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FILENAME : ABOU 30 страница



J'avais remarqué, au milieu de la clairiè re, un tas de pierres qui rappelait, encore que de loin, un dolmen. La clairiè re avait é té probablement choisie en raison de la pré sence de ces rocs. Une officiante monta sur le dolmen et souffla dans une trompette. On eû t dit, plus encore que l'instrument que nous avions vu quelques heures auparavant, un buccin pour marche triomphale d'Aï da. Mais il en sortait un son feutré et nocturne, qui paraissait venir de trè s loin. Belbo me toucha le bras: « C'est le ramsinga, le ramsinga des thugs prè s du banian sacré... »

Je fus indé licat. Je ne me rendis pas compte qu'il plaisantait justement pour refouler d'autres analogies, et je retournai le couteau dans la plaie. « Certes, ce serait moins suggestif avec le gé nis », dis‑ je.

Belbo acquiesç a d'un signe de tê te. « Je suis ici pré cisé ment parce qu'ils ne veulent pas du gé nis », dit‑ il. Je me demande si ce ne fut pas ce soir‑ là qu'il commenç a d'entrevoir un lien entre ses songes et tout ce qui lui arrivait ces mois‑ là.

Agliè n'avait pas suivi nos propos mais il nous avait entendus chuchoter. « Il ne s'agit pas d'un avis, ni d'un appel, dit‑ il, il s'agit d'une sorte d'ultrason, pour é tablir le contact avec les ondes souterraines. Vous voyez, à pré sent les druidesses se tiennent toutes par la main, en cercle. Elles cré ent une sorte d'accumulateur vivant, pour recueillir et concentrer les vibrations telluriques. Maintenant devrait apparaî tre le nuage...

– Quel nuage? murmurai‑ je.

– La tradition l'appelle nuage vert. Attendez... »

Je ne m'attendais à aucun nuage vert. Pourtant, presque subitement, de la terre se leva une brume soyeuse – je l'aurais taxé e de brouillard si elle avait é té uniforme et massive. C'é tait une formation en flocons, qui s'agré geait en un point et puis, mue par le vent, s'é levait par bouffé es tel un é cheveau de barbe à papa, se dé plaç ait en flottant dans l'air, allait se mettre en pelote dans un autre point de la clairiè re. L'effet é tait singulier: tantô t apparaissaient les arbres sur le fond, tantô t tout se confondait en une vapeur blanchâ tre, tantô t le gros flocon non cardé devenait fumigè ne au centre de la clairiè re, nous dé robant la vue de ce qui se passait, et laissant dé gagé s les bords du plateau et le ciel, où continuait à resplendir la lune. Les mouvements des flocons é taient brusques, inattendus, comme s'ils obé issaient à l'impulsion d'un souffle capricieux.

Je pensai à un artifice chimique; puis je ré flé chis: à environ six cents mè tres d'altitude, il é tait bien possible qu'il s'agî t de vé ritables nuages. Pré vus par le rite, é voqué s? Peut‑ ê tre pas, mais les officiantes avaient calculé que sur cette hauteur, dans des circonstances favorables, pouvaient se former ces bancs erratiques à fleur de terre.

Il é tait difficile d'é chapper à la fascination de la scè ne, d'autant que les robes des officiantes s'amalgamaient à la blancheur des fumé es, et leurs silhouettes paraissaient sortir de cette obscurité laiteuse, et y rentrer, comme si elles é taient engendré es par elle.

Vint un moment où le nuage avait envahi tout le centre du pré et quelques floches, qui montaient en s'effilochant, cachaient presque totalement la lune, sans aller jusqu'à rendre livide la clairiè re, toujours claire sur ses bords. Alors nous vî mes une druidesse sortir du nuage et, en hurlant, courir vers le bois, les bras tendus en avant, si bien que je pensais qu'elle nous avait dé couverts et nous lanç ait des malé dictions. Mais, à deux ou trois mè tres de nous, elle bifurqua et se mit à courir en rond autour de la né buleuse, disparut vers la gauche dans la blancheur pour ré apparaî tre sur la droite quelques minutes aprè s, de nouveau elle fut trè s prè s de nous, et je pus voir son visage. C'é tait une sibylle au grand nez dantesque sur une bouche aussi fine qu'une rhagade, s'ouvrant comme une fleur sous‑ marine, sans plus de dents, sauf deux uniques incisives et une canine asymé trique. Les yeux é taient mobiles, rapaces, vrillants. J'entendis, ou il me sembla entendre, ou je crois maintenant me rappeler avoir entendu – et je superpose à ce souvenir d'autres ré miniscences –, avec une sé rie de mots que je pris alors pour du gaé lique, certaines é vocations dans une sorte de latin, quelque chose comme « o pegnia (oh, é oh!, intus) et é é é ulama!!! », et d'un coup la brume disparut presque, la clairiè re redevint limpide, et je vis qu'elle avait é té envahie par une troupe de cochons aux cous trapus entouré s d'un collier de pommes vertes. La druidesse qui avait sonné de la trompette, toujours perché e sur le dolmen, brandissait à pré sent un couteau.

« Allons, dit Agliè, d'un ton sec. C'est fini. »

Je m'aperç us, en l'entendant, que le nuage se trouvait au‑ dessus de nous et autour de nous, et que je ne discernais presque plus mes voisins.

« Comment, c'est fini? dit Garamond. Il me semble que le meilleur commence à pré sent!

– C'est fini, pour ce que vous pouviez voir, vous. Impossible. Respectons le rite. Allons. »

Il rentra dans le bois, aussitô t absorbé par l'humidité qui nous enveloppait. Nous avanç â mes en frissonnant, glissant sur le terreau de feuilles pourries, haletants et dé sordonné s tels les soldats d'une armé e en fuite. Nous nous retrouvâ mes sur la route. Nous pourrions ê tre à Milan en moins de deux heures. Avant de monter dans la voiture de Garamond, Agliè nous salua: « Pardonnez‑ moi si j'ai interrompu le spectacle. Je voulais vous faire connaî tre quelque chose, quelqu'un qui vit autour de nous, et pour qui, au fond, vous aussi dé sormais vous travaillez. Mais on ne pouvait en voir davantage. Lorsque j'ai é té informé de cet é vé nement, j'ai dû promettre que je ne troublerais pas la cé ré monie. Notre pré sence eû t né gativement influencé les phases suivantes.

– Mais les cochons? Et que se passe‑ t‑ il maintenant? demanda Belbo.

– Ce que je pouvais dire, je l'ai dit. »

 

– 63 –

« A quoi te fait penser ce poisson? – A d'autres poissons. – A quoi te font penser les autres poissons? – A d'autres poissons. »

Joseph HELLER, Catch 22, New York, Simon & Schuster, 1961, XXVII.

Je revins du Pié mont bourrelé de remords. Mais, comme je revis Lia, j'oubliai tous les dé sirs qui m'avaient effleuré.

Toutefois, ce voyage m'avait fourni d'autres pistes, et je trouve à pré sent pré occupant de ne m'en ê tre pas alors pré occupé. J'é tais en train de mettre dé finitivement en ordre, chapitre aprè s chapitre, l'iconographie pour l'histoire des mé taux, et je ne parvenais plus à m'arracher au dé mon de la ressemblance, comme cela m'é tait dé jà arrivé à Rio. Qu'est‑ ce qu'il y avait de diffé rent entre ce poê le cylindrique de Ré aumur, 1750, cette chambre chaude pour le couvage des oeufs, et cet athanor XVIIe, ventre maternel, sombre uté rus pour le couvage de qui sait quels mé taux mystiques? C'é tait comme si on avait installé le Deutsches Museum dans le châ teau pié montais que j'avais visité une semaine auparavant.

Il me devenait de plus en plus difficile de faire le dé part entre le monde de la magie et ce que nous appelons aujourd'hui l'univers de la pré cision. Je retrouvais des personnages que j'avais é tudié s à l'é cole comme des porteurs de la lumiè re mathé matique et physique au milieu des té nè bres de la superstition, et je dé couvrais qu'ils avaient travaillé un pied dans la Kabbale et un pied dans leur laboratoire. Se pouvait‑ il que je fusse en train de relire l'histoire entiè re à travers les yeux de nos diaboliques? Mais enfin, je tombais sur des textes insoupç onnables qui me racontaient comment les physiciens positivistes, frais é moulus de l'université, allaient se frotter aux sé ances mé diumniques et aux cé nacles astrologiques, et comment Newton é tait arrivé aux lois de la gravitation universelle parce qu'il croyait à l'existence de forces occultes (je me rappelais ses explorations dans la cosmologie rose‑ croix).

Je m'é tais fait un devoir scientifique d'incré dulité, mais à pré sent il fallait que je me mé fie mê me des maî tres qui m'avaient appris à devenir incré dule.

Je me dis: je suis comme Amparo, on ne m'y prend pas mais je me laisse prendre. Et je me surprenais à ré flé chir sur le fait qu'au fond la grande pyramide avait vraiment pour hauteur un milliardiè me de la distance terre‑ soleil, ou que se dessinaient vraiment des analogies entre mythologie celtique et mythologie amé rindienne. Et je commenç ais à interroger tout ce qui m'entourait, les maisons, les enseignes des magasins, les nuages dans le ciel et les gravures dans les bibliothè ques, pour qu'ils me racontent non pas leur histoire mais une autre histoire, que certainement ils cachaient mais qu'en dé finitive ils dé voilaient à cause et en vertu de leurs mysté rieuses ressemblances.

 

 

C'est Lia qui me sauva, momentané ment du moins.

Je lui avais tout raconté (ou presque) de ma visite au Pié mont, et soir aprè s soir je revenais à la maison avec de nouvelles donné es à ajouter à mon fichier des croisements. Elle commentait: « Mange, que tu es maigre comme un clou. » Un soir elle s'é tait assise à cô té de mon bureau, elle avait tiré à droite et à gauche les mè ches de son front pour me regarder droit dans les yeux; elle s'é tait mis les mains sur son giron, comme fait une mé nagè re. Elle ne s'é tait jamais assise de cette faç on, en é cartant les jambes, la jupe tendue d'un genou à l'autre. Je pensai que c'é tait une pose disgracieuse. Et puis j'observai son visage, et il me paraissait plus lumineux, inondé d'une tendre couleur. Je l'é coutai – mais sans savoir encore pourquoi – avec respect.

« Poum, m'avait‑ elle dit, je n'aime pas la maniè re dont tu vis l'histoire des é ditions Manuzio. Avant, tu recueillais des faits comme on recueille des coquillages. Maintenant, on dirait que tu coches des numé ros sur les fiches du loto.

– C'est seulement parce que je m'amuse davantage, avec ces gens‑ là.

– Tu ne t'amuses pas, tu te passionnes, et c'est diffé rent. Fais attention, ces gens‑ là sont en train de te rendre malade.

– N'exagé rons pas à pré sent. Tout au plus, ce sont eux les malades. On ne devient pas fou en é tant infirmier dans un asile d'alié né s.

– Ç a, c'est encore à prouver.

– Tu sais que je me suis toujours mé fié des analogies. Mainte nant, je me trouve dans une fê te d'analogies, une Coney Island, un Premier Mai à Moscou, une Anné e Sainte d'analogies, je m'aperç ois que certaines sont meilleures que d'autres et je me demande si par hasard il n'y aurait pas une vraie raison.

– Poum, m'avait dit Lia, j'ai vu tes fiches, parce que c'est moi qui les remets en ordre. Quoi que dé couvrent tes diaboliques, c'est dé jà ici, regarde bien », et elle se tapait le ventre, les flancs, les cuisses et le front. Assise comme ç a, les jambes é carté es qui tendaient sa jupe, de face, elle donnait l'impression d'une nourrice solide et florissante – elle si fine et flexueuse – parce qu'une sagesse paisible l'illuminait d'autorité matriarcale.

« Poum, il n'y a pas d'arché types, il y a le corps. Dans le ventre, c'est beau, parce que l'enfant y grandit, que s'y enfile, tout joyeux, ton oiseau et y descend la bonne nourriture pleine de saveur, et voilà pourquoi sont beaux et importants la caverne, l'anfractuosité, la galerie, le souterrain, et mê me le labyrinthe qui est fait à l'image de nos bonnes et saintes tripes, et quand quelqu'un doit inventer quelque chose d'important, il le fait venir d'ici, parce que tu es venu d'ici toi aussi le jour où tu es né, et la fertilité est toujours dans un trou, où quelque chose d'abord pourrit et puis voilà, un petit Chinois, un dattier, un baobab. Mais le haut est mieux que le bas, car si tu es la tê te en bas le sang te monte à la tê te, car les pieds puent et les cheveux moins, car il vaut mieux grimper sur un arbre pour cueillir des fruits que finir sous la terre pour engraisser les vers, car on se fait rarement mal en se cognant en l'air (ou alors il faut se trouver au grenier) et d'ordinaire on se fait mal en tombant par terre, et voilà pourquoi le haut est angé lique et le bas diabolique. Mais comme ce que j'ai dit avant sur mon joli petit ventre est vrai aussi, l'une et l'autre chose sont vraies: le bas et le dedans sont beaux, en un sens, en un autre sens, le haut et l'exté rieur sont beaux, et l'esprit de Mercure et la contradiction universelle n'ont rien à y voir. Le feu te tient chaud et le froid te donne une broncho‑ pneumonie, surtout si tu es un savant d'il y a quatre mille ans, et donc le feu a de mysté rieuses vertus, d'autant qu'il te cuit un poulet. Mais le froid conserve le mê me poulet et le feu, si tu le touches, te fait pousser une ampoule grosse comme ç a, par consé quent si tu penses à une chose qui se conserve depuis des millé naires, comme la sapience, il faut que tu la penses sur une montagne, en haut (et nous avons vu que c'est bien), mais dans une caverne (qui est aussi bien) et au froid é ternel des neiges tibé taines (qui est excellent). Et puis si tu veux savoir pourquoi la sapience vient de l'Orient et non pas des Alpes suisses, c'est parce que le corps de tes ancê tres, le matin, quand il s'é veillait et qu'il faisait encore sombre, regardait à l'est en espé rant que se lè ve le soleil et qu'il ne pleuve pas, nom d'un chien.

– Oui, maman.

– Bien sû r que oui, mon petit. Le soleil est bon parce qu'il fait du bien au corps, et parce qu'il a le bon sens de ré apparaî tre chaque jour, par consé quent tout ce qui revient est bon, pas ce qui passe et s'en va et disparaî t de la circulation. La meilleure faç on de revenir d'où on est passé sans refaire deux fois le mê me chemin c'est d'avancer en cercle. Et comme l'unique bê te qui fait la gimblette est le serpent, de là viennent tous ces cultes et ces mythes du serpent, parce qu'il est difficile de repré senter le retour du soleil en faisant faire la gimblette à un hippopotame. Par ailleurs, si tu dois procé der à une cé ré monie pour invoquer le soleil, tu as inté rê t à te dé placer en cercle, parce que si tu te dé places en ligne droite tu t'é loignes de chez toi et il faudrait que la cé ré monie soit trè s courte; sans compter que le cercle est la structure la plus pratique pour un rite, et mê me ceux qui crachent le feu sur les places le savent, parce qu'en cercle tout le monde voit é galement qui se tient au centre, tandis que si une tribu entiè re se mettait en ligne droite comme une escouade de soldats, les plus é loigné s ne verraient pas, et voilà pourquoi le cercle et le mouvement rotatoire et le retour cyclique sont fondamentaux dans tout culte et dans tout rite.

– Oui, maman.

– Bien sû r que oui. Et maintenant, passons aux nombres magiques qui plaisent tant à tes auteurs. Un c'est toi qui n'es pas deux, un c'est ton petit machin là, une c'est ma petite machine ici et uns sont le nez et le coeur et donc tu vois combien de choses importantes sont un. Et deux sont les yeux, les oreilles, les narines, mes seins et tes é paules, les jambes, les bras et les fesses. Trois est le plus magique de tous parce que notre corps ne le connaî t pas, nous n'avons rien qui soit trois choses, et ce devrait ê tre un nombre trè s mysté rieux, trè s, que nous attribuons à Dieu, où que nous vivions. Mais si tu y ré flé chis, moi j'ai une seule petite chose et toi tu as un seul petit truc – tais‑ toi et ne fais pas le malin – et si nous mettons les deux ensemble, il sort un nouveau trucmuche et nous devenons trois. Mais alors, il faut vraiment un professeur agré gé de l'université pour dé couvrir que tous les peuples ont des structures ternaires, trinité s et choses de ce genre? Mais les religions, ils ne les faisaient tout de mê me pas avec un computer, c'é taient tous des gens trè s bien, qui baisaient comme il faut, et toutes les structures trinitaires ne sont pas un mystè re, elles sont le ré cit de ce que tu fais toi, de ce qu'ils faisaient eux. Mais deux bras et deux jambes font quatre, et voilà que quatre est aussi un beau nombre, surtout si tu penses que les animaux ont quatre pattes et qu'à quatre pattes vont les petits enfants, comme le savait le Sphinx. Cinq, n'en parlons pas, ce sont les doigts de la main, et avec deux mains tu as cet autre nombre sacré qui est dix, et forcé ment mê me les commandements sont au nombre de dix, sinon, s'il y en avait douze, quand le prê tre dit un, deux, trois et montre ses doigts, arrivé aux deux derniers il faut qu'il se fasse prê ter une main par le sacristain. A pré sent, prends le corps et compte toutes les choses qui poussent sur le tronc: avec les bras, les jambes, tê te et pé nis, il y en a six; mais pour la femme sept, raison pour quoi il me semble que parmi tes auteurs le six n'est jamais pris au sé rieux sauf comme le double de trois, parce qu'il ne marche que pour les hommes, lesquels n'ont aucun sept, et quand ce sont eux qui commandent ils pré fè rent le voir comme un nombre sacré, oubliant que mes té tons aussi poussent à l'exté rieur, mais patience. Huit – mon Dieu, nous n'avons aucun huit... non, attends, si bras et jambes ne comptent pas pour un mais pour deux, à cause du coude et du genou, nous avons huit grands os longs qui bringuebalent dehors; tu prends ces huit plus le tronc et tu as neuf, dix si par‑ dessus le marché tu ajoutes la tê te. Mais à toujours tourner autour du corps, tu en tires les nombres que tu veux; pense aux trous.

– Aux trous?

 

– Oui, combien de trous a ton corps?

– Eh bien... Je me comptais. Yeux narines oreilles bouche cul, ç a fait huit.

 

– Tu vois? Une autre raison pour laquelle huit est un beau nombre. Mais moi j'en ai neuf! Et avec le neuviè me je te fais venir au monde, et voilà pourquoi neuf est plus divin que huit! Mais tu veux une explication d'autres figures ré currentes? Tu veux l'anatomie de tes menhirs, dont tes auteurs parlent sans arrê t? On est debout le jour et allongé la nuit – mê me ton petit machin, non, ne me dis pas ce qu'il fait la nuit; le fait est qu'il travaille droit et se repose é tendu. Par consé quent, la station verticale est vie, et se trouve en rapport avec le soleil, et les obé lisques se dressent en l'air comme les arbres, tandis que la station horizontale et la nuit sont sommeil et donc mort, et tous adorent les menhirs, pyramides, colonnes, et personne n'adore les balcons et balustrades. As‑ tu jamais entendu parler d'un culte archaï que de la rampe sacré e? Tu vois? Et c'est aussi que le corps ne te le permet pas: si tu adores une pierre verticale, mê me si vous ê tes une multitude, tout le monde la voit; si, par contre, tu adores une chose horizontale, seuls ceux qui sont au premier rang la voient, et les autres poussent en disant et moi et moi, et ce n'est pas un beau spectacle pour une cé ré monie magique...

– Mais les fleuves...

– Les fleuves, ce n'est pas parce qu'ils sont horizontaux, mais parce qu'il y a de l'eau dedans, et tu ne veux tout de mê me pas que je t'explique le rapport entre l'eau et le corps... Bon, en somme nous sommes faits comme ç a, avec ce corps, tous, et c'est pour ç a que nous é laborons les mê mes symboles à des millions de kilomè tres de distance et forcé ment tout se ressemble; et alors tu vois que les personnes doué es d'un brin de jugeote, si elles regardent le fourneau de l'alchimiste, tout fermé et chaud dedans, pensent au ventre de la mè re qui fait son enfant: et seuls tes diaboliques, voyant la Vierge sur le point d'accoucher, pensent que c'est une allusion au fourneau de l'alchimiste. C'est ainsi qu'ils ont passé des milliers d'anné es à chercher un message, quand tout é tait dé jà ici, il suffisait qu'ils se regardent dans leur miroir.

– Toi, tu me dis toujours la vé rité. Tu es mon Moi, qui au fond est mon Soi vu par Toi. Je veux dé couvrir tous les arché types secrets du corps. » Ce soir‑ là nous inaugurâ mes l'expression « faire les arché types » pour indiquer nos moments de tendresse.

Alors que dé jà je m'abandonnais au sommeil, Lia me toucha l'é paule. « J'allais oublier, dit‑ elle. Je suis enceinte. »

 

J'aurais dû é couter Lia. Elle parlait avec la sagesse de qui sait où naî t la vie. En nous engageant dans les souterrains d'Agarttha, dans la pyramide d'Isis Dé voilé e, nous é tions entré s dans Gé bura, la sefira de la terreur, le moment où la colè re se fait sentir dans le monde. Ne m'é tais‑ je pas laissé sé duire, ne fû t‑ ce qu'un instant, par la pensé e de Sophia? Moï se Cordové ro dit que le Fé minin est à gauche, et que toutes ses directions sont de Gé bura... A moins que l'homme ne mette en oeuvre ces tendances pour parer son É pouse, et, tout en l'attendrissant, ne la fasse marcher vers le bien. Comme pour dire que tout dé sir doit demeurer dans ses propres limites. Autrement Gé bura devient la Sé vé rité, l'apparence obscure, l'univers des dé mons.

 

Discipliner le dé sir... Ainsi avais‑ je fait dans la tente de l'umbanda, j'avais joué de l'agogô, j'avais pris part au spectacle du cô té de l'orchestre, et je m'é tais soustrait aux transes. Et ainsi avais‑ je fait avec Lia, j'avais ré glé le dé sir dans l'hommage à l'É pouse, et j'avais é té ré compensé au creux de mes lombes, ma semence avait é té bé nie.

Mais je n'ai pas su persé vé rer. J'allais succomber à la beauté de Tif'é ré t.

 

 

TIF'É RÉ T

 

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Rê ver d'habiter dans une ville nouvelle et inconnue signifie mourir dans peu de temps. En effet, les morts habitent ailleurs, et on ne sait pas où.

Jé rô me CARDAN, Somniorum Synesiorum, Bâ le, 1562, 1, 58.

Si Gé bura est la sefira du mal et de la peur, Tif'é ré t est la sefira de la beauté et de l'harmonie. Diotallevi disait: c'est la spé culation illuminante, l'arbre de vie, le plaisir, l'apparence purpurine. C'est l'accord de la Rè gle avec la Liberté.

Et cette anné e‑ là fut pour nous l'anné e du plaisir, de la subversion ludique du grand texte de l'univers, où se cé lé brè rent les é pousailles de la Tradition et de la Machine É lectronique. Nous cré ions, et en tirions des jouissances. Ce fut l'anné e où nous inventâ mes le Plan.

Au moins pour moi, à coup sû r, ce fut une anné e heureuse. La grossesse de Lia se poursuivait sereinement, entre les é ditions Garamond et mon agence je commenç ais à vivre sans difficulté s pé cuniaires, j'avais gardé mon bureau dans la vieille bâ tisse de banlieue, mais nous avions restructuré l'appartement de Lia.

La merveilleuse aventure des mé taux é tait dé sormais entre les mains des typographes et des correcteurs. Et c'est alors que monsieur Garamond avait eu son idé e gé niale: « Une histoire illustré e des sciences magiques et hermé tiques. Avec le maté riel qui nous arrive des diaboliques, avec les compé tences que vous avez acquises, avec le conseil de cet homme incroyable qu'est Agliè, une petite anné e et vous serez en mesure de ré unir un volume grand format, quatre cents pages tout illustré es, des tables en couleurs à couper le souffle. Grâ ce au recyclage d'une partie du maté riel iconographique de l'histoire des mé taux.

– Eh mais, objectais‑ je, le maté riel est diffé rent. Qu'est‑ ce que j'en fais, de la photo d'un cyclotron?

– Qu'est‑ ce que vous en faites? De l'imagination, Casaubon, de l'imagination! Qu'est‑ ce qui arrive dans ces machines atomiques, dans ces positrons mé gatroniques, passez‑ moi leurs noms? La matiè re se ré duit en bouillie, vous y mettez du gruyè re et il en sort du quark, des trous noirs, de l'uranium centrifugé ou que sais‑ je encore! La magie faite chose, Hermè s et Alchermè s – en somme, c'est vous qui devez me donner la ré ponse. Ici à gauche la gravure de Paracelse, l'Abracadabra avec ses alambics, sur fond or, et à droite les quasars, le mixeur d'eau lourde, l'anti‑ matiè re gravitationnelgalactique, en somme, c'est moi qui dois tout faire? Celui qui ne comprenait goutte et tripatouillait avec des œ illè res n'est pas le magicien, c'est le scientifique qui a arraché les secrets occultes de la matiè re. Dé couvrir le merveilleux autour de nous, faire soupç onner qu'à Monte Palomar ils en savent plus que ce qu'ils disent... »

Pour m'encourager, il augmenta mes honoraires de faç on presque sensible. Je me lanç ai à la dé couverte des miniatures du Liber Solis de Trismosin, du Mutus Liber, du Pseudo‑ Lulle. Je remplissais les classeurs de pentacles, arbres sefirotiques, dé cans, talismans. Je fré quentais les salles les plus oublié es des bibliothè ques, j'achetais des dizaines de volumes chez ces libraires qui naguè re vendaient la ré volution culturelle.

Je frayais avec les diaboliques, dé sinvolte comme un psychiatre qui se prend d'affection pour ses patients et trouve balsamiques les brises qui soufflent au milieu du parc sé culaire de sa clinique privé e. Peu aprè s il commence à é crire des pages sur le dé lire, puis des pages de dé lire. Il ne se rend pas compte que ses malades l'ont sé duit: il croit qu'il est devenu un artiste. Ainsi naquit l'idé e du Plan.

Diotallevi fut d'accord d'entré e de jeu parce que pour lui cela participait de la priè re. Quant à Jacopo Belbo, je crus qu'il s'amusait autant que moi. A pré sent seulement je comprends qu'il n'en tirait nulle vraie jouissance. Il y participait comme quelqu'un se ronge les ongles.

Autrement dit, il jouait pour trouver au moins l'une des fausses adresses, ou la scè ne thé â trale sans rampe dont il parle dans le file appelé Rê ve. Des thé ologies de remplacement pour un Ange qui ne serait jamais arrivé.

 

 

FILENAME: RÊ VE  

Je ne me souviens pas s'il m'est arrivé de faire ces rê ves l'un dans l'autre, ou s'ils se succè dent dans le cours de la mê me nuit, ou si simplement ils alternent.



  

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