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FILENAME : LE RETOUR DE SAINT‑GERMAIN 9 страница



Madame Olcott avait fait signe à ses avortons, et, entre la statue de Pascal et l'Obé issante, avaient é té disposé s trois petits fauteuils où elle faisait asseoir maintenant trois individus. Tous les trois à la peau sombre, courts de stature, nerveux, avec de grands yeux blancs. « Les triplé s Fox, vous les connaissez bien, comte. Theo, Leo, Geo, installez‑ vous et pré parez‑ vous. »

A ce moment‑ là, ré apparurent les Gé ants d'Avalon tenant par les bras Jacopo Belbo en personne, qui arrivait à grand‑ peine à leurs é paules. Mon pauvre ami é tait terreux, avec une barbe de plusieurs jours; il avait les mains lié es dans le dos et une chemise ouverte sur la poitrine. En entrant dans cette lice enfumé e, il battit des paupiè res. Il ne parut pas s'é tonner de l'assemblé e de hié rophantes qu'il voyait devant lui, ces derniers jours il devait s'ê tre fait à s'attendre à tout.

Il ne s'attendait cependant pas à voir le Pendule, pas dans cette position. Mais les Gé ants le traî nè rent devant la cathè dre d'Agliè. Du Pendule, il n'entendait plus dé sormais que le trè s lé ger bruissement qu'il faisait en lui effleurant les é paules.

Un seul instant il se retourna, et il vit Lorenza. Il s'é mut, fut sur le point de l'appeler, tenta de se dé gager mais Lorenza, qui pourtant le fixait, atone, parut ne pas le reconnaî tre.

Belbo allait sû rement demander à Agliè ce qu'on lui avait fait, mais on ne lui en laissa pas le temps. Venu du fond de la nef, vers la caisse et les pré sentoirs de livres, on entendit un roulement de tambour, et quelques notes stridentes de flû te. D'un seul coup, les portiè res de quatre automobiles s'ouvrirent et en sortirent quatre ê tres que j'avais dé jà vus, eux aussi, sur l'affiche du Petit Cirque. Chapeaux de feutre sans bords, comme un fez, amples manteaux noirs fermé s jusqu'au cou, Les Derviches Hurleurs sortirent des automobiles tels des ressuscité s qui surgiraient de leur sé pulcre et ils s'accroupirent à la limite du cercle magique. Dans le fond, les flû tes modulaient à pré sent une musique douce, alors qu'eux, avec une é gale douceur, battaient des mains sur le sol et inclinaient la tê te.

De la carlingue de l'aé roplane de Breguet, tel le muezzin du haut de son minaret, se pré senta le cinquiè me d'entre eux, qui commenç a à psalmodier dans une langue inconnue, gé missant, se lamentant, sur des tons stridents, tandis que les tambours reprenaient, augmentant d'intensité.

Madame Olcott s'é tait penché e derriè re les frè res Fox et leur susurrait des phrases d'encouragement. Tous les trois ils s'é taient abandonné s sur les fauteuils, les mains serré es sur les accoudoirs, les yeux clos, commenç ant à transpirer et agitant tous les muscles de leur face.

Madame Olcott s'adressait à l'assemblé e des dignitaires. « A pré sent, mes bons petits frè res amè neront au milieu de nous trois personnes qui savaient. » Elle fit une pause, puis annonç a: « Edward Kelley, Heinrich Khunrath et... autre pause, le comte de Saint‑ Germain. »

Pour la premiè re fois, je vis Agliè perdre la maî trise de soi. Il se leva de la cathè dre, et commit une erreur. Il s'é lanç a vers la femme – é vitant presque par pur hasard la trajectoire du Pendule – en criant: « Vipè re, menteuse, tu sais fort bien que cela ne peut ê tre... » Puis à la nef: « Imposture, imposture! Arrê tez‑ la! »

Mais personne ne bougea; au contraire: Pierre alla prendre place sur la cathè dre et dit: « Poursuivons, ma bonne dame. »

Agliè se calma. Il reprit son sang‑ froid, et glissa un pas de cô té, se confondant avec l'assistance. « Allez, dé fia‑ t‑ il, essayons alors. »

Madame Olcott remua le bras comme pour donner le dé part d'une course. La musique prit des tonalité s de plus en plus aiguë s, se brisa en une cacophonie de dissonances, les roulements de tambours se firent arythmiques, les danseurs, qui avaient dé jà commencé à remuer le buste en avant et en arriè re, à droite et à gauche, s'é taient levé s, jetant leurs manteaux et gardant les bras raides, comme s'ils é taient sur le point de prendre leur envol. Aprè s un instant d'immobilité, ils s'é taient remis à tourbillonner sur eux‑ mê mes, se servant de leur pied gauche comme d'un pivot, le visage levé en l'air, concentré s et perdus, tandis que leur veste plissé e accompagnait leurs pirouettes en s'é largissant en forme de cloche, et on eû t dit des fleurs battues par un ouragan.

Dans le mê me temps, les mé diums s'é taient comme recroquevillé s, la face tendue et dé figuré e, ils semblaient vouloir dé fé quer sans y parvenir, le souffle rauque. La lumiè re du brasero avait diminué, et les acolytes de Madame Olcott avaient é teint toutes les lanternes posé es par terre. L'é glise n'é tait é clairé e que par la lueur des lanternes de la nef.

Et petit à petit le prodige se vé rifia. Des lè vres de Theo Fox commenç ait à sortir une maniè re d'é cume blanchâ tre qui peu à peu se solidifiait, et une é cume analogue, avec un lé ger retard, sortait aussi des lè vres de ses frè res.

« Allez petits frè res, susurrait insinuante Madame Olcott, allez‑ y, oui, allez, comme ç a, comme ç a... »

Les danseurs chantaient, sur leur rythme brisé et hysté rique, ils faisaient osciller et puis dodeliner leur tê te, les cris qu'ils poussaient é taient d'abord convulsifs, ce furent ensuite des râ les.

Les mé diums paraissaient suer une substance d'abord gazeuse, puis plus consistante, c'é tait comme de la lave, de l'albumen qui serpentait lentement, montait et descendait, rampait sur leurs é paules, leur poitrine, leurs jambes, avec des mouvements sinueux qui rappelaient ceux d'un reptile. Je ne comprenais plus si ç a leur sortait des pores de la peau, de la bouche, des oreilles, des yeux. La foule se pressait sur le devant, se poussant de plus en plus contre les mé diums, vers les danseurs. Pour ma part, j'avais perdu toute peur: sû r de me confondre avec tous ces gens, j'é tais sorti de la gué rite, m'exposant davantage encore aux vapeurs qui se ré pandaient sous les voû tes.

Autour des mé diums flottait une luminescence aux contours lactescents et impré cis. La substance allait se dé sincorporer d'eux et prenait des formes amiboï des. De la masse qui provenait d'un des frè res, une sorte de pointe s'é tait dé taché e, qui s'incurvait et remontait sur son corps, comme un animal qui voudrait donner des coups de bec. Au sommet de la pointe deux excroissances ré tractiles allaient se former, telles les cornes d'une limace...

Les danseurs gardaient les yeux fermé s, la bouche pleine d'é cume, sans cesser leur mouvement de rotation autour d'eux‑ mê mes, ils avaient commencé en cercle, pour autant que l'espace pouvait le leur permettre, un mouvement de ré volution autour du Pendule, ré ussissant miraculeusement à se dé placer sans en croiser la trajectoire. Tourbillonnant de plus en plus, ils avaient jeté leur bonnet, laissant flotter de longs cheveux noirs, les tê tes qui semblaient s'envoler des cous. Ils criaient, comme il y avait des anné es, cette nuit‑ là, à Rio, houou houou houououou...

Les formes blanches se dé finissaient, l'une d'elles avait pris un vague aspect humain, l'autre é tait encore un phallus, une ampoule, un alambic, et la troisiè me prenait visiblement l'apparence d'un oiseau, d'une chouette aux grandes lunettes et aux oreilles droites, bec crochu de vieille professeur de sciences naturelles.

Madame Olcott interrogeait la premiè re forme: « Kelley, c'est toi? » Et de la forme sortit une voix. Ce n'é tait certainement pas Theo Fox qui parlait, c'é tait une voix lointaine, qui articulait pé niblement: « Now... I do reveale, a... a mighty Secret if you marke it well...

– Oui, oui », insistait la dame Olcott. Et la voix: « This very place is call'd by many names... Earth... Earth is the lowest element of All... When thrice yee have turned this Wheele about... thus my greate Secret I have revealed... »

Theo Fox fit un geste de la main, comme pour demander grâ ce. « Relaxe‑ toi un peu seulement, maintiens la chose... » lui dit Madame Olcott. Puis elle s'adressa à la forme de la chouette: « Je te reconnais Khunrath, qu'est‑ ce que tu veux nous dire? »

La chouette parut parler: « Hallelu... Ià ah... Hallelu... Iaà h... Was...

– Was?

– Was helfen Fackeln Licht... oder Briln... so die Leut... nicht sehen... wollen...

– Nous voulons, disait Madame Olcott, dis‑ nous ce que tu sais...

– Symbolon kó smou... tâ á ntra... kaì tâ n enkosmiô n... duná meô n erí thento... oi theoló goi... »

Leo Fox aussi se trouvait à bout de forces, la voix de la chouette é tait devenue faible vers la fin. Leo avait incliné la tê te, et il supportait sa forme avec peine. Implacable, Madame Olcott l'incitait à ré sister et elle s'adressait à la derniè re forme, qui maintenant avait pris des traits anthropomorphes elle aussi. « Saint‑ Germain, Saint‑ Germain, c'est toi? Que sais‑ tu? »

Et la forme s'é tait mise à solfier une mé lodie. Madame Olcott avait imposé aux musiciens d'atté nuer leur vacarme, tandis que les danseurs n'ululaient plus mais continuaient à pirouetter de plus en plus brisé s de fatigue.

La forme chantait: « Gentle love this hour befriends me...

– C'est toi, je te reconnais, disait, engageante, Madame Olcott. Parle, dis‑ nous où, quoi... »

Et la forme: « Il é tait nuit... La tê te couverte du voile de lin... j'arrive... je trouve un autel de fer, j'y place le rameau mysté rieux... Oh, je crus descendre dans un abî me... des galeries composé es de quartiers de pierre noire... mon voyage souterrain...

– C'est faux, c'est faux, criait Agliè, frè res, vous connaissez tous ce texte, c'est la Trè s Sainte Trinosophie, c'est bien moi qui l'ai é crite, n'importe qui peut la lire pour soixante francs! » Il s'é tait pré cipité sur Geo Fox et le secouait par le bras.

« Arrê te, imposteur, s'é cria Madame Olcott, tu le tues!

– Et quand cela serait! » s'é cria Agliè en renversant le mé dium de son fauteuil.

Geo Fox essaya de se retenir en se rattrapant à sa propre sé cré tion qui, entraî né e dans cette chute, se dé composa en bavant vers la terre. Geo s'affaissa dans la rigole visqueuse qu'il continuait à vomir, ensuite il se roidit, sans vie.

« Arrê te‑ toi, fou », criait Madame Olcott, en empoignant Agliè.

Et puis, aux deux autres frè res: « Ré sistez, mes petits à moi, ils doivent encore parler. Khunrath. Khunrath, dis‑ lui que vous ê tes vrais! »

Leo Fox, pour survivre, tentait de ré absorber la chouette. Madame Olcott s'é tait placé e dans son dos et lui serrait les tempes pour le plier à sa superbe. La chouette s'aperç ut qu'elle allait disparaî tre et elle se retourna vers son parturient mê me: « Phy, Phy Diabolo », sifflait‑ elle en cherchant à lui becqueter les yeux. Leo Fox é mit un gargouillement comme si on lui avait tranché la carotide et il chut à genoux. La chouette disparut dans une boue dé goû tante (phiii, phiii, faisait‑ elle), où tomba pour y é touffer le mé dium, qui y resta tout englué et immobile. La dame Olcott, furieuse, s'é tait adressé e à Theo, qui ré sistait en brave: « Parle Kelley, tu m'entends? »

Kelley ne parlait plus. Il tendait à se dé sincorporer du mé dium, qui hurlait à pré sent comme si on lui arrachait les entrailles et essayait de ré cupé rer ce qu'il avait produit, en battant des mains dans le vide. « Kelley, oreilles coupé es, ne triche pas encore une fois », criait la dame Olcott. Mais Kelley, ne ré ussissant pas à se sé parer du mé dium tentait de l'é touffer. Il avait pris l'aspect d'un chewing‑ gum dont le dernier frè re Fox essayait en vain de se dé pê trer. Puis Theo aussi tomba sur ses genoux, il toussait, il se confondait peu à peu avec la chose parasite qui le dé vorait, il roula par terre en se dé menant comme s'il é tait enveloppé de flammes. Ce qu'avait é té Kelley le recouvrit d'abord tel un suaire, puis il mourut en se liqué fiant et il le laissa vidé sur le sol, la moitié de lui‑ mê me, la momie d'un enfant embaumé par Salon. En ce mê me instant, les quatre danseurs s'arrê tè rent à l'unisson, ils agitè rent les bras en l'air, durant quelques secondes ils furent noyé s car ils coulaient à pic, aprè s quoi ils s'abattirent en glapissant comme des chiots et se couvrant la tê te de leurs mains.

Pendant ce temps Agliè é tait revenu dans le promenoir, é pongeant la transpiration de son front avec la pochette qui ornait la poche de sa veste. Il inspira deux fois, et porta à sa bouche une pastille blanche. Puis il imposa le silence.

« Frè res, chevaliers. Vous avez vu à quelles misè res cette femme a voulu nous soumettre. Ressaisissons‑ nous et revenons à mon projet. Donnez‑ moi une heure pour conduire le prisonnier de l'autre cô té. »

Madame Olcott é tait hors jeu, penché e sur ses mé diums, plongé e dans une douleur presque humaine. Mais Pierre, qui avait suivi les é vé nements toujours assis dans la cathè dre, reprit le contrô le de la situation. « Non, dit‑ il, je ne vois qu'un seul moyen, vé. Le sacrifice humain! A moi, le prisonnier, à moi! »

Magné tisé s par son é nergie, les Gé ants d'Avalon s'é taient emparé s de Belbo, qui avait suivi, é bahi, la scè ne, et ils l'avaient poussé devant Pierre. Celui‑ ci, avec l'agilité d'un jongleur, s'é tait levé, avait mis la cathè dre sur la table et avait tiré l'un et l'autre au centre du chœ ur, aprè s quoi il s'é tait saisi du fil du Pendule au passage et il avait arrê té la sphè re, reculant sous le contrecoup. Ce fut l'espace d'un instant: comme suivant un plan – et peut‑ ê tre pendant la confusion y avait‑ il eu un accord –, les Gé ants é taient monté s sur ce podium, ils avaient hissé le prisonnier sur la cathè dre et l'un d'eux avait enroulé autour du cou de Belbo, deux fois, le fil du Pendule, tandis que le second retenait la sphè re, l'appuyant ensuite sur le bord de la table.

Bramanti s'é tait pré cipité devant le gibet, s'enflammant de majesté dans sa simarre é carlate, et il avait psalmodié : « Exorcizo igitur te per Pentagrammaton, et in nomine Tetragrammaton, per Alfa et Omega qui sunt in spiritu Azoth. Saddaï, Adonaï, Jotchavah, Eieazereie! Michael, Gabriel, Raphael, Anael. Fluat Udor per spiritum Elohim! Maneat Terra per Adam Iot‑ Cavah! Per Samael Zebaoth et in nomine Elohim Gibor, veni Adramelech! Vade retro Lilith! »

Belbo resta froid sur la cathè dre, la corde au cou. Les Gé ants n'avaient plus besoin de le retenir. S'il avait fait un seul faux mouvement, il serait tombé de cette position instable, et la boucle lui aurait serré la gorge.

« Imbé ciles, criait Agliè, comment le remettrons‑ nous sur son axe? » Il pensait à sauver le Pendule.

Bramanti avait souri: « Ne vous inquié tez pas, comte. Nous ne sommes pas ici en train de brasser vos teintures. Lui, c'est le Pendule, comme il a é té conç u par Eux. Lui, il saura où aller. Et, de toute faç on, pour convaincre une Force d'agir, rien de mieux qu'un sacrifice humain. »

Jusqu'à ce moment, Belbo avait tremblé. Je le vis se dé tendre, je ne dis pas se rassé ré ner, mais regarder le parterre avec curiosité. Je crois qu'en cet instant, face à la prise de bec des deux adversaires, voyant devant lui les corps dé sarticulé s des mé diums, sur sa droite et sur sa gauche les derviches qui encore tressautaient en gé missant, les parements des dignitaires en dé sordre, il avait recouvré son don le plus authentique, le sens du ridicule.

A ce moment‑ là, j'en suis sû r, il a dé cidé qu'il ne devait plus se laisser effrayer. Il se peut que sa position é levé e lui eû t donné un sentiment de supé riorité, tandis qu'il observait du haut de l'avant‑ scè ne cette assemblé e de dé ments perdus dans une vendetta de Grand Guignol, et au fond, presque dans l'entré e, les avortons dé sormais dé sinté ressé s de l'é vé nement, qui se donnaient des coups de coude et riaient, tels Annibale Cantalamessa et Pio Bo.

Il tourna seulement vers Lorenza un regard anxieux: de nouveau elle é tait encadré e, tenue aux bras par les Gé ants, et agité e de tressaillements rapides. Lorenza avait recouvré sa conscience. Elle pleurait.

Je ne sais si Belbo a dé cidé de ne pas lui offrir le spectacle de sa peur, ou si sa dé cision n'a pas é té plutô t l'unique faç on qu'il avait de faire peser son mé pris, et son autorité, sur ce ramas sans nom. Mais il se tenait droit, la tê te haute, la chemise ouverte sur sa poitrine, les mains lié es dans son dos, fiè rement, comme un qui n'avait jamais connu la peur.

Apaisé par le calme de Belbo, ré signé en tout cas à l'interruption des oscillations, toujours impatient de connaî tre le secret, maintenant parvenu au rè glement des comptes avec une vie, ou plusieurs, de recherche, ré solu à reprendre en main ses partisans, Agliè s'é tait de nouveau adressé à Jacopo: « Allons, Belbo, dé cidez‑ vous. Vous le voyez, vous vous trouvez dans une situation embarrassante, c'est le moins qu'on puisse dire. Arrê tez donc, avec votre comé die. »

Belbo n'avait pas ré pondu. Il regardait ailleurs, comme si, par discré tion, il voulait é viter d'é couter un dialogue qu'il aurait fortuitement surpris.

Agliè avait insisté, conciliant comme s'il parlait à un enfant: « Je comprends votre ressentiment, et, si vous me le permettez, votre ré serve. Je comprends qu'il vous ré pugne de confier un secret aussi intime, et jaloux, à une plè be qui vient de vous offrir un spectacle aussi peu é difiant. Eh bien, votre secret vous pourrez le confier à moi seul, à l'oreille. A pré sent, je vous fais descendre et je sais que vous me direz un mot, un seul mot. »

Et Belbo: « Plaî t‑ il? »

Alors Agliè avait changé de ton. Pour la premiè re fois dans sa vie, je le voyais impé rieux, sacerdotal, excessif. Il parlait comme s'il endossait un des vê tements é gyptiens de ses amis. Je sentis que son ton é tait faux, on eû t dit qu'il parodiait ceux à qui il n'avait jamais lé siné son indulgente commisé ration. Mais en mê me temps, il parlait trè s pé né tré de son rô le iné dit. Pour quelque dessein à lui – puisque ce ne pouvait ê tre par instinct – il é tait en train d'introduire Belbo dans une scè ne de mé lodrame. S'il joua, il joua bien, car Belbo ne perç ut aucun bluff, et il é couta son interlocuteur comme s'il n'attendait rien d'autre de lui.

« Maintenant, tu vas parler, dit Agliè, tu vas parler, et tu ne resteras pas en dehors de ce grand jeu. En te taisant, tu es perdu. En parlant, tu auras part à la victoire. Parce qu'en vé rité je te le dis, cette nuit toi, moi et nous tous sommes en Hod, la sefira de la splendeur, de la majesté et de la gloire, Hod qui gouverne la magie cé ré monielle et rituelle, Hod le moment où é clô t l'é ternité. Ce moment, je l'ai rê vé pendant des siè cles. Tu parleras et t'uniras aux seuls qui, aprè s ta ré vé lation, pourront s'appeler les Seigneurs du Monde. Humilie‑ toi et tu seras exalté. Tu parleras parce qu'ainsi je commande, tu parleras parce que je le dis, et mes paroles efficiunt quod figurant! »

 

Et Belbo avait dit, dé sormais invincible: « Ma gavte la nata... »

 

Agliè, mê me s'il s'attendait à un refus, pâ lit à l'insulte. « Qu'est‑ ce qu'il a dit? » avait demandé Pierre, hysté rique. « Il ne parle pas », avait ré sumé Agliè. Il avait é carté les bras, d'un geste entre capitulation et condescendance, et dit à Bramanti: « Il est à vous. »

Et Pierre, chaviré : « Ç a suffit, vé, suffit comme ç a, le sacrifice humain, le sacrifice humain!

– Oui, qu'il meure, nous trouverons quand mê me la ré ponse », s'é criait tout autant chaviré e Madame Olcott, revenue au cœ ur de la scè ne; et elle s'é tait é lancé e sur Belbo.

Presque dans le mê me temps, Lorenza s'é tait secoué e, libé ré e de la poigne des Gé ants et placé e devant Belbo, au pied du gibet, les bras é carté s comme pour arrê ter une invasion, criant au milieu de ses larmes: « Mais vous ê tes tous fous, mais c'est ç a qu'on fait? » Agliè, qui dé jà se retirait, é tait resté un instant interdit, puis il lui avait couru aprè s pour la retenir.

Ensuite, tout s'est passé en une seconde. La Olcott, chignon soudain dé fait, fiel et flammes telle une mé duse, lanç ait ses serres contre Agliè, lui griffant le visage et puis le poussant de cô té avec la violence de l'é lan qu'elle avait pris dans son bond en avant, Agliè reculait, achoppait dans un pied du brasero, pirouettait sur lui‑ mê me comme un derviche et allait donner de la tê te contre une machine, s'é croulant sur les dalles, la face en sang. Au mê me instant, Pierre s'é tait jeté sur Lorenza: dans son transport, il avait tiré de son fourreau le poignard qui pendait sur sa poitrine; moi, maintenant, je le voyais de dos; je ne compris pas tout de suite ce qui é tait arrivé ; je vis Lorenza glisser aux pieds de Belbo, le visage de cire; et Pierre qui brandissait sa lame en hurlant: « Enfin, le sacrifice humain! » Puis, se tournant vers la nef, à gorge dé ployé e: « l'a Cthulhu! I'a S'hat'n! »

Tout ensemble la masse qui remplissait la nef s'é tait dé placé e, et certains tombaient, ré vulsé s, d'autres menaç aient de renverser le fardier de Cugnot. J'entendis – du moins je crois, mais je ne peux avoir imaginé un dé tail aussi grotesque – la voix de Garamond qui disait: « Je vous en prie, messieurs, un minimum d'é ducation... » Bramanti, dans un é tat extatique, s'agenouillait devant le corps de Lorenza, en dé clamant: « Asar, Asar! Qui me saisit à la gorge? Qui me cloue au sol? Qui poignarde mon cœ ur? Je suis indigne de franchir le seuil de la maison de Matt! »

 

 

Peut‑ ê tre personne ne le voulait, peut‑ ê tre le sacrifice de Lorenza devait‑ il suffire, mais les acolytes se poussaient dé sormais à l'inté rieur du cercle magique, rendu accessible par l'arrê t du Pendule, et quelqu'un – j'aurais juré que c'é tait Ardenti – fut catapulté par les autres contre la table, qui s'é vanouit litté ralement sous les pieds de Belbo, et, en vertu du mê me é lan donné à la table disparue, le Pendule commenç ait une oscillation rapide, violente, arrachant sa victime avec lui. La corde s'é tait tendue sous le poids de la sphè re et avait resserré sa boucle, maintenant comme un nœ ud coulant autour du cou de mon pauvre ami, projeté en l'air, qui pendait le long du fil du Pendule et, envolé soudain vers l'extré mité orientale du choeur, revenait en arriè re à pré sent, dé jà sans vie (je l'espè re), dans ma direction.

La foule en se pié tinant s'é tait de nouveau retiré e sur les bords pour laisser l'espace au prodige. Le pré posé aux oscillations, grisé par la renaissance du Pendule, en secondait l'é lan, agissant directement sur le corps du pendu. L'axe d'oscillation formait une diagonale de mes yeux à une des verriè res, celle, à coup sû r, avec l'é caillure, par où aurait dû pé né trer d'ici quelques heures le premier rayon de soleil. Je ne voyais donc pas Jacopo osciller face à moi, mais je crois qu'ainsi sont allé es les choses, que c'est bien la figure qu'il traç ait dans l'espace...

Le cou de Belbo apparaissait comme une seconde sphè re insé ré e le long du segment de fil qui allait de la base à la clef de voû te et – comment dire – tandis que la sphè re de mé tal se tendait à droite, la tê te de Belbo, l'autre sphè re, penchait à gauche, et inversement. Pendant un long moment, les deux sphè res prirent des directions opposé es si bien que ce qui sabrait l'espace n'é tait plus une droite, mais une structure triangulaire. Cependant, alors que la tê te de Belbo suivait la traction du fil tendu, son corps, lui – peut‑ ê tre d'abord dans le dernier spasme, à pré sent avec la spastique agilité d'une marionnette de bois –, traç ait d'autres directions dans le vide, indé pendamment de la tê te, du fil et de la sphè re situé e au‑ dessous, les bras d'un cô té, les jambes de l'autre – et j'eus la sensation que si quelqu'un avait photographié la scè ne avec la machine de Muybridge, bloquant net sur la plaque sensible chaque moment d'une succession spatiale, enregistrant les deux points extrê mes où venait à se trouver la tê te à chaque pé riode, les deux points d'arrê t de la sphè re, les points du croisement idé al des fils, indé pendants l'un de l'autre, et les points intermé diaires marqué s par l'extré mité du plan d'oscillation du tronc et des jambes, Belbo pendu au Pendule, dis‑ je, aurait dessiné dans le vide l'arbre des sefirot, ré sumant dans son moment suprê me l'histoire mê me de tous les univers, fixant dans son errance aé rienne les dix é tapes du souffle exsangue et de la dé jection du divin dans le monde.

Puis, tandis que l'oscillateur continuait à encourager cette funè bre balanç oire, par une atroce combinaison de forces, une migration d'é nergies, le corps de Belbo é tait devenu immobile, et le fil avec la sphè re se dé plaç ait comme un pendule de son corps à la terre seulement, le reste – qui reliait Belbo à la voû te – tombant dé sormais d'aplomb. Ainsi Belbo, ré chappé de l'erreur du monde et de ses mouvements, é tait devenu lui, maintenant, le point de suspension, le Pivot Fixe, le Lieu où se soutient la voû te du monde, et sous ses pieds seulement oscillaient le fil et la sphè re, de l'un a l'autre pô le, sans repos, avec la terre qui s'é chappait sous eux, montrant toujours un continent nouveau – et la sphè re ne savait pas indiquer, et jamais ne le saurait, où se trouvait l'Ombilic du Monde.



  

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