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FILENAME : LE RETOUR DE SAINT‑GERMAIN 2 страница



Mieux valait que je reste dans tes î les, Jim de la Papaye, et qu'elle t'eû t cru mort.

 

– 98 –

Le parti national‑ socialiste ne tolé rait pas les socié té s secrè tes, parce qu'il é tait lui‑ mê me une socié té secrè te, avec son grand maî tre, sa gnose raciste, ses rites et ses initiations.

René ALLEAU, Les sources occultes du nazisme, Paris, Grasset, 1969, p. 214.

Je crois que ce fut à cette pé riode qu'Agliè é chappa à notre contrô le. C'é tait l'expression qu'avait utilisé e Belbo, sur un ton excessivement dé taché. Moi je l'avais attribué e encore une fois à sa jalousie. Silencieusement obsé dé par le pouvoir d'Agliè sur Lorenza, à voix haute il raillait le pouvoir qu'Agliè é tait en train de prendre sur Garamond.

Peut‑ ê tre avait‑ ce é té aussi de notre faute. Agliè avait commencé à sé duire Garamond presque un an avant, dè s les jours de la fê te alchimique dans le Pié mont. Garamond lui avait confié le fichier des ACA afin qu'il repé râ t de nouvelles victimes à stimuler pour grossir le catalogue d'Isis Dé voilé e; il le consultait dé sormais pour chaque dé cision, et lui passait certainement un chè que mensuel. Gudrun, qui accomplissait des explorations pé riodiques au fond du couloir, au‑ delà de la porte vitré e qui donnait dans le royaume ouaté des é ditions Manuzio, nous disait de temps à autre, sur un ton pré occupé, qu'Agliè s'é tait pratiquement installé dans le bureau de madame Grazia, il lui dictait des lettres, conduisait des visiteurs nouveaux dans le bureau de Garamond, bref – et là le ressentiment ô tait à Gudrun encore plus de voyelles – il agissait en patron. Au vrai, nous aurions pu nous demander pourquoi Agliè passait des heures et des heures sur la liste d'adresses des é ditions Manuzio. Il avait eu suffisamment de temps pour repé rer les ACA qui pouvaient ê tre poussé s comme nouvelles recrues d'Isis Dé voilé e. Et pourtant, il continuait à é crire, à contacter, à convoquer. Mais nous, au fond, nous encouragions son autonomie.

La situation n'é tait pas pour dé plaire à Belbo. Agliè plus souvent via Marchese Gualdi signifiait Agliè moins souvent via Sincero Renato, et donc moins de possibilité s que certaines irruptions soudaines de Lorenza Pellegrini – auxquelles toujours plus pathé tiquement il s'illuminait, sans aucune tentative, dé sormais, de cacher son excitation – fussent troublé es par la brusque entré e de « Simon ».

Elle n'é tait pas pour me dé plaire à moi non plus, dé pris que j'é tais maintenant d'Isis Dé voilé e et toujours plus pris par mon histoire de la magie. Je pensais avoir dé couvert chez les diaboliques tout ce que je pouvais dé couvrir, et je laissais Agliè gé rer les contacts (et les contrats) avec les nouveaux auteurs.

Elle n'é tait pas pour dé plaire à Diotallevi, dans la mesure où le monde semblait lui importer de moins en moins. A y repenser maintenant, il continuait à maigrir de faç on inquié tante, je le surprenais parfois dans son bureau, penché sur un manuscrit, le regard perdu dans le vide, le stylo prê t à lui tomber de la main. Il n'é tait pas endormi, il é tait é puisé.

Mais il y avait une autre raison pour laquelle nous acceptions qu'Agliè fî t des apparitions de plus en plus rares, nous rendî t les manuscrits qu'il avait rejeté s et disparû t le long du couloir. En ré alité, nous ne voulions pas qu'il é coutâ t nos propos. Si on nous avait demandé pourquoi, nous aurions dit par honte, ou par dé licatesse, é tant donné que nous parodiions des mé taphysiques auxquelles lui, en quelque faç on, croyait. En ré alité, nous le faisions par dé fiance, nous nous laissions prendre peu à peu par la ré serve naturelle de celui qui sait qu'il possè de un secret, et nous repoussions insensiblement Agliè dans la populace des profanes, nous qui, lentement, et en souriant de moins en moins, venions à connaî tre ce que nous avions inventé. Par ailleurs, comme dit Diotallevi dans un moment de bonne humeur, à pré sent que nous avions un vrai Saint‑ Germain nous ne savions que faire d'un Saint‑ Germain pré sumé.

Agliè ne paraissait pas prendre ombrage de notre ré serve à son é gard. Il nous saluait avec beaucoup de grâ ce, et il s'é clipsait. Avec une grâ ce qui frô lait la morgue dé sormais.

Un lundi matin, j'é tais arrivé tard au bureau, et Belbo, impatient, m'avait invité à venir le voir, appelant aussi Diotallevi. « Grandes nouveauté s », avait‑ il dit. Il s'apprê tait à parler quand é tait arrivé e Lorenza. Belbo é tait partagé entre la joie de cette visite et l'impatience de nous raconter ses trouvailles. Sitô t aprè s, nous avions entendu frapper et Agliè é tait apparu sur le pas de la porte: « Je ne veux pas vous importuner, je vous en prie, restez assis. Je n'ai pas le pouvoir de troubler pareil consistoire. J'avise seulement notre trè s chè re Lorenza que je suis de l'autre cô té, chez monsieur Garamond. Et j'espè re avoir au moins le pouvoir de la convoquer pour un sherry à midi, dans mon bureau. »

Dans son bureau. Cette fois, Belbo é tait sorti de ses gonds. Du moins, comme lui pouvait sortir de ses gonds. Il avait attendu qu'Agliè eû t refermé la porte et il avait dit entre ses dents: « Ma gavte la nata. »

Lorenza, qui faisait encore des gestes d'allé gresse complice, lui avait demandé ce que ç a voulait dire.

« C'est turinois. Ç a signifie ô te ton bouchon, autrement dit, si tu pré fè res, veuillez, je vous prie, ô ter votre bouchon. Quand on a en face de soi une personne hautaine et rengorgé e, on la suppose enflé e par sa propre immodestie, et on suppose é galement que pareille autoconsidé ration immodé ré e tient en vie le corps dilaté uniquement en vertu d'un bouchon qui, enfilé dans le sphincter, empê cherait que toute cette aé rostatique dignité ne se dissolve, de sorte que, en invitant le sujet à ô ter ladite rondelle de liè ge, on le condamne à poursuivre son propre et irré versible dé gonflement, point trop rarement accompagné d'un sifflement trè s aigu et d'une ré duction à une pauvre chose de l'enveloppe externe survivante, image dé charné e et exsangue fantô me de l'ancienne majesté.

– Je ne te croyais pas aussi vulgaire.

– Maintenant tu le sais. »

 

Lorenza é tait sortie, faussement irrité e. Je savais que Belbo en souffrait encore plus: une vraie rage l'aurait apaisé, mais une mauvaise humeur mise en scè ne l'induisait à penser que, chez Lorenza, thé â trales é taient aussi les apparences de passion, toujours.

Et ce fut pour ç a, je crois, qu'avec dé termination il dit aussitô t: « Allons, poursuivons. » Et il voulait dire continuons avec le Plan, remettons‑ nous sé rieusement au travail.

 

« Je n'en ai pas envie, avait dit Diotallevi. Je ne me sens pas bien. J'ai mal ici, et il se touchait l'estomac, je crois que c'est de la gastrite.

– Tu parles, lui avait dit Belbo, si moi je n'ai pas de gastrite... Qu'est‑ ce qui t'a donné une gastrite, l'eau miné rale?

– Ç a se pourrait bien, avait ré pondu Diotallevi, dans un sourire forcé. Hier soir j'ai dé passé les bornes. Je suis habitué à la Vichy et j'ai bu de la Badoit.

– Alors il faut que tu fasses attention, ces exces pourraient te tuer. Mais poursuivons, parce qu'il y a deux jours que je meurs d'envie de vous raconter... Je sais enfin pourquoi depuis des siè cles les Trente‑ Six Invisibles ne ré ussissent pas à dé terminer la forme de la carte. John Dee s'é tait trompé, la gé ographie est à refaire. Nous vivons à l'inté rieur d'une terre creuse, enveloppé s par la surface terrestre. Et Hitler l'avait compris. »

 

– 99 –

Le nazisme a é té le moment où l'esprit de magie s'est emparé des leviers du progrè s maté riel. Lé nine disait que le communisme, c'est le socialisme plus l'é lectricité. D'une certaine faç on, l'hitlé risme c'é tait le gué nonisme plus les divisions blindé es.

PAUWELS et BERGIER, Le matin des magiciens, Paris 1960, 2, VII.

Belbo avait ré ussi à placer Hitler aussi dans le plan. « En toutes lettres, le papier parle clair. Il est prouvé que les fondateurs du nazisme é taient lié s au né o‑ templarisme teutonique.

– Ç a ne fait pas un pli.

– Je n'invente rien, Casaubon, pour une fois je ne l'ai pas inventé !

– Du calme, avons‑ nous jamais inventé quoi que ce soit? Nous sommes toujours partis de donné es objectives, et en tout cas de nouvelles de notorié té publique.

– Cette fois aussi. En 1912, naî t un Germanenorden qui lutte pour une aryosophie, c'est‑ à ‑ dire une philosophie de la supé riorité aryenne. En 1918, certain baron von Sebottendorff en fonde une filiation, la Thule Gesellschaft, une socié té secrè te, la é niè me variation de la Stricte Observance Templiè re, mais fortement teinté e de racisme, de pangermanisme, de né o‑ aryanisme. Et, en 1933, ce Sebottendorff é crira qu'il a semé ce que Hitler a ensuite fait pousser. D'autre part, c'est dans les milieux de la Thule Gesellschaft qu'apparaî t la croix gammé e. Et qui appartient tout de suite à la Thule? Rudolf Hess, l'â me damné e de Hitler! Et puis Rosenberg! Et Hitler soi‑ mê me! D'ailleurs, vous avez dû le lire dans les journaux: dans sa prison de Spandau, Hess s'occupe encore aujourd'hui de sciences é soté riques. En 24, von Sebottendorff é crit un petit livre sur l'alchimie, et il observe que les premiè res expé riences de fission atomique dé montrent les vé rité s du Grand Œ uvre. Et il é crit un roman sur les Rose‑ Croix! En outre, il dirigera une revue d'astrologie, l'Astrologische Rundschau, et Trevor‑ Roper a é crit que les hié rarques nazis, Hitler en tê te, ne faisaient rien avant qu'on ne leur ait tiré l'horoscope. En 1943, il paraî t qu'on a consulté un groupe de mé diums sensitifs pour dé couvrir où Mussolini é tait gardé prisonnier. Bref, tout le groupe dirigeant nazi est lié au né o‑ occultisme teutonique. »

Belbo semblait avoir oublié l'incident avec Lorenza, et moi je l'assistais en donnant des coups d'accé lé rateur à la reconstitution: « Au fond, nous pouvons aussi considé rer sous cette lumiè re le pouvoir de Hitler comme meneur de foules. Physiquement, c'é tait un crapaud, il avait une voix criarde, comment faisait‑ il pour rendre fous les gens? Il devait possé der des faculté s mé diumniques. Il savait probablement, instruit par quelque druide de sa ré gion, se mettre en contact avec les courants souterrains. Lui aussi é tait une fiche, un menhir biologique. Il transmettait l'é nergie des courants aux fidè les du stade de Nuremberg. Pendant un certain temps, ç a a dû lui ré ussir, et puis il a eu ses batteries à plat. »

 

– 100 –

Au monde entier: je dé clare que la terre est vide et habitable à l'inté rieur; qu'elle contient un certain nombre de sphè res solides, concentriques, c'est‑ à ‑ dire placé es les unes dans les autres, et qu'elle est ouverte aux deux pô les sur une é tendue de douze ou seize degré s.

J. Cleves SYMNES, capitaine d'infanterie, 10 avril 1818; cit. in Sprague de Camp et Ley, Lands Beyond, New York, Rinehart, 1952, X.

« Compliments, Casaubon: dans votre innocence vous avez eu une intuition exacte. La vraie, l'unique obsession de Hitler, c'é taient les courants souterrains. Hitler adhé rait à la thé orie de la terre creuse, la Hohlweltlehre.

– Les enfants, moi je m'en vais, j'ai une gastrite, disait Diotallevi.

– Attends, c'est maintenant qu'arrive le meilleur. La terre est vide: nous n'habitons pas dehors, sur la croû te externe, convexe, mais dedans, dans la surface concave interne. Ce que nous croyons le ciel est une masse de gaz avec des zones de lumiè re brillante, un gaz qui remplit l'inté rieur du globe. Toutes les mesures astronomiques doivent ê tre revues. Le ciel n'est pas infini, il est circonscrit. Le soleil, si mê me il existe, n'est pas plus grand que ce qu'il apparaî t. Une graine de courge sé ché e de trente centimè tres de diamè tre au centre de la terre. Ce que les Grecs avaient dé jà soupç onné.

– Ç a c'est de ton invention, dit avec lassitude Diotallevi.

– Ç a c'est de mon invention, mais pas du tout! Une idé e dé jà produite au dé but du XIXe, en Amé rique, par un certain Symnes. Puis, à la fin du siè cle, un autre Amé ricain la reprend à son compte, un certain Teed, qui s'appuie sur des expé rimentations alchimiques et sur la lecture d'Isaï e. Et aprè s la premiè re guerre mondiale, la thé orie est perfectionné e par un Allemand, son nom m'é chappe, lequel va jusqu'à fonder le mouvement de la Hohlweltlehre qui est, comme dit le mot lui‑ mê me, la thé orie de la terre vide. Or Hitler et les siens trouvent que la thé orie de la terre vide correspond exactement à leurs principes, tant et si bien – dit‑ on – qu'ils ratent certains tirs avec leurs V 1 pré cisé ment parce qu'ils calculent la trajectoire en partant de l'hypothè se d'une surface concave et non pas convexe. Hitler a dé sormais la conviction que le Roi du Monde, c'est lui, et que l'é tat‑ major nazi ce sont les Supé rieurs Inconnus. Et où habite le Roi du Monde? Dedans, dessous, pas dehors. C'est à partir de cette hypothè se que Hitler dé cide de renverser complè tement l'ordre des recherches, la conception de la carte finale, la faç on d'interpré ter le Pendule! Il faut ré unir les six groupes et refaire tous les calculs du dé but. Pensez à la logique de la conquê te hitlé rienne... Premiè re revendication, Danzig, pour avoir en son pouvoir les lieux classiques du groupe teutonique. Puis la conquê te de Paris, il place le Pendule et la Tour Eiffel sous son contrô le, contacte les groupes synarchiques et les introduit dans le gouvernement de Vichy. Aprè s quoi, il s'assure de la neutralité, et en fait de la complicité, du groupe portugais. Quatriè me objectif, é videmment l'Angleterre, mais nous savons que ce n'est pas facile. En attendant, avec les campagnes d'Afrique il cherche à atteindre la Palestine, mais dans ce cas aussi il fait chou blanc. Alors, il vise la soumission des territoires pauliciens en envahissant les Balkans et la Russie. Lorsqu'il pré sume avoir entre les mains les quatre sixiè mes du Plan, il envoie Hess en mission secrè te en Angleterre pour proposer une alliance. Comme les baconiens ne marchent pas, il a une intuition: ceux qui dé tiennent la partie la plus importante du secret ne peuvent ê tre que les ennemis de toujours, les juifs. Et il n'est pas né cessaire d'aller les chercher à Jé rusalem, où peu d'entre eux sont resté s. Le fragment de message du groupe hié rosolymitain ne se trouve pas du tout en Palestine, mais en possession de quelque groupe de la diaspora. Et voilà que s'explique l'Holocauste.

– Dans quel sens?

– Mais ré flé chissez un instant. Imaginez que vous voulez commettre un gé nocide...

– Je t'en prie, dit Diotallevi, maintenant on exagè re, j'ai mal à l'estomac, je m'en vais.

– Attends, bon Dieu, quand les Templiers é tripaient les Sarrasins, ç a t'amusait, parce qu'il é tait passé tellement de temps; et à pré sent tu fais du moralisme de petit intello. Nous sommes en train de chercher à refaire l'Histoire, rien ne doit nous faire peur. »

Nous le laissâ mes poursuivre, subjugué s par son é nergie.

« Ce qui frappe, dans le gé nocide des juifs, c'est la longueur des procé dé s: d'abord, on les garde dans des camps où ils sont affamé s; puis on les dé pouille de tous leurs vê tements; une fois nus, les douches; ensuite la conservation mé ticuleuse de montagnes de cadavres, et on archive les vê tements, on recense les biens personnels... Ce n'é tait pas un procé dé rationnel, s'il s'agissait seulement de tuer. Il devenait rationnel s'il s'é tait agi de chercher, chercher un message que quelqu'un d'entre ces millions de personnes, le repré sentant hié rosolymitain des Trente‑ six Invisibles, conservait, dans les replis de ses habits, dans sa bouche, tatoué sur sa peau... Seul le Plan explique l'inexplicable bureaucratie du gé nocide! Hitler cherchait sur les juifs la suggestion, l'idé e qui lui permettrait de dé terminer, grâ ce au Pendule, le point exact où, sous la voû te concave que la terre creuse se pourvoit à elle‑ mê me, s'entrecroisent les courants souterrains – qui, à ce point‑ là, remarquez la perfection de la conception, s'identifient avec les courants cé lestes, raison pour quoi la thé orie de la terre creuse maté rialise, pour ainsi dire, l'intuition hermé tique millé naire: ce qui se trouve dessous est é gal à ce qui se trouve dessus! Le Pô le Mystique coï ncide avec le Cœ ur de la Terre, le dessin secret des astres n'est rien d'autre que le dessin secret des souterrains d'Agarttha, il n'y a plus de diffé rence entre ciel et enfer, et le Graal, le lapis exillis, est le lapis ex coelis dans le sens où c'est la Pierre Philosophale qui naî t comme enveloppement, terme, limite, uté rus chthonien des ciels! Et quand Hitler aura identifié ce point, au centre creux de la terre qui est le centre parfait du ciel, il sera le maî tre du monde dont il est Roi par droit de race. Et voilà pourquoi, jusqu'au dernier moment, de l'abî me de son bunker, il pense pouvoir encore dé terminer le Pô le Mystique.

– Ç a suffit, avait dit Diotallevi. A pré sent, je me sens vraiment mal. Ç a me fait mal.

– Il va vraiment mal, ce n'est pas une polé mique idé ologique », dis‑ je.

Belbo ne parut comprendre qu'alors. Il se leva, empressé, alla soutenir son ami qui s'appuyait à la table et semblait sur le point de s'é vanouir. « Excuse‑ moi, mon vieux, je me laissais emporter. Ce n'est pas parce que j'ai raconté ç a que tu te sens mal, vrai? Il y a vingt ans que nous plaisantons tous les deux, non? Mais tu vas vraiment mal, c'est peut‑ ê tre bien une gastrite. Tu sais, dans un cas pareil, il suffit d'un comprimé de Maalox. Et une bouillotte. Allons, je t'accompagne chez toi, mais aprè s il vaudrait mieux que tu appelles un mé decin, mieux vaut que tu aies une visite de contrô le. »

Diotallevi dit qu'il pouvait rentrer chez lui tout seul, en taxi, qu'il n'é tait pas encore moribond. Il fallait qu'il s'allonge. Il appellerait tout de suite un mé decin, promis. Et que ce n'é tait pas l'histoire de Belbo qui l'avait secoué, il allait mal depuis la veille au soir dé jà. Belbo parut soulagé et l'accompagna jusqu'au taxi.

Il revint, soucieux: « En y repensant maintenant, depuis quelques semaines ce garç on a une sale mine. Il a des cernes... Mais grand Dieu, moi je devrais ê tre mort de cirrhose depuis dix ans et je suis là, et lui qui vit comme un ascè te il a une gastrite, et peut‑ ê tre pire encore, selon moi c'est un ulcè re. Au diable le Plan. Nous menons tous une vie de fous.

– Mais moi je dis qu'avec un comprimé de Maalox ç a lui passe, dis‑ je.

– C'est bien ce que je dis. Mais s'il se met une bouillotte, c'est mieux. Espé rons qu'il sera raisonnable. »

 

– 101 –

Qui operatur in Cabala... si errabit in opere aut non purificatus accesserit, deuorabitur ab Azazale.

Pico della MIRANDOLA, Conclusiones Magicae.

La crise de Diotallevi avait eu lieu fin novembre. Nous l'attendions au bureau le lendemain et il nous avait té lé phoné qu'il se faisait hospitaliser. Le mé decin avait dit que les symptô mes n'é taient pas pré occupants, mais qu'il valait mieux faire des examens.

Belbo et moi nous associions sa maladie au Plan, que nous avions sans doute poussé trop loin. A mi‑ mots nous nous disions que c'é tait insensé, mais nous nous sentions coupables. C'é tait la seconde fois que je me sentais complice de Belbo: autrefois, nous nous é tions tus ensemble (face à De Angelis); cette fois – ensemble – nous avions trop parlé. Il é tait insensé de se sentir coupables – alors, nous en é tions convaincus –, mais nous ne pouvions nous dé fendre d'un sentiment de malaise. C'est ainsi que nous cessâ mes, pendant un mois et plus, de parler du Plan.

Deux semaines aprè s, Diotallevi é tait ré apparu et, sur un ton dé sinvolte, il nous dit qu'il avait demandé à Garamond un congé de maladie. On lui avait conseillé une cure, sur laquelle il ne s'é tait pas beaucoup é tendu, qui l'obligeait à se pré senter à la clinique tous les deux ou trois jours, et qui l'aurait un peu affaibli. Je ne sais dans quelle mesure il pouvait s'affaiblir encore: il avait à pré sent un visage de la mê me couleur que ses cheveux. « Et finissez‑ en avec ces histoires, avait‑ il dit, c'est pas bon pour la santé, comme vous voyez. C'est la vengeance des Rose‑ Croix.

– Ne t'inquiè te pas, lui avait dit Belbo en souriant, on va leur faire un cul comme ç a aux Rose‑ Croix, et ils te laisseront tranquille. Il suffit d'un geste. » Et il avait claqué des doigts.

La cure avait duré jusqu'au dé but de l'anné e nouvelle. Moi je m'é tais plongé dans l'histoire de la magie – la vraie, la sé rieuse, me disais‑ je, pas la nô tre. Garamond faisait une apparition au moins une fois par jour pour demander des nouvelles de Diotallevi. « Et je vous en prie, messieurs, avertissez‑ moi de toute exigence, je veux dire, de tout problè me qui surgirait, de toute circonstance où moi, la maison, nous pouvons faire quelque chose pour notre valeureux ami. Pour moi, il est comme un fils, je dirais plus, un frè re. En tout cas, nous sommes dans un pays civilisé, grâ ce au ciel, et, quoi qu'on en dise, nous jouissons d'une excellente assistance sociale. »

Agliè s'é tait montré empressé, il avait demandé le nom de la clinique et té lé phoné au directeur, un trè s cher ami à lui (et d'abord, avait‑ il dit, frè re d'un ACA avec lequel il é tait dé sormais en de fort cordiaux rapports). On traiterait Diotallevi avec des é gards particuliers.

Lorenza s'é tait é mue. Elle passait aux é ditions Garamond presque chaque jour, pour s'enqué rir de lui. Ce qui aurait dû rendre Belbo heureux, mais il en avait tiré motif pour un té né breux diagnostic. Si pré sente, Lorenza lui é chappait parce qu'elle ne venait pas pour lui.

Peu avant Noë l, j'avais surpris un fragment de conversation. Lorenza lui disait: « Je t'assure, une neige magnifique, et ils ont des petites chambres ravissantes. Tu veux faire du fond. Non? » J'en avais dé duit qu'ils passeraient le premier de l'an ensemble. Mais un jour, aprè s l'Epiphanie, Lorenza é tait apparue dans le couloir et Belbo lui avait dit: « Bonne anné e », en se dé robant à sa tentative de l'embrasser.

 

– 102 –

Partans de là, arrivasmes en une contré e qu'on appeloit Milestre... en laquelle souloit demourer un qui s'appeloit le Vieux de la Montagne... Et avoit faict dessus de trè s hauts monts, un mur trè s gros et haut qui ceignoit autour une vallé e, et le tour en faisoit XXX milles, et on alloit par deux portes dedans et estoient occultes, percé es en le mont.

Odorico DA PORDENONE, De rebus incognitis, Impressus Esauri, 1513, c. 21, p. 15.

Un jour de la fin janvier, alors que je passais par la via Marchese Gualdi, où je garais ma voiture, j'avais vu Salon sortir des é ditions Manuzio. « Un brin de causette avec l'ami Agliè !... » m'avait‑ il dit. Ami? Pour autant que je me souvenais de la fê te dans le Pié mont, Agliè ne l'aimait pas. C'é tait Salon qui fourrait le nez chez Manuzio ou Agliè qui l'utilisait pour Dieu sait quel contact?

Il ne m'avait pas laissé le temps d'y ré flé chir parce qu'il me proposa un apé ritif, et nous nous é tions retrouvé s chez Pilade. Je ne l'avais jamais vu par là, mais il salua le vieux Pilade comme s'ils se connaissaient depuis un bout de temps. Nous nous é tions assis; il me demanda ce que devenait mon histoire de la magie. Il savait ç a aussi. Je le provoquai sur la terre creuse, et sur ce Sebottendorff cité par Belbo.

Il avait ri. « Ah, il est sû r qu'il vient pas mal de fous chez vous! Sur cette histoire de la terre creuse, je n'ai aucune idé e. Quant à von Sebottendorff, eh, lui c'é tait un type é trange... Il a couru le risque de mettre en tê te à Himmler et compagnie des idé es suicidaires pour le peuple allemand.

– Quelles idé es?

– Des fantaisies orientales. Cet homme se gardait des Juifs et tombait dans l'adoration des Arabes et des Turcs. Mais savez‑ vous que sur le bureau de Himmler, outre Mein Kampf il y avait toujours le Coran? Dans sa jeunesse, Sebottendorff s'é tait entiché de je ne sais quelle secte initiatique turque, et il avait commencé à é tudier la gnose islamique. Lui il disait " Fü hrer ", mais il pensait au Vieux de la Montagne. Et quand ils ont fondé tous ensemble les SS, ils pensaient à une organisation semblable à celle des Assassins... Demandez‑ vous pourquoi au cours de la premiè re guerre mondiale Allemagne et Turquie sont allié es...

– Mais vous, comment savez‑ vous ces choses‑ là ?

– Je vous ai dit, je crois, que mon pauvre papa travaillait pour l'Okhrana. Bien; je me souviens qu'à cette é poque, la police tsariste s'é tait inquié té e des Assassins, je crois que c'est Rackovskij qui avait eu la premiè re intuition... Puis ils avaient abandonné la piste, parce que s'il é tait question des Assassins il n'é tait plus question des Juifs, et le danger alors, c'é taient les Juifs. Comme toujours. Les Juifs sont revenus en Palestine et ils ont contraint les autres à sortir des cavernes. Mais ce dont nous parlions est une histoire confuse, mettons‑ y un point final. »

Il paraissait regretter d'en avoir trop dit, et il avait pris congé à la hâ te. Mais il s'é tait passé quelque chose d'autre. Aprè s tout ce qui est arrivé, maintenant je suis convaincu de n'avoir pas rê vé, et pourtant ce jour‑ là j'avais cru à une hallucination: en suivant Salon des yeux tandis qu'il sortait du bar, il m'avait semblé le voir rencontrer, au coin, un individu à la face orientale.



  

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