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FILENAME : LE RETOUR DE SAINT‑GERMAIN 5 страница



Faust, I, Devant la porte.

Ce qui s'é tait passé pendant mon absence, et en particulier dans les derniers jours avant mon retour, je ne pouvais le dé duire que des files de Belbo. Mais parmi ceux‑ ci, un seul é tait clair, ponctué de nouvelles ordonné es, et c'é tait le dernier, celui qu'il avait probablement é crit avant de partir à Paris, afin que moi ou quelqu'un d'autre – pour le garder en mé moire – le puissions lire. Les autres textes, que certainement il avait é crits comme d'habitude pour lui‑ mê me, ne s'avé raient pas d'une interpré tation aisé e. Moi seul, qui é tais dé sormais entré dans l'univers privé de ses confidences à Aboulafia, je pouvais les dé crypter, ou au moins en tirer des conjectures.

Nous é tions au dé but juin. Belbo se montrait agité. Les mé decins s'é taient faits à l'idé e que Gudrun et lui repré sentaient les uniques parents de Diotallevi, et ils avaient enfin parlé. Aux questions des typographes et des correcteurs, Gudrun ré pondait maintenant en é bauchant un bisyllabe de ses lè vres tendues, sans laisser sortir aucun son. C'est ainsi qu'on nomme la maladie taboue.

Gudrun allait trouver Diotallevi chaque jour, et je crois qu'elle le dé rangeait à cause de ses yeux brillants de pitié. Il savait; mais il avait honte que les autres le sachent. Il parlait avec peine. Belbo avait é crit: « Son visage n'est que pommettes. » Ses cheveux tombaient, mais c'é tait dû à la thé rapie. Belbo avait é crit: « Ses mains ne sont que doigts. »

Je crois qu'au cours d'un de leurs pé nibles entretiens Diotallevi avait commencé de dire à Belbo ce qu'ensuite il lui dirait le dernier jour. Belbo se rendait dé jà compte que s'identifier au Plan c'é tait mal, que c'é tait peut‑ ê tre le Mal. Mais, sans doute pour objectiver le Plan et le restituer à sa dimension purement fictive, l'avait‑ il é crit, mot aprè s mot, comme s'il s'agissait des mé moires du colonel. Il le racontait tel un initié qui communiquerait son dernier secret. Je crois que, pour lui, c'é tait la cure: il restituait à la litté rature, pour mauvaise qu'elle fû t, ce qui n'é tait pas de la vie.

Mais, le 10 juin, il devait s'ê tre passé quelque chose qui l'avait bouleversé. Les notes à ce propos sont confuses, je tente des conjectures.

 

Lorenza lui avait donc demandé de l'accompagner en voiture sur la Riviera: elle devait passer chez une amie pour retirer je ne sais quoi au juste, un document, un acte notarié, une babiole qui aurait pu ê tre expé dié e par la poste. Belbo avait consenti, é bloui à l'idé e de passer un dimanche à la mer avec elle.

Ils avaient é té dans cet endroit, je ne suis pas arrivé à comprendre exactement où, sans doute prè s de Portofino. La description de Belbo é tait faite d'humeurs, ce ne sont pas des paysages qui en ressortaient mais des excè s, des tensions, des dé couragements. Lorenza avait fait sa course tandis que Belbo attendait dans un bar, et puis elle avait dit qu'ils pouvaient aller manger du poisson dans un restaurant vraiment à pic sur la mer.

A partir de là l'histoire se fragmentait, je la dé duisis de morceaux de dialogue que Belbo alignait sans guillemets, comme s'il transcrivait à chaud pour ne pas laisser s'estomper une sé rie d'é piphanies. Ils avaient roulé en voiture tant que c'é tait possible, puis poursuivi à pied à travers ces sentiers de Ligurie qui longent la cô te, fleuris et inaccessibles; et ils avaient trouvé le restaurant. Mais à peine assis, ils avaient vu, sur la table à cô té de la leur, un carton de ré servation au nom de M. Agliè.

Regarde un peu quelle coï ncidence, devait avoir dit Belbo. Sale coï ncidence, avait dit Lorenza, elle ne voulait pas qu'Agliè sû t qu'elle é tait là avec lui. Pourquoi ne voulait‑ elle pas, qu'y avait‑ il de mal, parce qu'Agliè avait le droit d'ê tre jaloux? Mais de quel droit parles‑ tu, il s'agit de bon goû t, il m'avait invité e à sortir pour aujourd'hui et j'ai dit que j'é tais occupé e, tu ne voudrais pas que j'aie l'air d'une menteuse. Tu ne fais pas figure de menteuse, tu é tais vraiment occupé e avec moi, est‑ ce une chose dont on doit avoir honte? Avoir honte, non, mais tu permets que j'aie mon code de dé licatesse.

Ils avaient abandonné le restaurant, et commencé à remonter le sentier. Mais tout à coup Lorenza s'é tait arrê té e, elle avait vu arriver des gens que Belbo ne connaissait pas, des amis d'Agliè, disait‑ elle, et elle ne voulait pas se faire voir. Situation humiliante, elle appuyé e au garde‑ fou d'un petit pont en à ‑ pic sur une pente planté e d'oliviers, le visage couvert par les pages d'un journal, comme si elle mourait d'envie de savoir ce qui arrivait de par le monde; lui, à dix pas de distance, fumant comme s'il se trouvait là par hasard.

Les commensaux d'Agliè é taient passé s mais maintenant, disait Lorenza, à continuer ce sentier ils l'auraient rencontré lui, qui allait sû rement apparaî tre. Belbo disait au diable, au diable, et quand bien mê me? Et Lorenza lui disait qu'il n'avait pas un brin de sensibilité. Solution: rejoindre l'endroit où la voiture est garé e en é vitant le sentier, en coupant le long des escarpements. Fuite haletante, à travers une sé rie de terrasses battues par le soleil, et un talon de Belbo s'é tait cassé. Lorenza disait tu ne vois pas que c'est bien plus beau comme ç a; sû r qu'avec ce que tu fumes tu manques de souffle.

Ils avaient rejoint la voiture et Belbo disait qu'autant valait retourner à Milan. Non, lui avait dit Lorenza, Agliè est peut‑ ê tre en retard, nous le croisons sur l'autoroute, lui connaî t ta voiture, t'as vu quelle belle journé e, coupons par l'inté rieur, ce doit ê tre dé licieux, rejoignons l'autoroute du Soleil et allons dî ner dans l'outre‑ Pô pavesan.

Mais pourquoi l'outre‑ Pô pavesan, mais qu'est‑ ce que ç a veut dire par l'inté rieur, il n'y a qu'une solution, regarde la carte, il faut grimper sur les montagnes aprè s Uscio, et puis franchir tout l'Apennin, et faire une halte à Bobbio, et de là on arrive à Plaisance, tu es folle, pire qu'Hannibal avec ses é lé phants. Tu n'as pas le sens de l'aventure, avait‑ elle dit, et puis pense à tous ces beaux petits restaurants que nous allons trouver sur ces collines. Avant Uscio, il y a Manuelina qui a douze é toiles dans le Michelin, tout le poisson que nous voulons.

Manuelina é tait plein, avec une file de clients debout qui lorgnaient les tables où arrivait le café. Lorenza avait dit peu importe, en montant quelques kilomè tres on trouve cent autres endroits mieux que celui‑ ci. Ils avaient trouvé un restaurant à deux heures et demie, dans un bourg infâ me qu'au dire de Belbo mê me les cartes militaires rougissent d'enregistrer, et ils avaient mangé des pâ tes archicuites assaisonné es avec de la viande en boî te. Belbo lui demandait ce que tout cela cachait, parce que ce n'é tait pas un hasard si elle s'é tait fait emmener pré cisé ment là où devait arriver Agliè, elle voulait provoquer quelqu'un et lui n'arrivait pas à comprendre lequel des deux, et elle de lui demander s'il n'é tait pas parano.

Aprè s Uscio, ils avaient essayé un col, et, en traversant un village qui donnait l'impression d'ê tre en Sicile un dimanche aprè s‑ midi au temps des Bourbons, un grand chien noir s'é tait mis en travers de la route, comme s'il n'avait jamais vu une automobile. Belbo l'avait heurté avec les pare‑ chocs anté rieurs, ç a n'avait l'air de rien, en revanche, à peine descendus de voiture, ils s'é taient aperç us que la pauvre bê te avait l'abdomen rouge de sang, avec certaines choses bizarres et roses (pudenda, viscè res? ) qui sortaient, et il geignait en bavant. Quelques villageois é taient accourus, il s'é tait cré é une assemblé e populaire. Belbo demandait qui é tait le maî tre, il le dé dommagerait, mais le chien n'avait pas de maî tre. Il repré sentait sans doute le dix pour cent de la population de ce coin abandonné de Dieu, mais personne ne savait qui il é tait mê me si tous le connaissaient de vue. Quelqu'un disait qu'il fallait trouver l'adjudant des carabiniers qui lui tirerait une balle, et oust.

Ils é taient à la recherche de l'adjudant, quand une dame é tait arrivé e, qui se dé clarait zoophile. J'ai six chats, avait‑ elle dit. Quel rapport, avait dit Belbo, ç a c'est un chien, il est dé sormais en train de mourir et moi je suis pressé. Chien ou chat, un peu de cœ ur, avait dit la dame. Pas d'adjudant, il faut aller chercher quelqu'un de la protection des animaux, ou de l'hô pital le plus proche, on va peut‑ ê tre sauver la bê te.

Le soleil dardait sur Belbo, sur Lorenza, sur la voiture, sur le chien et sur l'assistance, et il ne se couchait jamais, Belbo avait l'impression d'ê tre sorti en caleç on, mais il ne ré ussissait pas à se ré veiller, la dame n'en dé mordait pas, l'adjudant é tait introuvable, le chien continuait à saigner et il haletait avec des sons plaintifs. Il a la gorge faible, avait dit Belbo, puriste, et la dame disait certes, certes qu'il a la gorge faible, il souffre le pauvre ché ri, et vous, aussi, vous ne pouviez pas faire attention? Graduellement le village subissait un boom dé mographique, Belbo, Lorenza et le chien é taient devenus le spectacle de ce triste dimanche. Une fillette avec un cornet de glace s'é tait approché e et avait demandé si eux ils é taient ceux de la té lé qui organisaient le concours de Miss Apennin ligure, Belbo lui avait ré pondu de fiche le camp tout de suite autrement il l'aurait mise dans l'é tat où se trouvait le chien, la fillette avait fondu en larmes. Le docteur de la commune é tait arrivé en disant que la fillette é tait sa fille et Belbo ne savait pas qui il é tait lui. En un rapide é change d'excuses et de pré sentations, il ré sulta que le docteur avait publié un Journal d'une commune perdue chez le cé lè bre Manuzio é diteur à Milan. Belbo é tait tombé dans le piè ge et avait dit qu'il é tait magna pars chez Manuzio, le docteur voulait à pré sent que Belbo et Lorenza s'arrê tent pour dî ner chez lui, Lorenza s'agitait et donnait des coups de coude dans les cô tes de Belbo, comme ç a maintenant on va finir dans les journaux, les amants diaboliques, tu ne pouvais pas la boucler?

Le soleil tapait toujours à pic, tandis que le clocher sonnait complies (nous voilà dans la Derniè re Thulé, commentait Belbo entre ses dents, du soleil pendant six mois, de minuit à minuit, et j'ai fini mes cigarettes), le chien se limitait à souffrir et personne ne lui prê tait plus attention, Lorenza disait qu'elle avait une crise d'asthme, Belbo é tait dé sormais certain que le cosmos procé dait d'une erreur du Dé miurge. Enfin, il avait eu l'idé e qu'eux deux auraient pu partir en voiture chercher des secours dans le centre habité le plus proche. La dame zoophile é tait d'accord, qu'ils allassent et qu'ils fissent vite, un monsieur qui travaillait chez un é diteur de poé sie, elle avait confiance, elle aussi elle aimait tant Anna de Noailles.

Belbo é tait reparti et il avait cyniquement traversé le centre le plus proche, Lorenza maudissait tous les animaux dont le Seigneur avait souillé la terre du premier au cinquiè me jour compris, et Belbo é tait d'accord mais il allait jusqu'à critiquer l'œ uvre du sixiè me jour, et peut‑ ê tre aussi le repos du septiè me, parce qu'il trouvait que c'é tait le plus satané dimanche qu'il lui eû t é té donné de vivre.

 

Ils avaient commencé à franchir l'Apennin, mais alors que sur les cartes cela paraissait facile, ils y avaient mis de nombreuses heures, ils avaient sauté Bobbio, et, dans la soiré e, ils é taient arrivé s à Plaisance. Belbo é tait fatigué, il voulait passer au moins le dî ner avec Lorenza, et il avait pris une chambre double dans l'unique hô tel où il en restait, prè s de la gare. Une fois monté s dans la chambre, Lorenza avait dé claré qu'elle ne dormirait pas dans un lieu pareil. Belbo avait dit qu'il chercherait quelque chose d'autre, qu'elle lui laissâ t le temps de descendre au bar se jeter un Martini. Il n'avait trouvé qu'un cognac national, il é tait remonté dans la chambre et Lorenza n'y é tait plus. Il é tait allé demander des nouvelles à la ré ception et avait trouvé un message: « Mon amour, j'ai dé couvert un train magnifique pour Milan. Je pars. On se voit dans la semaine. »

Belbo avait couru à la gare, et le quai é tait dé sormais vide. Comme dans un western.

Belbo avait dormi à Plaisance. Il avait cherché une Sé rie noire, mais mê me le kiosque de la gare é tait fermé. A l'hô tel il n'avait trouvé qu'une revue du Touring Club.

Par dé veine, la revue publiait un reportage sur les cols des Apennins qu'il venait de franchir. Dans son souvenir – fané comme si ces vicissitudes lui é taient arrivé es des anné es auparavant – ils é taient une terre aride, é crasé e de soleil, poussié reuse, semé e de dé tritus miné raux. Sur les pages glacé es de la revue, ils é taient des terres de rê ve, à revisiter mê me à pied, et à resavourer pas à pas. Les Samoa de Jim de la Papaye.

 

Comment un homme peut‑ il courir à sa ruine du seul fait qu'il a renversé un chien? Et pourtant, il en alla ainsi. Belbo a dé cidé, cette nuit‑ là à Plaisance, qu'en se retirant de nouveau pour vivre dans le Plan il ne subirait pas d'autres dé faites, car là c'é tait lui qui pouvait dé cider qui, comment et quand.

Et ce dut ê tre ce mê me soir qu'il ré solut de se venger d'Agliè, sans doute ne sachant pas trop bien pourquoi ni en vue de quoi. Il avait projeté de faire entrer Agliè dans le Plan, à son insu. Et, d'autre part, il é tait typique de Belbo de chercher des revanches dont il fû t l'unique té moin. Non par pudeur, mais par dé fiance dans le té moignage des autres. Une fois glissé dans le Plan, Agliè aurait é té annulé, il se serait dissous en fumé e telle la mè che d'une bougie. Irré el comme les Templiers de Provins, les Rose‑ Croix, et Belbo soi‑ mê me.

Ç a ne doit pas ê tre difficile, pensait Belbo: nous avons ré duit à notre mesure Bacon et Napolé on, pourquoi pas Agliè ? On va l'envoyer lui aussi chercher la Carte. Je me suis libé ré d'Ardenti et de son souvenir en le plaç ant dans une fiction meilleure que la sienne. C'est ainsi qu'il en ira avec Agliè.

 

Je crois qu'il y croyait pour de bon, tant peut le dé sir dé ç u. Son file se terminait, et il ne pouvait en ê tre autrement, par la citation obligé e de tous ceux que la vie a vaincus: Bin ich ein Gott?

 

– 108 –

Quelle est l'influence caché e qui agit derriè re la presse, derriè re tous les mouvements subversifs qui nous entourent? Y a‑ t‑ il plusieurs Pouvoirs à l'œ uvre? Ou y a‑ t‑ il un seul Pouvoir, un groupe invisible qui dirige tout le reste – le cercle des Vrais Initié s?

Nesta WEBSTER, Secret Societies and Subversive Movements, London, Boswell, 1924, p. 348.

Peut‑ ê tre aurait‑ il oublié son dessein. Peut‑ ê tre lui suffisait‑ il de l'avoir é crit. Peut‑ ê tre aurait‑ il é té suffisant qu'il revî t aussitô t Lorenza. Il eû t é té repris par le dé sir et le dé sir l'aurait obligé à pactiser avec la vie. En revanche, juste le lundi aprè s‑ midi, Agliè, tout odorant d'eaux de toilette exotiques, tout sourire, é tait passé par son bureau pour lui remettre quelques manuscrits à condamner, et disant qu'il les avait lus au cours d'un splendide week‑ end sur la Riviera. Belbo avait é té repris par sa rancœ ur. Et il avait dé cidé de se payer sa tê te et de lui faire miroiter l'hé liotrope.

Ainsi, avec l'air du Buffalmacco de Boccace, il lui avait laissé entendre que, depuis plus de dix ans, il vivait sous le poids d'un secret initiatique. Un manuscrit, confié à lui par un certain colonel Ardenti, qui se disait en possession du Plan des Templiers... Le colonel avait é té enlevé ou tué par quelqu'un qui s'é tait emparé de ses papiers, et il avait quitté les é ditions Garamond en emportant avec lui un texte piè ge, volontairement erroné, fantasque, pué ril mê me, qui servait seulement à faire comprendre qu'il avait mis le nez dans le message de Provins et dans les vraies notes finales d'Ingolf, celles que ses assassins cherchaient encore. Cependant, une chemise fort mince, qui ne contenait que dix petits feuillets, et dans ces dix feuillets il y avait le vrai texte, celui qu'on a vraiment trouvé dans les papiers d'Ingolf, cette chemise‑ là é tait resté e entre les mains de Belbo.

Mais comme c'est curieux, avait ré agi Agliè, dites‑ moi, dites‑ moi. Et Belbo lui avait dit. Il lui avait raconté tout le Plan tel que nous l'avions conç u, et comme s'il é tait la ré vé lation de ce manuscrit lointain. Il lui avait mê me dit, d'un ton de plus en plus pré cautionneux et confidentiel, qu'un policier aussi, certain De Angelis, é tait arrivé au bord de la vé rité, mais il s'é tait heurté contre son silence hermé tique – c'é tait le cas de le dire – à lui, Belbo, gardien du plus grand secret de l'humanité. Un secret qui, au fond, au bout du compte, se ré duisait au secret de la Carte.

Là, il avait fait une pause, pleine de sous‑ entendus comme toutes les grandes pauses. Ses ré ticences sur la vé rité finale garantissaient la vé rité des pré misses. Rien, pour qui croit vraiment à une tradition secrè te (calculait‑ il), n'est plus retentissant que le silence.

« Mais comme c'est inté ressant, comme c'est inté ressant, disait Agliè tout en tirant sa tabatiè re de son gilet, et de l'air de penser à autre chose. Et... et la carte? »

Et Belbo pensait: vieux voyeur, tu t'excites, bien fait pour toi, avec tes grands airs à la Saint‑ Germain tu n'es qu'une petite fripouille qui vit de tours de cartes, et puis tu achè tes le Colisé e en versant une forte avance à la premiè re fripouille plus fripouille que toi. Je vais maintenant t'expé dier à la recherche de cartes gé ographiques, comme ç a tu disparais dans les entrailles de la terre, emporté par les courants, et tu vas te cogner le crâ ne contre le pô le sud de quelque fiche celtique.

Et, d'un air circonspect: « Naturellement, dans le manuscrit il y avait aussi la carte, c'est‑ à ‑ dire sa description pré cise, et la ré fé rence à l'original. C'est surprenant, vous ne pouvez imaginer combien é tait simple la solution du problè me. Une carte à la porté e de tout le monde, quiconque pouvait la voir, des milliers de personnes sont passé es chaque jour devant, pendant des siè cles. Et, d'autre part, le systè me d'orientation est si é lé mentaire qu'il suffit d'en mé moriser le sché ma, et on pourrait reproduire la carte sé ance tenante, en tout lieu. Si simple et si impré visible... Imaginez un peu – seulement pour vous rendre l'idé e: c'est comme si la carte é tait inscrite dans la pyramide de Ché ops, é talé e sous les yeux de tous, et pendant des siè cles tout le monde a lu et relu et dé chiffré la pyramide pour y trouver d'autres allusions, d'autres calculs, sans en soupç onner l'incroyable, la merveilleuse simplicité. Un chef‑ d'œ uvre d'innocence. Et de perfidie. Les Templiers de Provins é taient des magiciens.

‑ Vous piquez vraiment ma curiosité. Et vous ne me la feriez pas voir?

– Je vous l'avoue, j'ai tout dé truit, les dix pages et la carte. J'é tais é pouvanté, vous comprenez, n'est‑ ce pas?

– Vous n'allez pas me dire que vous avez dé truit un document d'une pareille porté e...

– Je l'ai dé truit, mais je vous ai dit que la ré vé lation é tait d'une absolue simplicité. La carte est ici », et il se touchait le front – et il avait envie de rire, parce qu'il se rappelait la blague de l'Allemand qui a une mé thode infaillible pour apprendre l'italien: le premier jour, un mot; le deuxiè me, deux mots; et ainsi de suite, et à la fin il dit, en se touchant la tê te, " ho tutto qvi in mio kulo ", chai tout izi dans mon kul. « Il y a plus de dix ans que je le porte avec moi, ce secret, il y a plus de dix ans que je porte cette carte ici, et il se touchait de nouveau le front, comme une obsession, et je suis é pouvanté du pouvoir que je pourrais obtenir si seulement je me dé cidais à assumer l'hé ritage des Trente‑ six Invisibles. A pré sent vous comprenez pourquoi j'ai convaincu Garamond de publier Isis Dé voilé e et l'Histoire de la Magie. J'attends le bon contact. » Et puis, de plus en plus entraî né dans le rô le qu'il s'é tait donné, et pour mettre dé finitivement Agliè à l'é preuve, il lui avait ré cité presque à la lettre les mots ardents qu'Arsè ne Lupin prononç ait devant Beautrelet vers la fin de l'Aiguille creuse: « Il y a des moments où ma puissance me fait tourner la tê te. Je suis ivre de force et d'autorité.

– Allons, cher ami, avait dit Agliè, et si vous aviez fait cré dit excessif aux imaginations d'un exalté ? Etes‑ vous certain que ce texte fû t authentique? Pourquoi ne vous fiez‑ vous pas à mon expé rience pour ces choses‑ là ? Si vous saviez combien de ré vé lations de ce genre j'ai eues dans ma vie, et j'ai au moins le mé rite d'en avoir dé montré l'inconsistance. Il me suffirait d'un regard sur la carte pour en é valuer la cré dibilité. Je m'honore de certaine compé tence, peut‑ ê tre modeste, mais pré cise, dans le domaine de la cartographie traditionnelle.

– Comte, avait dit Belbo, vous seriez le premier à me rappeler qu'un secret initiatique ré vé lé ne sert plus à rien. Je me suis tu pendant des anné es, je peux me taire encore. »

Et il se taisait. Agliè aussi, qu'il fû t ou non une canaille, vivait pour de bon son rô le. Il avait passé sa vie à se dé lecter de secrets impé né trables, et il croyait fermement, dé sormais, que les lè vres de Belbo resteraient scellé es à jamais.

A ce moment, Gudrun é tait entré e et elle avait annoncé que le rendez‑ vous à Bologne avait é té fixé pour le vendredi à midi. « Vous pouvez prendre le TEE du matin, avait‑ elle dit.

– Train dé licieux, le TEE, avait dit Agliè. Mais il faudrait toujours ré server, surtout en cette saison. » Belbo avait dit que, mê me en montant au dernier moment on trouvait de la place, quitte à aller au wagon‑ restaurant où on servait le petit dé jeuner. « Je vous le souhaite, avait dit Agliè. Bologne, belle ville. Mais si chaude en juin...

– Je n'y reste que deux ou trois heures. Il faut que je discute un texte d'é pigraphie, nous avons des problè mes avec les reproductions. » Et puis il avait lâ ché : « Ce ne sont pas encore mes vacances. Mes congé s, je les prendrai autour du solstice d'é té, il se peut que je me dé cide à... Vous m'avez compris. Et je me fie à votre discré tion. Je vous ai parlé comme à un ami.

– Je sais me taire, encore mieux que vous. Je vous remercie en tout cas pour votre confiance, vraiment. » Et il s'é tait en allé.

 

Belbo é tait sorti, rassé ré né par cette rencontre. Pleine victoire de sa narrativité astrale sur les misè res et les hontes du monde sublunaire.

 

 

Le lendemain, il avait reç u un coup de té lé phone d'Agliè : « Il faut m'excuser, cher ami. Je me trouve confronté à un petit problè me. Vous savez que j'exerce pour moi un modeste commerce de livres anciens. Il m'arrive dans la soiré e, de Paris, une douzaine de volumes relié s, du XVIIIe siè cle, d'un certain prestige, que je dois absolument faire remettre d'ici demain à un de mes correspondants de Florence. Je devrais les apporter moi‑ mê me, mais j'ai un autre engagement qui me retient ici. J'ai pensé à une solution. Vous devez aller à Bologne. Je vous attends demain au train, dix minutes avant le dé part, je vous remets une toute petite valise, vous la posez dans le filet et vous la laissez là à Bologne; si c'est né cessaire vous descendez le dernier, de faç on à ê tre sû r que personne ne la subtilise. A Florence, mon correspondant monte pendant l'arrê t, et la retire. Pour vous, c'est un dé sagré ment, je le sais, mais si vous pouvez me rendre ce service je vous en saurai é ternellement gré.

– Volontiers, avait ré pondu Belbo, mais comment fera votre ami à Florence pour savoir où j'ai laissé la valise?

– Je suis plus pré voyant que vous et j'ai ré servé une place, place 45, voiture 8. Jusqu'à Rome, ainsi ni à Bologne ni à Florence nul ne montera pour l'occuper. Vous voyez, en é change de l'embarras que je vous donne, je vous offre la sé curité de voyager assis, sans que vous ayez à camper dans le wagon‑ restaurant. Je n'ai pas osé prendre aussi votre billet, je ne voulais pas que vous pensiez que j'entendais m'acquitter de mes dettes de maniè re aussi indé licate. »

Vraiment un monsieur, avait pensé Belbo. Il m'enverra une caissette de vins ré puté s. A boire à sa santé. Hier, j'ai voulu le faire disparaî tre et à pré sent je lui rends mê me un service. Tant pis, je ne peux pas lui dire non.

Le mercredi matin, Belbo s'é tait rendu à la gare en avance, il avait acheté son billet pour Bologne, et il avait trouvé Agliè à cô té de la voiture 8, avec la petite valise. Elle é tait assez lourde, mais pas encombrante.



  

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