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FILENAME : LE RETOUR DE SAINT‑GERMAIN 10 страница



 

Alors que la meute des diaboliques, un instant é bahie devant le phé nomè ne, se remettait à crier, je me dis que l'histoire é tait vraiment finie. Si Hod est la sefira de la Gloire, Belbo avait eu la gloire. Un seul geste impavide l'avait ré concilié avec l'Absolu.

 

– 114 –

Le pendule idé al se compose d'un fil trè s fin, incapable de ré sister aux flexion et torsion, de longueur L, au centre de gravité duquel est attaché e une masse. Pour la sphè re, le centre de gravité est ce centre; pour un corps humain c'est un point à 0, 65 m de sa hauteur, en partant des pieds. Si le pendu mesure 1, 70 m, son centre de gravité est à 1, 05 m de ses pieds et la longueur L comprend cette longueur. En somme, si la tê te jusqu'au cou a 0, 30 m de hauteur, le centre de gravité est à 1, 70 ‑ 1, 05 = 0, 65 m de la tê te et à 0, 65 ‑ 0, 30 = 0, 35 m du cou du pendu.

La pé riode de petites oscillations du pendule, dé terminé e par Huygens, est donné e par:

où L est en mè tres, π = 3, 141 5927... et g = 9, 8 m/sec 2 . Il en ré sulte que la (1) donne:

c'est‑ à ‑ dire à peu prè s:

 

NOTA BENE: T est indé pendant du poids du pendu (é galité des hommes devant Dieu)...

Un double pendule avec deux masses attaché es au mê me fil... Si tu dé places A, A oscille et peu aprè s c'est B qui oscille. Si les pendules accouplé s ont des masses ou des longueurs diffé rentes, l'é nergie passe de l'un à l'autre mais les temps de ces oscillations de l'é nergie ne sont pas é gaux... Ce vagabondage de l'é nergie advient mê me si au lieu de commencer à faire osciller A librement aprè s l'avoir dé placé, tu continues à le dé placer pé riodiquement avec une force. Bref, si le vent souffle par rafales sur le pendu en anti‑ syntonie, peu aprè s le pendu ne bouge plus et le pendule de Foucault oscille comme s'il é tait chevillé au pendu.

Extrait d'une lettre personnelle de Mario SALVADORI,

Columbia University, 1984.

Je n'avais plus rien à apprendre, dans cet endroit. Je profitai du tohu‑ bohu pour arriver à la statue de Gramme.

Le socle é tait encore ouvert. J'entrai, descendis, et au bas d'un escalier é troit je me trouvai sur un petit palier é clairé par une ampoule, sur lequel s'ouvrait un escalier à vis, en pierre. Et, arrivé à la derniè re marche, je m'enfonç ai dans un couloir aux voû tes plutô t hautes, faiblement é clairé. Tout d'abord, je ne sus pas où j'é tais et d'où provenait le clapotement que j'entendais. Puis mes yeux s'habituè rent: je me trouvais dans un conduit des é gouts, une sorte de main courante m'empê cherait de tomber dans l'eau, mais elle ne m'empê chait pas de sentir des relents dé goû tants, entre le chimique et l'organique. Quelque chose au moins é tait vrai, dans toute cette histoire: les é gouts de Paris. Ceux de Colbert, de Fantô mas, de De Caus?

Je suivais le collecteur le plus grand, dé laissant les dé viations les plus sombres, et espé rant que quelque signal m'aviserait où mettre un terme à ma course souterraine. En tout cas, je filais loin du Conservatoire, et, par rapport à ce royaume de la nuit, les é gouts de Paris é taient le soulagement, la liberté, le bon air, la lumiè re.

J'avais une seule image dans les yeux, le hié roglyphe tracé dans le choeur par le corps mort de Belbo. Je n'arrivais pas à trouver à quel dessin ce dessin correspondait. Maintenant je sais que c'est une loi physique, mais la faç on dont je l'ai su rend encore plus emblé matique le phé nomè ne. Ici, dans la maison de campagne de Jacopo, parmi toutes ses notes, j'ai trouvé une lettre de quelqu'un qui, en ré ponse à sa question, lui racontait comment marche le pendule, et comment il se comporterait si le long du fil é tait suspendu un autre poids. Donc, qui sait depuis combien de temps, en pensant au Pendule, Belbo l'imaginait et comme un Sinaï et comme un Calvaire. Il n'é tait pas mort victime d'un Plan de facture ré cente, il avait pré paré en imagination sa mort depuis longtemps, en ignorant que, persuadé de n'avoir aucun don pour la cré ation, son ressassement projetait la ré alité. Ou peut‑ ê tre pas, il avait choisi de mourir ainsi pour se prouver à lui‑ mê me et aux autres que, mê me à dé faut du gé nie, l'imagination est toujours cré atrice.

En un certain sens, perdant il avait gagné. Ou est‑ ce qu'il a tout perdu, celui qui se vouerait à cette unique faç on de gagner? Il a tout perdu celui qui n'a pas compris qu'il s'est agi d'une autre victoire. Mais moi, samedi soir, je ne l'avais pas encore dé couvert.

J'allais par le conduit, amens comme Postel, peut‑ ê tre perdu dans les mê mes té nè bres, et soudain j'eus le signal. Une lampe plus forte, fixé e au mur, me montrait un autre escalier, de nature provisoire, qui donnait sur une trappe de bois. Je tentai le coup et me retrouvai dans une sorte de cave encombré e de bouteilles vides qui s'ouvrait sur un couloir avec deux chiottes, sur les portes le petit bonhomme et la petite bonne femme. J'é tais dans le monde des vivants.

Je m'arrê tai, haletant. C'est alors seulement que je pensai à Lorenza. A pré sent, c'est moi qui pleurais. Mais elle é tait en train de glisser loin de mes veines, comme si elle n'avait jamais existé. Je ne parvenais mê me plus à me rappeler son visage. De ce monde des morts, c'é tait la plus morte.

 

Au bout du couloir, je trouvai un nouvel escalier, une porte. J'entrai dans une atmosphè re enfumé e et malodorante, une gargote, un bistrot, un bar oriental, des serveurs de couleur, des clients en sueur, des brochettes grasses et des bocks de biè re. Je repoussai la porte comme quelqu'un qui é tait dé jà là et serait allé uriner. Personne ne me remarqua, ou peut‑ ê tre l'homme de la caisse qui, me voyant é merger du fond, me fit un signe imperceptible, de ses yeux mi‑ clos, un okay, comme pour dire j'ai compris, passe, moi je n'ai rien vu.

 

– 115 –

Si l'œ il pouvait voir les dé mons qui peuplent l'univers, l'existence serait impossible.

Talmud, Berakhoth, 6.

J'é tais sorti du bar et je m'é tais trouvé au milieu des lumiè res de la porte Saint‑ Martin. Orientale é tait la gargote d'où j'é tais sorti, orientales les autres boutiques tout autour, encore é clairé es. Odeur de couscous et de falafel, et la foule. Des jeunes en bandes, affamé s, beaucoup avec un sac de couchage, des groupes. Je ne pouvais pas entrer dans un café boire quelque chose. J'avais demandé à un jeune ce qui se passait. La manif, le jour suivant il y avait la grande manifestation contre la loi Savary. Ils arrivaient en autocar.

Un Turc – un druse, un ismaï lien dé guisé m'invitait en mauvais franç ais à entrer dans certains lieux. Jamais, fuir Alamut. Je ne sais pas qui est au service de qui. Se mé fier.

Je traverse le carrefour. Maintenant je n'entends que le bruit de mes pas. L'avantage des grandes villes, vous vous dé placez de quelques mè tres et vous retrouvez la solitude.

Mais soudain, aprè s quelques pâ té s de maisons, à ma gauche, le Conservatoire, pâ le dans la nuit. De l'exté rieur, parfait. Un monument qui dort du sommeil du juste. Je continue vers le sud, en direction de la Seine. J'avais bien une intention, mais elle ne m'é tait pas claire. Je voulais demander à quelqu'un ce qui é tait arrivé.

Mort, Belbo? Le ciel est serein. Je croise un groupe d'é tudiants. Silencieux, pris par le genius loci. A gauche, la silhouette de Saint‑ Nicolas‑ des‑ Champs.

Je continue par la rue Saint‑ Martin, traverse la rue aux Ours, large, on dirait un boulevard, je crains de perdre ma direction, que, par ailleurs, je ne connais pas. Je regarde autour de moi et à ma droite, au coin, je vois les deux vitrines des É ditions Rosicruciennes. Elles sont é teintes, mais en partie avec la lumiè re des ré verbè res, en partie avec ma lampe de poche, je ré ussis à en dé chiffrer le contenu. Des livres et des objets. Histoire des juifs, comte de Saint‑ Germain, alchimie, monde caché, les maisons secrè tes de la Rose‑ Croix, le message des constructeurs de cathé drales, cathares, Nouvelle Atlantide, mé decine é gyptienne, le temple de Karnak, Bhagavad‑ Gî ta, ré incarnation, croix et chandeliers rosicruciens, bustes d'Isis et Osiris, encens en boî te et en tablettes, tarots. Un poignard, un coupe‑ papier en é tain au manche rond qui porte le sceau des Rose‑ Croix. Qu'est‑ ce qu'ils font, ils se moquent de moi?

A pré sent, je passe devant Beaubourg. Dans la journé e, c'est une fê te villageoise, à cette heure la place est presque dé serte, des groupes é pars, silencieux et endormis, de rares lumiè res venues des brasseries d'en face. C'est vrai. De grandes ventouses qui absorbent de l'é nergie terrestre. Peut‑ ê tre les foules qui le remplissent le jour servent‑ elles à fournir des vibrations, la machine hermé tique se nourrit de chair fraî che.

Eglise Saint‑ Merri. En face, la Librairie la Vouivre, aux trois quarts occultiste. Il ne faut pas que je me laisse prendre par l'hysté rie. Je tourne rue des Lombards, sans doute pour é viter une troupe de filles scandinaves qui sortent en riant d'un troquet encore ouvert. Taisez‑ vous, vous ne savez pas que Lorenza aussi est morte?

Mais est‑ elle morte? Et si moi j'é tais mort? Rue des Lombards: s'y innerve, perpendiculaire, la rue Flamel, et au fond de la rue Flamel on aperç oit, blanche, la Tour Saint‑ Jacques. Au croisement, la librairie Arcane 22, tarots et pendules. Nicolas Flamel, l'alchimiste, une librairie alchimique, et la Tour Saint‑ Jacques: avec ses grands lions blancs à sa base, cette inutile tour du gothique finissant à quelques pas de la Seine, qui avait mê me donné son nom à une revue é soté rique, la tour où Pascal avait fait ses expé rimentations sur le poids de l'air et il paraî t qu'aujourd'hui encore, à 52 mè tres de hauteur, il y a une station de recherches climatologiques. Sans doute avaient‑ ils commencé ici, avant d'é riger la Tour Eiffel. Il existe des zones privilé gié es. Et personne ne s'en aperç oit.

Je retourne vers Saint‑ Merri. D'autres rires é clatants de jeunes filles. Je ne veux pas voir les gens, je contourne l'é glise par la rue du Cloî tre‑ Saint‑ Merri – une porte du transept, vieille, en bois brut. Sur la gauche s'ouvre une place, aux confins de Beaubourg, é clairé e a giorno. Une esplanade où les machines de Tinguely et d'autres cré ations multicolores flottent sur l'eau d'un bassin ou petit lac artificiel, en une sournoise dislocation de roues denté es, et, en arriè re‑ plan, je retrouve les é chafaudages de tubes et les grandes bouches bé antes de Beaubourg – comme un Titanic abandonné contre un mur mangé de lierre, é choué dans un cratè re de la lune. Là où les cathé drales n'ont pas ré ussi, les grandes é coutilles transocé aniques chuchotent, en contact avec les Vierges Noires. Ne les dé couvrent que ceux qui savent faire la circumnavigation de Saint‑ Merri. Et donc il faut continuer, j'ai une piste, je suis en train de mettre à nu une de leurs trames à Eux, au centre mê me de la Ville Lumiè re, le complot des Obscurs.

Je me replie sur la rue des Juges‑ Consuls, me retrouve devant la faç ade de Saint‑ Merri. Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose me pousse à allumer ma lampe de poche et à la diriger vers le portail. Gothique fleuri, arcs en accolade.

Et puis soudain, cherchant ce que je ne m'attendais pas à trouver, sur l'archivolte du portail, je le vois.

Baphomet. Juste où les demi‑ arcs se rejoignent, tandis qu'au faî te du premier se trouve une colombe du Saint‑ Esprit dans la gloire de ses rayons de pierre, sur le second, assié gé par des anges orants, lui, le Baphomet, avec ses ailes terribles. A la faç ade d'une é glise. Sans pudeur.

Pourquoi là ? Parce que nous ne sommes pas trè s loin du Temple. Où se trouve le Temple, ou ce qu'il en reste? Je reviens sur mes pas, remonte vers le nord‑ est, et me voilà au coin de la rue de Montmorency. Au numé ro 51, la maison de Nicolas Flamel. Entre le Baphomet et le Temple. L'avisé spagiriste savait bien avec qui il devait compter. Poubelles pleines d'une saleté immonde, devant une maison d'é poque impré cise, Taverne Nicolas Flamel. La maison est vieille, on l'a restauré e dans un but touristique, pour diaboliques d'infime rang, Hyliques. A cô té, il y a un american bar avec une publicité Apple: « Secouez‑ vous les puces. » Soft‑ Hermes. Dir Temurah.

A pré sent, je suis dans la rue du Temple, je la parcours et j'arrive au coin de la rue de Bretagne où se trouve le square du Temple, un jardin livide comme un cimetiè re, la né cropole des chevaliers sacrifié s.

Rue de Bretagne jusqu'au croisement avec la rue Vieille‑ du‑ Temple. La rue Vieille‑ du‑ Temple, aprè s le croisement avec la rue Barbette, a d'é tranges magasins de lampes é lectriques de formes bizarres, en canard, en feuille de lierre. Trop ostensiblement modernes. Ils ne me la font pas.

Rue des Francs‑ Bourgeois: je suis dans le Marais, je le connais, d'ici peu apparaî tront les vieilles boucheries kasher, qu'est‑ ce qu'ils ont à voir les Juifs avec les Templiers, maintenant que nous avons é tabli que leur place dans le Plan revenait aux Assassins d'Alamut? Pourquoi suis‑ je ici? Je cherche une ré ponse? Non, je ne veux sans doute que m'é loigner du Conservatoire. Ou bien je me dirige confusé ment vers un endroit, je sais qu'il ne peut ê tre ici, mais je cherche seulement à me rappeler où il est, comme Belbo qui cherchait en rê ve une adresse oublié e.

Je croise un groupe obscè ne. Ils rient mal, marchent dans un ordre dispersé, m'obligeant à descendre du trottoir. Un instant j'ai peur que ce ne soient les envoyé s du Vieux de la Montagne, et qu'ils ne se trouvent ici pour moi. Ce n'est pas ce que je croyais, ils disparaissent dans la nuit, mais parlent une langue é trangè re, qui siffle shiite, talmudique, copte comme un serpent du dé sert.

Viennent à ma rencontre des silhouettes androgynes avec de longues houppelandes. Houppelandes rose‑ croix. Elles me dé passent, tournent dans la rue de Sé vigné. Dé sormais c'est la pleine nuit. Je me suis enfui du Conservatoire pour retrouver la ville de tout le monde, et je m'aperç ois que la ville de tout le monde est conç ue comme une né cropole aux parcours pré fé rentiels pour les initié s.

Un ivrogne. Il fait semblant, peut‑ ê tre. Se mé fier, toujours se mé fier. Je tombe sur un bar encore ouvert, les serveurs enveloppé s dans leurs longs tabliers jusqu'aux chevilles rassemblent dé jà les chaises et les tables. J'ai juste le temps d'entrer et ils me donnent une biè re. Je la bois d'un trait et j'en demande une autre. « Fait soif, hein? » dit l'un d'eux. Mais sans cordialité, avec soupç on. Bien sû r que j'ai soif, depuis cinq heures de l'aprè s‑ midi que je n'ai pas bu, mais on peut avoir soif mê me sans avoir passé la nuit sous un pendule. Imbé ciles. Je paie et m'en vais, avant qu'ils puissent graver mes traits dans leur mé moire.

Et me voilà au coin de la place des Vosges. Je parcours les arcades. Quel é tait ce vieux film qui ré sonnait des pas de Mathias, le poignardeur fou, la nuit, sur la place des Vosges? Je m'arrê te. J'entends des pas derriè re moi? Bien sû r que non, ils se sont arrê té s eux aussi. Il suffirait de quelques meubles vitré s, et ces arcades deviendraient des salles du Conservatoire.

Plafonds bas du XVIe siè cle, arcs plein cintre, galeries de gravures et objets d'antiquité, mobilier. Place des Vosges, si basse avec ses vieilles portes cochè res rayé es et dé formé es et lé preuses, il y vit des gens qui n'ont pas bougé depuis des centaines d'anné es. Des hommes avec une houppelande jaune. Une place habité e seulement par des taxidermistes. Ils ne sortent que la nuit. Ils connaissent la plaque, le regard, par où pé né trer dans le Mundus Subterraneus. Sous les yeux de tout le monde.

L'Union de Recouvrement des Cotisations de Sé curité Sociale et d'Allocations Familiales de la Patellerie numé ro 75, u 1. Porte neuve, sans doute des riches y habitent‑ ils, mais sitô t aprè s il y a une vieille porte é caillé e comme une maison de la via Sincero Renato; puis, au 3, une porte refaite ré cemment. Alternance d'Hyliques et de Pneumatiques. Les Seigneurs et leurs esclaves. Ici, où il y a des planches cloué es sur ce qui devait ê tre un arc. C'est é vident, ici il y avait une librairie d'occultisme et à pré sent elle n'y est plus. Un bloc entier a é té vidé. Evacué en une nuit. Comme Agliè. A pré sent, ils savent que quelqu'un sait, ils commencent à entrer dans la clandestinité.

Je suis au coin de la rue de Birague. Je vois la thé orie infinie des portiques, sans â me qui vive, je pré fé rerais qu'il fasse noir, mais la lumiè re jaune des lampes s'y ré pand. Je pourrais crier et personne ne m'é couterait. Silencieux derriè re ces fenê tres closes par où ne filtre pas la moindre lumiè re, les taxidermistes ricaneraient dans leurs houppelandes jaunes.

Et pourtant non, entre les arcades et le jardin central des voitures sont garé es et il passe quelques rares ombres. Mais ceci ne rend pas plus affables les rapports. Un grand berger allemand traverse la rue devant moi. Un chien noir seul la nuit. Où est Faust? Peut‑ ê tre envoie‑ t‑ il le fidè le Wagner faire pisser le chien?

Wagner. Voilà l'idé e qui me trottait par la tê te sans affleurer. Le docteur Wagner, c'est lui qu'il me faut. Lui pourra me dire que rien de tout cela n'est vrai, que Belbo est vivant et que le Trè s n'existe pas. Quel soulagement si j'é tais malade.

J'abandonne la place presque en courant. Je suis suivi par une voiture. Non, sans doute veut‑ elle seulement se garer. Je tré buche sur des sacs de poubelle. La voiture se gare. Ce n'est pas moi qu'on cherchait. Je dé bouche rue Saint‑ Antoine. Je cherche un taxi. Comme par é vocation, il en passe un.

Je lui dis: « 7, avenue É lisé e‑ Reclus. »

 

– 116 –

Je voudrais ê tre la tour, pendre à la Tour Eiffel.

Blaise CENDRARS.

Je ne savais pas où c'é tait, je n'osais pas le demander au chauffeur parce que celui qui prend un taxi à cette heure il le fait pour rentrer chez lui, sinon c'est au minimum un assassin; d'ailleurs, le taxi ronchonnait: le centre é tait encore plein de ces maudits é tudiants, des autocars garé s n'importe où, la merde quoi, si ç a dé pendait de lui, tous au mur, et mieux valait prendre par le plus long. Il avait pratiquement fait le tour de Paris, me laissant enfin au numé ro 7 d'une rue solitaire.

Aucun docteur Wagner n'y figurait. Alors, c'é tait le 17? Ou le 27? Je fis deux ou trois tentatives, puis je repris mes esprits. Mê me si j'avais trouvé la porte de l'immeuble, je ne pensais tout de mê me pas tirer le docteur Wagner du lit à une heure pareille pour lui raconter mon histoire? J'avais fini là pour les mê mes raisons qui m'avaient fait errer de la porte Saint‑ Martin à la place des Vosges. Je fuyais. Et à pré sent j'avais fui de l'endroit où j'avais fui en m'enfuyant du Conservatoire. Je n'avais pas besoin d'un psychanalyste, mais d'une camisole de force. Ou d'une cure de sommeil. Ou de Lia. Qu'elle me prenne la tê te, me la serre fort entre son sein et son aisselle en me murmurant sois sage.

J'avais cherché le docteur Wagner ou l'avenue É lisé e‑ Reclus? Parce que maintenant je me le rappelais, ce nom que j'avais rencontré au cours de mes lectures pour le Plan, c'é tait quelqu'un du siè cle passé qui avait é crit je ne me souviens pas quel livre sur la terre, sur le sous‑ sol, sur les volcans, quelqu'un qui, sous pré texte de faire de la gé ographie acadé mique, fourrait le nez dans le Mundus Subterraneus. Un des leurs. Je les fuyais, et je me les retrouvais toujours dans les pattes. Petit à petit, en l'espace de quelques siè cles, ils avaient occupé tout Paris. Et le reste du monde.

Il fallait que je retourne à l'hô tel. Trouverais‑ je un autre taxi? Pour le peu que j'avais compris, j'aurais pu ê tre dans l'extrê me banlieue. Je m'é tais dirigé vers l'endroit où parvenait une lumiè re plus claire, diffuse, et s'entrevoyait le plein ciel. La Seine?

Et, arrivé au coin de l'avenue, je la vis.

A ma gauche. J'aurais dû soupç onner qu'elle é tait là, à proximité, à l'affû t, dans cette ville le nom des rues traç ait un message sans é quivoque, on é tait toujours mis en garde, tant pis pour moi qui n'y avais pas pensé.

Elle é tait là, l'immonde araigné e miné rale, le symbole, l'instrument de leur pouvoir: j'aurais dû fuir et je me sentais au contraire attiré vers la toile, faisant aller ma tê te de bas en haut et vice versa, car dé sormais je ne pouvais plus la saisir d'un seul coup d'oeil, j'é tais pratiquement dedans, j'é tais sabré par ses mille arê tes, je me sentais bombardé de rideaux de fer qui tombaient de tous cô té s, se fû t‑ elle dé placé e un tant soit peu elle aurait pu m'é craser sous l'une de ses pattes de meccano.

La Tour. Je me trouvais dans le seul point de la ville où on ne la voit pas de loin, de profil, se pré senter, amicale, sur l'océ an des toits, frivole comme un tableau de Dufy. Elle é tait au‑ dessus de moi, elle me planait dessus. J'en devinais la pointe, mais je me dé plaç ais d'abord autour et puis dans l'embase, serré entre un pied et l'autre, j'en apercevais les jarrets, le ventre, les pudenda, j'en devinais le vertigineux intestin, qui ne faisait qu'un avec l'œ sophage de son cou de girafe polytechnique. Ajouré e, elle avait le pouvoir d'obscurcir la lumiè re qui l'entourait, et comme je me dé plaç ais elle m'offrait, à partir de perspectives diffé rentes, diffé rentes voû tes caverneuses cadrant des effets de zoom sur les té nè bres.

Maintenant, à sa droite, encore bas sur l'horizon, vers le nord‑ est, un croissant de lune s'é tait levé. Parfois la Tour l'encadrait comme s'il s'agissait d'une illusion d'optique, une fluorescence d'un de ces é crans bancals, mais il suffisait que je bouge et les é crans changeaient de format, la lune avait disparu, elle é tait allé e s'enchevê trer entre quelques cô tes mé talliques, l'animal l'avait broyé e, digé ré e, fait s'é vanouir dans une autre dimension.

Hypercube. Cube té tradimensionnel. A pré sent, je voyais à travers une arcade une lumiè re mobile, deux mê me, rouge et blanche, qui clignotaient, certainement un avion à la recherche de Roissy, ou d'Orly, que sais‑ je. Mais aussitô t – je m'é tais dé placé moi, ou l'avion, ou la Tour – les lumiè res disparaissaient derriè re une nervure, j'attendais de les voir ré apparaî tre dans l'autre encadrement, et elles n'é taient plus là. La Tour avait cent fenê tres, toutes mobiles, et chacune donnait sur un segment diffé rent de l'espace‑ temps. Ses cô tes ne marquaient pas des plis euclidiens, elles dé coupaient le tissu du cosmos, basculaient des catastrophes, feuilletaient des pages de mondes parallè les.

Qui avait dit que cette flè che de Notre‑ Dame‑ de‑ la‑ Brocante servait à « suspendre Paris au plafond de l'univers»? Au contraire, elle servait à suspendre l'univers à sa propre flè che – c'est normal, n'est‑ elle pas l'Ersatz du Pendule?

Comment l'avait‑ on appelé e? Suppositoire solitaire, obé lisque vide, gloire du fil de fer, apothé ose de la pile, autel aé rien d'un culte idolâ tre, abeille au coeur de la rose des vents, triste comme une ruine, laid colosse couleur de la nuit, symbole difforme de force inutile, prodige absurde, pyramide insensé e, guitare, encrier, té lescope, prolixe comme le discours d'un ministre, dieu ancien et bê te moderne... Voilà ce qu'elle é tait et d'autres choses encore; et, si j'avais eu le sixiè me sens des Seigneurs du Monde, maintenant que j'é tais pris dans son faisceau de cordes vocales incrusté es de polypes boulonné s, je l'aurais entendue murmurer rauque la musique des sphè res, la Tour qui suç ait en ce moment des ondes du cœ ur de la terre creuse et les retransmettait à tous les menhirs du monde. Rhizome de jointures cloué es, arthrose cervicale, prothè se d'une prothè se – quelle horreur, d'où je me trouvais, pour me fracasser dans les abî mes ils auraient dû me pré cipiter vers les sommets. J'é tais certainement en train de sortir d'un voyage à travers le centre de la terre, j'é tais dans le vertige antigravitationnel des antipodes.

Nous n'avions pas rê vé, elle m'apparaissait maintenant comme la preuve imminente du Plan, mais d'ici peu elle ré aliserait que j'é tais l'espion, l'ennemi, le grain de sable dans l'engrenage dont elle é tait l'image et le moteur, elle dilaterait insensiblement un losange de sa lourde dentelle et elle m'engloutirait; je disparaî trais dans un pli de son né ant, transfé ré dans l'Ailleurs.

Si j'é tais resté encore un peu sous son treillis, ses grandes serres se seraient resserré es, se seraient incurvé es ainsi que des crocs, m'auraient sucé, et puis l'animal aurait repris sa position sournoise de taille‑ crayon criminel et sinistre.

Un autre avion: celui‑ ci n'arrivait pas de nulle part, c'est elle qui l'avait engendré entre l'une et l'autre de ses vertè bres de mastodonte dé charné. Je la regardais, elle n'en finissait plus, comme le projet pour lequel elle é tait né e. Si j'é tais resté sans ê tre dé voré, j'aurais pu suivre ses dé placements, ses ré volutions lentes, sa maniè re infinité simale de se dé composer et recomposer sous la brise froide des courants, sans doute les Seigneurs du Monde la savaient‑ ils interpré ter comme un tracé gé omantique, dans ses imperceptibles mé tamorphoses ils auraient lu des signaux dé cisifs, des mandats inavouables. La Tour tournait au‑ dessus de ma tê te, tournevis du Pô le Mystique. Ou bien non, elle é tait immobile tel un axe magné tique, et faisait pivoter la voû te cé leste. Le vertige é tait le mê me.



  

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