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Henry CORBIN, Temple et contemplation, Paris, Flammarion, 1980, p. 373.

« Je crois avoir compris votre Agliè, Casaubon », dit Diotallevi, qui, arrivé chez Pilade, avait demandé un blanc pé tillant, tandis que nous craignions tous pour sa santé spirituelle. « C'est un curieux des sciences secrè tes, qui se mé fie des perroquets et des dilettantes. Mais, comme nous l'avons indû ment entendu aujourd'hui, tout en les mé prisant il les é coute, les critique, et ne se dissocie pas d'eux.

– Aujourd'hui ce monsieur, ce comte, ce margrave Agliè ou qui il peut bien ê tre, a prononcé une expression clef, dit Belbo. Chevalerie spirituelle. Il les mé prise mais se sent uni à eux par un lien de chevalerie spirituelle. Je crois le comprendre.

– Dans quel sens? » demandâ mes‑ nous.

Belbo en é tait à son troisiè me martini‑ gin (whisky le soir, soutenait‑ il, parce que ç a calme et incline à la rê verie; martini‑ gin en fin d'aprè s‑ midi parce que ç a excite et raffermit). Il commenç a à parler de son enfance à ***, ainsi qu'il l'avait dé jà fait une fois avec moi.

« Nous é tions entre l'anné e 1943 et l'anné e 1945, je veux dire dans la pé riode de passage du fascisme à la dé mocratie, puis de nouveau à la dictature de la Ré publique de Salò, mais avec la guerre des partisans dans les montagnes. Au dé but de cette histoire, j'avais onze ans, et je vivais dans la maison de mon oncle Carlo. Nous habitions en ville, mais en 1943 les bombardements s'é taient faits plus denses et ma mè re avait dé cidé que nous devions é vacuer, comme on disait alors. A *** habitaient mon oncle Carlo et ma tante Caterina. Mon oncle Carlo venait d'une famille de cultivateurs, et il avait hé rité de la maison de ***, avec des terres, donné es en mé tayage à un certain Adelino Canepa. Le mé tayer travaillait, moissonnait le blé, faisait du vin, et versait la moitié des gains au proprié taire. Situation de tension, é videmment: le mé tayer se considé rait exploité, et tout autant le proprié taire parce qu'il ne percevait que la moitié des revenus de ses terres. Les proprié taires haï ssaient les mé tayers et les mé tayers haï ssaient les proprié taires. Mais ils cohabitaient, dans le cas de mon oncle Carlo. En 14, mon oncle Carlo s'é tait enrô lé volontaire dans les chasseurs alpins. Rude trempe de Pié montais, tout devoir et patrie, il é tait devenu d'abord lieutenant et puis capitaine. Bref, dans une bataille sur le Carso, il s'é tait trouvé à cô té d'un soldat idiot qui s'é tait fait sauter une grenade entre les mains – autrement pourquoi les aurait‑ on appelé es grenades à main? En somme, on allait le jeter dans la fosse commune quand un infirmier s'é tait aperç u qu'il é tait encore en vie. On le transporta dans un hô pital de campagne, on lui enleva un œ il, qui dé sormais pendouillait hors de l'orbite, on lui coupa un bras, et, selon les dires de ma tante Caterina, on lui insé ra aussi une plaque de mé tal sous le cuir chevelu, parce qu'il avait perdu un morceau de boî te crâ nienne. En somme, un chef‑ d'œ uvre de chirurgie, d'un cô té, et un hé ros, de l'autre. Mé daille d'argent, croix de chevalier de la Couronne d'Italie, et, aprè s la guerre, une place assuré e dans l'administration publique. Mon oncle Carlo finit directeur des impô ts à ***, où il avait hé rité de la proprié té des siens, et il é tait allé habiter dans la maison ancestrale, à cô té d'Adelino Canepa et de sa famille.

« Mon oncle Carlo, en tant que directeur des impô ts, é tait un notable local. Et en tant que mutilé de guerre et chevalier de la Couronne d'Italie, il ne pouvait que sympathiser avec le gouvernement en place, qui, le hasard l'avait voulu, é tait la dictature fasciste. Il é tait fasciste, mon oncle Carlo?

« Dans la mesure où, comme on disait en 68, le fascisme avait revalorisé les ex‑ combattants et les gratifiait de dé corations et avancements de carriè re, disons que mon oncle Carlo é tait modé ré ment fasciste. Suffisamment pour se faire haï r par Adelino Canepa qui, en revanche, é tait antifasciste, pour des raisons trè s claires. Il devait se rendre chez lui chaque anné e pour se mettre d'accord sur sa dé claration de revenus. Il arrivait dans le bureau avec un air complice et plein d'assurance, aprè s avoir essayé de sé duire ma tante Caterina à l'aide de quelques douzaines d'œ ufs. Et il trouvait en face de lui mon oncle Carlo, qui non seulement en sa qualité de hé ros é tait incorruptible, mais qui connaissait mieux que quiconque combien Canepa lui avait volé au cours de l'anné e, et il ne lui pardonnait pas un centime. Adelino Canepa se jugea victime de la dictature, et il se mit à ré pandre des bruits calomnieux sur mon oncle Carlo. Ils logeaient l'un à l'é tage noble et l'autre au rez‑ de‑ chaussé e, ils se rencontraient matin et soir, mais ils ne se saluaient plus. Les contacts, c'é tait ma tante Caterina qui les gardait, et, aprè s notre arrivé e, ma mè re – à laquelle Adelino Canepa exprimait toute sa sympathie et sa compré hension pour le fait qu'elle é tait la belle‑ sœ ur d'un monstre. Mon oncle rentrait, tous les soirs à six heures, avec son iné vitable costume croisé gris, son chapeau mou et le journal La Stampa encore à lire. Il marchait droit, en chasseur alpin, l'œ il gris fixant le sommet à conqué rir. Il passait devant Adelino Canepa qui, à cette heure, prenait le frais sur un banc du jardin, et c'é tait comme s'il ne l'avait pas vu. Puis il croisait madame Canepa sur la porte, au rez‑ de‑ chaussé e, et il ô tait cé ré monieusement son chapeau. Ainsi tous les soirs, anné e aprè s anné e. »

Il é tait huit heures, Lorenza ne revenait pas comme elle l'avait promis, Belbo en é tait à son cinquiè me martini‑ gm.

« Vint l'anné e 1943. Un matin, mon oncle Carlo entra chez nous, me ré veilla avec un grand baiser et dit mon garç on tu veux savoir la nouvelle la plus considé rable de l'anné e? Ils ont balancé Mussolini. Je n'ai jamais compris si mon oncle Carlo en souffrait. C'é tait un citoyen trè s intè gre et un serviteur de l'É tat. S'il souffrit, il n'en parla pas, et il continua à diriger les impô ts pour le gouvernement Badoglio. Vint ensuite le 8 septembre, la zone où nous vivions tomba sous le contrô le de la Ré publique sociale d'un Mussolini libé ré par les Allemands, et mon oncle Carlo s'aligna. Adelino Canepa, pendant ce temps, faisait parade de ses contacts avec les premiè res formations de partisans, là dans les montagnes, et il promettait des vengeances exemplaires. Nous, les gamins, nous ne savions pas encore qui é taient les partisans. Un tas d'histoires circulaient sur eux, mais personne ne les avait encore vus. On parlait d'un chef des monarchistes badogliens, un certain Terzi (un surnom, naturellement, comme il arrivait alors, et beaucoup disaient qu'il l'avait emprunté au Terzi des bandes dessiné es, l'ami de Dick Fulmine), ex‑ adjudant des carabiniers, qui, dans les premiers combats contre les fascistes et les SS, avait perdu une jambe, et commandait toutes les brigades sur les collines autour de ***. Alors la sale affaire eut lieu. Un jour, les partisans se montrè rent dans le bourg. Ils é taient descendus des collines et ils parcouraient les rues de long en large, encore sans uniforme dé fini, avec des foulards bleus, tirant des rafales de mitraillette vers le ciel, pour dire qu'ils é taient là. La nouvelle se ré pandit, tout le monde s'enferma chez soi, on ne savait pas encore quelle espè ce de gens ils é taient. Ma tante Caterina exprima quelques faibles pré occupations, au fond ils se disaient les amis d'Adelino Canepa, ou du moins Adelino Canepa se disait leur ami, ils ne feraient tout de mê me pas de mal à mon oncle? Ils en firent. Nous avons é té informé s qu'autour de onze heures une bande de partisans, mitraillettes pointé es, é taient entré s dans le bureau des impô ts et avaient arrê té mon oncle, l'emmenant vers une destination inconnue. Ma tante Caterina s'allongea sur son lit, commenç a à sé cré ter une é cume blanchâ tre par la bouche et dé clara qu'on allait tuer mon oncle Carlo. Il suffisait d'un coup de crosse de mousquet, et, à cause de la plaque sous‑ cutané e, il mourrait sans faire ouf. Attiré par les cris de la tante, arriva Adelino Canepa suivi de sa femme et de ses enfants. Ma tante lui hurla qu'il é tait un Judas, que c'é tait lui qui avait dé noncé l'oncle aux partisans parce qu'il avait encaissé les contributions pour la Ré publique sociale; Adelino Canepa jura sur ce qu'il avait de plus sacré que ce n'é tait pas vrai, mais on voyait qu'il se sentait responsable pour avoir trop parlé autour de lui. Ma tante le chassa. Adelino Canepa pleura, en appela à ma mè re, rappela toutes les fois qu'il avait cé dé un lapin ou un poulet pour un prix dé risoire, ma mè re s'enferma dans un silence plein de dignité, ma tante Caterina continua d'é mettre une é cume blanchâ tre. Moi je pleurais. Enfin, aprè s deux heures de calvaire, nous entendî mes des cris, et mon oncle Carlo apparut sur une bicyclette, qu'il conduisait d'un seul bras: il semblait revenir d'une promenade. Il se rendit aussitô t compte du remue‑ mé nage dans le jardin et il eut le culot de demander ce qui s'é tait passé. Il haï ssait les drames, comme tous les gens de nos ré gions. Il monta, s'approcha du lit de douleur de ma tante Caterina, qui ruait encore de ses jambes amaigries, et il lui demanda pourquoi elle é tait si agité e.

– Que s'é tait‑ il passé ?

– Il s'é tait passé que probablement les partisans de Terzi avaient recueilli les murmures d'Adelino Canepa et ils avaient identifié mon oncle Carlo comme l'un des repré sentants locaux du ré gime, l'arrê tant pour donner une leç on à tout le bourg. Mon oncle Carlo avait é té emmené dans un camion hors de l'agglomé ration et s'é tait trouvé en face de Terzi, flamboyant dans ses dé corations de guerre, la mitraillette dans la main droite, la gauche appuyé e à une bé quille. Et mon oncle Carlo, mais je ne crois vraiment pas que ce fut une astuce, ç 'avait é té l'instinct, l'habitude, le rituel chevaleresque, avait claqué des talons et s'é tait mis au garde‑ à ‑ vous, et il s'é tait pré senté, commandant des chasseurs alpins Carlo Covasso, mutilé et grand invalide de guerre, mé daille d'argent. Et Terzi avait claqué des talons, au garde‑ à ‑ vous lui aussi, et il s'é tait pré senté, adjudant Rebaudengo, des Carabiniers royaux, commandant de la brigade badoglienne Bettino Ricasoli, mé daille de bronze. Où, avait demandé mon oncle Carlo? Et Terzi, impressionné : Pordoï, mon commandant, cote 327. Nom de Dieu, avait dit mon oncle Carlo, moi j'é tais à la cote 328, troisiè me ré giment, Sasso di Stria! La bataille du solstice? La bataille du solstice. Et la canonnade sur les Cinque Dita? Dieu du cul, si je m'en souviens! Et cet assaut à la baï onnette, la veille de la Saint‑ Cré pin? Putain de Dieu! En somme des choses de cet acabit. Puis, l'un avec un bras de moins, l'autre avec une jambe de moins, tel un seul homme ils avaient fait un pas en avant et s'é taient embrassé s. Terzi lui avait dit voyez‑ vous chevalier, voyez‑ vous mon commandant, il appert que vous encaissez des contributions pour le gouvernement fasciste asservi à l'envahisseur. Voyez‑ vous, mon commandant, lui avait dit mon oncle Carlo, j'ai une famille et je reç ois ma solde du gouvernement central, qui est ce qu'il est mais ce n'est pas moi qui l'ai choisi, que feriez‑ vous à ma place, vous? Mon cher commandant, lui avait ré pondu Terzi, à votre place je ferais comme vous, mais voyez au moins à ralentir les affaires, prenez tout votre temps. Je verrai, lui avait dit mon oncle Carlo, je n'ai rien contre vous, vous aussi vous ê tes des fils de l'Italie et de valeureux combattants. Je crois qu'ils se sont compris parce qu'ils disaient tous les deux Patrie avec un P majuscule. Terzi avait ordonné qu'on donnâ t une bicylette au commandant et mon oncle Carlo é tait revenu. Adelino Canepa ne se fit plus voir pendant quelques mois. Voilà, je ne saurais vous dire si la chevalerie spirituelle est pré cisé ment ç a, mais il s'agit certes là de liens qui survivent au‑ dessus des parties. »

 

– 50 –

Parce que je suis la premiè re et la derniè re. Je suis l'honoré e et l'abhorré e. Je suis la prostitué e et la sainte.

Fragment de Nag HAMMADI 6, 2.

Lorenza Pellegrini entra. Belbo regarda le plafond et demanda un dernier martini. Il y avait de la tension dans l'air et je fis le geste de me lever. Lorenza me retint. « Non, venez tous avec moi, ce soir, au vernissage de la nouvelle exposition de Riccardo, il inaugure un nouveau style! Il est gé nial, tu le connais toi, Jacopo. »

Je savais qui é tait Riccardo, il rô dait toujours chez Pilade, mais alors je ne compris pas pourquoi Belbo se concentra avec plus d'application encore sur le plafond. Aprè s avoir lu les files, je sais que Riccardo é tait l'homme à la cicatrice, avec qui Belbo n'avait pas eu le courage d'en venir aux mains.

Lorenza insistait, la galerie n'é tait pas loin de chez Pilade, ils avaient organisé une vé ritable fê te, mieux une orgie. Diotallevi en fut bouleversé et il dit aussitô t qu'il devait rentrer, moi je balanç ais, mais il é tait é vident que Lorenza me voulait aussi, et cela aussi faisait souffrir Belbo, qui voyait s'é loigner le moment du dialogue entre quatre yeux. Mais je ne pus me soustraire à l'invitation et nous nous mî mes en route.

 

Pour ma part, je n'aimais pas beaucoup ce Riccardo. Au dé but des anné es soixante, il produisait des tableaux trè s ennuyeux, textures trè s fines de noirs et de gris, trè s gé omé triques, un peu optical, qui faisaient danser les yeux. Ils é taient intitulé s Composition 15, Parallaxe 17, Euclide X. A peine 68 commencé, il exposait dans les maisons squatté es, il venait de changer de palette, maintenant ce n'é taient que contrastes violents de noirs et blancs, la maille é tait plus large, et les titres é taient du genre Ce n'est qu'un dé but, Molotov, Cent fleurs. A mon retour à Milan, je l'avais vu exposer dans un cercle où on adorait le docteur Wagner, il avait é liminé les noirs, il travaillait sur des structures blanches, où les contrastes n'é taient donné s que par les reliefs du tracé sur un papier Fabriano poreux, de faç on que les tableaux, expliquait‑ il, ré vè lent des profils diffé rents selon l'incidence de la lumiè re. Ils avaient pour titres Eloge de l'ambiguï té, A/ Travers, Ç a, Bergsgasse et Dé né gation 15.

Ce soir‑ là, à peine nous fû mes entré s dans la nouvelle galerie, je compris que la poé tique de Riccardo avait subi une profonde é volution. L'exposition s'intitulait Megale Apophasis. Riccardo é tait passé au figuratif, avec une palette é clatante. Il jouait des citations, et, puisque je ne crois pas qu'il sû t dessiner, j'imagine qu'il travaillait en projetant sur sa toile la diapositive d'un tableau cé lè bre – ses choix oscillaient entre les pompiers fin de siè cle et les symbolistes du tout dé but XXe. Sur le tracé original, il travaillait avec une technique pointillé e, à travers des gradations infinité simales de couleur, parcourant point à point tout le spectre, de faç on à commencer toujours à partir d'un noyau trè s lumineux et flamboyant et à finir sur le noir absolu – ou vice versa, selon le concept mystique ou cosmologique qu'il voulait exprimer. Il y avait des montagnes d'où é manaient des rayons de lumiè re, dé composé s en un poudroiement de sphè res aux couleurs té nues; on entrevoyait des ciels concentriques avec des ombres d'anges aux ailes transparentes, quelque chose de semblable au Paradis de Gustave Doré. Les titres é taient Beatrix, Mystica Rosa, Dante Gabriele 33, Fidè les d'Amour, Athanor, Homunculus 666 – voilà d'où vient la passion de Lorenza pour les homoncules, me dis‑ je. Le tableau le plus grand s'intitulait Sophia, et il repré sentait une coulé e d'anges noirs qui s'estompaient à la base, engendrant une cré ature blanche caressé e par de grandes mains livides, calqué es sur celle qu'on voit dressé e contre le ciel dans Guernica. La combinaison é tait douteuse, et, de prè s, l'exé cution apparaissait grossiè re; mais, à deux ou trois mè tres de distance, l'effet é tait trè s lyrique.

« Je suis un ré aliste vieux jeu, me murmura Belbo, je ne comprends que Mondrian. Qu'est‑ ce que repré sente un tableau non gé omé trique?

– Lui, avant, il é tait gé omé trique, dis‑ je.

– Ç a n'é tait pas de la gé omé trie. C'é tait du carrelage pour salle de bains. »

Pendant ce temps Lorenza avait couru embrasser Riccardo, lui et Belbo avaient é changé un signe de salut. Il y avait foule, la galerie se pré sentait comme un loft de New York, tout blanc, et avec les tuyaux du chauffage, ou les conduites d'eau, à nu au plafond. Qui sait combien ils avaient dé pensé pour l'antidater comme cela. Dans un coin, un systè me d'amplification é tourdissait l'assistance avec des musiques orientales, des trucs avec un sitar, si mon souvenir est bon, de ceux dont on ne reconnaî t pas la mé lodie. Tout le monde passait, distrait, devant les tableaux, pour s'entasser aux tables du fond et attraper des verres en papier. La soiré e é tait maintenant bien avancé e, l'atmosphè re s'appesantissait de fumé e, quelques filles, de temps en temps, é bauchaient des mouvements de danse au centre de la salle, mais les gens é taient encore occupé s à converser et à consommer le buffet, au vrai fort riche. Je m'assis sur un divan au pied duquel se trouvait une longue et large coupe de verre, encore à moitié pleine de macé doine. Je m'apprê tais à en prendre un peu, car je n'avais pas dî né, mais j'eus l'impression d'y apercevoir comme l'empreinte d'un pied, qui avait pressé au centre les petits cubes de fruits, les ré duisant à un pavé homogè ne. Ce n'é tait pas impossible parce que le sol é tait à pré sent mouillé de flaques de vin blanc, et certains invité s bougeaient dé jà pé niblement.

Belbo avait capturé un verre et se dé plaç ait avec indolence, sans but apparent, donnant de temps à autre une tape sur l'é paule de quelqu'un. Il essayait de retrouver Lorenza.

Mais rares é taient ceux qui restaient immobiles. La foule é tait prise dans une sorte de mouvement circulaire, comme un essaim d'abeilles à la recherche d'une fleur encore inconnue. Moi je ne cherchais rien, et pourtant je m'é tais levé et je me dé plaç ais en suivant les impulsions que me communiquait le groupe. Je voyais à quelques pas de moi Lorenza qui errait en mimant des retrouvailles passionnelles avec l'un ou avec l'autre, la tê te haute, le regard intentionnellement myope, les é paules et le sein figé s et droits, une allure distraite de girafe.

A un moment donné, le flux naturel m'immobilisa dans un coin derriè re une table, avec Lorenza et Belbo qui s'é taient enfin croisé s, et me tournaient le dos, bloqué s ensemble, peut‑ ê tre par hasard. Je ne sais pas s'ils s'é taient aperç us de ma pré sence, mais, dans ce vacarme de fond, personne dé sormais n'entendait ce que disaient les autres. Ils se crurent ainsi isolé s, et je fus obligé d'é couter leur conversation.

« Alors, disait Belbo, où l'as‑ tu connu, ton Agliè ?

– Mon? C'est aussi le tien, d'aprè s ce que j'ai vu aujourd'hui. Toi tu peux connaî tre Simon, et moi pas. Bravo.

– Pourquoi tu l'appelles Simon? Pourquoi il t'appelle Sophia?

– Mais c'est un jeu! Je l'ai connu chez des amis, d'accord? Et je le trouve fascinant. Il me baise la main comme si j'é tais une princesse. Et il pourrait ê tre mon pè re.

– Gaffe‑ toi, il pourrait devenir le pè re de ton fils. »

J'avais l'impression que c'é tait moi qui parlais, à Bahia, avec Amparo. Lorenza avait raison. Agliè savait comment on baise la main d'une jeune femme qui ignore ce rite.

« Pourquoi Simon et Sophia? insistait Belbo. Il s'appelle Simon, lui?

– C'est une histoire merveilleuse. Tu le savais, toi, que notre univers est le fruit d'une erreur et que c'est un peu de ma faute? Sophia é tait la partie fé minine de Dieu, parce qu'alors Dieu é tait davantage femelle que mâ le, c'est vous, aprè s, qui lui avez mis une barbe et l'avez appelé Lui. Moi j'é tais sa bonne moitié. Simon dit que j'ai voulu engendrer le monde sans demander la permission, moi la Sophia, qui s'appelle aussi, attends, voilà, l'Ennoï a. Je crois que ma partie masculine ne voulait pas cré er – peut‑ ê tre n'en avait‑ elle pas le courage, peut‑ ê tre é tait‑ elle impuissante – et moi, au lieu de m'unir avec lui, j'ai voulu faire le monde toute seule, je ne ré sistais pas, je crois que c'é tait par excè s d'amour, c'est vrai, j'adore tout cet univers bordé lique. C'est pour ç a que je suis l'â me de ce monde. C'est Simon qui le dit.

– Comme il est gentil. Il dit ç a à toutes?

– Non, idiot, à moi seulement. Parce qu'il m'a comprise mieux que toi, il ne cherche pas à me ré duire à son image. Il comprend qu'il faut me laisser vivre la vie à ma faç on. Et c'est ce qu'a fait Sophia, elle s'est mise bille en tê te à faire le monde. Elle s'est heurté e à la matiè re primordiale, qui é tait dé gueulasse, je crois qu'elle n'utilisait pas de dé odorants, et elle ne l'a pas fait exprè s mais il paraî t que c'est elle qui a fait le Dé mu... comment on dit?

– Ce ne serait pas le Dé miurge?

– Voilà, lui. Je ne me souviens pas si ce Dé miurge, c'est Sophia qui l'a fait ou bien s'il existait dé jà et c'est elle qui l'a poussé, allez gros bê ta, fais le monde, qu'on va s'en payer une tranche aprè s. Le Dé miurge devait ê tre un bordé lique et il ne savait pas faire le monde comme il faut, il n'aurait mê me jamais dû le faire, parce que la matiè re est mauvaise et qu'il n'é tait pas autorisé à y mettre la patte. Bref, il a combiné ce qu'il a combiné et Sophia est resté e dedans. Prisonniè re du monde. »

Lorenza parlait et buvait beaucoup. Toutes les deux minutes, tandis qu'un grand nombre de gens, les yeux fermé s, s'é taient mis à osciller doucement au milieu de la salle, Riccardo passait devant elle et lui versait quelque chose dans son verre. Belbo tentait de l'interrompre, en disant que Lorenza avait dé jà trop bu, mais Riccardo riait en secouant la tê te, et elle se rebellait, en disant qu'elle tenait l'alcool mieux que Jacopo parce qu'elle é tait plus jeune, elle.

« Okay, okay, disait Belbo. N'é coute pas le pé pé. É coute Simon. Qu'est‑ ce qu'il t'a dit encore?

– Tout ç a, que je suis prisonniè re du monde, plus pré cisé ment des anges mauvais... parce que, dans cette histoire, les anges sont mauvais et ils ont aidé le Dé miurge à faire tout le bordel... les anges mauvais, je disais, me gardent parmi eux, ils ne veulent pas me laisser é chapper, et ils me font souffrir. Mais de temps à autre, parmi les hommes, quelqu'un me reconnaî t. Comme Simon. Il dit que ç a lui é tait dé jà arrivé une autre fois, il y a mille ans – parce que je ne te l'ai pas dit, mais Simon est pratiquement immortel, si tu savais tout ce qu'il a vu...

– Bien sû r, bien sû r. Mais à pré sent il ne faut plus boire.

– Chuuut... Une fois Simon m'a trouvé e et j'é tais prostitué e dans un boxon de Tyr, et je m'appelais Hé lè ne...

– C'est ce qu'il te raconte, ce monsieur? Et toi tu es toute contente. Vous permettez que je vous baise la main, jolie petite putain de mon univers de merde... Quel gentilhomme.

– Si jolie petite putain il y a, c'é tait cette Hé lè ne. Et puis quand on disait prostitué e en ces temps‑ là, on voulait dire une femme libre, sans liens, une intellectuelle, une qui ne voulait pas ê tre femme au foyer, tu le sais toi aussi qu'une prostitué e é tait une courtisane, une qui tenait salon, aujourd'hui ce serait une femme qui s'occupe de relations publiques, tu appelles putain une femme qui s'occupe de relations publiques, comme si c'é tait une grosse pute, de celles qui allument des feux au bord des routes pour les camionneurs? »

A cet instant‑ là Riccardo passa de nouveau à cô té d'elle et la prit par un bras. « Viens danser », dit‑ il.

Ils é taient au milieu de la salle, é bauchant de lé gers mouvements un peu absents, comme s'ils battaient un tambour. Mais par moments Riccardo la tirait à lui, et lui posait, possessif, une main sur la nuque, et elle le suivait, les yeux fermé s, le visage enflammé, la tê te rejeté e en arriè re, avec ses cheveux qui tombaient plus bas que ses é paules, à la verticale. Belbo allumait une cigarette aprè s l'autre.

Peu aprè s, Lorenza saisit Riccardo à la taille et elle le fit bouger lentement, jusqu'à ce qu'ils fussent à un pas de Belbo. En continuant à danser, Lorenza lui enleva son verre des mains. Elle tenait Riccardo de la main gauche, le verre de la droite, dirigeait un regard un peu humide vers Jacopo, et on eû t dit qu'elle pleurait, mais elle souriait... Et elle lui parlait.

« Et ne va pas croire que ç 'a é té l'unique fois, tu sais?

– L'unique quoi? demanda Belbo.

– Qu'il a rencontré Sophia. Bien des siè cles plus tard, Simon a é té aussi Guillaume Postel.

– C'é tait un type qui portait les lettres.

– Idiot. C'é tait un savant de la Renaissance, qui lisait le juif.

– L'hé breu.

– Et qu'est‑ ce que ç a change? Il le lisait comme les gamins lisent Mickey. A premiè re vue. Eh bien, dans un hô pital de Venise il rencontre une servante vieille et analphabè te, sa Joanne, il la regarde et dit, voilà, j'ai compris, elle est la nouvelle incarnation de la Sophia, de l'Ennoï a, elle est la Grande Mè re du Monde descendue parmi nous pour racheter le monde entier qui a une â me fé minine. C'est ainsi que Postel emmè ne Joanne avec lui, et tous le traitent de fou, mais lui rien, il l'adore, il veut la libé rer de la prison des anges, et quand elle meurt lui il reste à fixer le soleil pendant une heure et des jours et des jours sans boire et sans manger, habité par Joanne qui n'est plus mais c'est comme si elle é tait pré sente, parce qu'elle est toujours ici, qu'elle habite le monde, et que de temps en temps elle affleure, comment dire, elle s'incarne... N'est‑ ce pas une histoire à faire pleurer?



  

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