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FILENAME : LE RETOUR DE SAINT‑GERMAIN 6 страница
Belbo avait installé la mallette au‑ dessus de la place 45, et il s'é tait assis avec son paquet de journaux. La nouvelle du jour, c'é taient les funé railles de Berlinguer. Peu aprè s, un monsieur barbu é tait venu occuper la place à cô té de lui. Belbo eut l'impression de l'avoir dé jà vu (avec l'esprit de l'escalier, sans doute à la fê te dans le Pié mont, mais il n'é tait pas sû r). Au dé part, le compartiment é tait complet. Belbo lisait le journal, mais le passager à la barbe essayait de lier conversation avec tout le monde. Il avait commencé par des observations sur la chaleur, sur l'inefficacité du systè me d'air conditionné, sur le fait qu'en juin on ne sait jamais s'il faut s'habiller en é té ou en mi‑ saison. Il avait fait remarquer que la meilleure tenue c'é tait le blazer lé ger, justement comme celui de Belbo, et il avait demandé s'il é tait anglais. Belbo avait ré pondu qu'il é tait anglais, Burberry, et il s'é tait remis à lire. « Ce sont les meilleurs, avait dit ce monsieur, mais celui‑ ci est particuliè rement beau parce qu'il n'a pas les boutons doré s qui sont trop voyants. Et si vous me permettez, il se marie bien avec cette cravate bordeaux. » Belbo avait remercié et rouvert son journal. Le monsieur continuait à parler avec les autres de la difficulté de marier les cravates aux vestes, et Belbo lisait. Je sais, pensait‑ il, ils me regardent tous comme un malappris, mais je voyage par le train pour ne pas avoir de rapports humains. J'en ai dé jà trop sur la terre ferme.
Alors ce monsieur avait dit: « Quelle quantité de journaux vous lisez, vous, et de toutes les tendances. Vous devez ê tre un juge ou un homme politique. » Belbo avait ré pondu que non, que lui il travaillait dans une maison d'é dition qui publiait des livres de mé taphysique arabe, il l'avait dit en espé rant terroriser l'adversaire. L'autre avait é té é videmment terrorisé. Puis le contrô leur é tait arrivé. Il avait demandé comment il se faisait que Belbo avait un billet pour Bologne et la ré servation pour Rome. Belbo dit qu'il avait changé d'idé e à la derniè re minute. « C'est beau, avait dit le monsieur avec la barbe, de pouvoir changer ses dé cisions au moindre vent, sans devoir compter avec son porte‑ monnaie. Je vous envie. » Belbo avait souri et il s'é tait tourné de l'autre cô té. Voilà, se disait‑ il, à pré sent ils me regardent tous comme si j'é tais un panier percé, ou que j'avais dé valisé une banque. A Bologne, Belbo s'é tait levé et se disposait à descendre. « Attention, vous oubliez votre valise », avait dit son voisin. « Non, un monsieur doit passer la retirer à Florence, avait dit Belbo, je vous prie mê me d'y jeter un coup d'œ il. – Ç a sera fait, lui avait dit le monsieur avec la barbe. Vous pouvez vous fier à moi. »
Belbo é tait rentré à Milan dans la soiré e, il s'é tait mis à table chez lui avec deux boî tes de viande et des crackers, il avait allumé la té lé vision. Encore Berlinguer, normal. Si bien que la nouvelle é tait apparue presque à la sauvette, en fin de programme. Tard dans la matiné e, dans le TEE, entre Bologne et Florence, voiture 8, un passager barbu avait é mis des soupç ons sur un voyageur descendu à Bologne en laissant une mallette dans le filet. C'est vrai qu'il avait dit que quelqu'un la retirerait à Florence, mais n'est‑ ce pas ainsi qu'agissent les terroristes? Et puis, pourquoi avait‑ il ré servé sa place jusqu'à Rome, puisqu'il é tait descendu à Bologne? Une inquié tude à couper au couteau s'é tait ré pandue parmi les cohabitants du compartiment. A un moment donné le passager avec la barbe avait dit qu'il ne ré sistait plus à la tension. Mieux vaut commettre une erreur que mourir, et il avait appelé le chef de train. Le chef de train avait fait arrê ter le convoi et appelé la police ferroviaire. Je ne sais pas exactement ce qui é tait arrivé, le train immobile dans la montagne, les passagers qui essaimaient, inquiets, le long de la voie, les artificiers qui arrivaient... Les experts avaient ouvert la mallette et y avaient trouvé un dispositif d'horlogerie fixé sur l'heure d'arrivé e à Florence. Suffisant pour liquider quelques dizaines de personnes. La police n'avait plus ré ussi à trouver le monsieur avec la barbe. Sans doute avait‑ il changé de voiture et é tait‑ il descendu à Florence parce qu'il ne voulait pas finir dans les journaux. On lui lanç ait un appel pour qu'il se manifeste. Les autres passagers se rappelaient d'une faç on exceptionnellement lucide l'homme qui avait abandonné sa valise. Le genre d'individu qui suscitait le soupç on à premiè re vue. Il portait une veste anglaise bleue sans boutons doré s, une cravate bordeaux, c'é tait un type taciturne, il paraissait vouloir passer inaperç u à tout prix. Mais il lui avait é chappé qu'il travaillait pour un journal, pour un é diteur, pour quelque chose qui avait à voir avec (et ici les opinions des té moins divergeaient) la physique, le mé thane ou la mé tempsycose. Mais nul doute que les Arabes é taient dans le coup. Commissariats de police et sections de gendarmerie en alarme. Des signalements arrivaient, dé jà à l'appré ciation des enquê teurs. Deux ressortissants libyens arrê té s à Bologne. Le dessinateur de la police avait tenté un portrait‑ robot, qui occupait maintenant tout l'é cran. Le dessin ne ressemblait pas à Belbo, mais Belbo ressemblait au dessin. Belbo ne pouvait avoir de doutes. L'homme à la mallette, c'é tait lui. Mais la mallette contenait les livres d'Agliè. Il avait appelé Agliè, le té lé phone ne ré pondait pas. Il é tait dé jà tard, il n'avait pas osé ressortir dans les rues, il s'é tait couché avec un somnifè re. Le lendemain matin, il avait encore essayé de trouver Agliè. Silence. Il é tait descendu acheter les journaux. Par chance, la premiè re page é tait toujours envahie par les funé railles, et la nouvelle du train avec le portrait‑ robot é tait dans les pages inté rieures. Il é tait remonté en tenant le col de sa veste relevé, puis il s'é tait aperç u qu'il portait le mê me blazer. Heureusement, il n'avait pas sa cravate bordeaux. Alors qu'il tentait une fois de plus de reconstituer les faits, il avait reç u un coup de té lé phone. Une voix inconnue, é trangè re, avec un accent vaguement balkanique. Un coup de fil doucereux, de quelqu'un qui n'é tait en rien concerné et parlait par pure bonté d'â me. Pauvre monsieur Belbo, disait‑ il, se trouver ainsi compromis dans une histoire bien dé sagré able. On ne devrait jamais accepter de faire le messager pour les autres, sans vé rifier le contenu des paquets C'eû t é té bien empoisonnant, si quelqu'un avait signalé à la police que monsieur Belbo é tait l'inconnu de la place 45. Certes, on aurait pu é viter d'en arriver jusque‑ là, si seulement Belbo s'é tait dé cidé à collaborer. Par exemple, s'il avait dit où se trouvait la carte des Templiers. Et comme Milan é tait devenue une ville brû lante, car tout le monde savait que l'auteur de l'attentat au TEE é tait parti de Milan, il s'avé rait plus prudent de transfé rer toute l'affaire en territoire neutre, disons Paris. Pourquoi ne pas se donner rendez‑ vous à la librairie Sloane, 3 rue de la Manticore, d'ici une semaine? Mais sans doute Belbo aurait‑ il eu inté rê t à se mettre tout de suite en route, avant que quelqu'un ne l'identifiâ t. Librairie Sloane, 3 rue de la Manticore. A midi, le mercredi 20 juin, il y aurait rencontré un visage connu, ce monsieur à la barbe avec qui il avait si aimablement conversé dans le train. Il lui aurait dit où trouver d'autres amis, et puis, petit à petit, en bonne compagnie, à temps pour le solstice d'é té, il aurait enfin raconté ce qu'il savait, et tout se serait terminé sans traumatismes. Rue de la Manticore, au numé ro 3, facile à se rappeler.
– 109 – Saint‑ Germain... Trè s‑ fin, trè s‑ spirituel... Il disait possé der toutes sortes de secrets... Il se servait souvent, pour ses apparitions, de ce fameux miroir magique qui fit, en partie, sa ré putation... Comme il é voquait, par des effets de catoptrique, des ombres demandé es et presque toujours reconnues, sa correspondance avec l'autre monde é tait une chose prouvé e. LE COULTEUX DE CANTELEU, Les sectes et les socié té s secrè tes, Paris, Didier, 1863, pp. 170‑ 171. Belbo s'é tait senti perdu. Tout é tait clair. Agliè jugeait son histoire vraie, il voulait la carte, il lui avait organisé un piè ge, et maintenant il le tenait en son pouvoir. Ou Belbo allait à Paris, pour ré vé ler ce qu'il ne savait pas (mais, qu'il ne le sû t pas, il é tait le seul à le savoir: moi j'é tais parti sans laisser d'adresse; Diotallevi se mourait), ou bien tous les commissariats d'Italie lui tomberaient sur le râ ble. Mais é tait‑ il possible qu'Agliè se fû t plié à un jeu aussi sordide? Qu'est‑ ce que ç a lui rapportait? Il fallait prendre ce vieux fou par les revers de son veston, et c'est seulement en le traî nant à la police qu'il aurait pu sortir de cette histoire. Il avait sauté dans un taxi et il s'é tait rendu au petit hô tel particulier, prè s de la piazza Piola. Fenê tres fermé es; sur le portail d'entré e, l'affiche d'une agence immobiliè re: A LOUER. Mais c'est dingue, Agliè habitait ici il y a une semaine encore, c'est d'ici qu'il lui avait té lé phoné Il avait sonné à la porte de la maison voisine. « Ce monsieur? Il a dé mé nagé juste hier. Je ne sais vraiment pas où il a pu aller, je le connaissais à peine de vue, c'é tait une personne si ré servé e, et il é tait toujours en voyage, je crois. » Il ne restait plus qu'à se renseigner à l'agence. Mais là ‑ bas, on n'avait jamais entendu parler d'Agliè. L'hô tel particulier avait é té loué en son temps par une entreprise franç aise. Les versements arrivaient ré guliè rement par voie bancaire. La location avait é té ré silié e en l'espace de vingt‑ quatre heures, et on avait renoncé à la caution laissé e en dé pô t. Tous leurs rapports, uniquement par lettre, avaient é té avec un certain monsieur Ragotgky. Ils ne savaient rien d'autre. Ce n'é tait pas possible. Qu'il fû t Rakosky ou Ragotgky, le mysté rieux visiteur du colonel, recherché par l'astucieux De Angelis et par l'Interpol, se baladait à la recherche d'immeubles à louer. Dans notre histoire, le Rakosky d'Ardenti é tait une ré incarnation du Rackovskij de l'Okhrana, et ce dernier du toujours revenant Saint‑ Germain. Mais en quoi cela concernait‑ il Agliè ? Belbo é tait allé à son bureau, montant comme un voleur, s'enfermant dans sa piè ce. Il avait essayé de faire le point.
Il y avait de quoi perdre la tê te, Belbo é tait sû r de l'avoir dé jà perdue. Et personne à qui se confier. Alors qu'il é pongeait ses gouttes de transpiration, il feuilletait presque machinalement des manuscrits arrivé s la veille sur sa table, sans mê me savoir ce qu'il pouvait faire, et soudain, en tournant une page, il avait vu é crit le nom d'Agliè. Il avait regardé le titre du manuscrit. L'œ uvrette d'un diabolique quelconque, la Vé rité sur le comte de Saint‑ Germain. Il é tait revenu sur la page. On y disait, citant la biographie de Chacornac, que Claude‑ Louis de Saint‑ Germain s'é tait fait successivement passer pour Monsieur de Surmont, comte Soltikof, Mister Welldone, marquis de Belmar, prince Rackoczi ou Ragozki, et ainsi de suite, mais que ses noms de famille é taient comte de Saint‑ Martin et marquis d'Agliè, nom d'une proprié té pié montaise de ses aï eux.
Parfait, à pré sent Belbo pouvait ê tre tranquille. Non seulement il é tait traqué pour terrorisme sans moyen de s'en sortir, non seulement le Plan é tait vrai, non seulement Agliè avait disparu en l'espace de deux jours, mais par‑ dessus le marché ce n'é tait pas un mythomane, il é tait bien le vrai et immortel comte de Saint‑ Germain, et il n'avait jamais rien fait pour le cacher. La seule et unique chose vraie dans ce tourbillon de mensonges qui se vé rifiaient, c'é tait son nom. Ou mê me pas, son nom aussi é tait faux, Agliè n'é tait pas Agliè, mais peu importait qui il é tait parce que de fait il se comportait, et dé sormais depuis des anné es, comme le personnage d'une histoire que nous, nous aurions inventé e seulement plus tard. Dans tous les cas, Belbo n'avait pas d'alternative. Agliè disparu, il ne pouvait pas montrer à la police qui lui avait donné la valise. Et, à supposer que la police l'eû t cru, il en serait ressorti qu'il l'avait reç ue d'un homme recherché pour homicide, que, depuis au moins deux ans, il utilisait comme conseiller. Bel alibi. Mais pour pouvoir concevoir toute cette histoire – qui dé jà par elle‑ mê me é tait passablement romanesque – et pour amener la police à bien l'accepter, il fallait en supposer une autre, qui allait au‑ delà de la fiction mê me. En somme, que le Plan, inventé par nous, correspondait point par point, y compris cette haletante recherche finale de la carte, à un vrai plan, à l'inté rieur duquel Agliè, Rakosky, Rackovskij, Ragotgky, le monsieur avec la barbe, le Tres, tutti quanti, et en remontant jusqu'aux Templiers de Provins, se trouvaient dé jà. Et que le colonel avait vu juste. Mais qu'il avait vu juste en se trompant, car tout au bout du compte notre Plan à nous é tait diffé rent du sien, et si le sien é tait vrai, le nô tre n'aurait pas pu ê tre vrai, ou inversement, et donc si nous avions raison nous, pourquoi dix ans avant Rakosky devait‑ il voler un faux mé morial au colonel? A la seule lecture de ce que Belbo avait confié à Aboulafia, il me venait, l'autre matin, la tentation de me taper la tê te contre le mur. Pour me convaincre que le mur, au moins le mur, existait vraiment. J'imaginais comment il avait dû se sentir lui, Belbo, ce jour‑ là, et au cours des jours suivants. Mais ce n'é tait pas fini. Cherchant quelqu'un à interroger, il avait té lé phoné à Lorenza. Et elle n'é tait pas là. Il se trouvait prê t à parier qu'il ne la reverrait plus. D'une certaine faç on, Lorenza é tait une cré ature inventé e par Agliè, Agliè é tait une cré ature inventé e par Belbo et Belbo ne savait plus par qui il avait é té inventé, lui. Il avait repris le journal. Seule chose certaine: il é tait l'homme du portrait‑ robot. Pour l'en convaincre, il lui é tait arrivé juste à cet instant, au bureau, un nouveau coup de fil. Le mê me accent balkanique, les mê mes recommandations. Rendez‑ vous à Paris. « Mais qui ê tes‑ vous? avait crié Belbo. – Nous sommes le Tres, avait ré pondu la voix. Et vous, sur le Tres, vous en savez plus que nous. »
Alors, il s'é tait dé cidé. Il avait pris son té lé phone et appelé De Angelis. A la pré fecture de police, on lui avait fait des difficulté s, il paraissait que le commissaire ne travaillait plus là. Puis on avait cé dé devant son insistance et on lui avait passé un bureau. « Oh, voyez‑ vous ç a, monsieur Belbo, avait dit De Angelis d'un ton qui sembla sarcastique à Belbo. Vous me trouvez par hasard. Je fais mes valises. – Vos valises? » Belbo avait craint une allusion. « J'ai é té transfé ré en Sardaigne. Ç a a l'air d'un travail tranquille. – Monsieur De Angelis, il faut que je vous parle d'urgence. Pour cette histoire... – Une histoire? Quelle histoire? – Celle du colonel. Et pour l'autre aussi... Une fois vous aviez demandé à Casaubon s'il avait entendu parler du Tres. J'en ai entendu parler moi. J'ai des choses à vous dire, importantes. – Ne me les dites pas. Ce n'est plus mon affaire. Et puis ç a ne vous paraî t pas un peu tard? – Je l'admets, je vous avais tu quelque chose, il y a des anné es de ç a. Mais à pré sent je veux vous parler. – Non, monsieur Belbo, ne me parlez pas. Et d'abord, sachez que quelqu'un est certainement en train d'é couter notre conversation té lé phonique et je veux que vous sachiez que je ne veux plus rien entendre, que je ne sais rien. J'ai deux enfants. Des petits. Et quelqu'un m'a fait savoir qu'il pourrait leur arriver des bricoles. Et pour me montrer qu'on ne plaisantait pas, hier matin ma femme a mis en marche sa voiture et le coffre a sauté en l'air. Une toute petite charge, un peu plus grosse qu'un pé tard, mais suffisante pour me faire comprendre que si on veut on peut. Je suis allé chez le pré fet de police et je lui ai dit que j'avais toujours fait mon devoir, plus que le né cessaire, mais que je ne suis pas un hé ros. J'arriverais à donner ma vie, mais pas celle de ma femme et des enfants. J'ai demandé à ê tre muté. Et puis je suis allé dire à la ronde que je suis un lâ che, que je fais dans mes frocs. Et à pré sent je vous le dis à vous aussi et à ceux qui nous é coutent. J'ai ruiné ma carriè re, j'ai perdu restime de moi‑ mê me, tout bonnement je m'aperç ois que je suis un homme sans honneur, mais je sauve ceux qui me sont chers. La Sardaigne est splendide, d'aprè s ce qu'on me dit, je n'aurai mê me plus à é pargner pour envoyer les enfants à la mer, l'é té. Au revoir. – Attendez, la chose est grave, je suis dans de sales draps... – Vous ê tes dans de sales draps? J'en suis vraiment content. Lorsque je vous ai demandé votre aide, vous ne me l'avez pas donné e. Et votre ami Casaubon non plus. Mais à pré sent que vous vous trouvez dans la merde vous me demandez de l'aide à moi. Je suis dans la merde moi aussi. Vous ê tes arrivé en retard. La police est au service du citoyen, comme on dit dans les films, c'est à ç a que vous pensez? Bien, adressez‑ vous à la police, à mon successeur. » Belbo avait raccroché. Tout é tait parfait: on l'avait mê me empê ché de recourir à l'unique flic qui aurait pu le croire. Puis il avait pensé que Garamond, avec toutes ses connaissances, pré fets, commissaires, hauts fonctionnaires, aurait pu lui venir en aide. Il s'é tait pré cipité dans son bureau. Garamond avait é couté son histoire avec affabilité, l'interrompant par de courtoises exclamations comme « vous n'allez pas me dire », « é coutez‑ moi ce qu'il faut entendre », « ç a m'a tout l'air d'un roman, je dirai plus, d'une invention ». Ensuite, il avait joint les mains, il avait fixé Belbo avec une infinie sympathie, et il avait dit: « Mon garç on, permettez‑ moi de vous appeler ainsi car je pourrais ê tre votre pè re – mon Dieu, votre pè re peut‑ ê tre pas, car je suis encore un homme jeune, je dirai plus, juvé nile, mais un frè re aî né, si vous me le consentez. C'est mon cœ ur qui vous parle, et nous nous connaissons depuis tant d'anné es. Mon impression est que vous ê tes surexcité, à la limite de vos forces, à bout de nerfs, je dirai plus, fatigué. N'allez pas croire que je n'appré cie pas, je sais que vous vous donnez corps et â me à la maison d'é dition, et un jour il faudra en tenir compte mê me en termes, comment dire, maté riels, parce que ç a ne gâ te rien. Mais si j'é tais à votre place je prendrais un congé. Vous dites que vous vous trouvez dans une situation embarrassante. Franchement, je ne dramatiserais pas mê me si, avouez, il serait regrettable pour les é ditions Garamond que l'un de ses collaborateurs, le meilleur, fû t mê lé à une histoire pas trè s claire. Vous dites que quelqu'un vous dé sire à Paris. Je ne veux pas entrer dans les dé tails, simplement je vous crois. Et alors? Allez‑ y, n'est‑ ce pas mieux de mettre tout de suite les choses au clair? Vous dites que vous ê tes en termes – comment dire – conflictuels avec un gentilhomme comme le comte Agliè. Je ne veux pas savoir ce qui s'est exactement passé entre vous deux, et je ne m'attarderai pas à trop ruminer ce cas d'homonymie dont vous me parlez. Quantité de gens en ce bas monde s'appellent Germain, vous ne pensez pas? Si Agliè vous fait dire, loyalement, venez à Paris on va tout é claircir, eh bien, allez à Paris et ce ne sera pas la fin du monde. Dans les rapports humains, il faut de la netteté. Allez à Paris, et si vous avez des choses sur l'estomac ne soyez pas ré ticent. Que ce qui est dans le coeur soit aussi sur la bouche. Qu'est‑ ce que c'est que tous ces secrets! Le comte Agliè, si j'ai bien compris, se plaint parce que vous ne voulez pas lui dire où se trouve une carte, un papier, un message ou que sais‑ je, que vous possé dez et dont on ne fait rien, tandis que notre bon Agliè en a sans doute besoin pour des raisons d'é tude. Nous sommes au service de la culture, ou je me trompe? Et donnez‑ la‑ lui donc, cette carte, cet atlas, ces levé s topographiques et je ne veux mê me pas savoir de quoi il retourne. Si lui y tient tant, il doit y avoir une raison, certainement respectable, un gentilhomme est toujours un gentilhomme. Allez à Paris, une bonne poigné e de main et tout est fini. D'accord? Et ne vous en faites pas plus qu'il ne faut. Vous savez que je suis toujours là. » Aprè s quoi, il avait actionné l'interphone: « Madame Grazia... Voilà, elle n'est pas ici, elle n'est jamais là quand on a besoin d'elle. Vous avez vos ennuis, mon cher Belbo, mais si vous saviez les miens. Au revoir, si vous voyez madame Grazia dans le couloir, envoyez‑ la‑ moi. Et suivez mon conseil, reposez‑ vous. »
Belbo é tait sorti. Au secré tariat, madame Grazia n'é tait pas là, et il avait vu s'allumer le voyant rouge de la ligne personnelle de Garamond, qui de toute é vidence é tait en train d'appeler quelqu'un. Il n'avait pas pu ré sister (je crois que c'é tait la premiè re fois dans sa vie qu'il commettait une indé licatesse). Il avait levé le combiné et intercepté la conversation. Garamond disait à quelqu'un: « Ne vous inquié tez pas. Je crois l'avoir convaincu. Il ira à Paris... C'est un devoir pour moi. Ce n'est pas pour rien que nous appartenons à la mê me chevalerie spirituelle. » Donc Garamond aussi entrait pour une part dans le secret. Dans quel secret? Dans celui que lui seul, Belbo, pouvait dé sormais ré vé ler. Et qui n'existait pas.
Le soir é tait tombé maintenant. Il é tait allé chez Pilade, il avait é changé quatre mots avec qui sait qui, il avait trop bu. Et le lendemain matin, il avait cherché l'unique ami qui lui fû t resté. Il s'é tait rendu auprè s de Diotallevi. Il é tait allé demander de l'aide à un homme sur le point de mourir. Et, de leur dernier entretien, il avait laissé sur Aboulafia un compte rendu fé brile où je n'arrivais pas à faire le dé part entre ce qui venait de Diotallevi et ce qui venait de Belbo, parce que dans les deux cas c'é tait comme le murmure de quelqu'un qui dit la vé rité en sachant que ce n'est plus le moment de se bercer d'illusions.
– 110 – Et c'est ce qui arriva au Rabbi ben Elisha avec ses disciples, qui é tudiè rent le livre Jesirah et se trompè rent de mouvements et ils marchè rent à reculons, s'enlisant eux‑ mê mes dans la terre jusqu'au nombril, à cause de la force des lettres. Pseudo SAADYA, Commentaire au Sefer Jesirah. Il ne l'avait jamais vu aussi albinos, mê me s'il n'avait presque plus de poils, ni de cheveux, ni de sourcils, ni de paupiè res. On aurait dit une boule de billard. « Excuse‑ moi, lui avait‑ il dit, je peux te parler des derniers coups du hasard? – Tu peux y aller. Moi je n'ai plus de hasard. Que de la né cessité. Avec un n majuscule. – Je sais qu'on a dé couvert une nouvelle thé rapie. Ces machins dé vorent un mec qui a vingt ans, mais à cinquante ils vont lentement et on a le temps de trouver une solution. – Parle pour toi. Moi je n'ai pas encore cinquante ans. J'ai encore un physique jeune. J'ai le privilè ge de mourir plus vite que toi. Mais tu vois que j'ai de la peine à parler. Alors raconte, comme ç a je me repose. » Par obé issance, par respect, Belbo lui avait raconté toute son histoire. Aprè s quoi, Diotallevi, respirant à l'instar de la Chose des films de science‑ fiction, avait parlé. Et de la Chose, il avait maintenant les transparences, cette absence de limite entre l'exté rieur et l'inté rieur, entre la peau et la chair, entre les poils follets blonds qui apparaissaient par le pyjama ouvert sur le ventre et les mucilagineuses vicissitudes d'entrailles que seuls les rayons X, ou une maladie à un stade avancé, parviennent à rendre é videntes. « Jacopo, je suis ici dans un lit, je ne peux pas voir ce qui se passe dehors. Pour ce que j'en sais, ou bien ce que tu me racontes a lieu uniquement à l'inté rieur de toi, ou bien cela a lieu à l'exté rieur. Dans un cas comme dans l'autre, que vous soyez devenus fous toi ou le monde, c'est la mê me chose. Dans les deux cas, quelqu'un a é laboré et mé langé et superposé les paroles du Livre plus qu'on ne doit. – Que veux‑ tu dire par là ? – Nous avons pé ché contre la Parole, celle qui a cré é et maintient le monde debout. Toi, à pré sent, tu en es puni, comme j'en suis puni moi. Il n'y a pas de diffé rence entre toi et moi. » Une infirmiè re é tait entré e, lui avait donné quelque chose pour humecter ses lè vres; elle avait dit à Belbo qu'il ne fallait pas le fatiguer, mais Diotallevi s'é tait rebellé : « Laissez‑ moi tranquille. Je dois lui dire la Vé rité. Vous la connaissez, vous, la Vé rité ?
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