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FILENAME : ABOU 28 страница



 

 

A deux heures, nous trouvâ mes un restaurant confortable sur la place du marché, et le choix des plats et des vins permit à Belbo d'é voquer encore d'autres é vé nements de son enfance. Mais il parlait comme s'il citait la biographie d'un autre. Il avait perdu l'heureuse veine narrative de la veille. Au milieu de l'aprè s‑ midi, nous prî mes la route pour rejoindre Agliè et Garamond.

 

Belbo conduisait vers le sud‑ ouest, tandis que le paysage changeait peu à peu, de kilomè tre en kilomè tre. Les coteaux de ***, mê me par un automne bien avancé, é taient petits et doux; maintenant, par contre, au fur et à mesure que nous roulions, l'horizon devenait plus large, bien qu'à chaque tournant augmentassent les pics, où se retranchait quelque village. Mais entre un pic et un autre s'ouvraient des horizons infinis – au‑ dessus des é tangs, au‑ dessus des vallé es, comme observait Diotallevi, qui verbalisait judicieusement nos dé couvertes. Ainsi, tout en montant en troisiè me, on apercevait à chaque courbe de vastes é tendues au profil ondulé et continu, qui, aux confins du plateau, s'estompait dé jà en une brume presque hivernale. On eû t dit d'une plaine modulé e de dunes, et c'é tait de la moyenne montagne. Comme si la main d'un dé miurge inhabile avait pressé les cimes qui lui avaient semblé excessives, les transformant en une gelé e de coings tout en gibbosité s, jusqu'à la mer, qui sait, ou jusque sur les pentes de chaî nes plus â pres et tranché es.

Nous arrivâ mes dans le village où, au bar de la place centrale, nous avions rendez‑ vous avec Agliè et Garamond. A la nouvelle que Lorenza n'é tait pas avec nous, Agliè, s'il en fut contrarié, ne le fit pas voir. « Notre exquise amie ne veut pas communiquer avec d'autres les mystè res qui la dé finissent. Singuliè re pudeur, que j'appré cie », dit‑ il. Et ce fut tout.

Nous poursuivî mes notre route, en tê te la Mercedes de Garamond et derriè re la Renault de Belbo, par vaux et collines, jusqu'à ce que, tandis que la lumiè re du soleil dé clinait, nous fussions en vue d'une é trange construction perché e sur un coteau, une maniè re de châ teau XVIIIe, jaune, d'où se dé tachaient, ainsi me sembla‑ t‑ il de loin, des terrasses fleuries et arboré es, luxuriantes malgré la saison.

Lorsque nous parvî nmes au pied de la cô te, nous nous trouvâ mes sur une esplanade où é taient garé es quantité de voitures. « C'est ici qu'on s'arrê te, dit Agliè, et on poursuit à pied. »

Le cré puscule dé sormais devenait nuit. La monté e nous apparaissait dans la lumiè re d'une multitude de torches allumé es le long des pentes.

 

 

C'est curieux, mais de tout ce qui se passa, depuis ce moment‑ là jusque tard dans la nuit, j'ai des souvenirs à la fois limpides et confus. J'é voquais l'autre soir dans le pé riscope et je sentais un air de famille entre les deux expé riences. Voilà, me disais‑ je, maintenant tu es ici, dans une situation qui n'est pas naturelle, é tourdi par une imperceptible odeur de moisissure des vieux bois, pensant ê tre dans une tombe, ou dans le ventre d'un vase où s'accomplit une transformation. Si seulement tu sortais la tê te hors de la cabine, tu verrais dans la pé nombre des objets, qui aujourd'hui te paraissaient immobiles, s'agiter comme des ombres é leusiennes au milieu des vapeurs d'un sortilè ge. Et il en é tait allé ainsi, le soir au châ teau: les lumiè res, les surprises du parcours, les mots que j'entendais, et plus tard certainement les encens, tout conspirait à me faire croire que je rê vais un rê ve, mais en une forme anormale, tel qui est proche du ré veil quand il rê ve qu'il rê ve.

Je ne devrais rien me rappeler. En revanche, je me rappelle tout, comme si ce n'é tait pas moi qui l'avais vé cu et que je me le sois fait raconter par un autre.

Je ne sais pas si tout ce dont je me souviens, avec une si confuse lucidité, est ce qui s'est passé ou ce que je dé sirai qu'il se passâ t, mais ce fut certainement ce soir‑ là que le Plan prit forme dans notre esprit, comme volonté de donner une forme quelconque à cette expé rience informe, transformant en ré alité imaginé e cette imagination que quelqu'un avait voulue ré elle.

« Le parcours est rituel, nous expliquait Agliè tandis que nous montions. Ce sont des jardins suspendus, les mê mes – ou presque – que Salomon de Caus avait conç us pour Heidelberg – je veux dire: pour l'É lecteur palatin Fré dé ric V, au grand siè cle rose‑ croix. Il y a peu de lumiè re, mais il doit en ê tre ainsi, parce qu'il vaut mieux entrevoir que voir: notre amphitryon n'a pas reproduit avec fidé lité le projet de Salomon de Caus, mais il l'a concentré dans un espace plus é troit. Les jardins de Heidelberg imitaient le macrocosme, mais qui les a reconstruits ici n'a fait qu'imiter le microcosme. Voyez cette grotte rocaille... Dé corative, sans nul doute. Mais de Caus avait pré sent à l'esprit l'emblè me de l'Atalanta Fugiens de Michael Maier où le corail est la pierre philosophale. De Caus savait qu'à travers la forme des jardins on peut influencer les astres, parce qu'il y a des caractè res qui, par leur configuration, miment l'harmonie de l'univers...

 

 

– Prodigieux, dit Garamond. Mais comment fait un jardin pour influencer les astres?

– Il est des signes qui ploient les uns vers les autres, qui se regardent les uns les autres et qui s'embrassent, et contraignent à l'amour. Et ils n'ont, ne doivent avoir, forme certaine et dé finie. Chacun, selon ce que dicte sa fureur ou l'é lan de son esprit, expé rimente des forces dé terminé es, comme il arrivait avec les hié roglyphes des É gyptiens. Il ne peut y avoir de rapports entre nous et les ê tres divins si ce n'est à travers des sceaux, des figures, des caractè res et autres cé ré monies. Pour la mê me raison, les divinité s nous parlent par songes et é nigmes. Et ainsi de ces jardins. Chaque aspect de cette terrasse reproduit un mystè re de l'art alchimique, mais malheureusement nous ne sommes plus en mesure de le lire, et notre hô te pas davantage. Singulier dé vouement au secret, vous en conviendrez, chez cet homme qui dé pense tout ce qu'il a accumulé au cours de sa vie pour faire dessiner des idé ogrammes dont il ne connaî t plus le sens. »

Nous montions, et de terrasse en terrasse les jardins changeaient de physionomie. Certains avaient forme de labyrinthe, d'autres figure d'emblè me, mais on ne pouvait voir le dessin des terrasses infé rieures que des terrasses supé rieures, si bien que j'aperç us d'en haut le contour d'une couronne et beaucoup d'autres symé tries que je n'avais pas pu remarquer quand je les parcourais, et qu'en tout cas je ne savais pas dé chiffrer. Chaque terrasse, pour qui se dé plaç ait au milieu des haies, par effet de perspective offrait certaines images mais, revue de la terrasse supé rieure, procurait de nouvelles ré vé lations, et mê me de sens opposé – et chaque degré de cette é chelle parlait ainsi deux langues diffé rentes au mê me moment.

Nous aperç û mes, au fur et à mesure que nous montions, de petites constructions. Une fontaine à la structure phallique, qui s'ouvrait sous une sorte d'arc ou petit portique, avec un Neptune pié tinant un dauphin, une porte avec des colonnes vaguement assyriennes et un arc de forme impré cise, comme si on avait superposé triangles et polygones à des polygones, et chacun des sommets é tait surmonté par la statue d'un animal, un é lan, un singe, un lion...

– Et tout ç a ré vè le quelque chose? demanda Garamond.

– Indubitablement! Il suffirait de lire le Mundus Symbolicus de Picinelli, qu'Alciat avait anticipé avec une singuliè re fureur prophé tique. Le jardin entier est lisible comme un livre, ou comme un sortilè ge, ce qui est au fond la mê me chose. Vous pourriez, si vous le saviez, prononcer à voix basse les mots que dit le jardin, et vous seriez capables de diriger une des innombrables forces qui agissent dans le monde sublunaire. Le jardin est un dispositif pour dominer l'univers. »

 

 

Il nous montra une grotte. Une maladie d'algues et de squelettes d'animaux marins, naturels, en plâ tre, en pierre, je ne sais... On entrevoyait une naï ade enlacé e à un taureau à la queue é cailleuse de grand poisson biblique, couché au fil d'une eau qui coulait de la coquille qu'un triton tenait à la maniè re d'une amphore.

« J'aimerais que vous saisissiez la signification profonde de ce qui, autrement, ne serait qu'un banal jeu hydraulique. De Caus savait bien que si l'on prend un vase, qu'on le remplit d'eau et qu'on ferme son ouverture, mê me si ensuite on fore un trou sur le fond, l'eau ne sort pas. Mais si on fait aussi un trou vers le haut, l'eau coule ou jaillit en bas.

– N'est‑ ce pas une é vidence? demandai‑ je. Dans le second cas l'air entre par le haut et pousse l'eau en bas.

– Explication scientiste typique, où l'on prend la cause pour l'effet, ou vice versa. Vous ne devez pas vous demander pourquoi l'eau sort dans le second cas. Vous devez vous demander pourquoi elle se refuse à sortir dans le premier.

– Et pourquoi elle se refuse? demanda, anxieux, Garamond.

– Parce que si elle sortait, il resterait du vide dans le vase, et la nature a horreur du vide. Nequaquam vacui, c'é tait un principe rose‑ croix, que la science moderne a oublié.

– Impressionnant, dit Garamond. Casaubon, dans notre merveilleuse histoire des mé taux, ces choses doivent apparaî tre, je vous en prie instamment. Et ne me dites pas que l'eau n'est pas un mé tal. De l'imagination, que diable!

– Excusez‑ moi, dit Belbo à Agliè, mais votre argument est post hoc ergo ante hoc. Ce qui vient aprè s cause ce qui venait avant.

– Il ne faut pas raisonner selon des sé quences liné aires. L'eau de ces fontaines ne le fait pas. La nature ne le fait pas, la nature ignore le temps. Le temps est une invention de l'Occident. »

 

Tout en montant, nous croisions d'autres invité s. Pour certains d'entre eux, Belbo donnait un coup de coude à Diotallevi qui commentait à voix basse: « Eh oui, facies hermetica. »

Ce fut parmi les pè lerins à facies hermetica, un peu isolé, avec un sourire de sé vè re indulgence sur les lè vres, que je croisai monsieur Salon. Je lui souris, il me sourit.

« Vous connaissez Salon? me demanda Agliè.

– Vous connaissez Salon? lui demandai‑ je à mon tour. Pour moi c'est normal, j'habite dans son immeuble. Que pensez‑ vous de Salon?

– Je le connais peu. Certains amis dignes de foi me disent que c'est un indicateur de la police. »

Voilà pourquoi Salon é tait au courant pour les é ditions Garamond et pour Ardenti. Quelle connexion y avait‑ il entre Salon et De Angelis? Mais je me limitai à demander à Agliè : « Et que fait un indicateur de la police dans une fê te comme celle‑ ci?

– Les indicateurs de la police, dit Agliè, vont partout. N'importe quelle expé rience est utile pour inventer des renseignements. Pour la police on devient d'autant plus puissant qu'on sait plus de choses, ou qu'on fait mine de savoir. Et peu importe que ces choses soient vraies. L'important, rappelez‑ vous, c'est de possé der un secret.

– Mais pourquoi Salon est invité ici? demandai‑ je.

– Mon ami, ré pondit Agliè, probablement parce que notre hô te suit cette rè gle d'or de la pensé e sapientiale selon laquelle toute erreur peut ê tre la porteuse mé connue de la vé rité. Le vé ritable é soté risme n'a pas peur des contraires.

– Vous ê tes en train de me dire qu'à la fin ces gens sont tous d'accord entre eux.

– Quod ubique, quod ab omnibus et quod semper. L'initiation est la dé couverte d'une philosophia perennis. »

 

Ainsi philosophant, nous é tions arrivé s au sommet des terrasses, en empruntant un sentier au milieu d'un vaste jardin qui menait à l'entré e de la villa, ou castel comme on voudra. A la lumiè re d'une torche plus grande que les autres, nous vî mes, monté e sur le faî te d'une colonne, une jeune fille enveloppé e d'une robe bleue semé e d'é toiles d'or, qui tenait à la main une trompette, de celles que sonnent les hé rauts dans les opé ras. Comme dans un de ces mystè res mé dié vaux où les anges font parade de leurs plumes en papier vé lin, la fille avait aux é paules deux grandes ailes blanches dé coré es de formes amygdaloï des marqué es en leur centre par un point et qui, avec un peu de bonne volonté, auraient pu passer pour des yeux.

Nous vî mes le professeur Camestres, un des premiers diaboliques qui nous avaient rendu visite chez Garamond, l'adversaire de l'Ordo Templi Orientis. Nous eû mes du mal à le reconnaî tre, parce qu'il s'é tait dé guisé d'une faç on qui nous parut bizarre, mais qu'Agliè dé finissait comme approprié e à l'é vé nement: il é tait vê tu de lin blanc, les hanches ceintes d'un ruban rouge croisé sur la poitrine et derriè re aux é paules, et un curieux chapeau de forme XVIIe, sur lequel il avait piqué quatre roses rouges. Il s'agenouilla devant la fille à la trompette et dit quelques mots.

« C'est bien vrai, murmura Garamond, il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre... »

Nous franchî mes un portail historié, qui é voqua pour moi le cimetiè re Staglieno de Gê nes. En haut, sur une complexe allé gorie né o‑ classique, je vis ces mots sculpté s: CONDELEO ET CONGRATULOR.

A l'inté rieur, les invité s é taient nombreux et animé s, qui se pressaient à un buffet dans un vaste salon d'entré e, d'où partaient deux escaliers vers les é tages supé rieurs. J'aperç us d'autres tê tes non inconnues, entre autres Bramanti et – surprise – le commandeur De Gubernatis, ACA dé jà exploité par Garamond, mais sans doute pas encore placé devant l'horrible possibilité d'avoir tous les exemplaires de son chef‑ d'œ uvre au pilon, parce qu'il s'avanç a à la rencontre de mon directeur en lui manifestant respect et reconnaissance. Agliè eut droit aux respects d'un type de taille menue qui se porta vers lui, avec des yeux exalté s. A son inconfondable accent marseillais, nous reconnû mes Pierre, celui que nous avions entendu accuser Bramanti de malé fice, derriè re la portiè re du cabinet d'Agliè.

Je m'approchai du buffet. Il y avait des carafes remplies de liquides coloré s, mais je ne parvins pas à les identifier. Je me versai une boisson jaune qui semblait du vin, ce n'é tait pas mauvais, avec un goû t de vieux rossolis, mais c'é tait certainement bien alcoolisé. Il y avait peut‑ ê tre quelque chose dedans: la tê te commenç a à me tourner. Autour de moi se pressait une foule de facies hermeticae à cô té de faces sé vè res de pré fets à la retraite; je saisissais des bribes de conversation...

 

 

« Au premier stade, tu devrais ré ussir à communiquer avec d'autres esprits, puis projeter en d'autres ê tres des pensé es et des images, charger les lieux avec des é tats é motifs, acqué rir de l'autorité sur le rè gne animal. Dans un troisiè me temps, tu essaies de projeter un double de toi dans n'importe quel point de l'espace: bilocation, comme les yogis, tu devrais apparaî tre simultané ment en plusieurs formes distinctes. Aprè s, il s'agit de passer à la connaissance suprasensible des essences vé gé tales. Enfin, tu essaies la dissociation, il s'agit d'investir l'assemblage tellurique du corps, de se dissoudre en un lieu et ré apparaî tre en un autre, inté gralement – je dis – et non pas dans son seul double. Dernier stade, la prolongation de la vie physique...

– Pas l'immortalité...

– Pas dans l'immé diat.

– Mais toi?

– Il faut de la concentration. Je ne te cache pas que c'est pé nible. Tu sais, je n'ai plus vingt ans... »

 

Je retrouvai mon groupe, au moment où il entrait dans une piè ce aux murs blancs et aux angles arrondis. Sur le fond, comme dans un musé e Gré vin – mais l'image qui affleura à mon esprit ce soir‑ là fut celle de l'autel que j'avais vu à Rio dans la tente de umbanda–, deux statues presque grandeur nature, en cire, revê tues d'une matiè re scintillante qui me parut digne d'un trè s mauvais accessoiriste. L'une é tait une dame sur un trô ne, avec une robe immaculé e, ou presque, constellé e de paillettes. Au‑ dessus d'elle descendaient, suspendues à des fils, des cré atures de forme impré cise, qui ressemblaient à ces poupé es de Lenci, en feutre, servant d'ornement autrefois. Dans un coin, un amplificateur laissait parvenir un son lointain de trompettes, celui‑ ci de bonne qualité, sans doute un air de Gabrieli, et l'effet sonore é tait d'un goû t plus sû r que l'effet visuel. Sur la droite, une autre figure fé minine, habillé e de velours cramoisi, ceinturé e de blanc et coiffé e d'une couronne de laurier, à cô té d'une balance doré e. Agliè nous expliquait les diverses ré fé rences, mais je mentirais en disant que j'y prê tais beaucoup d'attention. M'inté ressait plutô t l'expression de nombreux invité s, qui passaient d'un simulacre à l'autre avec un air ré vé rencieux et é mu.

« Ils ne sont pas diffé rents de ceux qui vont dans un sanctuaire voir la Vierge noire aux robes brodé es et recouvertes de coeurs en argent, dis‑ je à Belbo. Ils pensent peut‑ ê tre que c'est là la mè re du Christ en chair et en os? Non, mais ils ne pensent pas non plus le contraire. Ils se plaisent à la similitude, ils sentent le spectacle comme vision, et la vision comme ré alité.

– Oui, dit Belbo, mais le problè me n'est pas de savoir si ces gens sont meilleurs ou pires que ceux qui vont au sanctuaire. J'é tais en train de me demander qui nous sommes, nous. Nous qui croyons Hamlet plus vrai que notre concierge. Ai‑ je le droit de les juger, eux, moi qui rô de à la recherche de madame Bovary pour lui faire une scè ne? »

Diotallevi hochait la tê te et me disait à voix basse qu'on ne devrait pas reproduire d'images des choses divines, et que celles‑ ci é taient toutes des é piphanies du veau d'or. Mais ç a l'amusait.

 

– 58 –

Par consé quent l'alchimie est une chaste prostitué e, qui a beaucoup d'amants, mais elle les dé ç oit tous et ne concè de son é treinte à aucun. Elle transforme les sots en fous, les riches en misé rables, les philosophes en andouilles, et les trompé s en de trè s loquaces trompeurs...

TRITHÈ ME, Annalium Hirsaugensium Tomus II, S. Gallo, 1690, p. 225.

Soudain la salle tomba dans la pé nombre et les murs s'illuminè rent. Je m'aperç us qu'ils é taient recouverts aux trois quarts d'un é cran semi‑ circulaire où on allait projeter des images. Lorsqu'elles apparurent, je me rendis compte qu'une partie du plafond et du pavement é tait d'une matiè re ré flé chissante, et ré flé chissants é taient aussi certains des objets qui d'abord m'avaient frappé par leur grossiè reté, les paillettes, la balance, un é cu, quelques coupes en cuivre. Nous nous trouvâ mes plongé s dans un milieu liquoraqueux, où les images se multipliaient, se segmentaient, se fondaient avec les ombres des assistants, le pavement reflé tait le plafond, le plafond le pavement, et tous ensemble, les figures qui apparaissaient sur les murs. Avec la musique, des odeurs subtiles se ré pandirent dans la salle, au dé but des encens indiens, puis d'autres, plus impré cis, par moments dé sagré ables.

D'abord la pé nombre s'ané antit en une obscurité absolue; puis, alors qu'on entendait un gargouillement glutineux, un bouillonnement de lave, nous fû mes dans un cratè re où une matiè re visqueuse et sombre tressaillait à la lueur intermittente de grandes flammes jaunes et bleuâ tres.

Une eau grasse et gluante s'é vaporait vers le haut pour redescendre sur le fond, telle une rosé e ou une pluie; et, alentour, flottait une odeur de terre fé tide, un relent de moisi. J'inhalais le sé pulcre, le Tartare, les té nè bres, et se ré pandait autour de moi un purin venimeux qui coulait entre des langues de fumier, terreau, poudre de charbon, boue, menstrues, fumé e, plomb, excré ment, é corce, é cume, naphte, noir plus noir que le noir mê me, qui s'é claircissait à pré sent pour laisser apparaî tre deux reptiles – l'un bleu clair et l'autre rougeâ tre – enlacé s en une sorte d'é treinte, se mordant ré ciproquement la queue et formant comme une unique figure circulaire.

 

C'é tait comme si j'avais bu de l'alcool en dé passant la mesure, je ne voyais plus mes compagnons, disparus dans la pé nombre, je ne reconnaissais pas les figures qui glissaient à cô té de moi et je les percevais tel qui voit des silhouettes dé composé es et fluides... Ce fut alors que je me sentis saisir par une main. Je sais que ce n'é tait pas vrai, et pourtant je n'osai pas me retourner sur le moment pour ne pas dé couvrir que je m'é tais trompé. Mais je distinguais le parfum de Lorenza et c'est alors seulement que je compris combien je la dé sirais. Ce devait ê tre Lorenza. Elle é tait là, pour reprendre ce dialogue fait de frô lements, d'ongles rampant contre la porte, qu'elle avait laissé en suspens la veille au soir. Soufre et mercure paraissaient s'unir dans une chaleur humide qui me faisait palpiter l'aine, mais sans violence.

J'attendais le Rebis, l'enfant androgyne, le sel philosophai, le couronnement de l' œ uvre au blanc.

J'avais l'impression de tout savoir. Peut‑ ê tre des lectures des derniers mois ré affleuraient‑ elles à mon esprit, peut‑ ê tre Lorenza me communiquait‑ elle son savoir à travers le toucher de sa main, dont je sentais la paume lé gè rement moite.

Et je me surprenais à murmurer des noms lointains, des noms qu'à coup sû r, je le savais, les Philosophes avaient donné s au Blanc, mais avec lesquels moi – peut‑ ê tre – j'é tais en train d'appeler anxieusement Lorenza – je ne sais, ou peut‑ ê tre ne faisais‑ je que ré pé ter en moi‑ mê me comme une litanie propitiatoire: Cuivre blanc, Agneau immaculé, Aibathest, Alborach, Eau bé nite, Mercure purifié, Orpiment, Azoc, Baurac, Cambar, Caspa, Cé ruse, Cire, Chaia, Comerisson, Electre, Euphrate, Eve, Fada, Favonius, Fondements de l'Art, Pierre pré cieuse de Givinis, Diamant, Zibach, Ziva, Voile, Narcisse, Lys, Hermaphrodite, Hae, Hypostase, Hylé, Lait de Vierge, Pierre unique, Lune pleine, Mè re, Huile vive, Lé gume, Œ uf, Flegme, Point, Racine, Sel de la Nature, Terre feuillé e, Tevos, Tincar, Vapeur, É toile du Soir, Vent, Virago, Verre de Pharaon, Urine d'Enfant, Vautour, Placenta, Menstrue, Serviteur fugitif, Main gauche, Sperme des Mé taux, Esprit, É tain, Suc, Soufre onctueux...

Dans la poix, maintenant grisâ tre, se dessinait un horizon de roches et d'arbres secs, au‑ delà duquel se couchait un soleil noir. Puis il y eut une lumiè re à presque nous aveugler et apparurent des images é tincelantes qui se reflé taient de partout, cré ant un effet kalé idoscopique. Les effluves é taient à pré sent liturgiques, religieux, je commenç ai à é prouver un mal de tê te, une sensation de poids au front, j'entrevoyais une salle fastueuse couverte de tapisseries doré es, peut‑ ê tre un banquet de noces, avec un é poux princier et une é pouse tout de blanc vê tue, puis un vieux roi et une reine sur le trô ne, à cô té d'eux un guerrier, et un autre roi à la peau sombre. Devant le roi avait é té dressé un petit autel portatif, où se trouvait un livre relié de velours noir et une lumiè re sur un chandelier d'ivoire. A cô té du chandelier, un globe terrestre tournant sur lui‑ mê me et une horloge à sonnerie, surmonté e d'une petite fontaine de cristal d'où jaillissait sans cesse une eau rouge sang. Sur la fontaine il y avait peut‑ ê tre un crâ ne; d'une orbite à l'autre rampait un serpent blanc...

Lorenza m'haleinait des mots à l'oreille. Mais je n'entendais pas sa voix.

Le serpent ondulait au rythme d'une musique triste et lente. Les vieux monarques portaient maintenant une robe noire et devant eux é taient six cercueils couverts. On entendit quelques sons sourds de basse‑ tuba, et apparut un homme encapuchonné de noir. Ce fut d'abord une exé cution hié ratique, comme si elle se dé roulait au ralenti, et que le roi acceptait avec une joie dolente, inclinant, docile, le chef. Ensuite, l'encapuchonné abattit une hache, une lame, qui faucha l'air à l'allure d'un pendule, et l'impact de la lame se multiplia par chaque surface reflé tante, et dans chaque surface par chaque surface, ce furent mille tê tes qui roulè rent, et à partir de ce moment‑ là les images se succé dè rent sans que je parvinsse à suivre l'é vé nement. Je crois que peu à peu tous les personnages, y compris le roi à la peau sombre, é taient dé capité s et installé s dans les cercueils, puis toute la salle se transforma en un rivage marin, ou rive lacustre, et nous vî mes accoster six vaisseaux illuminé s où furent transporté es les biè res; les vaisseaux s'é loignè rent sur le plan d'eau, s'é vanouissant dans la nuit, et tout se dé roula tandis que les encens s'é taient faits palpables sous forme de vapeurs denses; un moment je craignis d'ê tre parmi les condamné s, et autour de moi beaucoup murmuraient « les noces, les noces... ».

J'avais perdu le contact avec Lorenza, et c'est alors seulement que je m'é tais retourné pour la chercher parmi les ombres.

 

A pré sent la salle é tait une crypte, ou un tombeau somptueux, à la voû te é clairé e par une escarboucle d'extraordinaire dimension.

Dans chaque angle apparaissaient des femmes en robes virginales, autour d'une chaudiè re à deux é tages, un castel au soubassement de pierre dont le porche avait l'air d'un four, deux tours laté rales d'où sortaient deux alambics qui se terminaient en une boule ovoï dale, et une troisiè me tour centrale, qui s'achevait en forme de fontaine...



  

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