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Grades du Rite Antique et Primitif de Memphis‑ Misraï m.

Manuzio é tait une maison d'é dition par ACA.

Un ACA, dans le jargon Manuzio, é tait – mais pourquoi est‑ ce que j'utilise l'imparfait? les ACA existent encore, là ‑ bas tout continue comme si de rien n'é tait, c'est moi qui dé sormais projette tout dans un passé terriblement anté rieur, car ce qui est arrivé l'autre soir a marqué comme une dé chirure dans le temps, dans la nef de Saint‑ Martin‑ des‑ Champs l'ordre des siè cles a é té bouleversé... ou peut‑ ê tre est‑ ce parce que tout d'un coup, depuis l'autre soir, j'ai vieilli de plusieurs dé cennies, ou que la crainte qu'Eux me rejoignent me fait parler comme si dé sormais j'é tablissais la chronique d'un empire é croulé, allongé dans le balneum, les veines coupé es, en attendant de me noyer dans mon sang...

Un ACA est un Auteur à Compte d'Auteur et Manuzio est une de ces entreprises que, dans les pays anglo‑ saxons, on appelle « vanity press ». Chiffre d'affaires trè s é levé, dé penses de gestion nulles. Garamond, madame Grazia, le comptable dit aussi directeur administratif dans le cagibi du fond, et Luciano, l'expé ditionnaire mutilé, dans le vaste magasin du sous‑ sol.

« Je n'ai jamais compris comment Luciano ré ussit à empaqueter les livres avec un seul bras, m'avait dit Belbo, je crois qu'il s'aide de ses dents. D'ailleurs, il n'empaquette pas grand‑ chose: les expé ditionnaires des maisons d'é dition normales expé dient des livres aux libraires alors que Luciano n'expé die des livres qu'aux auteurs. Les é ditions Manuzio ne s'inté ressent pas aux lecteurs... L'important, dit monsieur Garamond, c'est que les auteurs ne nous trahissent pas, sans lecteurs on peut survivre. »

Belbo admirait monsieur Garamond. Il le voyait investi d'une force qui lui avait é té refusé e à lui.

Le systè me Manuzio é tait trè s simple. Peu d'annonces dans les quotidiens locaux, les revues professionnelles, les publications litté raires de province, surtout celles qui ne durent que quelques numé ros. Des espaces publicitaires de moyenne grandeur, avec photo de l'auteur et deux ou trois lignes incisives: « une trè s haute voix de notre poé sie », ou bien « la nouvelle gageure romanesque de l'auteur de Floriana et ses sœ urs ».

« C'est alors que le filet est tendu, expliquait Belbo, et les ACA y tombent par grappes, si dans un filet on peut tomber par grappes, mais la mé taphore incongrue est typique des auteurs de Manuzio et j'en ai pris la coquetterie, excusez‑ moi.

– Et puis?

– Prenez le cas de De Gubernatis. Dans un mois, tandis que dé jà notre retraité macè re dans l'anxié té, un coup de fil de monsieur Garamond l'invite à dî ner avec quelques é crivains. Rendez‑ vous dans un restaurant russe, trè s fermé, sans enseigne à l'exté rieur: on appuie sur une sonnette et on dit son nom à un judas. Inté rieur luxueux, lumiè res diffuses, musiques slaves. Garamond serre la main au chef, tutoie les serveurs et renvoie les bouteilles parce que l'anné e ne le convainc pas, ou bien il dit excuse‑ moi mon cher, mais ce n'est pas là le varé nikis qu'on mange en Lituanie. De Gubernatis est pré senté au commissaire X, tous les services aé roportuaires sous son contrô le, mais surtout l'inventeur, l'apô tre du Cosmorant, le langage pour la paix universelle, dont on discute à l'Unesco. Puis le professeur Y, fort tempé rament de narrateur, prix Petruzzellis della Gattina 1980, mais aussi un astre de la science mé dicale. Combien d'anné es a enseigné le professeur? Autres temps, alors oui, les é tudes é taient une chose sé rieuse. Et notre exquise poé tesse, l'aimable Odolinda Mezzofanti Sassabetti, l'auteur de Chastes palpitations, que vous avez dû lire, bien sû r. »

Belbo me confia qu'il s'é tait longtemps demandé pourquoi tous les ACA de sexe fé minin signaient avec deux patronymes, Lauretta Solimeni Calcanti, Dora Ardenzi Fiamma, Carolina Pastorelli Cefalù. Pourquoi les femmes é crivains importantes ont un seul patronyme sauf Ivy Compton‑ Burnett, et certaines pas mê me un patronyme, comme Colette, et une ACA s'appelle Odolinda Mezzofanti Sassabetti? Parce qu'un vé ritable é crivain é crit par amour de son œ uvre, et peu lui importe d'ê tre connu sous un pseudonyme, voir Nerval, tandis qu'un ACA veut ê tre reconnu par ses voisins, par les habitants de son quartier, et du quartier où il habitait avant. A l'homme, son nom suffit; pas à la femme parce qu'il y a ceux qui la connaissent sous son nom de jeune fille et ceux qui la connaissent en tant que femme marié e. C'est pour cela qu'elle utilise deux noms.

« Bref, soiré e dense d'expé riences intellectuelles. De Gubernatis aura l'impression de boire un cocktail de LSD. Il é coutera les cancans des commensaux, l'anecdote savoureuse sur le grand poè te notoirement impuissant, et qui mê me comme poè te ne vaut pas grand‑ chose, il jettera des regards brillants d'é motion sur la nouvelle é dition de l'Encyclopé die des Italiens Illustres que Garamond fera apparaî tre à l'improviste, en montrant la page au commissaire (vous avez vu, mon cher, vous aussi vous ê tes entré dans le Panthé on, oh, pure justice). »

Belbo m'avait montré l'encyclopé die. « Il y a une heure, je vous ai secoué les puces: mais personne n'est innocent. L'encyclopé die, c'est notre exclusivité, à Diotallevi et moi. Je vous jure cependant que ce n'est pas pour arrondir notre salaire. C'est une des choses les plus amusantes au monde, et chaque anné e il faut pré parer la nouvelle é dition mise à jour. La structure est plus ou moins de ce type: un article se ré fè re à un é crivain cé lè bre, un article à un ACA, et le problè me est de bien calibrer l'ordre alphabé tique, et de ne pas gaspiller de l'espace pour les é crivains cé lè bres. Voyez par exemple la lettre L. »

 

LAMPEDUSA, Giuseppe Tomasi di (1896‑ 1957). É crivain sicilien. Il a vé cu longtemps ignoré et devint cé lè bre aprè s sa mort pour son roman Le gué pard.

 

LAMPUSTRI, Adeodato (1919‑ ). É crivain, é ducateur, combattant (une mé daille de bronze en Afrique Orientale), penseur, romancier et poè te. Sa figure se dresse comme celle d'un gé ant dans la litté rature italienne de notre siè cle. Lampustri s'est ré vé lé dè s 1959 avec le premier volume d'une trilogie de grande envergure, Les frè res Carmassi, histoire dessiné e avec ré alisme cru et haut souffle poé tique d'une famille de pê cheurs de Lucanie. A cette œ uvre, qui fut distingué e en 1960 par le prix Petruzzellis della Gattina, s'ajoutè rent dans les anné es suivantes Les congé dié s bien remercié s et La panthè re aux yeux sans cils, qui peut‑ ê tre davantage que la premiè re œ uvre donnent la mesure de la vigueur é pique, de l'é tincelante imagination plastique, du souffle lyrique de cet incomparable artiste. Diligent fonctionnaire ministé riel, Lampustri est estimé dans son milieu comme une personne d'une impeccable inté grité, pè re et é poux exemplaire, trè s subtil orateur.

 

« De Gubernatis, expliqua Belbo, en viendra à dé sirer avoir sa place dans l'encyclopé die. Il l'avait toujours dit, que la cote des trè s cé lè bres é tait truqué e, une conspiration de critiques complaisants. Mais surtout il comprendra qu'il est entré dans une famille d'é crivains qui sont en mê me temps directeurs d'institutions publiques, cadres supé rieurs dans une banque, aristocrates, magistrats. D'un seul coup, il aura é largi le cercle de ses connaissances, et, s'il doit demander un service, il saura maintenant à qui s'adresser. Monsieur Garamond a le pouvoir de faire sortir De Gubernatis de sa province, de le projeter au sommet. Vers la fin du dî ner, Garamond lui dira à l'oreille de passer le lendemain matin chez lui.

– Et le lendemain matin il vient.

– Vous pouvez en jurer. Il passera une nuit sans sommeil en rê vant la grandeur de Adeodato Lampustri.

– Et puis?

– Puis, le lendemain matin, Garamond lui dira: hier soir je n'ai pas osé en parler pour ne pas humilier les autres, quelle chose sublime, je ne vous dis pas les rapports de lecture enthousiastes, je dirai plus, positifs, mais moi‑ mê me en personne j'ai passé une nuit sur vos pages. Livre pour prix litté raire. Grandiose, grandiose. Il reviendra à son bureau, frappera de la paume sur le manuscrit – maintenant froissé, usé par le regard amoureux d'au moins quatre lecteurs – froisser les manuscrits est la tâ che de madame Grazia – et il fixera l'ACA d'un air perplexe. Alors que faisons‑ nous? Alors que faisons‑ nous? demandera De Gubernatis. Et Garamond dira que sur la valeur de l'œ uvre il n'y a pas à discuter une seconde, mais qu'il est clair que c'est une chose en avance sur notre temps, et quant aux exemplaires on n'ira pas au‑ delà des deux mille, deux mille cinq au maximum. Pour De Gubernatis, deux mille exemplaires suffiraient à couvrir toutes les personnes qu'il connaî t, l'ACA ne pense pas en termes plané taires, ou bien sa planè te est faite de visages connus, de camarades d'é cole, de directeurs de banque, de collè gues enseignants du mê me collè ge, de colonels à la retraite. Toutes personnes que l'ACA veut faire entrer dans son monde poé tique, y compris ceux qui ne voudraient pas, comme le charcutier ou le pré fet... Devant le risque que Garamond se ré tracte, aprè s que tout le monde chez lui, dans son gros bourg, au bureau, sait qu'il a pré senté son manuscrit à un grand é diteur de Milan, De Gubernatis alignera des chiffres. Il pourrait vider son compte en banque, faire un emprunt à son employeur, demander un prê t, vendre ses rares bons du Tré sor, Paris vaut bien une messe. Il offre timidement de participer aux frais. Garamond se montrera troublé, ce n'est pas l'usage chez Manuzio, et puis allez – affaire conclue, vous m'avez convaincu, au fond Proust et Joyce ont dû se plier à la dure né cessité, les coû ts sont de tant, nous en imprimons deux mille exemplaires pour le moment, mais le contrat sera pour un maximum de dix mille. Calculez que deux cents exemplaires vous reviennent, en hommage, pour les envoyer à qui vous voulez, deux cents sont pour le service de presse parce que nous voulons faire un battage digne de l'Angé lique des Golon, et nous en distribuons mille six cents dans les librairies. Et sur ces exemplaires, vous le comprenez, aucun droit pour vous, mais si le livre marche, nous ré imprimons et là vous avez le douze pour cent. »

Par la suite, j'avais vu le contrat type que De Gubernatis, dé sormais en plein trip poé tique, devait signer sans mê me le lire, tandis que l'administrateur se plaindrait que monsieur Garamond avait mis trop bas la barre des frais. Dix pages de clauses en corps 8, traductions é trangè res, droits annexes, adaptations pour le thé â tre, la radio et le ciné ma, é ditions pour les aveugles, en braille, cession du ré sumé au Reader's Digest, garanties en cas de procè s en diffamation, droit de l'auteur d'approuver les changements de conseillers d'é dition, compé tence du tribunal de Milan en cas de litige... L'ACA devait arriver é puisé, l'œ il maintenant perdu dans des rê ves de gloire, aux clauses dé lé tè res, où il est dit que le livre est tiré au maximum à dix mille sans que soit mentionné e une quantité minimum, que la somme à payer n'est pas lié e aux exemplaires tiré s, dont il n'a é té qu'oralement question, et surtout que dans un an l'é diteur a le droit d'envoyer au pilon les invendus, à moins que l'auteur ne les reprenne à la moitié du prix de couverture. Signature.

Le lancement devait ê tre satrapique. Communiqué de presse de dix pages, avec biographie et essai critique. Aucune pudeur, aussi bien dans les ré dactions des journaux on le jetterait au panier. Impression effective: mille exemplaires en feuillets volants dont seulement trois cent cinquante relié s. Deux cents à l'auteur, une cinquantaine à des librairies secondaires et ré unies en consortium, cinquante aux revues de province, une trentaine aux journaux pour conjurer le mauvais sort, au cas où il leur resterait une ligne dans la rubrique des livres reç us. Leur exemplaire, ils l'enverraient en cadeau aux hô pitaux ou aux prisons – et on comprend pourquoi les premiers ne gué rissent pas et les secondes ne rachè tent pas.

Dans le courant de l'é té arriverait le prix Petruzzellis della Gattina, cré ature de Garamond. Coû t total: gî te et couvert pour le jury, deux jours, et Nike de Samothrace en vermeil. Té lé grammes de fé licitations des auteurs Manuzio.

Viendrait enfin l'heure de vé rité, un an et demi aprè s. Garamond lui é crirait: Mon cher ami, je l'avais pré vu, vous ê tes sorti avec cinquante ans d'avance. Des recensions, vous avez vu, à la pelle, prix et applaudissements de la critique, ç a va sans dire. Mais fort peu d'exemplaires vendus, le public n'est pas prê t. Nous sommes contraints de dé sencombrer le magasin, selon les termes du contrat (ci‑ inclus). Ou au pilon, ou vous les achetez à la moitié du prix de couverture, comme vous en avez le privilè ge.

De Gubernatis devient fou de douleur, ses parents le consolent, les gens ne te comprennent pas, pour sû r si tu faisais partie de leur clan, si tu refilais des dessous‑ de‑ table, à cette heure mê me le Corriere t'aurait fait un article, tout ç a c'est une mafia, faut ré sister. Des exemplaires en hommage, il n'en reste plus que cinq, et il y a encore tant de personnes importantes à enrichir spirituellement, tu ne peux permettre que ton œ uvre aille au pilon pour faire du papier hygié nique, voyons combien on peut gratter, ce sont des sous bien dé pensé s, on ne vit qu'une fois, disons qu'on peut en acheter cinq cents exemplaires et pour le reste sic transit gloria mundi.

Chez Manuzio 650 exemplaires sont resté s, en feuillets volants; monsieur Garamond en relie 500 et les envoie contre remboursement. Bilan: l'auteur a payé gé né reusement les coû ts de production de 2 000 exemplaires, les é ditions Manuzio en ont imprimé 1000 et en ont relié 850, dont 500 ont é té payé s une seconde fois. Une cinquantaine d'auteurs par an, et les é ditions Manuzio arrê tent toujours leur bilan avec de fortes sommes porté es à l'actif.

Et sans remords: elles distribuent du bonheur.

 

– 40 –

Les lâ ches meurent maintes fois avant de mourir.

SHAKESPEARE, Julius Caesar, II, 2

J'avais toujours perç u une contradiction entre le dé vouement avec lequel Belbo travaillait sur ses respectables auteurs Garamond, cherchant à en tirer des livres dont il fû t fier, et la piraterie avec laquelle non seulement il collaborait à circonvenir les pauvres types des é ditions Manuzio, mais envoyait via Gualdi ceux qu'il jugeait impré sentables chez Garamond – comme je l'avais vu essayer de le faire avec le colonel Ardenti.

Je m'é tais souvent demandé, en travaillant avec lui, pourquoi il acceptait cette situation. Pas pour de l'argent, je crois. Il connaissait suffisamment bien son mé tier pour trouver un travail mieux payé.

J'avais cru pendant longtemps qu'il le faisait parce qu'il pouvait ainsi parfaire ses é tudes sur la bê tise humaine, et d'un observatoire exemplaire. Ce qu'il appelait stupidité, le paralogisme imprenable, l'insidieux dé lire dé guisé en argumentation impeccable, le fascinait – et il ne faisait que le ré pé ter. Mais c'é tait là aussi un masque. C'é tait Diotallevi qui s'y trouvait par jeu, peut‑ ê tre dans l'espoir qu'un livre Manuzio, un jour, lui offrirait une combinaison iné dite de la Torah. Et par jeu, par pur divertissement, et moquerie, et curiosité, je m'y é tais trouvé moi, surtout aprè s que Garamond avait lancé le Projet Hermè s.

Pour Belbo, l'histoire é tait diffé rente. Je ne m'en suis clairement rendu compte qu'aprè s avoir fouillé dans ses files.

 

 

FILENAME: VENGEANCE TERRIBLE VENGEANCE  

Elle arrive comme ç a. Mê me s'il y a des gens au bureau, elle me saisit par le col de ma veste, tend son visage et me donne un baiser. Comme dans la chanson des anné es soixante: Anna qui pour donner un baiser se met sur la pointe des pieds. Elle le fait comme si elle jouait au flipper.

Elle le sait que ç a me gê ne. Mais elle m'exhibe.

Elle ne ment jamais.

– Je t'aime.

– On se voit dimanche?

– Non, je passe le week‑ end avec un ami...

– Une amie, tu veux dire.

– Non, un ami, tu le connais, c'est celui qui é tait au bar avec moi l'autre semaine. J'ai promis, tu ne veux pas que je fasse marche arriè re?

– Ne fais pas marche arriè re, mais ne viens pas me faire... Je t'en prie, je dois recevoir un auteur.

– Un gé nie à lancer?

– Un misé rable à dé truire.

Un misé rable à dé truire.

J'é tais venu te chercher chez Pilade. Tu n'y é tais pas. Je t'ai longuement attendue, puis j'y suis allé tout seul, sinon j'aurais trouvé la galerie fermé e. J'ai fait semblant de regarder les tableaux – aussi bien l'art est mort depuis les temps de Hö lderlin, me dit‑ on. J'ai mis vingt minutes pour dé nicher le restaurant, parce que les galeristes choisissent toujours ceux qui deviendront cé lè bres seulement le mois d'aprè s.

Tu é tais là, au milieu des tê tes habituelles, et tu avais auprè s de toi l'homme à la cicatrice. Tu n'as pas eu un instant de trouble. Tu m'as regardé avec complicité et – comment fais‑ tu, en mê me temps? – une pointe de dé fi, comme pour dire: et alors? L'intrus à la cicatrice m'a dé visagé comme un intrus. Les autres, au courant de tout, en attente. J'aurais dû trouver un pré texte pour chercher querelle. Je m'en serais bien tiré, mê me si c'é tait lui qui m'avait flanqué une raclé e. Ils savaient tous que tu é tais là avec lui pour me provoquer moi. Que j'eusse provoqué ou non, mon rô le é tait assigné. De toute faç on, je me donnais en spectacle.

Spectacle pour spectacle, j'ai choisi la comé die lé gè re, j'ai pris part avec amabilité à la conversation, en espé rant que quelqu'un admire mon self‑ control.

L'unique à m'admirer, c'é tait moi.

On est lâ che quand on se sent lâ che.

Le vengeur masqué. Comme Clark Kent je prends soin des jeunes gé nies incompris et comme Superman je punis les vieux gé nies justement incompris. Je collabore à l'exploitation de ceux qui n'ont pas eu mon courage, et n'ont pas su se limiter au rô le de spectateur.

Possible? Passer sa vie à punir ceux qui ne sauront jamais qu'ils ont é té punis? Tu as voulu devenir Homè re? Tiens, mendigot, et crois‑ y.

Je hais qui tente de me vendre une illusion de passion.

 

– 41 –

Si nous nous remé morons que Daath est situé au Point où l'Abî me sé pare le Pilier du Milieu, que sur ce Pilier du Milieu existe le Sentier de la Flè che... que là aussi gî t Kundalinî, nous voyons qu'en Daath est contenu le mystè re de la gé né ration et de la ré gé né ration, la clef de la manifestation de toutes choses, par leur diffé renciation en Paires d'Opposé s et leur Union dans le Troisiè me Terme.

Dion FORTUNE, The mystical Qabalah, London, Fraternity of the Inner Light, 1957, 7. 19.

Quoi qu'il en fû t, je ne devais pas m'occuper des é ditions Manuzio, mais de la merveilleuse aventure des mé taux. Je commenç ai mes explorations des bibliothè ques milanaises. Je partais des manuels, j'en fichais la bibliographie, et de là je remontais aux originaux plus ou moins anciens, où je pouvais trouver des illustrations dé centes. Il n'y a rien de pire que d'illustrer un chapitre sur les voyages spatiaux avec une photo de la derniè re sonde amé ricaine. Monsieur Garamond m'avait appris qu'au minimum il faut un ange de Gustave Doré.

Je fis une moisson de reproductions curieuses, mais elles n'é taient pas suffisantes. Quand on pré pare un livre illustré, pour choisir une bonne image il faut en é carter au moins dix autres.

J'obtins la permission de me rendre à Paris, pour quatre jours. Bien peu pour faire le tour de toutes les archives. J'é tais parti avec Lia, j'é tais arrivé un jeudi et mon train de retour é tait ré servé pour le lundi soir. Je commis l'erreur de programmer le Conservatoire pour le lundi, et le lundi je dé couvris que le Conservatoire restait fermé pré cisé ment ce jour‑ là. Trop tard, je m'en revins Gros‑ Jean comme devant.

Belbo en fut contrarié, mais j'avais recueilli beaucoup de choses inté ressantes et nous les soumî mes à monsieur Garamond. Il feuilletait les reproductions que j'avais rapporté es, nombre desquelles en couleurs. Puis il regarda la facture et il é mit un sifflement: « Cher, cher. C'est une mission que la nô tre, on travaille pour la culture, ç a va sans dire, mais nous ne sommes pas la Croix‑ Rouge, je dirai plus, nous ne sommes pas l'Unicef. É tait‑ il bien né cessaire d'acheter tout ce maté riel? En somme, je vois ici un monsieur en caleç on avec des moustaches, on dirait d'Artagnan, entouré d'abracadabras et de capricornes, mais qu'est‑ ce que c'est, Mandrake?

– Origines de la mé decine. Influence du zodiaque sur les diffé rentes parties du corps, avec les herbes salutaires correspondantes. Et les miné raux, mé taux compris. Doctrine des signatures cosmiques. C'é taient les temps où les frontiè res entre magie et science é taient encore minces.

– Inté ressant. Mais ce frontispice, qu'est‑ ce qu'il dit? Philosophia Moysaica. Que vient faire Moï se ici, n'est‑ il pas trop primordial?

– C'est la dispute sur l'unguentum armarium, autrement dit sur le weapon salve. Des mé decins illustres discutent pendant cinquante ans pour savoir si cet onguent, dont on enduirait l'arme qui a frappé, peut gué rir la blessure.

– Des histoires de fous. Et c'est de la science?

– Pas dans le sens où nous l'entendons nous. Mais ils discutaient de cette affaire car depuis peu on avait dé couvert les merveilles de l'aimant, et on avait acquis la conviction qu'il peut y avoir action à distance. Comme disait aussi la magie. Et alors, action à distance pour action à distance... Vous comprenez, ceux‑ là se trompent, mais Volta et Marconi ne se tromperont pas. Que sont é lectricité et radio sinon action à distance?

– Voyez‑ moi ç a, voyez‑ moi ç a. Fortiche, notre Casaubon. Science et magie qui vont bras dessus bras dessous, eh? Grande idé e. Et alors allons‑ y, enlevez‑ moi un peu de ces dynamos dé goû tantes, et mettez davantage de Mandrake. Quelques é vocations dé moniaques, je ne sais pas, sur fond or.

– Je ne voudrais pas exagé rer. Il s'agit de la merveilleuse aventure des mé taux. Les bizarreries sont les bienvenues seulement quand elles tombent à propos.

– La merveilleuse aventure des mé taux doit ê tre surtout l'histoire de ses erreurs. On met la belle bizarrerie et puis dans la lé gende on dit qu'elle est fausse. En attendant elle est là, et le lecteur se passionne parce qu'il voit que les grands hommes aussi dé raisonnaient comme lui. »

Je racontai une é trange expé rience que j'avais faite prè s de la Seine, pas trè s loin du quai Saint‑ Michel. J'é tais entré dans une librairie qui, dè s ses deux vitrines symé triques, cé lé brait sa schizophré nie. D'un cô té des ouvrages sur les computers et sur le futur de l'é lectronique, de l'autre rien que des sciences occultes. Mê me chose à l'inté rieur: Apple et Kabbale.

« Incroyable, dit Belbo.

– É vident, dit Diotallevi. Ou du moins, tu es le dernier qui devrait s'é tonner, Jacopo. Le monde des machines cherche à retrouver le secret de la cré ation: lettres et nombres. »

Garamond ne souffla mot. Il avait joint les mains, comme s'il priait, et gardait les yeux levé s au ciel. Puis il frappa ses paumes: « Tout ce que vous avez dit aujourd'hui me confirme dans une pensé e qui, depuis quelques jours... Mais chaque chose en son temps, je dois encore y ré flé chir. Allez donc de l'avant. Bravo, Casaubon, nous reverrons aussi votre contrat, vous ê tes un collaborateur pré cieux. Et mettez, mettez beaucoup de Kabbale et de computers. On fait les computers avec du silicium. Ou je me trompe?

– Mais le silicium n'est pas un mé tal, c'est un mé talloï de.

– Et vous voulez pinailler sur les dé sinences? Et encore quoi, rosa rosarum? Computers. Et Kabbale.

– Qui n'est pas un mé tal », insistai‑ je.

Il nous reconduisit à la porte. Sur le seuil il me dit: « Casaubon, l'é dition est un art, pas une science. Ne jouons pas les ré volutionnaires, le temps est passé. Mettez la Kabbale. Ah, à propos de votre note de frais, je me suis permis d'en dé falquer la couchette. Pas par avarice, j'espè re que vous m'en faites cré dit. Mais c'est que la recherche tire profit, comment dire, d'un certain esprit spartiate. Autrement, on n'y croit plus. »

 

Il nous reconvoqua quelques jours aprè s. Il avait dans son bureau, dit‑ il à Belbo, un visiteur qu'il dé sirait nous faire connaî tre.

Nous y allâ mes. Garamond s'entretenait avec un monsieur gras, à tê te de tapir, deux petites moustaches blondes sous un grand nez animal, et sans menton. Il me semblait le reconnaî tre, puis je me souvins, c'é tait le professeur Bramanti que j'avais é couté à Rio, le ré fé rendaire ou quel que fû t son titre, de cet ordre Rose‑ Croix.

« Le professeur Bramanti, dit Garamond, soutient que ce serait le moment, pour un é diteur avisé, et sensible au climat culturel de ces anné es, de mettre en route une collection de sciences occultes.

– Pour... les é ditions Manuzio, suggé ra Belbo.

– Et pour qui d'autre? fit avec un sourire rusé monsieur Garamond. Le professeur Bramanti qui, entre autres, m'a é té recommandé par un ami cher, le docteur De Amicis, l'auteur de ce splendide Chroniques du zodiaque, que nous avons publié cette anné e, dé plore que les collections é parses existantes en la matiè re – presque toujours l'œ uvre d'é diteurs dé pourvus de sé rieux et de fiabilité, notoirement superficiels, malhonnê tes, incorrects, je dirai plus, impré cis – ne rendent pas du tout justice à la richesse, à la profondeur de ce champ d'é tudes...



  

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