronique.

A le lire, on a l'impression de suivre une histoire bien connue les vicissitudes de ***, entre 1943 et 1945, l'oncle Carlo, les partisans, l'oratoire, Cecilia, la trompette. Je connais le prologue, c'é taient les thè mes obsé dants du Belbo tendre, ivrogne dé ç u et dolent. Il le savait lui aussi, que la litté rature de la mé moire est le dernier refuge de la canaille.

Mais moi je ne suis pas un critique litté raire, je suis une fois de plus Sam Spade, qui cherche la derniè re piste.

Et ainsi j'ai retrouvé le Texte‑ Clef. Il repré sente probablement le dernier chapitre de l'histoire de Belbo à ***. Plus rien n'a pu arriver, aprè s.

 

– 119 –

On mit le feu à la guirlande de la trompette, et alors je vis s'ouvrir le trou de la coupole et une flè che de feu filer dans le fû t de la trompette et entrer dans les corps sans vie. Aprè s, le trou fut à nouveau fermé et la trompette aussi fut é loigné e.

Johann Valentin ANDREAE, Die Chymische Hochzeit des Christian Rosencreutz, Strassburg, Zetzner, 1616, 6, pp. 125‑ 126.

Le texte a des vides, des superpositions, des failles, des biffures, fourbis, fibrilles – on voit que je suis à peine revenu de Paris. Plus que le relire, je le revis.

Ce devait ê tre vers la fin avril de l'anné e 1945. Les armé es allemandes é taient dé sormais en dé route, pour les fascistes c'é tait la dé bandade. En tout cas, *** se trouvait dé jà, et dé finitivement, sous le contrô le des partisans.

Aprè s la derniè re bataille, celle que Jacopo nous avait raconté e justement dans cette maison (il y a presque deux ans), diverses brigades de partisans s'é taient donné rendez‑ vous à *** pour piquer ensuite droit sur la ville. Ils attendaient un signal de Radio Londres, ils se mettraient en branle quand Milan aussi serait prê te pour l'insurrection.

Les partisans des formations garibaldiennes é taient arrivé s aussi, commandé s par Ras, un gé ant à la barbe noire, trè s populaire dans le coin: ils é taient habillé s avec des uniformes de fantaisie, tous diffé rents les uns des autres, sauf le foulard et l'é toile sur la poitrine, tous deux rouges, et ils é taient armé s au petit bonheur la chance, qui avec un vieux mousquet, qui avec une mitraillette arraché e à l'ennemi. Ils faisaient contraste avec les brigades badogliennes au foulard bleu, uniformes kaki semblables à ceux des Anglais, et les flambant neufs fusils‑ mitrailleurs Sten. Les Allié s aidaient les badogliens avec de gé né reux largages de parachutes dans la nuit, aprè s qu'é tait passé, comme il faisait dé sormais depuis deux ans, tous les soirs à onze heures, le mysté rieux Pippetto, l'avion de reconnaissance anglais dont personne ne comprenait ce qu'il pouvait reconnaî tre é tant donné qu'on ne voyait aucune lumiè re sur des kilomè tres et des kilomè tres.

Il y avait des tensions entre garibaldiens et badogliens, on racontait que le soir de la bataille les badogliens s'é taient rué s sur l'ennemi au cri de « Avanti Savoia », mais certains d'entre eux disaient que c'é tait la force de l'habitude, qu'est‑ ce que tu veux crier en allant à l'assaut, ç a ne voulait pas dire qu'ils é taient né cessairement des monarchistes et ils savaient eux aussi que le roi avait de grands torts. Les garibaldiens ricanaient, on peut crier Savoia quand on donne l'assaut à la baï onnette sur un champ de bataille, mais pas en se jetant derriè re un angle mort avec son Sten. C'est qu'ils s'é taient vendus aux Anglais.

On parvint pourtant à un modus vivendi; il fallait un commandement unifié pour l'attaque de la ville, et le choix é tait tombé sur Terzi, qui commandait la brigade la mieux é quipé e, é tait le plus ancien, avait fait la Grande Guerre, é tait un hé ros et jouissait de la confiance du Commandement allié.

Les jours suivants, avec un peu d'avance, je crois, sur l'insurrection de Milan, ils é taient partis pour s'emparer de la ville. De bonnes nouvelles é taient arrivé es, l'opé ration avait ré ussi, les brigades revenaient victorieuses à ***, mais il y avait eu des morts, selon les rumeurs Ras é tait tombé au combat et Terzi é tait blessé.

Puis, un aprè s‑ midi, on avait entendu les bruits des vé hicules automobiles, des chants de victoire, les gens avaient couru sur la grand‑ place, par la route nationale arrivaient les premiers contingents, poings levé s, drapeaux, tout un grouillement d'armes aux portiè res des voitures ou sur les marchepieds des camions. Le long de la route on avait dé jà couvert les partisans de fleurs.

Soudain, quelqu'un avait crié Ras Ras, et Ras é tait là, accroupi sur le garde‑ boue anté rieur d'un Dodge, la barbe é bouriffé e et des touffes de poils noirs couvertes de sueur qui sortaient de sa chemise ouverte sur sa poitrine, et il saluait la foule en riant.

A cô té de Ras, Rampini aussi é tait descendu du Dodge, un garç on myope, un peu plus â gé que les autres, qui jouait dans la fanfare et avait disparu depuis trois mois: on disait qu'il s'é tait joint aux partisans. Et en effet, le voici, là, avec le foulard rouge au cou, le blouson kaki, une paire de pantalons bleus. C'é tait l'uniforme de la fanfare de don Tico, mais lui il avait maintenant un ceinturon avec l'é tui et son pistolet dedans. Derriè re ses lunettes é paisses, qui lui avaient valu tant de railleries de la part de ses vieux camarades de l'oratoire, il regardait à pré sent les filles qui se pressaient à ses cô té s comme s'il é tait Flash Gordon. Jacopo se demandait si par hasard Cecilia se trouvait là, parmi ces gens.

En l'espace d'une demi‑ heure la place fut coloré e de partisans, et la foule appelait Terzi à grands cris, et elle voulait un discours.

A un balcon de la mairie, Terzi é tait apparu, appuyé sur sa bé quille, pâ le, et de la main il avait tenté de calmer la foule. Jacopo attendait le discours parce que toute son enfance, comme celle des jeunes de son â ge, avait é té marqué e par de grands et historiques discours du Duce, dont on apprenait par cœ ur les citations les plus significatives à l'é cole, c'est‑ à ‑ dire qu'on apprenait tout par cœ ur car chaque phrase é tait une citation significative.

Le silence revenu, Terzi avait parlé, d'une voix rauque, qu'on entendait à peine. Il avait dit: « Citoyens, mes amis. Aprè s tant de douloureux sacrifices... nous voici là. Gloire aux morts pour la liberté. »

Et ce fut tout. Il é tait rentré.

Cependant, la foule criait, et les partisans brandissaient leurs mitraillettes, leurs Sten, leurs mousquets, leurs vieux fusils quatre‑ vingt‑ onze, et ils tiraient des rafales de fê te, avec les douilles qui tombaient tout autour d'eux et les gamins qui glissaient entre les jambes des hommes armé s et des civils parce qu'ils n'en feraient plus, une ré colte pareille, avec le risque que la guerre prenne fin dans un mois

 

 

Mais il y avait eu des morts. Par un hasard atroce, tous les deux de San Davide, un village en amont de ***, et les familles en demandaient la sé pulture dans le petit cimetiè re local.

Le commandement des partisans avait dé cidé que ce devaient ê tre des funé railles solennelles, compagnies en formation, chars funè bres dé coré s, orphé on de la municipalité, pè re pré vô t de la cathé drale. Et la fanfare de l'oratoire.

Don Tico avait tout de suite accepté. D'abord, disait‑ il, parce qu'il avait toujours é té de sentiments antifascistes. Ensuite, comme murmuraient les musiciens, parce que depuis un an il faisait é tudier, en guise d'exercice, deux marches funè bres qu'il devait bien un jour ou l'autre faire exé cuter. Et enfin, disaient les mauvaises langues du coin, pour faire oublier Giovinezza, l'hymne fasciste.

L'histoire de Giovinezza s'é tait passé e comme ç a.

Des mois avant, avant que n'arrivent les partisans, la fanfare de don Tico, de sortie pour je ne sais quelle fê te patronale, avait é té arrê té e par les Brigades Noires. « Jouez Giovinezza, mon ré vé rend », lui avait commandé le capitaine en tambourinant de ses doigts sur le canon de sa mitraillette. Que faire, comme il apprendrait à dire par la suite? Don Tico avait dit, les gars, essayons, la peau c'est la peau. Il avait donné la mesure avec sa clef, et l'immonde ramassis de cacophoneux avait traversé *** en jouant quelque chose où seul « l'espoir le plus forcené de revanche » sur l'honneur militaire perdu aurait permis de reconnaî tre Giovinezza. Une honte pour tous. Pour avoir cé dé, disait aprè s don Tico, mais surtout pour avoir joué comme des salopiots. Prê tre oui, et antifasciste, mais avant tout l'art pour l'art.

C'é tait un jour où Jacopo n'é tait pas là. Il souffrait d'une amygdalite. Il n'y avait qu'Annibale Cantalamessa et Pio Bo, et rien que leur pré sence doit avoir radicalement contribué à l'é croulement du nazi‑ fascisme. Mais pour Belbo le problè me é tait ailleurs, du moins au moment où il en é crivait. Il avait raté une autre occasion de savoir s'il aurait su dire non. C'est peut‑ ê tre pour cela qu'il é tait mort pendu au Pendule.

Bref, on avait fixé les funé railles pour le dimanche matin. Sur la place de l'é glise tout le monde é tait là. Terzi avec ses troupes, l'oncle Carlo et certains notables de la commune, avec leurs dé corations de la Grande Guerre, et peu importait de savoir qui avait é té fasciste et qui non, il s'agissait d'honorer des hé ros. Et il y avait le clergé, l'orphé on de la municipalité, en habits sombres, et les chars avec les chevaux uniformé ment caparaç onné s de blanc crè me, argent et noir. L'automé don é tait vê tu comme un maré chal de Napolé on, bicorne, cape et capote, des mê mes couleurs que le harnachement des chevaux. Et il y avait la fanfare de l'oratoire, casquette, blouson kaki et pantalons bleus, brillante de cuivres, noire de bois et scintillante de cymbales et de grosses caisses.

Entre *** et San Davide, il y avait cinq ou six kilomè tres de tournants en monté e. Des kilomè tres que les retraité s, le dimanche aprè s‑ midi, parcouraient en jouant aux boules, une partie, un arrê t, quelques fiasques de vin, une deuxiè me partie, et ainsi de suite, jusqu'au sanctuaire au sommet.

Quelques kilomè tres de monté e ne sont rien pour qui joue aux boules, et peut‑ ê tre n'est‑ ce rien de les parcourir en formation, les armes sur l'é paule, le regard tendu, en respirant l'air frais du printemps. Mais il faut essayer de les couvrir en jouant d'un instrument, les joues gonflé es, la sueur qui perle à grosses gouttes, le souffle qui vous abandonne. L'orphé on de la mairie ne faisait rien d'autre depuis une gé né ration, mais pour les gars de l'oratoire ç 'avait é té une é preuve. Ils avaient tenu en hé ros; don Tico battait sa clef en l'air, les clarinettes glapissaient, é puisé es, les saxophones bê laient, asphyxiques, le bugle et les trompettes lanç aient des sonneries d'agonie, mais ils y é taient arrivé s, jusqu'au petit village, jusqu'au pied de la cô te qui menait au cimetiè re. Depuis longtemps Annibale Cantalamessa et Pio Bo faisaient seulement semblant de jouer, mais Jacopo avait assumé son rô le de chien de berger, sous l'œ il bé nissant de don Tico. En comparaison de l'orphé on municipal, ils n'avaient pas fait piè tre figure, c'est ce qu'avaient dit aussi Terzi et les autres commandants des brigades: bravo, les gars, ç 'a a é té vraiment superbe.

Un commandant, avec le foulard bleu et un arc‑ en‑ ciel de rubans des deux guerres mondiales, avait dit: « Mon ré vé rend, laissez souffler les petits gars au village, ils n'en peuvent plus. Montez aprè s, à la fin. Il y aura une fourgonnette qui vous reconduira à ***. »

Ils s'é taient pré cipité s dans la gargote, et ceux de l'orphé on, vieux gus rendus coriaces par d'innombrables funé railles, sans retenue aucune s'é taient jeté s sur les tables en ordonnant tripes et vin à volonté. Ils resteraient à faire ribote jusqu'au soir. Les gars de don Tico s'é taient par contre pressé s contre le comptoir, où le patron servait des sorbets à la menthe, verts comme une expé rience chimique. La glace coulait d'un seul coup dans la gorge et faisait venir un pincement douloureux au milieu du front, telle une sinusite.

Ensuite, ils é taient remonté s vers le cimetiè re, où attendait une camionnette. Ils é taient monté s en criant, et se trouvaient maintenant tous entassé s tous debout, se heurtant avec leurs instruments, quand é tait sorti du cimetiè re le mê me commandant, et il avait dit: « Mon ré vé rend, pour la cé ré monie finale nous avons besoin d'une trompette, vous savez, pour les sonneries rituelles. Une affaire de cinq minutes.

– Trompette », avait dit don Tico, professionnel. Et le malheureux titulaire du privilè ge, suant le sorbet vert et aspirant au repas familial, indolent campagnard impermé able à tout fré missement esthé tique et à toute solidarité d'idé es, avait commencé à se plaindre qu'il é tait tard, que lui voulait revenir à la maison, qu'il n'avait plus de salive, et cæ tera et cæ tera, mettant dans l'embarras don Tico, pris de honte devant le commandant.

C'est alors que Jacopo, entrevoyant dans la gloire de midi l'image suave de Cecilia, avait dit: « Si lui me donne sa trompette, moi j'y vais. »

Lumiè re de reconnaissance dans les yeux de don Tico, soulagement sué du sordide trompette titulaire. É change des instruments, comme deux sentinelles.

 

Et Jacopo s'é tait avancé dans le cimetiè re, guidé par le psychopompe aux rubans d'Addis‑ Abeba. Tout autour é tait blanc, le mur battu par le soleil, les tombes, la floraison des arbres de clô ture, le surplis du pré vô t prê t à bé nir, sauf le marron fané des photos sur les pierres tombales. Et la grande tache de couleur faite par les pelotons rangé s devant les deux fosses.

« Mon gars, avait dit le chef, toi tu te places ici, à cô té de moi, et au commandement tu sonnes le garde‑ à ‑ vous. Et puis, au commandement, le repos. C'est facile, non? »

Trè s facile. A part que Jacopo n'avait jamais sonné ni le garde‑ à ‑ vous ni le repos.

Il tenait la trompette de son bras droit replié, contre ses cô tes, la pointe lé gè rement en bas, comme on fait avec une carabine, et il avait attendu, tê te haute ventre rentré poitrine sortie.

Terzi é tait en train de prononcer un discours sec, à phrases trè s courtes. Jacopo pensait que pour é mettre la sonnerie il lui faudrait lever les yeux au ciel, et que le soleil l'aveuglerait. Mais ainsi meurt un trompette, et, vu qu'on ne meurt qu'une fois, autant valait le faire bien.

Puis le commandant lui avait murmuré: « A pré sent. » Et il avait commencé à crier: « Gaaaar... » Et Jacopo ne savait pas comment on sonne un gar‑ d'à ‑ vous.

La structure mé lodique devait ê tre bien plus complexe, mais à cet instant il n'avait é té capable que de sonner do‑ mi‑ sol‑ do, et à ces rudes hommes de guerre cela paraissait suffire. Le do final, il le lanç a aprè s avoir repris son souffle, de faç on à le tenir longtemps, pour lui donner le temps – é crivait Belbo – d'atteindre le soleil.

 

Les partisans é taient raides, au garde‑ à ‑ vous. Les vivants immobiles comme les morts.

 

Seuls se dé plaç aient les fossoyeurs, on entendait le raclement des cercueils qui descendaient dans les fosses, et le dé roulement des cordes remonté es, alors qu'elles frottaient contre le bois. Mais c'é tait un mouvement faible, comme le fré missement d'un reflet sur une sphè re où cette lé gè re variation de lumiè re sert seulement à dire que dans le Sphè re rien ne s'é coule.

Ensuite, le bruit abstrait d'un pré sentez‑ arm'. Le pré vô t avait murmuré les formules de l'aspersion, les commandants s'é taient approché s des fosses et ils avaient jeté chacun une poigné e de terre. Et c'est alors qu'un ordre subit avait dé chaî né une salve vers le ciel, ta‑ ta‑ ta, tapoum, avec les petits oiseaux qui s'é levaient en piaillant des arbres en fleur. Mais cela non plus n'é tait pas mouvement, c'é tait comme si toujours le mê me instant se pré sentait sous des perspectives diffé rentes, et regarder un instant pour toujours ne veut pas dire le regarder pendant que le temps passe

Raison pour quoi Jacopo é tait reste immobile, insensible mê me à la chute des douilles qui roulaient entre ses pieds, et il n'avait pas remis la trompette à son cô té, mais il la tenait encore à sa bouche, les doigts sur les pistons, raide au garde‑ à ‑ vous, l'instrument pointé en diagonale vers le haut. Il é tait encore en train de sonner.

Sa trè s longue note finale ne s'é tait jamais interrompue: imperceptible aux assistants, elle sortait encore du pavillon de la trompette tel un souffle lé ger, une bouffé e d'air qu'il continuait à insuffler dans l'embouchure en tenant la langue entre ses lè vres à peine ouvertes, sans les presser sur la ventouse de laiton. L'instrument demeurait tendu en avant sans s'appuyer au visage, par pure tension des coudes et des é paules.

Jacopo continuait à é mettre cette illusion de note parce qu'il sentait qu'en ce moment‑ là il dé vidait un fil qui bridait le soleil. L'astre s'é tait bloqué dans sa course, il s'é tait fixé dans un midi qui aurait pu durer une é ternité. Et tout dé pendait de Jacopo, il lui suffisait d'interrompre ce contact, de lâ cher le fil, et le soleil aurait rebondi loin, comme un petit ballon, et avec lui le jour, et l'é vé nement de ce jour, cette action sans phases, cette sé quence sans avant sans aprè s, qui se dé roulait immobile pour la seule raison qu'il é tait ainsi en son pouvoir de vouloir et de faire.

S'il s'é tait arrê té pour souffler l'attaque d'une nouvelle note, on aurait entendu comme un dé chirement, bien plus retentissant que les salves qui l'assourdissaient, et les horloges se seraient remises à palpiter, tachycardiques.

Jacopo dé sirait de toute son â me que l'homme à cô té de lui ne commandâ t pas le repos – je pourrais m'y refuser, se disait‑ il, et il resterait ainsi à jamais, fais durer ton souffle tant que tu peux.

Je crois qu'il é tait entré dans cet é tat d'engourdissement et de vertige qui s'empare du plongeur lorsqu'il tente de ne pas remonter à la surface et veut prolonger l'inertie qui le fait glisser sur le fond. A telle enseigne que, pour chercher à exprimer ce qu'il ressentait alors, les phrases du cahier que je lisais maintenant se brisaient, asyntaxi ques, mutilé es par des points de suspension, rachitiques d'ellipses. Mais il é tait clair qu'à ce moment‑ là – non, il ne s'exprimait pas ainsi, mais c'é tait clair: à ce moment‑ là, il possé dait Cecilia.

 

C'est qu'à cette é poque Jacopo Belbo ne pouvait avoir compris – et il ne comprenait pas encore tandis qu'il é crivait ignorant de lui‑ mê me – qu'il é tait en train de cé lé brer une fois pour toutes ses noces chimiques, avec Cecilia, avec Lorenza, avec Sophia, avec la terre et avec le ciel. Peut‑ ê tre le seul d'entre les mortels à porter enfin à son terme le Grand Œ uvre.



  

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