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– Si vous avez entendu ç a c'est parce que vous vouliez entendre ç a.

Puis il se tourna d'un autre cô té, dit qu'il faisait chaud, é baucha un air d'opé ra en agitant un gressin comme s'il dirigeait un orchestre lointain, bâ illa, se concentra sur une tarte à la crè me, et enfin, aprè s une nouvelle crise de mutisme, il demanda qu'on le reconduisî t à son hô tel.

Les autres me regardè rent comme quelqu'un qui a saboté un symposium d'où auraient pu sortir des Paroles dé finitives.

En vé rité j'avais entendu parler la Vé rité.

Je te té lé phonai. Tu é tais chez toi, et avec l'Autre. Je passai une nuit blanche. Tout é tait clair: je ne pouvais pas supporter que tu vives avec lui. Sandra n'y é tait pour rien.

Suivirent six mois dramatiques, où j'é tais sur tes talons, souffle sur le cou, pour fliquer ton mé nage, te disant que je te voulais toute à moi, et te persuadant que tu haï ssais l'Autre. Tu commenç as à te disputer avec l'Autre, l'Autre commenç a à devenir exigeant, jaloux, il ne sortait pas le soir, quand il se trouvait en voyage, il té lé phonait deux fois par jour, et en pleine nuit. Un soir il te gifla. Tu me demandas du fric parce que tu voulais t'enfuir, je rassemblai le peu que j'avais à la banque. Tu abandonnas la couche nuptiale, tu partis à la montagne avec quelques amis, sans laisser d'adresse. L'Autre me té lé phonait dé sespé ré, me demandant si je savais où tu é tais, moi je ne le savais pas, et j'avais l'air de mentir parce que tu lui avais dit que tu le quittais pour moi.

Lorsque tu revins, tu m'annonç as, radieuse, que tu lui avais é crit une lettre d'adieu. C'est alors que je me demandai ce qu'il adviendrait entre moi et Sandra, mais tu ne me laissas pas le temps de m'inquié ter. Tu me dis que tu avais connu un type, avec une cicatrice sur la joue et un appartement trè s bohè me. Tu irais vivre avec lui. – Tu ne m'aimes plus? – Au contraire, tu es le seul homme de ma vie, mais aprè s ce qui est arrivé j'ai besoin de vivre cette expé rience, ne sois pas pué ril, tâ che de me comprendre, au fond j'ai abandonné mon mari pour toi, laisse les gens vivre à leur rythme.

– A leur rythme? Tu es en train de me dire que tu t'en vas avec un autre.

– Tu es un intellectuel, et de gauche, ne te conduis pas comme un mafieux. A bientô t.

Je dois tout au docteur Wagner.

 

– 37 –

Quiconque ré flé chit sur quatre choses, mieux vaudrait qu'il ne soit jamais né : ce qui est dessus, ce qui est dessous, ce qui est avant et ce qui est aprè s.

Talmud, Hagigah 2. 1.

Je donnai signe de vie chez Garamond pré cisé ment le matin où ils installaient Aboulafia, alors que Belbo et Diotallevi se perdaient dans leur dissertation critique sur les noms de Dieu, et que Gudrun observait, soupç onneuse, les hommes qui inté graient cette nouvelle inquié tante pré sence au milieu des piles, de plus en plus poussié reuses, de manuscrits.

« Asseyez‑ vous, Casaubon, voici les projets de notre histoire des mé taux. » Nous restâ mes seuls, et Belbo me fit voir des tables des matiè res, des é bauches de chapitres, des maquettes de mise en page. Pour ma part, je devais lire les textes et trouver les illustrations. Je nommai quelques bibliothè ques milanaises qui me paraissaient bien fournies.

« Ç a ne suffira pas, dit Belbo. Il faudra visiter d'autres endroits. Par exemple, au musé e de la Science de Munich, il y a une photothè que merveilleuse. A Paris, il y a le Conservatoire des Arts et Mé tiers. Je voudrais y retourner moi aussi, si j'avais le temps.

– Il est beau?

– Inquié tant. Le triomphe de la machine dans une é glise gothique... » Il hé sita, remit en ordre des papiers sur sa table. Puis, comme craignant de donner une excessive importance à sa ré vé lation: « Il y a le Pendule, dit‑ il.

– Quel pendule?

– Le Pendule. Il s'appelle pendule de Foucault. »

Il m'expliqua le Pendule tel que je l'ai vu samedi – et tel je l'ai vu samedi sans doute parce que Belbo m'avait pré paré à cette vision. Sur le moment, je ne dus pas montrer un trop grand enthousiasme, et Belbo me regarda comme qui, devant la chapelle Sixtine, demande si c'est rien que ç a.

« C'est peut‑ ê tre l'atmosphè re de l'é glise, mais je vous assure qu'on é prouve une sensation trè s forte. L'idé e que tout s'é coule et que là seulement, en haut, existe l'unique point immobile de l'univers... Pour qui n'a pas la foi, c'est une faç on de retrouver Dieu, et sans mettre en question sa propre mé cré ance, parce qu'il s'agit d'un Pô le Né ant. Vous savez, pour les gens de ma gé né ration, qui ont avalé des dé sillusions au dé jeuner et au dî ner, ce peut ê tre ré confortant.

 

– La mienne, de gé né ration, a avalé plus de dé sillusions.

– Pré somptueux. Non, pour vous ç a n'a é té qu'une saison, vous avez chanté la Carmagnole et puis vous vous ê tes retrouvé s en Vendé e. Ç a passera vite. Pour nous ç 'a é té diffé rent. D'abord le fascisme, mê me si nous l'avons vé cu dans notre enfance, tel un roman d'aventures, mais les destins immortels é taient un point immobile. Ensuite, le point immobile de la Ré sistance, surtout pour ceux qui, comme moi, l'ont regardé e de l'exté rieur, et en ont fait un rite de vé gé tation, le retour du printemps, un é quinoxe, ou un solstice, je confonds toujours... Puis, pour certains, Dieu et pour d'autres la classe ouvriè re, et pour beaucoup les deux. Il é tait consolant pour un intellectuel de penser qu'il y avait l'ouvrier, beau, sain, fort, prê t à refaire le monde. Et puis, vous l'avez vu vous aussi, l'ouvrier existait encore, mais pas la classe. Ils ont dû l'assassiner en Hongrie. Et vous ê tes arrivé s vous. Pour vous, Casaubon, ç 'a é té naturel, peut‑ ê tre, et ç 'a é té une fê te. Pas pour ceux de mon â ge: c'é tait la reddition des comptes, le remords, le repentir, la ré gé né ration. Nous avions fait dé faut et vous arriviez à porter l'enthousiasme, le courage, l'autocritique. Pour nous qui avions alors trente‑ cinq ou quarante ans ç 'a é té un espoir, humiliant, mais un espoir. Nous devions redevenir comme vous, quitte à recommencer du dé but. Nous ne portions plus la cravate, nous jetions le trench‑ coat aux orties pour nous acheter un duffle‑ coat usé ; il en est qui ont dé missionné de leur travail pour ne pas servir les patrons... »

Il alluma une cigarette et feignit de feindre de la rancœ ur, pour se faire pardonner son abandon.

« Et vous avez cé dé sur tous les fronts. Nous, avec nos pè lerinages pé nitentiaux sur les lieux où les Allemands ont massacré antifascistes et juifs, nos catacombes Ardé atines, nous refusions d'inventer un slogan pour Coca‑ Cola, parce que nous é tions antifascistes. Nous nous contentions de quatre sous chez Garamond parce que le livre au moins est dé mocratique, lui. Et vous, à pré sent, pour vous venger des bourgeois que vous n'avez pas ré ussi à pendre, vous leur vendez vidé ocassettes et fanzines, les cré tinisez avec le zen l'entretien de la motocyclette. Vous nous avez imposé au prix de souscription votre exemplaire des pensé es de Mao et avec le fric vous ê tes allé s vous acheter des pé tards pour les fê tes de la nouvelle cré ativité. Sans honte. Nous, nous avons passé notre vie à avoir honte. Vous nous avez trompé s, vous ne repré sentiez aucune pureté, ce n'é tait qu'une poussé e d'acné juvé nile. Vous nous avez donné l'impression que nous é tions des vers parce que nous n'avions pas le courage d'affronter à visage dé couvert la gendarmerie bolivienne, et puis vous avez tiré dans le dos de malheureux qui passaient par les avenues. Il y a dix ans, il nous est arrivé de mentir pour vous sortir de prison, et vous, vous avez menti pour envoyer vos amis en prison. Voilà pourquoi j'aime cette machine: elle est stupide, elle ne croit pas, elle ne me fait pas croire, elle fait ce que je lui dis, stupide moi, stupide elle – ou lui. C'est un rapport honnê te.

– Moi...

– Vous, vous ê tes innocent, Casaubon. Vous avez fui au lieu de lancer des pierres, vous avez passé votre licence, vous n'avez pas tiré. Et pourtant, il y a quelques anné es, je me sentais soumis à un chantage exercé par vous aussi. Notez bien, rien de personnel. Des cycles gé né rationnels. Et quand j'ai vu le Pendule, l'anné e derniè re, j'ai tout compris.

– Tout quoi?

– Presque tout. Vous voyez, Casaubon, mê me le Pendule est un faux prophè te. Vous le regardez, vous croyez que c'est l'unique point immobile dans le cosmos, mais si vous le dé crochez de la voû te du Conservatoire et allez le suspendre dans un bordel, il marche aussi bien. Il y a d'autres pendules, l'un est à New York au palais de l'ONU, un autre à San Francisco au musé e de la Science, et qui sait combien d'autres encore. Le pendule de Foucault reste immobile avec la terre qui tourne sous lui en quelque endroit qu'il se trouve. Tout point de l'univers est un point immobile, il suffit d'y accrocher le Pendule.

– Dieu est en tout lieu?

– En un certain sens, oui. C'est pour cela que le Pendule me dé range. Il me promet l'infini, mais il me laisse à moi la responsabilité de dé cider où je veux l'avoir. Ainsi ne suffit‑ il pas d'adorer le Pendule là où il est, il faut prendre de nouveau une dé cision, et chercher le point le meilleur. Et pourtant...

– Et pourtant?

– Et pourtant – vous n'allez pas me prendre au sé rieux, n'est‑ ce pas Casaubon? Non, je peux ê tre tranquille, nous sommes des gens qui ne prennent pas au sé rieux... Et pourtant, disais‑ je, reste la sensation qu'un quidam dans sa vie a accroché le Pendule un peu partout, et qu'il n'a jamais marché, et que là ‑ bas, dans le Conservatoire, il marche si bien... Et si, dans l'univers, il y avait des points privilé gié s? Ici, au plafond de cette piè ce? Non, personne n'y croirait. Il faut l'atmosphè re. Je ne sais pas, peut‑ ê tre sommes‑ nous toujours en train de chercher le bon point, peut‑ ê tre est‑ il prè s de nous, mais nous ne le reconnaissons pas, et pour le reconnaî tre faudrait‑ il y croire... Bref, allons voir monsieur Garamond.

– Pour accrocher le Pendule?

– Ô sottise. Nous allons faire des choses sé rieuses. Pour vous payer j'ai besoin que le patron vous voie, vous touche, et dise si vous faites l'affaire. Venez vous faire toucher par le patron, son toucher gué rit des é crouelles. »

 

– 38 –

Maî tre Secret, Maî tre Parfait, Maî tre par Curiosité, Intendant des Bâ timents, Maî tre É lu des Neuf, Chevalier de Royale Arche de Salomon ou Maî tre de la Neuviè me Arche, Grand É cossais de la Voû te Sacré e, Chevalier d'Orient ou de l'É pé e, Prince de Jé rusalem, Chevalier d'Orient et d'Occident, Prince Chevalier de Rose‑ Croix et Chevalier de l'Aigle et du Pé lican, Grand Pontife ou Sublime É cossais de la Jé rusalem Cé leste, Vé né rable Grand Maî tre de Toutes les Loges ad Vitam, Chevalier Prussien et Patriarche Noachite, Chevalier de Royale Hache ou Prince du Liban, Prince du Tabernacle, Chevalier du Serpent d'Airain, Prince de Mercy ou de Grâ ce, Grand Commandeur du Temple, Chevalier du Soleil ou Prince Adepte, Chevalier de Saint‑ André d'É cosse ou Grand Maî tre de la Lumiè re, Grand É lu Chevalier Kadosh et Chevalier de l'Aigle Blanc et Noir.

Hauts grades de la Maç onnerie de Rite Ecossais Antique et Accepté.

Nous parcourû mes le couloir, montâ mes trois marches et passâ mes par une porte aux vitres dé polies. D'un seul coup nous entrâ mes dans un autre univers. Si les locaux que j'avais vus jusqu'à pré sent é taient sombres, poussié reux, lé preux, ceux‑ ci donnaient l'impression de la petite salle vip d'un aé roport. Musique diffuse, murs bleus, une salle d'attente confortable avec des meubles signé s, les murs orné s de photographies où on entrevoyait des messieurs à tê te de dé puté qui remettaient une Victoire ailé e à des messieurs à tê te de sé nateur. Sur une table basse, jeté es avec dé sinvolture, comme dans la salle d'attente d'un dentiste, quelques revues au papier glacé, L'Artifice Litté raire, L'Athanor Poé tique, La Rose et l'É pine, Parnasse Œ notrien, Le Vers Libre. Je ne les avais jamais vues en circulation, et je sus aprè s pourquoi: elles n'é taient distribué es qu'auprè s des clients des é ditions Manuzio.

Si d'abord j'avais cru ê tre entré dans la zone directoriale des é ditions Garamond, je dus aussitô t me raviser. Nous é tions dans les bureaux d'une autre maison d'é dition. Dans le hall des é ditions Garamond il y avait une petite vitrine sombre et ternie, contenant les derniers livres publié s; mais les livres Garamond é taient modestes, avec les pages encore à couper et une sobre couverture grisâ tre – ils devaient rappeler les é ditions universitaires franç aises, avec ce papier qui devenait jaune en peu d'anné es, de maniè re à suggé rer que l'auteur, surtout s'il é tait jeune, avait publié de longue date. Ici, il y avait une autre petite vitrine, é clairé e de l'inté rieur, qui accueillait les livres de la maison d'é dition Manuzio, certains ouverts sur des pages aé ré es: couvertures blanches, lé gè res, recouvertes de plastique transparent, trè s é lé gant, et un papier genre Japon avec de beaux caractè res bien nets.

Les collections Garamond avaient des noms sé rieux et mé ditatifs, tels É tudes Humanistes ou Philosophia. Les collections des é ditions Manuzio avaient des noms dé licats et poé tiques: La Fleur que je N'ai pas Cueillie (poé sie), La Terre Inconnue (fiction), L'Heure de l'Olé andre (publiait des titres du genre Journal d'une jeune fille malade), L'Ile de Pâ ques (il me sembla s'agir d'essais varié s), Nouvelle Atlantide (le dernier ouvrage publié é tait Kœ nigsberg Racheté eProlé gomè nes à toute mé taphysique future qui se pré senterait comme double systè me transcendantal et science du noumè ne phé nomé nal). Sur toutes les couvertures, la marque de la maison, un pé lican sous un palmier, avec la devise « J'ai ce que j'ai donné ».

Belbo fut vague et synthé tique: monsieur Garamond possé dait deux maisons d'é dition, voilà tout. Au cours des jours suivants, je me rendis compte que le passage entre les é ditions Garamond et les é ditions Manuzio é tait tout à fait privé et confidentiel. De fait, l'entré e officielle de Manuzio se trouvait dans la via Marchese Gualdi et dans la via Gualdi l'univers purulent de la via Sincero Renato laissait place à des faç ades propres, des trottoirs spacieux, des entré es avec ascenseur en aluminium. Personne n'aurait pu soupç onner qu'un appartement d'un vieil immeuble de la via Sincero Renato communiquâ t, grâ ce seulement à trois marches de dé nivellation, avec un immeuble de la via Gualdi. Pour obtenir l'autorisation, monsieur Garamond devait avoir fait des pieds et des mains, je crois qu'il avait demandé l'appui d'un de ses auteurs, fonctionnaire du gé nie civil.

Nous avions é té reç us tout de suite par madame Grazia, doucement matronale, foulard de marque et tailleur de la mê me couleur que les murs, qui nous avait introduits avec un sourire pré venant dans la salle de la mappemonde.

La salle n'é tait pas immense, mais elle rappelait le salon mussolinien du Palazzo Venezia, avec son globe terraqué à l'entré e, et le bureau d'acajou de monsieur Garamond là ‑ bas au fond, qui paraissait le regarder avec des jumelles renversé es. Garamond nous avait fait signe de nous approcher, et je m'é tais senti intimidé. Plus tard, à l'arrivé e de De Gubernatis, Garamond irait à sa rencontre, et ce geste de cordialité lui confé rerait encore plus de charisme parce que le visiteur le verrait lui d'abord qui traversait la salle, et puis il la traverserait au bras de l'hô te, et l'espace, presque par magie, redoublerait.

Garamond nous fit asseoir en face de son bureau, et il fut brusque et cordial. « Monsieur Belbo m'a dit grand bien de vous, monsieur Casaubon. Nous avons besoin de collaborateurs de valeur. Comme vous l'aurez compris, il ne s'agit pas d'un embauchage, nous ne pouvons nous le permettre. Vous serez ré tribué proportionnellement à votre assiduité, à votre dé vouement, si vous me permettez, parce que notre travail est une mission. »

Il me dit un chiffre forfaitaire fondé sur les heures de travail pré sumé es, qui, pour l'é poque, me sembla raisonnable.

« Parfait, cher Casaubon. » Il avait é liminé le « monsieur », du moment que j'é tais devenu un subordonné. « Cette histoire des mé taux doit devenir splendide, je dirais plus, trè s belle. Populaire, accessible, mais scientifique. Elle doit frapper l'imagination du lecteur, mais scientifiquement. Je vous donne un exemple. Je lis dans les premiè res esquisses qu'il existait cette sphè re, comment elle s'appelle, de Magdebourg, deux hé misphè res rapproché s dans lesquels on a fait le vide pneumatique. On leur attache deux paires de chevaux normands, une d'un cô té et une de l'autre, et tire d'un cô té et tire de l'autre, les deux hé misphè res ne se sé parent pas. Bien, ç a c'est une nouvelle scientifique. Mais vous, vous devez me la repé rer, au milieu de toutes les autres moins pittoresques. Et, une fois repé ré e, vous devez me trouver l'image, la fresque, l'huile, quelle qu'elle soit. D'é poque. Et puis nous la balanç ons en pleine page, en couleurs.

– Il existe une gravure, dis‑ je, je la connais.

– Vous voyez? Bravo. En pleine page, en couleurs

– Si c'est une gravure, elle sera en noir et blanc, dis‑ le.

– Oui? Trè s bien, alors en noir et blanc. L'exactitude est l'exactitude. Mais sur fond or, elle doit frapper le lecteur, elle doit le faire sentir pré sent, le jour où on a fait l'expé rience. C'est clair? Scientificité, ré alisme, passion. On peut se servir de la science et prendre le lecteur aux tripes. Y a‑ t‑ il quelque chose de plus thé â tral, de plus dramatique, que madame Curie qui rentre chez elle le soir et dans l'obscurité voit une lumiè re phosphorescente, mon Dieu que sera‑ ce donc... C'est l'hydrocarbure, la golconde, le phlogistique ou comment diable il s'appelait et voilà, Marie Curie a inventé les rayons X. Dramatiser. Dans le respect de la vé rité.

– Mais les rayons X font partie des mé taux? demandai‑ je.

– Le radium n'est pas un mé tal?

– Je crois que si.

– Et alors? Du point de vue des mé taux, on peut focaliser l'univers entier du savoir. Comment avons‑ nous dé cidé d'intituler le livre, Belbo?

– Nous pensions à une chose sé rieuse, comme Les mé taux et la culture maté rielle.

– Et sé rieuse elle doit l'ê tre. Mais avec ce rappel en plus, ce petit rien qui dit tout, voyons... Voilà, Histoire universelle des mé taux. Il y a aussi les Chinois?

– Les Chinois aussi.

– Et alors universelle. Ce n'est pas un truc publicitaire, c'est la vé rité. Mieux: La merveilleuse aventure des mé taux. »

Ce fut à ce moment‑ là que madame Grazia annonç a le commandeur De Gubernatis. Monsieur Garamond hé sita un instant, me regarda, dubitatif, Belbo lui fit un signe, comme pour lui dire que dé sormais il pouvait avoir confiance. Garamond donna l'ordre qu'on fî t entrer l'hô te et il alla à sa rencontre. De Gubernatis é tait en costume croisé, il avait une rosette à la boutonniè re, un stylo plume à la pochette, un quotidien replié dans la poche de sa veste, une serviette sous le bras.

« Cher commandeur, prenez place, notre trè s cher ami De Ambrosiis m'a parlé de vous, une vie passé e au service de l'É tat. Et une veine poé tique secrè te, n'est‑ ce pas? Faites, faites voir ce tré sor que vous tenez entre vos mains... Je vous pré sente deux de mes directeurs gé né raux. »

Il le fit asseoir devant le bureau encombré de manuscrits, et il caressa de ses mains vibrantes d'inté rê t la couverture de l'ouvrage qu'on lui pré sentait: « Ne dites rien, je sais tout. Vous venez de Vipiteno, grande et noble cité. Une vie dé dié e au service des Douanes. Et, dans le secret, jour aprè s jour, nuit aprè s nuit, ces pages agité es par le dé mon de la poé sie. La poé sie... Elle a brû lé la jeunesse de Sapho, et elle a nourri la canitie de Goethe... Pharmakon – disaient les Grecs – poison et mé decine. Naturellement, nous devrons la lire, cette vô tre cré ature; au minimum j'exige trois rapports de lecture, un interne et deux des conseillers exté rieurs (anonymes, je regrette, ce sont des personnes trè s exposé es), les é ditions Manuzio ne publient pas de livres qu'elles ne soient sû res de leur qualité, et la qualité, vous le savez mieux que moi, est une chose impalpable, il faut la dé couvrir avec un sixiè me sens, parfois un livre a des imperfections, des chevilles – mê me Svevo é crivait mal, je ne vous l'apprends pas – mais diantre, on sent une idé e, un rythme, une force. Je le sais, ne me le dites pas, à peine ai‑ je jeté un coup d'oeil sur l'incipit de vos pages que j'ai senti quelque chose, pourtant je ne veux pas ê tre le seul juge, quand bien mê me tant de fois – ô combien – les rapports de lecture é taient tiè des, mais moi je me suis obstiné car on ne peut condamner un auteur sans ê tre entré, comment dire, en syntonie avec lui, voici, par exemple, j'ouvre au hasard ce texte de votre plume et mes yeux tombent sur un vers, " comme en automne, le talus amaigri " – bien, je ne sais comment est le reste, mais je sens un souffle, je cueille une image, parfois on part ainsi avec un texte, une extase, un ravissement... Cela dit, cher ami, ah diantre, si l'on pouvait faire ce qu'on veut! Seulement l'é dition aussi est une industrie, la plus noble d'entre les industries, mais une industrie. Mais vous savez ce que coû te aujourd'hui la typographie, et le papier? Regardez, regardez dans le journal de ce matin, à combien est monté e la prime rate à Wall Street. Ç a ne nous concerne pas, dites‑ vous? Au contraire, ç a nous concerne. Vous savez qu'on nous taxe mê me le stock? Si je ne vends pas, ils me taxent les retours. Je paie mê me l'insuccè s, le calvaire du gé nie que les Philistins ne reconnaissent pas. Ce papier vé lin – permettez, il est trè s fin, et à ce que vous avez tapé le texte sur un papier aussi fin, on reconnaî t le poè te; n'importe quel filou se serait servi d'un papier extra‑ strong, pour é blouir l'œ il et confondre l'esprit, mais ç a c'est de la poé sie é crite avec le cœ ur, eh, les mots sont des pierres et ils bouleversent le monde – ce papier vé lin me coû te à moi comme du papier‑ monnaie. »

Le té lé phone sonna. Plus tard, j'apprendrais que Garamond avait appuyé sur un bouton placé sous son bureau, et que madame Grazia lui avait passé une communication bidon.

« Cher Maî tre! Comment? Merveilleux! Grande nouvelle, fê te carillonné e! Un nouveau livre de vous est un é vé nement. Comment donc, les é ditions Manuzio sont fiè res, é mues, je dirais plus, heureuses de vous compter au nombre de leurs auteurs. Vous avez vu ce qu'ont é crit les journaux sur votre dernier poè me é pique. De quoi avoir le Nobel. Hé las, vous ê tes en avance sur l'é poque. Nous avons peiné pour vendre trois mille exemplaires... »

Le commandeur De Gubernatis pâ lissait: trois mille exemplaires é taient pour lui un ré sultat inespé ré.

« Ils n'ont pas couvert les coû ts de production. Allez voir derriè re la porte vitré e combien j'ai de personnes dans la ré daction. Aujourd'hui, pour que j'amortisse le prix d'un livre, il faut que j'en distribue au moins dix mille exemplaires, et par chance pour beaucoup j'en vends mê me davantage, mais ce sont des é crivains, comment dire, avec une vocation diffé rente, Balzac é tait grand et il vendait ses livres comme des petits pains, Proust é tait aussi grand et il a publié à ses frais. Vous, vous finirez dans les anthologies scolaires mais pas dans les kiosques des gares, c'est arrivé aussi à Joyce, qui a publié à compte d'auteur, comme Proust. Des livres comme les vô tres, je peux m'en permettre un tous les deux ou trois ans. Donnez‑ moi trois anné es de temps... » Suivit une longue pause. Sur le visage de Garamond se peignit un douloureux embarras.

« Comment? A vos frais? Non, non, ce n'est pas pour la somme, la somme on peut la limiter... C'est que les é ditions Manuzio ne sont pas habitué es... Certes, vous le savez mieux que moi, Joyce et Proust aussi... Certes, je comprends... »

Autre pause tourmenté e. « D'accord, parlons‑ en. Moi j'ai é té sincè re, vous vous ê tes impatient, faisons ce qu'on appelle une joint venture, les Amé ricains le savent mieux que nous. Passez demain, et nous nous attellerons aux comptes... Mes respects et mon admiration. »

Garamond parut sortir d'un rê ve, et il se passa une main sur les yeux, puis il fit mine de se rappeler tout à coup la pré sence de son hô te. « Excusez‑ moi. C'é tait un É crivain, un vrai é crivain, sans doute un Grand. Et pourtant, justement pour ç a... Parfois on se sent humilié, en faisant ce mé tier. S'il n'y avait pas la vocation. Mais revenons à vous. Nous nous sommes tout dit, je vous é crirai, disons dans un mois. Votre texte reste ici, en de bonnes mains. »

Le commandeur De Gubernatis é tait sorti sans souffler mot. Il avait mis le pied dans les forges de la gloire.

 

– 39 –

Chevalier des Planisphè res, Prince du Zodiaque, Sublime Philosophe Hermé tique, Suprê me Commandeur des Astres, Sublime Pontife d'Isis, Prince de la Colline Sacré e, Philosophe de Samothrace, Titan du Caucase, Enfant de la Lyre d'Or, Chevalier du Vrai Phé nix, Chevalier du Sphinx, Sublime Sage du Labyrinthe, Prince Brahmane, Mystique Gardien du Sanctuaire, Grand Architecte de la Tour Mysté rieuse, Sublime Prince de la Courtine Sacré e, Interprè te des Hié roglyphes, Docteur Orphique, Gardien des Trois Feux, Gardien du Nom Incommunicable, Sublime Œ dipe des Grands Secrets, Pasteur Aimé de l'Oasis des Mystè res, Docteur du Feu Sacré, Chevalier du Triangle Lumineux.



  

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