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Comment pouvait‑ il ê tre au courant des é ditions Manuzio? Informations recueillies quand il tenait Belbo sous surveillance, des anné es auparavant? Ou é tait‑ il encore sur les traces d'Ardenti?

« Avec tous les types comme le colonel Ardenti qui se pré sentaient chez Garamond et que Garamond cherchait à refiler à Manuzio, dis‑ je, monsieur Garamond a dé cidé de cultiver le filon. Il paraî t qu'il rapporte. Si vous cherchez des types comme le vieux colonel, là vous en trouvez à la pelle. »

Il dit: « Oui, mais Ardenti a disparu. Quant aux autres, j'espè re que non.

– Pas encore, et j'ai envie de dire: malheureusement. Mais passez‑ moi une curiosité, commissaire. J'imagine que dans votre mé tier, des gens qui disparaissent, ou pire, ç a vous arrive chaque jour. Vous consacrez à chacun un temps aussi... long? »

Il me regarda d'un air amusé : « Et qu'est‑ ce qui vous fait pen set que je consacre encore du temps au colonel Ardenti? »

Bon, d'accord, il jouait et il avait relancé. Il me fallait le courage de voir, et il lui faudrait dé couvrir ses cartes. Je n'avais rien à perdre. « Allons, commissaire, dis‑ je, vous savez tout sur les é ditions Garamond et sur les é ditions Manuzio, vous ê tes ici pour chercher un livre sur Agarttha...

– Pourquoi, à l'é poque Ardenti vous avait parlé d'Agarttha? »

Touché, de nouveau. En effet, Ardenti nous avait parlé aussi d'Agarttha, si j'avais bonne mé moire. Je m'en tirai bien: « Non, mais il avait une histoire sur les Templiers, s'il vous en souvient.

– Exact », dit‑ il. Puis il ajouta: « Mais il ne faut pas croire que nous, on suit un cas et un seul tant qu'il n'est pas ré solu. Ç a n'arrive qu'à la té lé vision. Etre policier, c'est comme ê tre dentiste: un patient se pré sente, on lui donne un coup de fraise, on lui met un pansement, il revient quinze jours aprè s, et entre‑ temps on suit cent autres patients. Un cas comme celui du colonel peut moisir dans les archives pendant dix ans, et puis, au cours d'une autre enquê te, en prenant les aveux d'un clampin quelconque, un indice refait surface, bang, court‑ circuit mental, et on y repense un certain temps... Jusqu'à ce que se dé clenche un autre court‑ circuit, ou bien plus rien ne se dé clenche, et bonsoir!

– Et vous, qu'avez‑ vous trouvé ré cemment qui vous a dé clenché le court‑ circuit?

– Question indé licate, ne pensez‑ vous pas? Mais il n'y a pas de mystè res, croyez‑ moi. Le colonel est revenu sur le tapis par hasard, nous avions à l'œ il un mec, pour de tout autres raisons, et nous nous sommes rendu compte qu'il fré quentait le club Picatrix, vous avez dû en entendre parler...

– Non, je connais la revue, mais pas l'association. Qu'est‑ ce qui s'y passe?

– Oh rien, rien, des gens tranquilles, peut‑ ê tre un peu exalté s. Mais je me suis rappelé qu'Ardenti aussi y avait ses habitudes – toute l'habileté du policier consiste à se rappeler où il a dé jà entendu un nom ou vu un visage, mê me à dix anné es de distance. C'est ainsi que je me suis demandé ce qui se passait chez Garamond. Tout simplement.

– Qu'est‑ ce qu'il a à voir, le club Picatrix, avec la police politique?

– Ce doit ê tre l'impudence d'une conscience sans tache, mais vous avez l'air d'ê tre terriblement curieux.

– C'est vous qui m'avez invité à prendre un café.

– En effet, et nous sommes l'un et l'autre en dehors du service. Notez bien, d'un certain point de vue, en ce monde tout a quelque chose à voir avec tout. » C'é tait un beau philosophè me hermé tique, pensai‑ je. Mais aussitô t il ajouta: « Par là, je ne suis pas en train de vous dire que ces gens ont quelque chose à voir avec la politique, mais vous savez... Naguè re nous allions chercher les brigadistes rouges dans les maisons squatté es et les brigadistes noirs dans les clubs d'arts martiaux, aujourd'hui on pourrait arriver à l'inverse. Nous vivons dans un monde bizarre. Je vous l'assure, mon mé tier é tait plus facile il y a dix ans. Aujourd'hui, mê me entre les idé ologies il n'y a plus de religion. Parfois, je voudrais passer aux stups. Au moins là, un qui é coule de l'hé roï ne é coule de l'hé roï ne et on ne discute pas. Des valeurs sû res, et ç a roule! »

Il demeura quelques instants en silence, indé cis – je crois. Puis il sortit de sa poche un carnet qui avait l'air d'un livre de messe. « É coutez Casaubon, vous fré quentez par mé tier des gens é tranges, et vous allez chercher dans les bibliothè ques des livres encore plus é tranges. Aidez‑ moi. Que savez‑ vous de la synarchie?

– Maintenant, grâ ce à vous, je vais avoir bonne mine. Presque rien. J'en ai entendu parler à propos de Saint‑ Yves, et c'est tout.

– Et qu'est‑ ce qu'on en dit autour de vous?

– Si on en parle autour de moi, c'est à mon insu. A franchement parler, pour moi ç a sent le fascisme.

– Et de fait, beaucoup de ces thè ses sont reprises par l'Action franç aise. Mais si les choses en restaient là, j'aurais le pied à l'é trier. Je trouve un groupe qui parle de synarchie et je ré ussis à lui donner une couleur. Mais je suis en train de me faire une culture sur le sujet, et j'apprends que, vers 1929, certains Vivian Postel du Mas et Jeanne Canudo fondent le groupe Polaris qui s'inspire du mythe d'un Roi du Monde, et puis proposent un projet synarchique: service social contre profit capitaliste, é limination de la lutte des classes à travers des systè mes coopé ratifs... On dirait un socialisme de type fabian, un mouvement personnaliste et communautaire. Et de fait, aussi bien Polaris que les fabians irlandais, ils sont accusé s d'ê tre les é missaires d'un complot synarchique mené par les juifs. Et qui les accuse? Une Revue internationale des socié té s secrè tes, qui parlait d'un complot judé o‑ maç onnico‑ bolchevique. Nombre de ses collaborateurs sont lié s à une socié té inté griste de droite, plus secrè te encore, la Sapiniè re. Et ils disent que toutes les organisations politiques ré volutionnaires ne sont que la faç ade d'un complot diabolique, ourdi par un cé nacle occultiste. Vous me direz, d'accord, nous nous sommes trompé s, Saint‑ Yves finit par inspirer des groupes ré formistes, la droite fait flè che de tout bois et les voit tous comme des filiations dé mo‑ pluto‑ socialo‑ judaï ques. Mussolini aussi faisait comme ç a. Mais pourquoi les accuse‑ t‑ on d'ê tre dominé s par des cé nacles occultistes? Pour ce que j'en sais, allez voir le club Picatrix, ce sont là des gens qui pensent bien peu au mouvement ouvrier.

– C'est ce qu'il me semble à moi aussi, ô Socrate. Et alors?

– Merci pour le Socrate, mais voici le plus drô le. Plus je lis sur le sujet et plus j'ai les idé es confuses. Dans les anné es quarante naissent diffé rents groupes qui se disent synarchistes, et ils parlent d'un nouvel ordre europé en guidé par un gouvernement de sages au‑ dessus des partis. Et où finissent‑ ils par converger, ces groupes? Dans les milieux collaborationnistes de Vichy. Alors, vous me dites, nous nous sommes trompé s de nouveau, la synarchie est de droite. Halte‑ là. Aprè s avoir tant lu, je me rends compte que sur un seul thè me ils sont tous d'accord: la synarchie existe et gouverne secrè tement le monde. Mais là vient le mais...

– Mais?

– Mais le 24 janvier 1937, Dimitri Navachine, maç on et martiniste (j'ignore ce que veut dire martiniste, mais ç a m'a l'air d'une de ces sectes), conseiller é conomique du Front populaire, aprè s avoir é té directeur d'une banque moscovite, est assassiné par une Organisation secrè te d'action ré volutionnaire et nationale, mieux connue sous le nom de Cagoule, financé e par Mussolini. On dit alors que la Cagoule est dans les mains d'une synarchie secrè te et que Navachine aurait é té tué parce qu'il en avait dé couvert les mystè res. Un document sorti des milieux de gauche dé nonce, pendant l'occupation allemande, un Pacte synarchique de l'Empire, responsable de la dé faite franç aise, et le pacte serait la manifestation d'un fascisme latin de type portugais. Mais ensuite il ressort que le pacte aurait é té ré digé par les dames du Mas et Canudo, et qu'il contient les idé es qu'elles avaient publié es et publicisé es partout. Rien de secret. Mais comme secrè tes, mieux, archisecrè tes, ces idé es, un certain Husson les ré vè le en 1946, dé nonç ant un pacte synarchique ré volutionnaire de gauche, et il l'é crit dans un Synarchie, panorama de 25 anné es d'activité occulte, en signant... attendez que je cherche, voilà, Geoffroy de Charnay.

– Ç a c'est la meilleure, dis‑ je, de Charnay est le compagnon de Molay, le grand maî tre des Templiers. Ils meurent ensemble sur le bû cher. Nous avons ici un né o‑ Templier qui attaque la synarchie depuis la droite. Mais la synarchie naî t à Agarttha, qui est le refuge des Templiers!

– Qu'est‑ ce que je vous disais? Voilà que vous me donnez une piste de plus, voyez‑ vous. Malheureusement, elle ne sert qu'à augmenter la confusion. Par consé quent, à droite on dé nonce un Pacte synarchique de l'Empire, socialiste et secret, qui n'a rien de secret, mais le mê me pacte synarchique secret, vous l'avez vu, est aussi dé noncé à gauche. Et maintenant, venons‑ en à une nouvelle interpré tation: la synarchie est un complot jé suite pour renverser la Troisiè me Ré publique. Thè se exposé e par Roger Mennevé e, de gauche. Pour que je me la coule douce, mes lectures me disent aussi qu'en 1943, dans certains milieux militaires de Vichy, certes pé tainistes mais anti‑ allemands, circulent des documents qui dé montrent comment la synarchie est un complot nazi: Hitler est un Rose‑ Croix influencé par les maç ons, lesquels, comme vous voyez ici, passent du complot judé o‑ bolchevique au complot impé rial allemand.

– Et comme ç a nous voilà bien.

– Et si c'é tait tout. Voici une autre ré vé lation. La synarchie est un complot des technocrates internationaux. Un certain Villemarest le soutient en 1960, Le 14 e  complot du 13 mai. Le complot techno‑ synarchique veut dé stabiliser les gouvernements, et, pour ce faire, provoque des guerres, appuie et fomente des coups d'É tat, provoque des scissions internes dans les partis politiques en favorisant les luttes de courants... Vous reconnaissez ces synarques?

– Mon Dieu, c'est l'E. I. M., l'É tat Impé rialiste des Multinationales tel qu'en parlaient les Brigades rouges il y a quelques anné es...

– Ré ponse exacte! Et à pré sent, que fait le commissaire De Angelis s'il trouve quelque part une ré fé rence à la synarchie? Je le demande à monsieur Casaubon, expert è s Templiers.

– Moi je dis qu'il existe une socié té secrè te avec des ramifications dans le monde entier, qui complote pour ré pandre la rumeur qu'il existe un complot universel.

– Vous plaisantez, mais moi...

– Je ne plaisante pas. Venez lire les manuscrits qui arrivent chez Manuzio. Mais si vous voulez une explication plus terre à terre, c'est comme l'histoire du bè gue qui dit qu'on n'a pas voulu le prendre comme annonceur à la radio parce qu'il n'est pas inscrit au parti. Il faut toujours attribuer à quelqu'un ses propres é checs, les dictatures trouvent toujours un ennemi exté rieur pour unir leurs partisans. Comme disait l'autre, pour chaque problè me complexe il y a une solution simple, et elle est mauvaise.

– Et si moi je trouve dans un train une bombe enroulé e dans une feuille roné oté e qui parle de synarchie, je me contente de dire que c'est une solution simple pour un problè me complexe?

– Pourquoi? Vous avez trouvé des bombes dans les trains qui... Non, excusez‑ moi. Vraiment ç a ne devrait pas ê tre mes oignons. Mais alors pourquoi m'en parlez‑ vous?

– Parce que j'espé rais que vous en sauriez plus que moi. Parce que peut‑ ê tre ç a me soulage de voir que vous non plus vous ne vous y retrouvez plus. Vous dites que vous devez lire trop de fous, et vous le considé rez comme une perte de temps. Moi pas, pour moi les textes de vos fous – je dis vos, ceux des gens normaux – sont des textes importants. Pour moi, le texte d'un dingue peut expliquer comment raisonne celui qui met la bombe dans le train. Ou vous avez peur de devenir un indic?

– Non, parole d'honneur. Au fond, chercher des idé es dans les fichiers, c'est mon mé tier. S'il me vient sous la main le bon renseignement, je me souviendrai de vous. »

Tandis qu'il se levait, il laissa tomber la derniè re question: « Et, parmi vos manuscrits... vous n'avez jamais trouvé quelque allusion au Trè s?

– Qu'est‑ ce que c'est?

– Je ne le sais pas. Ce doit ê tre une association, ou quelque chose de ce genre, je ne sais mê me pas si ç a existe vraiment. J'en ai entendu parler, et ç a m'est venu à l'esprit à propos des fous. Saluez de ma part votre ami Belbo. Dites‑ lui que je ne suis pas en train de pister vos faits et gestes. C'est que je fais un sale boulot, et, par malheur, il me plaî t. »

 

En revenant chez moi, je me demandais qui avait remporté le morceau. Lui, il m'avait raconté une quantité de choses, moi rien. A ê tre soupç onneux, peut‑ ê tre m'avait‑ il soutiré quelque chose sans que je m'en sois rendu compte. Mais à ê tre soupç onneux on tombe dans la psychose du complot synarchique.

Lorsque je racontai l'é pisode à Lia, elle dit: « A mon avis, il é tait sincè re. Il voulait ré ellement dire ce qu'il avait sur le cœ ur. Tu crois qu'à la pré fecture de police tu trouves quelqu'un qui lui prê te l'oreille quand il se demande si Jeanne Canudo é tait de droite ou de gauche? Lui, il voulait seulement comprendre si c'é tait lui qui ne comprenait pas, ou si l'histoire é tait vraiment trop difficile. Et toi, tu n'as pas su lui donner l'unique ré ponse vraie.

– Il y en a une?

– Bien sû r. Qu'il n'y a rien à comprendre. Que la synarchie c'est Dieu.

– Dieu?

– Oui. L'humanité ne supporte pas la pensé e que l'homme est né par hasard, par erreur, seulement parce que quatre atomes insensé s se sont tamponné s sur l'autoroute mouillé e. Et alors, il faut trouver un complot cosmique, Dieu, les anges ou les diables. La synarchie remplit la mê me fonction sur des dimensions plus ré duites.

– Et alors, il fallait que je lui explique que les gens mettent des bombes dans les trains parce qu'ils sont à la recherche de Dieu?

– Peut‑ ê tre. »

 

– 54 –

Le prince des té nè bres est un gentilhomme.

SHAKESPEARE, King Lear, III, 4, 135.

Nous é tions en automne. Un matin je me rendis via Marchese Gualdi, car il fallait que je demande à monsieur Garamond l'autorisation pour passer commande à l'é tranger des photos couleurs. J'aperç us Agliè dans le bureau de madame Grazia, penché sur le fichier des auteurs Manuzio. Je ne le dé rangeai pas: j'é tais dé jà en retard à mon rendez‑ vous.

Notre conversation technique terminé e, je demandai à Garamond ce que faisait Agliè au secré tariat.

« Lui, c'est un gé nie, me dit Garamond. C'est un homme d'une pé né tration, d'un savoir extraordinaires. L'autre soir, je l'ai emmené dî ner avec une poigné e de nos auteurs, et il m'a fait faire excellente figure. Quelle conversation, quel style. Gentilhomme de vieille race, grand seigneur, on en a perdu le moule. Quelle é rudition, quelle culture, je dirai plus, quelle information. Il a raconté des anecdotes savoureuses sur des personnages d'il y a cent ans, je vous jure, comme s'il les avait connus en personne. Et savez‑ vous quelle idé e il m'a donné e, en revenant chez moi? Au premier regard, il avait aussitô t photographié mes hô tes, dé sormais il les connaissait mieux que moi. Il m'a dit qu'il ne faut pas attendre que les auteurs pour Isis Dé voilé e arrivent tout seuls. Peine perdue, et manuscrits à lire, et puis on ne sait pas s'ils sont disposé s à contribuer aux frais. En revanche, nous avons une mine à exploiter: le fichier de tous les auteurs Manuzio des vingt derniè res anné es! Vous comprenez? On é crit à ces vieux, glorieux auteurs à nous, ou du moins à ceux qui ont aussi acheté leurs rossignols, et on leur dit cher monsieur, savez‑ vous que nous avons lancé une collection sapientiale et traditionnelle de haute spiritualité ? Un auteur de votre finesse ne voudrait‑ il pas essayer de pé né trer dans cette terra incognita et cæ tera et cæ tera? Un gé nie, je vous dis. Je crois qu'il nous veut tous avec lui dimanche soir. Il veut nous conduire dans un châ teau, une forteresse, je dirai plus, une splendide villa dans le Turinois. Il paraî t qu'il s'y passera des choses extraordinaires, un rite, une cé lé bration, un sabbat, où quelqu'un fabriquera de l'or ou du vif‑ argent ou quelque chose de ce genre. Tout un monde à dé couvrir, mon cher Casaubon, mê me si vous savez que j'ai le plus grand respect pour cette science à laquelle vous vous consacrez avec tant de passion, et de plus je suis trè s, trè s satisfait de votre collaboration – je sais, il y a ce petit ré ajustement financier dont vous m'aviez touché un mot, je ne l'oublie pas, nous en parlerons en son temps. Agliè m'a dit qu'il y aura aussi cette dame, cette belle dame – peut‑ ê tre pas une splendeur, mais un type, elle a quelque chose dans le regard –, cette amie de Belbo, comment elle s'appelle...

– Lorenza Pellegrini.

– Je crois. Il y a quelque chose entre elle et notre Belbo, eh?

– Je pense qu'ils sont bons amis.

– Ah! Voilà une ré ponse de gentilhomme. Parfait Casaubon. Mais ce n'é tait pas par curiosité, c'est que moi, pour vous tous, je me sens comme un pè re et... glissons, à la guerre comme à la guerre... Adieu, cher. »

 

Nous avions vraiment un rendez‑ vous avec Agliè, sur les collines du Turinois, me confirma Belbo. Double rendez‑ vous. Premiè re partie de la soiré e, une fê te dans le châ teau d'un Rose‑ Croix cossu; et aprè s, Agliè nous emmè nerait à quelques kilomè tres de là, où se dé roulerait, à minuit bien entendu, un rite druidique sur lequel il avait é té trè s vague.

« Mais je pensais, ajouta Belbo, que nous devrions aussi faire le point sur l'histoire des mé taux, et ici nous sommes toujours trop dé rangé s. Pourquoi ne partons‑ nous pas samedi et nous passons deux jours dans ma vieille maison de ***? C'est un bel endroit, vous verrez, les collines valent la peine. Diotallevi est d'accord, et Lorenza vient peut‑ ê tre. Naturellement... venez avec qui vous voulez. »

Il ne connaissait pas Lia, mais il savait que j'avais une compagne. Je dis que je viendrais seul. L'avant‑ veille, je m'é tais disputé avec Lia. Ç 'avait é té une bê tise, et de fait tout se serait arrangé en une semaine. Cependant je sentais le besoin de m'é loigner de Milan pendant deux jours.

 

Nous arrivâ mes ainsi à ***, le trio Garamond et Lorenza Pellegrini. Il y avait eu un moment de tension au dé part. Lorenza s'é tait trouvé e au rendez‑ vous, mais, au moment de monter dans la voiture, elle avait dit: « Je vais peut‑ ê tre rester, moi, comme ç a vous, vous travaillez en paix. Je vous rejoins plus tard avec Simon. »

Belbo, les mains sur le volant, avait raidi les bras et, en regardant fixement devant lui, dit avec lenteur: « Monte. » Lorenza é tait monté e et, pendant tout le voyage, assise devant, elle avait gardé la main sur le cou de Belbo, qui conduisait en silence.

*** é tait encore le gros bourg que Belbo avait connu pendant la guerre. De rares maisons neuves, nous dit‑ il, une agriculture en dé clin, parce que les jeunes s'é taient dé placé s vers les villes. Il nous montra certaines collines, à pré sent en pâ ture, qui avaient é té, autrefois, jaunes de blé. Le bourg apparaissait soudain, aprè s un virage, au pied d'une colline, où se trouvait la maison de Belbo. La colline é tait basse et laissait entrevoir derriè re elle l'é tendue du Montferrat voilé e d'une lé gè re brume lumineuse. Tandis que nous montions, Belbo nous indiqua une petite colline en face, presque chauve, et, à son sommet, une chapelle flanqué e de deux pins. « Le Bricco », dit‑ il. Puis il ajouta: « Ç a ne fait rien si ç a ne vous dit rien. On y emportait le goû ter de l'Ange, le lundi de Pâ ques. Maintenant, en voiture, on y arrive en cinq minutes; mais à l'é poque, on y allait à pied, et c'é tait un pè lerinage. »

 

– 55 –

J'appelle thé â tre [le lieu où ] toutes les actions de mots et de pensé es, et les dé tails d'un discours et d'arguments sont montré s comme dans un thé â tre public, où l'on ré pré sente des tragé dies et des comé dies.

Robert FLUDD, Utriusque Cosmi Historia, Tomi Secundi Tractatus Primi Sectio Secunda, Oppenheim (? ), 1620 (? ), p. 55.

Nous arrivâ mes à la villa. Villa, c'est une faç on de parler: bâ tisse de maî tre, mais qui avait au rez‑ de‑ chaussé e les grandes caves où Adelino Canepa – le mé tayer irascible, celui qui avait dé noncé l'oncle aux partisans – faisait le vin des vignobles de la proprié té des Covasso. On voyait qu'elle é tait inhabité e depuis longtemps.

Dans une fermette à cô té, il y avait encore une vieille, nous dit Belbo, la tante d'Adelino – les autres é taient dé sormais morts tous les deux, oncle et tante, les Canepa, il ne restait que la centenaire pour cultiver un petit potager, avec quatre poules et un cochon. Les terres é taient parties pour payer les droits de succession, les dettes, et puis qui sait quoi encore. Belbo alla frapper à la porte de la ferme; la vieille s'avanç a sur le seuil; elle mit quelque temps à reconnaî tre le visiteur, puis elle lui fit d'abondantes manifestations d'hommage. Elle voulait nous faire entrer chez elle, mais Belbo coupa court, aprè s l'avoir embrassé e et ré conforté e.

Comme nous entrions dans la villa, Lorenza poussait des exclamations de joie au fur et à mesure qu'elle dé couvrait les escaliers, couloirs, piè ces ombreuses au mobilier ancien. Belbo se tenait sur l'understatement, observant que chacun a le châ teau de Sigognac qu'il peut, mais il é tait é mu. Il venait ici de temps à autre, nous dit‑ il, mais plutô t rarement.

« Pourtant, on y travaille bien, l'é té elle est fraî che et l'hiver elle a des murs é pais pour la proté ger du froid, et il y a des poê les partout. Naturellement, quand j'é tais gamin, en ré fugié, nous n'habitions que les deux piè ces laté rales, là ‑ bas au fond du grand couloir. Maintenant j'ai pris possession de l'aile de mon oncle et de ma tante. Je travaille ici, dans le bureau de mon oncle Carlo. » Il y avait un de ces secré taires qui laissent peu d'espace pour poser un feuillet mais beaucoup pour des tiroirs visibles et invisibles. « Là ‑ dessus je ne ré ussirais pas à placer Aboulafia, dit‑ il. Mais les rares fois où je viens ici, j'aime é crire à la main, comme je le faisais autrefois. » Il nous montra une armoire majestueuse: « Voilà, quand je serai mort, rappelez‑ vous, il y a ici toute la production de ma jeunesse, les poé sies que j'é crivais à seize ans, les é bauches de saga en six volumes que j'é crivais à dix‑ huit... et au fur et à mesure...

– On veut voir, on veut voir! s'é cria Lorenza en battant des mains, et puis en avanç ant, fé line, vers l'armoire.

– On se calme, dit Belbo. Il n'y a rien à voir. Moi‑ mê me je n'y regarde plus. Et, en tout cas, aprè s ma mort, je viendrai tout brû ler.

– Ici, ç a doit ê tre un coin à fantô mes, j'espè re, dit Lorenza.

– Maintenant, oui. Du temps de mon oncle Carlo, non: c'é tait trè s gai. C'é tait gé orgique. Maintenant j'y viens justement parce que c'est bucolique. C'est beau de travailler le soir tandis que les chiens aboient là ‑ bas dans la vallé e. »

Il nous fit voir les chambres où nous dormirions: à moi, à Diotallevi et à Lorenza. Lorenza regarda la piè ce, toucha le vieux lit avec sa grande couverture blanche, flaira les draps, dit qu'on avait l'impression de se trouver dans un conte de la mè re‑ grand parce qu'ils odoraient la lavande, Belbo observa que ce n'é tait pas vrai, ce n'é tait qu'une odeur d'humidité, Lorenza dit que peu importait et puis, s'appuyant au mur, poussant lé gè rement en avant les hanches et le pubis, comme si elle devait vaincre le flipper, elle demanda: « Mais moi je dors ici toute seule? »

Belbo regarda d'un autre cô té, mais de ce cô té il y avait nous, il regarda d'un autre cô té encore, puis il s'avanç a dans le couloir et dit: « Nous en reparlerons. Dans tous les cas, tu as ici un refuge tout à toi. » Diotallevi et moi nous é loignâ mes et nous entendî mes Lorenza qui lui demandait s'il avait honte d'elle. Lui, il observait que s'il ne lui avait pas donné une piè ce à elle, c'eû t é té elle qui aurait demandé où lui croyait qu'elle aurait dormi. « J'ai fait moi le premier mouvement, comme ç a tu n'as pas le choix », disait‑ il. « L'Afghan rusé ! disait‑ elle, et moi alors je dors dans ma chambrette. » « Ç a va, ç a va, disait Belbo, mais eux ils sont ici pour travailler, allons sur la terrasse. »

 

Et ainsi nous travaillâ mes sur une grande terrasse où é tait installé e une pergola, devant des boissons fraî ches et beaucoup de café. Alcool banni jusqu'au soir.

Depuis la terrasse on voyait le Bricco, et sous la petite colline du Bricco une grande construction nue, avec une cour et un terrain de foot. Le tout habité par des figurines multicolores, des enfants, me sembla‑ t‑ il. Belbo y fit une allusion une premiè re fois: « C'est l'oratoire salé sien. C'est là que don Tico m'a appris à souffler dans un instrument. A la fanfare. »

Je me souvins de la trompette que Belbo s'é tait refusé e, la fois d'aprè s le rê ve. Je demandai: « Dans une trompette ou une clarinette? »



  

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