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FILENAME : ABOU 23 страница– Ah ah, c'est bien dit ç a, ricanait le Franç ais, c'est de la brocanterie... – Ramenons les faits à leurs justes proportions. Il y a eu un dé bat sur ce que nous appellerons des formalismes liturgiques, les esprits se sont enflammé s, mais ne donnons pas corps aux ombres. Remarquez bien, cher Pierre, que je n'exclus pas du tout la pré sence d'entité s é trangè res dans votre maison, c'est la chose la plus normale du monde, mais un minimum de bon sens permettrait de tout expliquer avec un poltergeist... – Ah, ç a je ne l'exclus pas, dit Bramanti, la conjoncture astrale dans cette pé riode... – Et alors! Allez, une poigné e de main, et une accolade fraternelle. » Nous entendî mes des murmures d'excuses ré ciproques. « Vous le savez bien, disait Bramanti, parfois, pour repé rer qui attend vraiment l'initiation, il faut se prê ter aussi au folklore. Mê me ces marchands du Grand Orient, qui ne croient à rien, ont un cé ré monial. – Bien entendu, le rituel, ah ç a... – Mais nous ne sommes plus aux temps de Crowley, compris? dit Agliè. Je vous quitte à pré sent, j'ai d'autres hô tes. »
Nous regagnâ mes rapidement le divan, et attendî mes Agliè avec dignité et dé sinvolture.
– 47 – Or donc notre plus haut effort a é té de trouver un ordre dans ces sept mesures, efficace, suffisant, distinct, et qui tienne toujours le sentiment é veillé et la mé moire percuté e... Cette haute et incomparable collocation a non seulement la fonction de nous conserver ce qui nous a é té confié de choses, paroles et arts... mais nous donne encore la vraie sapience... Giulio Camillo DELMINIO, Idea del Theatro, Firenze, Torrentino, 1550, Introduction. Au bout de quelques petites minutes, Agliè entrait. « Veuillez m'excuser, mes chers amis. Je sors d'une discussion dé sagré able, et c'est peu dire. Notre ami Casaubon le sait, je me considè re comme un amateur d'histoire des religions, ce qui fait que certains, et ce n'est pas rare, recourent à mes lumiè res, peut‑ ê tre plus à mon bon sens qu'à ma doctrine. Il est curieux, savez‑ vous, comme parmi les adeptes d'é tudes sapientiales se trouvent parfois des personnalité s singuliè res... Je ne parle pas des sempiternels chercheurs de consolations transcendantales ou des esprits mé lancoliques, mais mê me des personnes de profond savoir, et de grande finesse intellectuelle, qui, pourtant, s'abandonnent à des chimè res nocturnes et perdent le sentiment de la limite entre vé rité traditionnelle et archipel de l'é tonnant. Les personnes avec lesquelles j'avais une entrevue tantô t, disputaient sur des conjectures pué riles Las, cela arrive, comme on dit, dans les meilleures familles. Mais suivez‑ moi, je vous prie, dans mon petit cabinet de travail, où l'atmosphè re pour converser sera plus confortable. » Il souleva la portiè re de cuir, et nous fit passer dans l'autre piè ce. Nous ne l'aurions pas taxé e de petit cabinet, tant elle é tait vaste, et meublé e d'exquises é tagè res anciennes, tapissé es de livres bien relié s, certainement tous d'un â ge vé né rable. Ce qui me frappa, plus que les livres, ce furent quelques vitrines remplies d'objets incertains, des pierres, eû mes‑ nous l'impression, et de petits animaux, sans que nous pussions comprendre s'ils é taient empaillé s ou momifié s ou finement reproduits. Le tout comme immergé dans une clarté diffuse et cré pusculaire. Elle paraissait provenir d'une grande fenê tre bilobé e au fond, des vitraux aux ré silles de plomb en losanges filtrant une lumiè re d'ambre, mais la lumiè re de la fenê tre bilobé e se fondait avec celle d'une large lampe posé e sur une table d'acajou sombre, recouverte de papiers. C'é tait une de ces lampes qu'on trouve parfois sur les tables de lecture des vieilles bibliothè ques, à l'abat‑ jour vert en coupole, qui pouvait jeter un ovale blanc sur les pages, laissant le reste de la salle dans une pé nombre opalescente. Ce jeu de lumiè res diffé rentes, aussi innaturelles les unes que les autres, d'une certaine faç on ravivait cependant, au lieu de l'é teindre, la polychromie du plafond. C'é tait un plafond en voû te, que la fiction dé corative voulait soutenu aux quatre cô té s par des colonnettes rouge brique avec de petits chapiteaux doré s, mais le trompe‑ l'oeil des images qui l'envahissaient, ré parties en sept zones, lui donnait des allures de voû te bohé mienne, et toute la salle prenait le ton d'une chapelle mortuaire, impalpablement peccamineuse, mé lancoliquement sensuelle. « Mon petit thé â tre, dit Agliè, dans le goû t de ces fantaisies de la Renaissance où l'on disposait des encyclopé dies visuelles, florilè ges de l'univers. Plus qu'une habitation, une machine pour se rappeler. Il n'est d'image que vous voyez qui, se combinant dû ment avec d'autres, ne ré vè le et ne ré sume un mystè re du monde. Vous remarquerez cette thé orie de figures, que le peintre a voulues similaires à celles du palais de Mantoue: ce sont les trente‑ six dé cans, seigneurs du ciel. Et pour faire un clin d'oeil, et par fidé lité à la tradition, depuis que j'ai dé couvert cette splendide reconstruction due à qui sait qui, j'ai souhaité que mê me les petites piè ces qui correspondent, dans les vitrines, aux images du plafond, ré sumassent les é lé ments fondamentaux de l'univers: l'air, l'eau, la terre et le feu. Ce qui explique la pré sence de cette gracieuse salamandre, par exemple, chef‑ d'œ uvre de taxidermie d'un ami cher, ou cette dé licate reproduction en miniature, au vrai un peu tardive, de l'é olipile de Hé ron, dont l'air contenu dans la sphè re, si j'activais ce petit fourneau à alcool qui lui sert de cuvette, se ré chauffant et s'é chappant par ces menus becs laté raux, provoquerait la rotation. Instrument magique, dont se servaient dé jà les prê tres é gyptiens dans leurs sanctuaires, comme nous le ré pè tent tant de textes illustres. Eux ils l'utilisaient pour feindre un prodige, et les foules vé né raient ce prodige, mais le vrai prodige est dans la loi d'or qui en rè gle la mé canique secrè te et simple, aé rienne et é lé mentaire, air et feu. Et c'est là cette sapience, que possé dè rent nos anciens, et les hommes de l'alchimie, et qu'ont perdue les constructeurs de cyclotrons. Ainsi tourné ‑ je le regard vers mon thé â tre de la mé moire, enfant d'un grand nombre d'autres, plus vastes, qui fascinè rent les grands esprits du passé, et je sais. Je sais, plus que les pré tendus savants. Je sais que comme c'est en bas, de mê me c'est en haut. Et il n'y a rien d'autre à savoir. »
Il nous offrit des cigares cubains, de forme curieuse, pas droits, mais tordus, froissé s, bien qu'é pais et gras. Nous nous ré criâ mes d'admiration et Diotallevi s'approcha des é tagè res. « Oh, disait Agliè, le minimum d'une petite bibliothè que, comme vous voyez, pas plus de deux centaines de volumes, j'ai mieux dans ma maison de famille. Mais modestement tous de quelque prix et rareté, certes pas disposé s au hasard, et l'ordre des matiè res verbales suit celui des images et des objets. » Diotallevi fit timidement mine de toucher les volumes. « Je vous en prie, dit Agliè, c'est l'Œ dypus Aegyptiacus d'Athanasius Kircher. Vous le savez, il a é té le premier, aprè s Horapollon, qui tentâ t d'interpré ter les hié roglyphes. Homme fascinant, j'aimerais que ce fû t ici comme son musé e des merveilles, qu'à pré sent on voudrait dispersé, parce que celui qui ne sait pas chercher ne trouve pas... Trè s aimable conservateur. Il é tait si fier le jour où il dé couvrit que ce hié roglyphe signifiait " les bé né fices du divin Osiris soient fournis par des cé ré monies sacré es et par la chaî ne des gé nies... " Puis vint cet homme plein de manigances, le trè s odieux Champollion, croyez‑ moi, d'une vanité infantile, et il affirma avec insistance que le signe correspondait seulement au nom d'un pharaon. Quelle ingé niosité chez les modernes pour avilir les symboles sacré s. L'ouvrage n'est pas si rare que ç a: il coû te moins qu'une Mercedes. Regardez plutô t celui‑ ci, la premiè re é dition, 1595, de l'Amphitheatrum sapientiae aeternae de Khunrath. On dit qu'il n'y en a que deux exemplaires au monde. Voici le troisiè me. Et celui‑ ci, par contre, c'est la premiè re é dition du Telluris Theoria Sacra de Burnetius. Je ne puis pas en regarder les tables, le soir, sans é prouver une sensation de claustrophobie mystique. Les profondeurs de notre globe... Insoupç onné es, n'est‑ ce pas? Je vois que monsieur Diotallevi est fasciné par ces caractè res hé braï ques du Traicté des Chiffres de Vigenè re. Voyez alors ceci: c'est la premiè re é dition de la Kabbala Denudata de Knorr Christian von Rosenroth. Vous ê tes sû rement au courant, ensuite le livre fut traduit, partiellement et mal, et divulgué en anglais au dé but de ce siè cle par ce scé lé rat de McGregor Mathers... Vous devez savoir quelque chose sur ce scandaleux conventicule qui tant fascina les esthè tes britanniques, la Golden Dawn. D'une pareille bande de falsificateurs de documents initiatiques, il ne pouvait que naî tre une sé rie de dé gé né rations sans fin, depuis la Stella Matutina jusqu'aux é glises sataniques d'Aleister Crowley, qui é voquait les dé mons pour obtenir les grâ ces de certains gentilshommes fidè les au vice anglais. Si vous saviez, mes chers amis, combien de personnes douteuses, et c'est peu dire, il faut rencontrer quand on se consacre à ces é tudes, vous le verrez vous‑ mê mes si vous commencez à publier dans ce domaine‑ là. » Belbo saisit la perche que lui tendait Agliè pour entrer dans le vif du sujet. Il lui dit que les é ditions Garamond dé siraient publier chaque anné e quelques livres de caractè re, dit‑ il, é soté rique. « Oh, é soté rique, sourit Agliè, et Belbo rougit. – Disons... hermé tique? – Oh, hermé tique, sourit Agliè. – Bon, dit Belbo, j'utilise sans doute des termes erroné s, mais vous comprenez certainement le genre. – Oh, sourit encore Agliè, il n'y a pas de genre. C'est le savoir. Ce que vous voulez, mes chers amis, c'est publier un é ventail du savoir non dé gé né ré. Ce ne sera peut‑ ê tre pour vous qu'un choix é ditorial, mais si je dois m'en occuper ce sera pour moi une recherche de vé rité, une queste du Graal. » Belbo l'avertit que, comme le pê cheur jette son filet et peut ramener aussi des coquilles vides et des sacs de plastique, chez Garamond arriveraient de nombreux manuscrits d'un sé rieux discutable, et on cherchait un lecteur sé vè re qui triâ t le bon grain de l'ivraie, mais qui signalerait aussi les histoires bizarres car une maison d'é dition amie appré cierait qu'on dé tournâ t vers elle des auteurs d'une moindre dignité... Naturellement, il s'agissait d'é tablir aussi des honoraires dignes de ce travail. « Grâ ce au ciel, je suis ce qu'on appelle un rentier. Un rentier curieux et mê me avisé. Il me suffit, dans le cours de mes explorations, de trouver un autre exemplaire du Khunrath, ou une autre belle salamandre embaumé e, ou une corne de narval (que j'aurais honte de possé der dans ma collection, mais que le tré sor de Vienne va jusqu'à exhiber comme corne de licorne), et je gagne avec une brè ve et agré able transaction plus que vous ne pourriez me donner en dix ans de consultation. Je verrai vos manuscrits dans un esprit d'humilité. Je suis convaincu que mê me dans le texte le plus dé solant, je dé couvrirai une é tincelle, sinon de vé rité, du moins de mensonge insolite, et souvent les extrê mes se touchent. Je ne m'ennuierai que sur‑ l'é vidence, et pour cet ennui vous me dé dommagerez. Selon l'ennui que j'é prouverai, je me limiterai à communiquer en fin d'anné e une courte note, que je contiendrai dans les limites du symbolique. Si vous la jugez excessive, vous m'enverrez une caissette de vins de crus pré cieux. » Belbo restait perplexe. Il é tait habitué à traiter avec des conseillers geignards et affamé s. Il ouvrit la serviette qu'il avait apporté e avec lui et en tira un volumineux manuscrit dactylographié. « Je ne voudrais pas que vous vous fassiez des idé es trop optimistes. Voyez par exemple ceci, qui me semble typique de la moyenne. » Agliè feuilleta le manuscrit: « La langue secrè te des Pyramides... Voyons voir la table des matiè res... Le Pyramidion... Mort de Lord Carnavon... Le té moignage d'Hé rodote... » Il le referma. « Vous l'avez lu tous les trois? – Moi, rapidement, ces jours derniers », fit Belbo. Il lui restitua l'objet. « Voilà, vous voudrez bien me dire si mon ré sumé est correct. » Il s'assit derriè re son bureau, mit la main dans la poche de son gilet, en sortit la boî te à pilules que j'avais dé jà vue au Bré sil, la tourna et retourna entre ses doigts fins et fuselé s qui, il y a un instant, caressaient ses livres ché ris, leva les yeux vers les dé corations du plafond, et me donna l'impression de ré citer un texte qu'il connaissait depuis longtemps. « L'auteur de ce livre devrait rappeler que Piazzi Smyth dé couvre les mesures sacré es et é soté riques des pyramides en 1864. Permettez‑ moi de citer seulement par nombres entiers, à mon â ge la mé moire commence à faire dé faut... Il est singulier que leur base soit un carré dont le cô té mesure 232 mè tres. A l'origine la hauteur é tait de 148 mè tres. Si nous traduisons en coudé es sacré es é gyptiennes, nous avons une base de 366 coudé es, c'est‑ à ‑ dire le nombre de jours d'une anné e bissextile. Pour Piazzi Smyth, la hauteur multiplié e par 10 à la puissance neuf donne la distance Terre‑ Soleil: 148 millions de kilomè tres. Une bonne approximation pour ces temps‑ là, vu qu'aujourd'hui la distance calculé e est de 149 millions et demi de kilomè tres, et il n'est pas dit qu'ils aient raison, les modernes. La base divisé e par la largeur d'une des pierres donne 365. Le pé rimè tre de la base est de 931 mè tres. Que l'on divise par le double de la hauteur et on a 3, 14, le nombre π. Splendide, n'est‑ ce pas? » Belbo souriait, embarrassé. « Impossible! Dites‑ moi comment vous faites pour... – Ne coupe pas la parole à monsieur le comte, Jacopo », dit, empressé, Diotallevi. Agliè le remercia d'un sourire poli. Il parlait en laissant errer son regard au plafond, mais il me sembla que son inspection n'é tait ni oiseuse ni fortuite. Ses yeux suivaient une piste, comme s'ils lisaient dans les images ce qu'il feignait d'exhumer de sa mé moire.
– 48 – Or, du sommet à la base, les mesures de la Grande Pyramide, en pouces é gyptiens, sont de 161000 000. Combien d'â mes humaines ont vé cu sur la terre depuis Adam jusqu'à ce jour? Une bonne approximation donnerait quelque chose entre 153 000 000 et 171000000. Piazzi SMYTH, Our Inheritance in the Great Pyramid, London, Isbister, 1880, p. 583. « J'imagine que votre essayiste soutient que la hauteur de la pyramide de Ché ops est é gale à la racine carré e du nombre donné par la surface de chacun des cô té s. Naturellement les mesures doivent ê tre prises en pieds, plus proches de la coudé e é gyptienne et hé braï que, et pas en mè tres, parce que le mè tre est une mesure abstraite inventé e dans les temps modernes. En pieds, la coudé e é gyptienne fait 1, 728. Et puis, si nous n'avons pas les hauteurs pré cises, nous pouvons nous en remettre au pyramidion, qui é tait la petite pyramide placé e au faî te de la grande pyramide pour en former la pointe. Or, prenez la hauteur du pyramidion, multipliez‑ la par la hauteur de la pyramide entiè re, multipliez le tout par dix à la puissance cinq et nous avons la longueur de la circonfé rence é quatoriale. Mais ce n'est pas tout: si vous prenez le pé rimè tre de la base et que vous le multipliez par vingt‑ quatre à la puissance trois divisé par deux, vous avez le rayon moyen de la terre. En outre, l'aire recouverte par la base de la pyramide multiplié e par quatre‑ vingt‑ seize par dix à la puissance huit fait cent quatre‑ vingt‑ seize millions huit cent dix mille milles carré s qui correspondent à la surface de la terre. C'est bien ç a? » Belbo aimait à manifester sa stupé faction, d'habitude, par une expression qu'il avait apprise à la ciné mathè que en voyant la version originale de Yankee Doodle Dandy, avec James Cagney: « I am flabbergasted! » Et c'est ce qu'il dit. D'é vidence, Agliè connaissait bien l'anglais familier aussi, car il ne parvint pas à cacher sa satisfaction, sans avoir honte de ce mouvement de vanité. « Mes chers amis, dit‑ il, quand un monsieur, dont j'ignore le nom, concocte une compilation sur le mystè re des pyramides, il ne peut dé sormais dire que ce que savent mê me les enfants. J'eusse é té é tonné qu'il eû t dit quelque chose de neuf. – Donc, hé sita Belbo, ce monsieur é nonce simplement des vé rité s é tablies. – Des vé rité s? rit Agliè, en nous ouvrant de nouveau la boî te de ses cigares tordus et dé licieux. Quid est veritas, comme disait une connaissance à moi d'il y a tant et tant d'anné es. Il s'agit en partie d'une accumulation de sottises. Pour commencer, si on divise la base exacte de la pyramide par le double exact de la hauteur, en calculant jusqu'aux dé cimales, on n'a pas le nombre π, mais bien 3, 1417254. Petite diffé rence, mais qui a son importance. Par ailleurs, un disciple de Piazzi Smyth, Flinders Petrie, qui fut aussi le mesureur de Stonehenge, dit avoir surpris un jour son maî tre en train de limer, pour ajuster ses comptes, les saillies granitiques de l'antichambre royale... Ragots, peut‑ ê tre, mais Piazzi Smyth n'é tait pas homme à inspirer confiance, il suffisait de voir comment il faisait son noeud de cravate. Toutefois, au milieu de tant de sottises, il y a aussi d'incontestables vé rité s. Messieurs, voulez‑ vous me suivre à la fenê tre? » Il ouvrit tout grands et thé â tralement les battants, nous invita à venir voir et nous montra, au loin, à l'angle de la ruelle et des avenues, un petit kiosque de bois où se vendaient probablement les billets de la loterie de Merano. « Messieurs, dit‑ il, je vous invite à aller mesurer ce kiosque. Vous verrez que la longueur de l'é ventaire est de 149 centimè tres, c'est‑ à ‑ dire un cent‑ milliardiè me de la distance Terre‑ Soleil. La hauteur posté rieure divisé e par la largeur de l'ouverture fait 176: 56 = 3, 14. La hauteur anté rieure est de 19 dé cimè tres, c'est‑ à ‑ dire é gale au nombre d'anné es du cycle lunaire grec. La somme des hauteurs des deux arê tes anté rieures et des deux arê tes posté rieures fait 190 x 2 + 176 x 2 = 732, qui est la date de la victoire de Poitiers. L'é paisseur de l'é ventaire est de 3, 10 centimè tres et la largeur de l'encadrement de l'ouverture de 8, 8 centimè tres. En remplaç ant les nombres entiers par la lettre alphabé tique correspondante, nous aurons C10 H8, qui est la formule de la naphtaline. – Fantastique, dis‑ je, vous avez essayé ? – Non, dit Agliè. Un certain Jean‑ Pierre Adam l'a fait sur un autre kiosque. J'imagine que tous les kiosques de la loterie ont plus ou moins les mê mes dimensions. Avec les nombres on peut faire ce qu'on veut. Si j'ai le nombre sacré 9 et que je veux obtenir 1314, date du bû cher de Jacques de Molay – date chè re entre toutes, pour qui, comme moi, se dé clare fidè le à la tradition chevaleresque templiè re – comment fais‑ je? Je le multiplie par 146, date fatidique de la destruction de Carthage. Comment suis‑ je arrivé à ce ré sultat? J'ai divisé 1314 par deux, par trois, et cetera, tant que je n'ai pas trouvé une date satisfaisante. J'aurais tout aussi bien pu diviser 1314 par 6, 28, le double de 3, 14, et j'eusse obtenu 209. Eh bien, c'est l'anné e où Attale 1er de Pergame entre dans la ligue antimacé donienne. Satisfaits? – Vous ne croyez donc à aucun genre de numé rologie? dit, dé ç u, Diotallevi. – Moi? J'y crois dur comme fer, je crois que l'univers est un concert admirable de correspondances numé riques et que la lecture du nombre, et son interpré tation symbolique, sont une voie de connaissance privilé gié e. Mais si le monde, infé rieur et supé rieur, est un systè me de correspondances où tout se tient, il est naturel que kiosque et pyramide, l'un et l'autre œ uvre humaine, aient inconsciemment reproduit dans leur structure les harmonies du cosmos. Ces pré tendus pyramidologues dé couvrent avec des moyens incroyablement compliqué s une vé rité liné aire, et bien plus ancienne, et dé jà connue. C'est la logique de la recherche et de la dé couverte qui est perverse, parce que c'est la logique de la science. La logique de la sapience n'a pas besoin de dé couvertes, parce qu'elle sait dé jà. Pourquoi doit‑ on dé montrer ce qui ne pourrait ê tre autrement? Si secret il y a, il est bien plus profond. Vos auteurs restent simplement à la surface. J'imagine que celui‑ ci rapporte toutes les fables sur les É gyptiens qui connaissaient l'é lectricité... – Je ne vous demande pas comment vous avez fait pour deviner. – Vous voyez? Ils se contentent de l'é lectricité, comme n'importe quel ingé nieur Marconi. L'hypothè se de la radioactivité serait moins pué rile. C'est une inté ressante conjecture qui, à la diffé rence de l'hypothè se é lectrique, expliquerait la malé diction proclamé e de Toutankhamon. Comment ont fait les É gyptiens pour soulever les blocs de pierre des pyramides? On é lè ve ces rocs au moyen de secousses é lectriques, on les fait voler avec la fission nuclé aire? Les É gyptiens avaient trouvé la maniè re d'é liminer la force de gravité, et ils possé daient le secret de la lé vitation. Une autre forme d'é nergie... On sait que les prê tres chaldé ens actionnaient des machines sacré es par l'intermé diaire de purs sons, et que les prê tres de Karnak et de Thè bes pouvaient faire ouvrir grandes les portes d'un temple avec le son de leur voix – et à quoi d'autre se ré fè re, ré flé chissez, la lé gende de Sé same ouvre‑ toi? – Et alors? demanda Belbo. – C'est là que je vous attends, mon ami. É lectricité, radioactivité, é nergie atomique, le vrai initié sait que ce sont des mé taphores, des couvertures superficielles, des mensonges conventionnels, au mieux de piteux succé dané s de quelque force ancestrale, et oublié e, que l'initié cherche, et un jour connaî tra. Nous devrions peut‑ ê tre parler, et il hé sita un instant, des courants telluriques. – Comment? » demanda je ne sais plus lequel de nous trois. Agliè eut l'air dé ç u: « Vous voyez? J'espé rais dé jà que parmi vos postulants é tait apparu quelqu'un qui pouvait me dire quelque chose de plus inté ressant. Je m'aperç ois qu'il s'est fait tard. Bien, mes amis, engagement est pris, et le reste, c'é taient des divagations de vieil homme d'é tude. »
Tandis qu'il nous tendait la main, le valet de chambre entra et lui murmura quelque chose à l'oreille. « Oh, cette chè re amie, dit Agliè, j'avais oublié. Faites‑ la attendre une minute... non, pas dans le salon, dans le boudoir turc. » La chè re amie devait avoir une certaine familiarité avec la maison car elle se trouvait dé jà sur le seuil du cabinet de travail, et, sans mê me nous regarder dans la pé nombre du jour touchant dé sormais à sa fin, elle se dirigeait, sû re d'elle, vers Agliè, lui caressait le visage avec coquetterie et lui disait: « Simon, tu ne me feras pas faire antichambre! » C'é tait Lorenza Pellegrini. Agliè s'é carta lé gè rement, lui baisa la main, et lui dit en nous montrant: « Ma chè re, ma douce Sophia, vous savez que vous ê tes dans votre maison dans chaque maison que vous illuminez. Mais j'é tais en train de prendre congé de mes hô tes. » Lorenza s'aperç ut de notre pré sence et fit un joyeux signe de salut – il ne me souvient pas de l'avoir jamais vue surprise ou embarrassé e par quoi que ce fû t. « Oh, c'est super, dit‑ elle, vous aussi vous connaissez mon ami! Jacopo, ç a va. » (Elle ne demanda pas comment il allait, elle le dit. ) Je vis Belbo pâ lir. Nous saluâ mes; Agliè se dit heureux de cette connaissance commune. « Je considè re que notre commune amie est une des cré atures les plus pures que j'aie jamais eu la fortune de connaî tre. Dans sa fraî cheur elle incarne, permettez cette fantaisie d'un vieux savant, la Sophia exilé e sur cette terre. Mais ma douce Sophia, je n'ai pas pu vous avertir à temps, la soiré e promise a é té retardé e de quelques semaines. J'en suis dé solé. – Peu importe, dit Lorenza, j'attendrai. Vous allez au bar, vous? nous demanda‑ t‑ elle, ou plutô t nous intima‑ t‑ elle. Bien, moi je reste ici une demi‑ heure, je veux que Simon me donne un de ses é lixirs, vous devriez les essayer, mais il dit qu'ils ne sont que pour les é lus. Ensuite, je vous rejoins. » Agliè sourit de l'air d'un oncle indulgent, la fit asseoir, nous accompagna vers la sortie.
Nous nous retrouvâ mes dans la rue et nous dirigeâ mes vers chez Pilade, avec ma voiture. Belbo é tait muet. Nous ne dî mes mot pendant tout le trajet. Mais au comptoir, il fallait rompre le charme. « Je ne voudrais pas vous avoir conduits entre les mains d'un fou, dis‑ je. – Non, dit Belbo. L'homme est pé né trant, et subtil. Seulement, il vit dans un monde diffé rent du nô tre. » Puis il ajouta, té né breux: « Ou presque. »
– 49 – La Traditio Templi postule de par elle‑ mê me la tradition d'une chevalerie templiè re, chevalerie spirituelle et initiatique...
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