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FILENAME : ABOU 27 страницаIl eut un instant de panique: « Comment faites‑ vous pour... Ah, c'est vrai, je vous avais raconté le rê ve et la trompette. Non, don Tico m'a appris à jouer de la trompette, mais dans la fanfare je jouais du gé nis. – C'est quoi, le gé nis? – Vieilles histoires de gamins. A pré sent, au travail. »
Mais alors que nous travaillions, je vis qu'il jetait souvent des coups d'oeil vers l'oratoire. J'eus l'impression que, pour pouvoir le regarder, il nous parlait d'autre chose. Par intervalles, il interrompait la discussion: « Là, en bas, il y a eu une des plus furieuses fusillades de la fin de la guerre. Ici, à ***, il s'é tait é tabli comme un accord entre fascistes et partisans. Vers le printemps, les partisans descendaient occuper le bourg, et les fascistes ne venaient pas chercher des noises. Les fascistes n'é taient pas du coin, les partisans é taient tous des gars de par ici. En cas d'accrochage, ils savaient comment se dé placer au milieu des rangé es de maï s, des bosquets, des haies. Les fascistes se retranchaient dans la zone habité e, et ils ne partaient que pour les ratissages. L'hiver, il é tait plus difficile pour les partisans de rester dans la plaine, pas moyen de se cacher, on é tait vu de loin dans la neige, et avec une mitrailleuse vous é copiez mê me à un kilomè tre. Alors les partisans montaient sur les collines les plus hautes. Et là, c'é taient eux, de nouveau, qui connaissaient les passages, les anfractuosité s, les refuges. Et les fascistes venaient contrô ler la plaine. Mais, ce printemps‑ là, nous é tions à la veille de la Libé ration. Ici il y avait encore les fascistes, mais ils ne se risquaient pas, je crois, à retourner en ville, parce qu'ils subodoraient que le coup final serait assené là ‑ bas, ce qui se passa de fait vers le 25 avril. Je crois que des accords avaient é té passé s, les partisans attendaient, ils ne voulaient pas d'engagement frontal, ils é taient sû rs dé sormais qu'il arriverait trè s vite quelque chose, la nuit Radio Londres donnait des nouvelles de plus en plus roboratives, les messages spé ciaux pour les partisans badogliens de la formation Franchi, genre: demain il va pleuvoir encore, l'oncle Pierre a apporté le pain... peut‑ ê tre que toi tu les as entendus, Diotallevi... Bref, il a dû y avoir un malentendu, les partisans sont descendus quand les fascistes n'avaient pas encore bougé. Un jour ma sœ ur é tait ici, sur la terrasse, et elle rentra pour nous dire qu'il y en avait deux qui jouaient à se poursuivre avec une mitraillette. Nous n'avons pas é té é tonné s, c'é taient des petits gars, les uns et les autres, qui trompaient l'ennui en jouant avec les armes; une fois, pour rire, deux d'entre eux ont ré ellement tiré et la balle a é té se planter dans le tronc d'un arbre de l'allé e où s'appuyait ma sœ ur. Elle ne s'en é tait mê me pas aperç ue, ce sont les voisins qui nous l'ont dit, et depuis lors on lui avait appris que quand elle en voyait deux jouer avec leur mitraillette, il fallait qu'elle dé guerpisse. Ils sont encore en train de jouer, a‑ t‑ elle dit en rentrant, pour montrer qu'elle obé issait. Et c'est à cet instant que nous avons entendu une rafale. Seulement elle a é té suivie par une deuxiè me, par une troisiè me, puis les rafales se multipliaient, on entendait les coups secs des mousquets, le ta‑ ta‑ ta des mitraillettes, quelques coups plus sourds, sans doute des grenades, et enfin la mitrailleuse. Nous avons compris qu'ils ne jouaient plus. Mais nous n'avons pas eu le temps d'en discuter parce que maintenant nous n'entendions plus nos voix. Pim poum bang ratatata. Nous nous sommes blottis sous l'é vier, maman, ma sœ ur et moi. Puis est arrivé l'oncle Carlo, à quatre pattes le long du couloir, pour dire que de notre cô té nous é tions trop exposé s, qu'il fallait les rejoindre. Nous nous sommes dé placé s vers l'autre aile, où ma tante Caterina pleurait parce que grand‑ mè re é tait dehors... – C'est quand votre grand‑ mè re s'est trouvé e allongé e dans un champ, face contre terre, prise entre deux feux... – Et ç a, comment le savez‑ vous? – Vous me l'avez raconté en 73, le lendemain de la manif – Dieu quelle mé moire. Avec vous, il faut faire attention à ce qu'on dit... Oui. Mais mon pè re aussi é tait dehors. Comme nous l'avons su aprè s, il é tait dans le centre, il s'é tait proté gé sous une porte cochè re, et il ne pouvait pas sortir car les autres faisaient du tir à la cible d'un bout à l'autre de la rue; et, du haut de la tour de la mairie, une poigné e de Brigades noires balayaient la place avec la mitrailleuse. Sous la porte cochè re, il y avait aussi l'ex‑ podestat fasciste. A un moment donné, il a dit qu'il ré ussirait à courir chez lui, il n'avait qu'à tourner l'angle. Il a attendu un peu en silence, il s'est pré cipité hors de la porte cochè re, a atteint l'angle et il a é té fauché dans le dos par la mitrailleuse de la mairie. La ré action é motive de mon pè re, qui s'é tait dé jà tapé la premiè re guerre mondiale, a é té : mieux vaut rester sous la porte cochè re. – C'est là un endroit plein de bien doux souvenirs, observa Diotallevi. – Tu n'y croiras pas, dit Belbo, mais ils sont trè s doux. Et ils sont l'unique chose vraie que je me rappelle. » Les autres ne comprirent pas, moi je devinai – et à pré sent je sais. Surtout pendant ces mois où il naviguait au milieu du mensonge des diaboliques, et des anné es aprè s qu'il avait pansé sa dé sillusion de mensonges romanesques, les jours de *** lui apparaissaient dans sa mé moire comme un monde où une balle est une balle, ou tu l'esquives ou tu la chopes, et les deux parties se dé tachaient nettement l'une en face de l'autre, repé rables à leurs couleurs, le rouge et le noir, ou le kaki et le gris‑ vert, sans é quivoque – ou du moins c'est ce qu'il lui semblait alors. Un mort é tait un mort é tait un mort é tait un mort. Non pas comme le colonel Ardenti, visqueusement disparu. Je pensai qu'il fallait peut‑ ê tre lui parler de la synarchie, qui dé jà é tait rampante en ces anné es‑ là. N'avait‑ elle peut‑ ê tre pas é té synarchique la rencontre entre son oncle Carlo et Terzi, l'un et l'autre poussé s sur des fronts opposé s par le mê me idé al chevaleresque? Mais pourquoi enlever à Belbo son Combray? Ses souvenirs é taient doux parce qu'ils lui parlaient de l'unique vé rité qu'il avait connue, et aprè s seulement avait commencé le doute. Sauf que, il me l'avait laissé entendre, mê me dans les jours de la vé rité il é tait resté à regarder. Il regardait dans le souvenir le temps où il regardait naî tre la mé moire des autres, de l'Histoire, et de tant d'histoires que lui n'aurait pas é crites. Ou bien y avait‑ il eu un moment de gloire et de choix? Parce qu'il dit: « Et puis, ce jour‑ là, je fis l'acte d'hé roï sme de ma vie. – Mon John Wayne à moi, dit Lorenza. Dis‑ moi. – Oh rien. Aprè s avoir rampé chez mon oncle et ma tante, je m'obstinais à rester debout dans le couloir. La fenê tre est au fond, nous é tions au premier é tage, personne ne peut me toucher, disais‑ je. Et je me sentais comme le capitaine qui reste debout au milieu du carré quand sifflent les balles autour de lui. Puis mon oncle s'est mis en colè re, il m'a tiré avec rudesse vers l'inté rieur, j'allais me mettre à pleurer car l'amusement prenait fin, et en cet instant pré cis nous avons entendu trois coups, des vitres brisé es et une sorte de rebond, comme si quelqu'un jouait dans le couloir avec une balle de tennis. Un projectile é tait entré par la fenê tre, avait touché un tuyau d'eau et ricoché, allant se planter en bas, juste à l'endroit où je me trouvais moi, un instant avant. Si j'avais é té debout et le nez à l'air, il m'aurait estropié. Sans doute. – Mon Dieu, je ne t'aurais pas voulu boiteux, dit Lorenza. – Aujourd'hui, qui sait, je pourrais en ê tre content », dit Belbo. De fait, mê me dans ce cas‑ là il n'avait pas choisi. Il s'é tait fait tirer à l'inté rieur par son oncle.
Une petite heure plus tard, il eut un autre moment de distraction. « Ensuite, à un moment donné, Adelino Canepa est arrivé en haut. Il disait qu'on serait tous plus en sé curité dans la cave. Lui et mon oncle, ils ne se parlaient plus depuis des anné es, je vous l'ai raconté. Mais, au moment de la tragé die, Adelino é tait redevenu un ê tre humain, et mon oncle a é té jusqu'à lui serrer la main. Ainsi avons‑ nous passé une heure dans le noir au milieu des tonneaux et dans l'odeur de vendanges infinies qui montait un peu à la tê te; dehors, ç a canardait. Puis les rafales se sont espacé es, les coups nous arrivaient plus amortis. Nous avons compris que l'un des deux camps se retirait, mais nous ne savions pas encore lequel. Jusqu'à ce que d'une fenê tre au‑ dessus de nos tê tes, qui donnait sur un sentier, nous ayons entendu une voix, en dialecte: « Monssu, i'è d'la repubblica bele si? " – Qu'est‑ ce que ç a veut dire? demanda Lorenza. – A quelque chose prè s: gentleman, auriez‑ vous l'extrê me courtoisie de m'informer s'il se trouve encore dans les parages des adeptes de la Ré publique Sociale Italienne? En ces temps‑ là, ré publique é tait un vilain mot. C'é tait un partisan qui interpellait un passant, ou quelqu'un à une fenê tre, et donc le sentier é tait redevenu praticable, les fascistes s'é taient en allé s. La nuit commenç ait à tomber. Peu aprè s sont arrivé s aussi bien mon pè re que ma grand‑ mè re, et de nous raconter chacun son aventure. Ma mè re et ma tante ont pré paré quelque chose à manger, tandis que mon oncle et Adelino Canepa cé ré monieusement ne se resaluaient dé jà plus. Pendant tout le reste de la soiré e, nous avons entendu des rafales lointaines, vers les collines. Les partisans traquaient les fuyards. Nous avions gagné. » Lorenza l'embrassa sur les cheveux et Belbo fit un ricanement du nez. Il savait qu'il avait gagné par brigade interposé e. En ré alité, il avait assisté à un film. Mais, pendant un moment, risquant de recevoir la balle par ricochet, il é tait entré dans le film. Tout juste et en quatriè me vitesse, comme dans Hellzapoppin', quand les pellicules se confondent et qu'un Indien arrive à cheval au cours d'un bal et demande où ils sont allé s, quelqu'un lui dit « par là », et le cavalier disparaî t dans une autre histoire.
– 56 – Elle emboucha si puissamment sa belle trompette que la montagne en ré sonna jusqu'au fond. Johann Valentin ANDREAE, Die Chymische Hochzeit des Christian Rosencreutz, Strassburg, Zetzner, 1616, 1, p. 4. Nous en é tions au chapitre sur les merveilles des conduits hydrauliques, et, dans une gravure du XVIe siè cle tiré e des Spiritalia de Hé ron, on voyait une espè ce d'autel avec dessus un automate qui – en vertu d'un mé canisme complexe à vapeur – jouait de la trompette. Je ramenai Belbo à ses souvenirs: « Mais alors, quelle é tait l'histoire de ce don Tycho Brahé ou comment il s'appelle, qui vous a appris la trompette? – Don Tico. Je n'ai jamais su si c'é tait un surnom ou son patronyme. Je ne suis plus retourné à l'oratoire. J'y é tais arrivé par hasard: la messe, le caté chisme, quantité de jeux, et on gagnait une image du Bienheureux Domenico Savio, cet adolescent aux pantalons de drap rê che en accordé on, que les statues repré sentaient toujours dans la soutane de don Bosco, avec les yeux au ciel pour ne pas entendre ses camarades qui racontaient des blagues obscè nes. Je dé couvris que don Tico avait formé une fanfare, toute de garç ons entre dix et quatorze ans. Les plus petits jouaient de la clarinette, de l'octavin, du saxo soprano; les plus grands supportaient le baryton et la grosse caisse. Ils portaient l'uniforme, blouson kaki et pantalon bleu, avec une casquette. Un rê ve, et je voulus ê tre des leurs. Don Tico dit qu'il avait besoin d'un gé nis. » Il nous dé visagea avec supé riorité et se mit à ré citer: « Gé nis, dans l'argot de la fanfare, c'est une espè ce de tout petit trombone qui, en ré alité, s'appelle bugle contralto en mi bé mol. C'est l'instrument le plus stupide de toute la fanfare. Il fait oumpa‑ oumpa‑ oumpa‑ oumpap quand la marche tombe sur un temps faible, et aprè s le parapapa‑ pa‑ pa‑ pa‑ paaa il passe au temps fort et fait pa‑ pa‑ pa‑ pa‑ pa... Mais on apprend facilement, il appartient à la famille des cuivres, comme la trompette, et sa mé canique n'est pas diffé rente de celle de la trompette. La trompette exige plus de souffle et une bonne conformation de la bouche – vous savez, cette sorte de cal circulaire qui se forme sur les lè vres, comme Armstrong. Avec une bonne conformation de la bouche tu é pargnes ton souffle et le son sort limpide et net, sans qu'on t'entende souffler – d'autre part, on ne doit pas gonfler les joues, gare! ç a n'arrive que dans la fiction et dans les caricatures. – Mais la trompette? – J'apprenais tout seul à en jouer, en ces aprè s‑ midi d'é té où il n'y avait personne à l'oratoire, et je me cachais dans le parterre du petit thé â tre... Mais j'é tudiais la trompette pour des raisons é rotiques. Vous voyez là ‑ haut cette petite villa, à un kilomè tre de l'oratoire? C'est là qu'habitait Cecilia, la fille de la bienfaitrice des salé siens. Alors, chaque fois que la fanfare s'exhibait, pour les fê tes d'obligation, aprè s la procession, dans la cour de l'oratoire et surtout au thé â tre, avant les repré sentations de la troupe d'amateurs, Cecilia, accompagné e de sa mè re, é tait toujours au premier rang, à la place d'honneur, à cô té du pè re pré vô t de la cathé drale. Et, dans ces cas‑ là, la fanfare commenç ait par une marche qui s'appelait Bon Dé but, et la marche é tait ouverte par les trompettes, les trompettes en si bé mol, d'or et d'argent, bien astiqué es pour l'occasion. Les trompettes se mettaient debout et faisaient un solo. Puis ils s'asseyaient et la fanfare attaquait. Jouer de la trompette é tait l'unique faç on de me faire remarquer par Cecilia. – Autrement? demanda Lorenza, attendrie. – Il n'y avait pas d'autrement. D'abord, moi j'avais treize ans et elle treize et demi, et une fille à treize ans et demi est une femme; un garç on, un morveux. Et puis elle aimait un saxo alto, un certain Papi, horrible et pelé, à ce qu'il me paraissait, et elle n'avait d'yeux que pour lui, qui bê lait, lascif, car le saxophone, quand ce n'est pas celui d'Ornette Coleman et qu'il joue dans une fanfare – et qu'il est joué par l'horrible Papi – est (ou à ce qu'il me semblait alors) un instrument caprin et vulvaire, il a la voix, comment dire, d'une mannequin qui s'est mise à boire et à tapiner... – Comment font‑ elles, les mannequins qui tapinent? Qu'est‑ ce que tu en sais, toi? – En somme, Cecilia ne savait mê me pas que j'existais. Bien sû r, tandis que je trottais le soir sur la colline pour aller chercher le lait dans une ferme perché e, je m'inventais des histoires splendides, avec elle enlevé e par les Brigades noires et moi qui courais la sauver sous les balles qui sifflaient à mes oreilles et faisaient tchiacc tchiacc en tombant dans les é teules; je lui ré vé lais ce qu'elle ne pouvait pas savoir, que sous de fausses apparences je dirigeais la Ré sistance dans tout le Montferrat, et elle m'avouait qu'elle l'avait toujours espé ré, et à cet instant‑ là j'avais honte car je sentais comme une coulé e de miel dans mes veines – je vous jure, pas mê me mon pré puce ne s'humectait, c'é tait une autre chose, bien plus terrible, grandiose ‑ et, de retour à la maison, j'allais me confesser... Je crois que le pé ché, l'amour et la gloire c'est ç a: quand tu descends à l'aide des draps tressé s de la fenê tre de Villa Triste, elle qui se pend à ton cou, dans le vide, et te susurre qu'elle avait toujours rê vé de toi. Le reste n'est que sexe, copulation, perpé tuation de la semence infâ me. En somme, si j'é tais passé à la trompette, Cecilia n'aurait pas pu m'ignorer, moi debout, é clatant, et le misé rable saxo assis. La trompette est guerriè re, angé lique, apocalyptique, victorieuse, elle sonne la charge; le saxophone fait danser les petits mecs des banlieues aux cheveux gras de brillantine, joue à joue avec des filles en sueur. Et moi j'é tudiais la trompette, comme un fou, jusqu'au moment où je me suis pré senté à don Tico et je lui ai dit é coutez‑ moi, et j'é tais comme Oscar Levant quand il fait son premier bout d'essai à Broadway avec Gene Kelly. Et don Tico dit: tu es un trompette. Cependant... – Comme c'est dramatique, dit Lorenza, raconte, ne nous tiens pas plus longtemps en haleine. – Cependant il fallait que je trouve quelqu'un pour me remplacer au gé nis. Dé brouille‑ toi, avait dit don Tico. Et je me suis dé brouillé. Vous devez donc savoir, ô mes enfants, qu'en ces temps‑ là vivaient à *** deux misé rables, mes camarades de classe bien qu'ils eussent deux ans de plus que moi, et cela vous en dit beaucoup sur leurs dispositions à l'é tude. Ces deux brutes s'appelaient Annibale Cantalamessa et Pio Bo. Un: historique. – Quoi donc? » demanda Lorenza. J'expliquai, complice: « Quand Salgari rapporte un fait vrai (ou que lui croyait vrai) – disons que Taureau Assis aprè s Little Big Horn mange le coeur du gé né ral Custer – à la fin du ré cit il met une note en bas de page, qui dit: 1. Historique. – Voilà. Et c'est historique qu'Annibale Cantalamessa et Pio Bo s'appelaient comme ç a, et ce n'é tait pas leur plus mauvais cô té. Ils é taient fainé ants, voleurs de bandes dessiné es au kiosque à journaux, ils volaient les douilles de ceux qui en avaient une belle collection et ils posaient leur sandwich au saucisson entre les pages du livre d'aventures sur terre et sur mer que vous veniez de leur prê ter aprè s qu'on vous l'avait offert pour Noë l. Cantalamessa se disait communiste, Bo, fasciste; ils é taient l'un et l'autre disposé s à se vendre à l'adversaire pour un lance‑ pierres; ils racontaient des histoires de cul, avec d'impré cises notions anatomiques, et ils pariaient à qui s'é tait masturbé le plus longtemps la veille au soir. C'é taient des individus prê ts à tout, pourquoi pas au gé nis? Ainsi ai‑ je dé cidé de les sé duire. Je leur vantais l'uniforme des joueurs de la fanfare, les emmenais aux exé cutions publiques, leur laissais entrevoir des succè s amoureux avec les Filles de Marie... Ils tombè rent dans le panneau. Je passais les journé es dans le petit thé â tre, muni d'un long jonc, comme je l'avais vu dans les illustrations des opuscules sur les missionnaires, je leur donnais des coups de baguette sur les doigts quand ils faisaient une fausse note – le gé nis n'a que trois touches, pour l'index, le mé dius et l'annulaire, mais pour le reste c'est une question de bonne conformation de la bouche, je l'ai dit. Je ne vous ennuierai pas plus longtemps, mes petits auditeurs: le jour vint où je pus pré senter deux gé nis à don Tico, je ne dirai pas parfaits mais, au moins pour une premiè re ré pé tition, pré paré e durant des aprè s‑ midi sans repos, acceptables. Don Tico é tait convaincu, il les avait revê tus de l'uniforme, et il m'avait fait passer à la trompette. En l'espace d'une semaine, à la fê te de Marie‑ Auxiliatrice, à l'ouverture de la saison thé â trale avec Le Petit Parisien, devant le rideau fermé, face aux autorité s, j'é tais debout, pour jouer le commencement de Bon Dé but. – Oh splendeur, dit Lorenza, le visage ostensiblement inondé de tendre jalousie. Et Cecilia? – Elle n'é tait pas là. Peut‑ ê tre é tait‑ elle malade. Que sais‑ je? Elle n'y é tait pas. » Il leva les yeux, et du regard il fit le tour du parterre, car, maintenant, il se sentait barde – ou baladin. Il marqua un temps d'arrê t calculé. « Deux jours aprè s don Tico m'envoyait chercher et m'expliquait qu'Annibale Cantalamessa et Pio Bo avaient gâ ché la soiré e. Ils ne gardaient pas la mesure, se distrayaient dans les pauses en se lanç ant plaisanteries et railleries, ils n'attaquaient pas au bon moment. " Le gé nis, me dit don Tico, est l'ossature de la fanfare, il en est la conscience rythmique, l'â me. La fanfare est comme un troupeau, les instruments sont les brebis, le chef est le berger, mais le gé nis est le chien fidè le et grondant qui tient les brebis au pas. Le chef regarde avant tout le gé nis, et si le gé nis le suit, les brebis le suivront. Mon petit Jacopo je dois te demander un grand sacrifice, mais il faut que tu reviennes au gé nis, avec les deux autres. Toi, tu as le sens du rythme, il faut me les tenir au pas. Je te le jure, dè s qu'ils deviendront autonomes, je te remets à la trompette. " Je devais tout à don Tico. J'ai dit oui. Et à la fê te suivante les trompettes se sont encore levé s et ont joué l'attaque de Bon Dé but devant Cecilia, revenue au premier rang. Moi j'é tais dans l'ombre, gé nis au milieu des gé nis. Quant aux deux misé rables, ils ne sont jamais devenus autonomes. Je ne suis plus revenu à la trompette. La guerre a pris fin, je suis retourné dans la ville, j'ai abandonné les cuivres; et de Cecilia, je n'ai plus jamais rien su, pas mê me le nom. – Pauvre chou, dit Lorenza en venant dans son dos pour l'embrasser. Mais moi je te reste. – Je croyais que tu aimais les saxophones », dit Belbo. Puis il lui baisa la main, en tournant à peine la tê te. Il redevint sé rieux. « Au travail, dit‑ il. Nous devons faire une histoire du futur, pas une chronique du temps perdu. »
Le soir venu, on cé lé bra abondamment la ré vocation du ban antialcoolique. Jacopo paraissait avoir oublié ses humeurs é lé giaques, et il se mesura avec Diotallevi. Ils imaginè rent des machines absurdes, pour s'apercevoir à chaque trouvaille qu'elles avaient dé jà é té inventé es. A minuit, aprè s une journé e bien remplie, tout le monde dé cida qu'il fallait expé rimenter ce qu'on é prouve à dormir sur les collines. Je me mis au lit dans la vieille chambre, avec des draps plus humides qu'ils n'é taient dans l'aprè s‑ midi. Jacopo avait insisté pour que nous y placions de bonne heure le moine, cette sorte de bâ ti ovale qui tient soulevé es les couvertures, et sur lequel on pose un ré chaud avec sa braise – et c'é tait probablement pour nous faire goû ter à tous les plaisirs de la vie dans une maison campagnarde. Cependant, lorsque l'humidité est caché e, le moine la ré vè le franchement, on sent une tié deur dé licieuse mais la toile semble mouillé e. Patience. J'allumai un abat‑ jour à franges, où les é phé mè res battent leurs ailes avant de mourir, ainsi que veut le poè te. Et j'essayai de trouver le sommeil en lisant le journal. Mais, pendant environ une heure ou deux, j'entendis des pas dans le couloir, des portes s'ouvrir et se fermer, la derniè re fois (la derniè re que j'entendis) une porte claqua avec violence. Lorenza Pellegrini mettait les nerfs de Belbo à l'é preuve. Le sommeil commenç ait à me gagner quand j'entendis gratter à la mienne, de porte. Difficile de comprendre s'il s'agissait d'un animal (mais je n'avais vu ni chien ni chat), et j'eus l'impression que c'é tait une invite, une demande, un appâ t. Lorenza faisait peut‑ ê tre ç a parce qu'elle savait que Belbo l'observait. Peut‑ ê tre pas. J'avais jusqu'alors considé ré Lorenza comme la proprié té de Belbo – du moins par rapport à moi –, en outre, depuis que je me trouvais avec Lia, j'é tais devenu insensible aux autres charmes. Les regards malicieux, souvent d'entente, que Lorenza me lanç ait parfois au bureau ou au bar, quand elle charriait Belbo, comme pour chercher un allié ou un té moin, faisaient partie – je l'avais toujours pensé – d'un jeu de socié té – et puis Lorenza Pellegrini avait la vertu de regarder quiconque de l'air de vouloir mettre au dé fi ses capacité s amoureuses – mais d'une faç on curieuse, comme si elle suggé rait « je te veux, mais pour te montrer que tu as peur »... Ce soir‑ là, en entendant ce grattement, ces ongles qui rampaient sur le vernis du vantail, j'é prouvai une sensation diffé rente: je me rendis compte que je dé sirais Lorenza. Je mis la tê te sous l'oreiller et pensai à Lia. Je veux faire un enfant avec Lia, me dis‑ je. Et à lui (ou à elle) je ferai tout de suite jouer de la trompette, à peine il saura souffler.
– 57 – Tous les trois arbres et de chaque cô té, é tait suspendue une lanterne. Toutes les lumiè res avaient dé jà é té allumé es par une belle vierge vê tue de bleu, à l'aide d'une magnifique torche, spectacle merveilleux, conç u avec une maî trise qui me retint plus qu'il ne fallait. Johann Valentin ANDREAE, Die Chymische Hochzeit des Christian Rosencreutz, Strassburg, Zetzner, 1616, 2, p. 21. Vers midi Lorenza nous rejoignit sur la terrasse, souriante, et elle annonç a qu'elle avait trouvé un train magnifique qui passait par *** à douze heures trente, et avec un seul changement elle serait rendue à Milan dans l'aprè s‑ midi. Elle demanda si nous l'accompagnions à la gare. Belbo continua à feuilleter des notes et dit: « Il me semblait qu'Agliè t'attendait toi aussi, il me semblait mê me qu'il avait organisé toute l'expé dition rien que pour toi. – Tant pis pour lui, dit Lorenza. Qui m'accompagne? » Belbo se leva et nous dit: « J'en ai pour un instant et je reviens. Aprè s, nous pouvons rester ici encore deux petites heures. Lorenza, tu avais un sac? » J'ignore s'ils se dirent autre chose pendant le trajet vers la gare. Belbo revint une vingtaine de minutes aprè s et se remit à travailler sans faire d'allusion à l'incident.
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