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FILENAME : ABOU 18 страница



 

 

Je crois que Belbo est tombé amoureux de Lorenza Pellegrini à ce moment‑ là, lorsqu'il a senti qu'elle pourrait lui promettre un bonheur impossible. Mais je crois qu'à travers elle il commenç ait à é prouver le caractè re é rotique des univers automatiques, la machine comme mé taphore du corps cosmique, et le jeu mé canique comme é vocation talismanique. Il é tait dé jà en train de se droguer avec Aboulafia et peut‑ ê tre é tait‑ il, dè s cette é poque, entré dans l'esprit du projet Hermè s. Il avait certainement dé jà vu le Pendule. Que Lorenza Pellegrini, je ne sais par quel court‑ circuit, lui promettait.

 

Les premiers temps, j'avais eu de la peine à me ré adapter à Pilade. Peu à peu, et pas tous les soirs, au milieu d'une foule de visages é trangers je redé couvrais ceux, familiers, des survivants, mê me brouillé s par l'effort de la reconnaissance: qui copywriter dans une agence publicitaire, qui conseiller fiscal, qui vendeur de livres à cré dit – mais si, avant, ils plaç aient les oeuvres du Che, maintenant ils offraient de l'herboristerie, du bouddhisme, de l'astrologie. Je les revis, un peu blè ses, quelques fils blancs dans les cheveux, un verre de whisky entre les mains, et j'eus l'impression que c'é tait le mê me baby qu'il y avait dix ans, qu'ils l'avaient dé gusté avec lenteur, une goutte par semestre.

« Qu'est‑ ce que tu deviens, pourquoi tu ne te fais plus voir chez nous? me demanda l'un d'entre eux.

– Qui vous ê tes, vous, à pré sent? »

Il me regarda comme si j'avais é té absent pendant cent ans: « Va pour dé partement de la culture, non? »

J'avais manqué trop de ré pliques.

 

Je me dé cidai à m'inventer un travail. Je m'é tais aperç u que je savais beaucoup de choses, toutes sans lien entre elles, mais que j'é tais en mesure de les relier en quelques heures, au prix de deux ou trois visites dans une bibliothè que. J'é tais parti quand il fallait avoir une thé orie, et je souffrais de ne pas en avoir une. A pré sent, il suffisait de possé der des notions, tous en é taient friands, et tant mieux si elles é taient inactuelles. A l'université aussi, où j'avais remis les pieds pour voir si je pouvais me placer quelque part. Les amphis é taient calmes, les é tudiants glissaient dans les couloirs comme des fantô mes, se prê tant à tour de rô le des bibliographies bâ clé es. Moi je savais faire une bonne bibliographie.

Un jour, un é tudiant en derniè re anné e de licence me prenant pour un professeur (les enseignants avaient dé sormais le mê me â ge que les enseigné s, ou vice versa) me demanda ce qu'avait é crit ce Lord Chandos dont on parlait dans un cours sur les crises cycliques en é conomie. Je lui dis que c'é tait un personnage de Hofmannsthal, pas un é conomiste.

Ce mê me soir j'é tais à une fê te de vieux amis et je reconnus un quidam qui travaillait pour une maison d'é dition. Il y é tait entré aprè s que la maison avait cessé de publier des romans de collaborationnistes franç ais pour se consacrer à des textes politiques albanais. Je dé couvris qu'on faisait encore de l'é dition politique, mais dans l'aire gouvernementale. Sans toutefois né gliger quelques bons livres de philosophie. D'un genre classique, me pré cisa‑ t‑ il.

« A propos, me dit‑ il, toi qui es philosophe...

– Merci, malheureusement pas.

– Allez, tu é tais quelqu'un qui savait tout à ton é poque. Aujourd'hui je revoyais la traduction d'un texte sur la crise du marxisme, quand je suis tombé sur une citation d'un certain Anselm of Canterbury. Qui est‑ ce? Je ne l'ai pas mê me trouvé dans le Dictionnaire des Auteurs. » Je lui dis qu'il s'agissait d'Anselme d'Aoste, seulement les Anglais l'appellent comme ç a parce qu'ils veulent toujours se distinguer des autres.

J'eus une illumination: j'avais un mé tier. Je dé cidai de mettre sur pied une agence d'informations culturelles.

Comme une espè ce de flic du savoir. Au lieu de fourrer le nez dans les bars de nuit et dans les bordels, je devais é cumer les librairies, bibliothè ques, couloirs d'instituts universitaires. Et puis rester dans mon bureau, les pieds sur la table et un verre en carton avec du whisky monté dans un sac en papier par l'é picier du coin. Un type te té lé phone et te dit: « Je suis en train de traduire un livre et je me heurte à un certain – ou des – Motocallemin. Je n'arrive pas à en venir à bout. »

Toi, tu n'as pas la ré ponse, mais peu importe: tu demandes deux jours de temps. Tu vas feuilleter quelques fichiers en bibliothè que, tu offres une cigarette au bonhomme du bureau de consultation, tu tiens une piste. Le soir tu invites un assistant è s islamisme au bar, tu lui paies une biè re, deux, il relâ che son contrô le, te donne l'information que tu cherches, pour rien. Ensuite, tu appelles le client: « Donc, les motocallemins é taient des thé ologiens radicaux musulmans des temps d'Avicenne, ils affirmaient que le monde é tait, comment dire, un poudroiement d'accidents, et se coagulait en formes seulement par un acte instantané et provisoire de la volonté divine. Il suffisait que Dieu soit distrait un moment et l'univers tombait en morceaux. Pure anarchie d'atomes sans signification. Ç a suffira? J'y ai travaillé trois jours, faites votre prix. »

J'eus la chance de trouver deux piè ces plus coin cuisine dans un vieux bâ timent de la pé riphé rie, qui devait avoir é té une fabrique, avec une aile pour les bureaux. Les appartements qu'on en avait tiré s s'ouvraient tous sur un long couloir: je me trouvais entre une agence immobiliè re et l'atelier d'un empailleur d'animaux (A. Salon – Taxidermiste). On avait l'impression d'ê tre dans un gratte‑ ciel amé ricain des anné es trente; il m'aurait suffi d'avoir la porte vitré e et je me serais pris pour Marlowe. J'installai un divan‑ lit dans la seconde piè ce, et le bureau dans l'entré e. Je plaç ai sur deux rayonnages des atlas, des encyclopé dies, des catalogues que j'achetais petit à petit. Au dé but, je dus pactiser avec ma conscience et é crire aussi des mé moires pour les é tudiants dé sespé ré s. Ce n'é tait pas difficile: il suffisait d'aller copier ceux de la dé cennie pré cé dente. Et puis mes amis é diteurs m'envoyè rent des manuscrits et des livres é trangers en lecture, naturellement les plus ingrats et pour ré tribution modique.

Mais j'accumulais des expé riences, des notions, et je ne jetais jamais rien. Je fichais tout. Je ne pensais pas à tenir mes fiches sur un computer (ils entraient dans le commerce juste à cette é poque, et Belbo serait un pionnier), je procé dais avec des moyens artisanaux, mais je m'é tais cré é une sorte de mé moire faite de petits rectangles de carton tendre, avec des ré fé rences croisé es. Kant... né buleuse... Laplace, Kant... Kœ nigsberg... les sept ponts de Kœ nigsberg... thé orè mes de la topologie... Un peu comme ce jeu qui vous met au dé fi d'aller de saucisse à Platon en cinq passages, par association d'idé es. Voyons: saucisse‑ cochon‑ soie‑ pinceau‑ manié risme‑ Idé e‑ Platon. Facile. Mê me le manuscrit le plus inverté bré me faisait gagner vingt fiches pour mon chapelet informatique. Mon critè re é tait rigoureux, et je crois que c'est le mê me qui est suivi par les services secrets: il n'y a pas d'informations meilleures les unes que les autres, le pouvoir c'est de toutes les ficher, et puis de chercher les rapports. Les rapports existent toujours, il suffit de vouloir les trouver.

Aprè s environ deux ans de ce travail, j'é tais satisfait de moi‑ mê me. Ç a m'amusait. Et, entre‑ temps, j'avais rencontré Lia.

 

– 35 –

Quiconque mon nom demande le sache: je suis Lia, et je m'en vais à la ronde mouvant mes belles mains à me faire guirlande.

Purgatoire, XXVII, 100‑ 102.

Lia. A pré sent, je dé sespè re de la revoir; mais je pourrais ne l'avoir jamais rencontré e, et c'eû t é té pire. Je voudrais qu'elle soit ici, pour me tenir la main, tandis que je reconstitue les é tapes de ma ruine. Parce qu'elle me l'avait dit, elle. Mais elle doit rester en dehors de cette histoire, elle et l'enfant. J'espè re qu'ils retarderont leur retour, qu'ils arriveront quand les choses seront finies, quelle que soit la faç on dont elles finiront.

 

C'é tait le 16 juillet 1981. Milan se dé peuplait, la salle de lecture de la bibliothè que é tait presque vide.

« Je te fais remarquer que le tome 109, j'allais le prendre moi.

– Et alors pourquoi tu l'as laissé sur l'é tagè re?

– J'é tais allé à la table contrô ler une note.

– Ce n'est pas une excuse. »

Obstiné e, elle avait rejoint la table avec son tome. Je m'é tais assis en face d'elle, et je cherchais à apercevoir son visage.

« Comment tu fais pour lire, ce n'est pas du braille? » avais‑ je demandé.

Elle avait levé la tê te, et vraiment je ne comprenais pas si c'é tait le visage ou la nuque. « Comment? avait‑ elle demandé. Ah, je vois trè s bien à travers. » Mais pour le dire, elle avait soulevé sa touffe de cheveux, et ses yeux é taient verts.

« Tu as les yeux verts, lui avais‑ je dit.

– Je crois. Pourquoi? C'est mal?

– Tu parles. Il s'en faut. »

Ç a a commencé comme ç a. « Mange, tu es maigre comme un clou », m'avait‑ elle dit au dî ner. A minuit nous é tions encore dans le restaurant grec, à cô té de chez Pilade, avec la bougie presque liqué fié e sur le col de la bouteille, en train de tout nous raconter. Nous faisions quasi le mê me mé tier: elle revoyait des articles d'encyclopé die.

J'avais l'impression de devoir lui dire une chose. A minuit et demi elle avait dé placé sa touffe pour mieux me regarder, moi j'avais pointé mon index sur elle en tenant le pouce levé et je lui avais fait: « Poum. »

« C'est é trange, avait‑ elle dit, moi aussi. »

Ainsi é tions‑ nous devenus chair d'une seule chair, et depuis ce soir‑ là, pour elle j'avais é té Poum.

 

Nous ne pouvions pas nous permettre un nouveau domicile, je dormais chez elle, et elle restait souvent avec moi au bureau, ou partait à la chasse, parce qu'elle é tait plus forte que moi pour suivre nos pistes, et elle savait me suggé rer des connexions pré cieuses.

« Il me semble que nous avons une fiche à moitié vide sur les Rose‑ Croix, me disait‑ elle.

– Il faut que je la reprenne un jour ou l'autre, ce sont des notes du Bré sil...

– Bon, alors mets un croisement avec Yeats.

– Et quel rapport avec Yeats?

– Le rapport? Je lis ici qu'il é tait affilié à une socié té rose‑ croix qui s'appelait Stella Matutina.

– Que ferais‑ je sans toi? »

 

Je m'é tais remis à hanter Pilade car c'é tait comme une place des affaires, j'y trouvais des commandes.

Un soir, je revis Belbo (au cours des anné es pré cé dentes, il devait y ê tre rarement venu, et puis il y é tait retourné aprè s avoir rencontré Lorenza Pellegrini). Toujours le mê me, peut‑ ê tre un peu plus grisonnant, lé gè rement amaigri, trè s lé gè rement.

Ce fut une rencontre cordiale, dans les limites de son expansivité. Quelques boutades sur le bon vieux temps, de sobres ré ticences sur le dernier é vé nement qui nous avait vus complices et sur ses retombé es é pistolaires. Le commissaire De Angelis ne s'é tait plus manifesté. Affaire classé e, qui peut savoir.

Je lui parlai de mon travail et il eut l'air inté ressé. « Au fond, c'est ce que j'aimerais faire, le Sam Spade de la culture, vingt dollars par jour plus les frais.

– Mais aucune femme mysté rieuse et fascinante ne pousse ma porte, et personne ne vient me parler du faucon maltais, dis‑ je.

– On ne sait jamais. Vous vous amusez?

– Si je m'amuse? » lui demandai‑ je. Et, le citant: « C'est la seule chose qu'il me semble pouvoir bien faire.

Good for you », ré pondit‑ il.

Nous nous vî mes d'autres fois, je lui racontai mes expé riences bré siliennes, mais je le trouvai toujours un peu distrait, plus que d'habitude. Quand Lorenza Pellegrini n'é tait pas là, il fixait la porte des yeux, quand elle é tait là il dirigeait avec nervosité son regard à travers le bar, et il suivait ses mouvements. Un soir, c'é tait dé jà vers l'heure de fermeture, il me dit en regardant ailleurs: « É coutez, nous pourrions avoir besoin de vous, mais pas pour une consultation intermittente. Vous pourriez nous consacrer, disons, quelques aprè s‑ midi par semaine?

– On peut voir. De quoi s'agit‑ il?

– Une entreprise sidé rurgique nous a commandé un livre sur les mé taux. Quelque chose qui serait raconté principalement par images. Plutô t grand public, mais sé rieux. Vous voyez le genre: les mé taux dans l'histoire de l'humanité, depuis l'â ge du fer jusqu'aux alliages pour les vaisseaux spatiaux. Nous avons besoin de quelqu'un qui fasse les bibliothè ques et les archives pour trouver de belles images, de vieilles miniatures, des gravures de livres du XIXe siè cle, que sais‑ je encore, sur la fusion ou le paratonnerre.

– D'accord, je passe demain chez vous. »

Lorenza Pellegrini s'approcha de lui. « Tu m'accompagnes chez moi?

– Pourquoi moi, ce soir? demanda Belbo.

– Parce que tu es l'homme de ma vie. »

Il rougit, comme il pouvait rougir lui, en regardant encore plus ailleurs. Il lui dit: « Il y a un té moin. » Et à moi: « Je suis l'homme de sa vie. Lorenza.

– Ciao.

– Ciao. »

Il se leva et lui murmura quelque chose à l'oreille.

« Ç a n'a rien à voir! dit‑ elle. Je t'ai demandé si tu veux m'accompagner chez moi avec ta voiture.

– Ah, dit‑ il. Excusez‑ moi, Casaubon, je dois faire le taxi driver pour la femme de la vie de je ne sais qui.

– Idiot », dit‑ elle avec tendresse, et elle lui donna un baiser sur la joue.

 

– 36 –

Permettez‑ moi en attendant de donner un conseil à mon futur ou actuel lecteur, qui serait effectivement mé lancolique: il ne doit pas lire les symptô mes et les pronostics dans la partie qui suit, pour n'en point rester troublé et en retirer enfin plus de mal que de bien, appliquant ce qu'il lit à lui‑ mê me... comme fait la majeure partie des mé lancoliques.

R. BURTON, Anatomy of Melancholy, Oxford, 1621, Introduction.

On voyait bien que Belbo é tait lié de quelque faç on à Lorenza Pellegrini. Je ne comprenais pas avec quelle intensité ni depuis quand. Pas mê me les files d'Aboulafia ne m'ont aidé à reconstituer l'histoire.

Par exemple, pas de date au file sur le dî ner avec le docteur Wagner. Le docteur Wagner, Belbo le connaissait avant mon dé part, et il aurait eu des rapports avec lui mê me aprè s le dé but de ma collaboration aux é ditions Garamond, tant et si bien que je l'ai approché moi aussi. Par consé quent, le dî ner pourrait pré cé der ou suivre la soiré e que je me rappelle. S'il la pré cè de, je comprends l'embarras de Belbo, son dé sespoir retenu.

Le docteur Wagner – un Autrichien qui, depuis des anné es, professait à Paris, d'où la prononciation « Wagnè re » pour qui voulait faire l'habitué – depuis environ dix ans é tait ré guliè rement invité à Milan par deux groupes ré volutionnaires de l'immé diat aprè s‑ 68. Ils se le disputaient, et chaque groupe donnait bien sû r une version radicalement alternative de sa pensé e. Comment et pourquoi cet homme cé lè bre avait accepté de se faire sponsoriser par les extraparlementaires, je ne l'ai jamais compris. Les thé ories de Wagner n'avaient, pour ainsi dire, pas de couleur, et il pouvait, s'il le voulait, se faire inviter par les université s, par les cliniques, par les acadé mies. Je crois qu'il avait accepté l'invitation des deux groupes parce qu'il é tait au fond un é picurien, et exigeait des remboursements de frais princiers. Les privé s pouvaient rassembler plus d'argent que les institutions, et pour le docteur Wagner cela signifiait voyage en premiè re classe, hô tel de luxe, plus les honoraires pour confé rences et sé minaires, calculé s selon son barè me de thé rapeute.

Quant à savoir pourquoi les deux groupes trouvaient une source d'inspiration idé ologique dans les thé ories de Wagner, c'é tait une autre histoire. Mais, en ces anné es‑ là, la psychanalyse de Wagner avait l'air assez dé constructive, diagonale, libidinale, pas carté sienne, au point de suggé rer des occasions thé oriques à l'activité ré volutionnaire.

Faire digé rer ç a aux ouvriers paraissait compliqué, et c'est peut‑ ê tre la raison pour quoi les deux groupes, à un moment donné, furent contraints de choisir entre les ouvriers et Wagner, et ils choisirent Wagner. L'idé e fut é laboré e que le nouveau ré volutionnaire n'é tait pas le prolé taire mais le dé viant.

« Au lieu de faire dé vier les prolé taires, mieux vaut prolé tariser les dé viants, et c'est plus facile, vu les prix du docteur Wagner », me dit un jour Belbo.

La ré volution des wagné riens fut la plus coû teuse de l'histoire.

Les é ditions Garamond, financé es par un institut de psychologie, avaient traduit un recueil d'essais mineurs de Wagner, trè s techniques, mais dé sormais introuvables, et donc trè s demandé s par les fidè les. Wagner é tait venu à Milan pour la pré sentation, et, en cette circonstance, avait commencé sa relation avec Belbo.

 

 

FILENAME: DOKTOR WAGNER  

Le diabolique doktor Wagner

Vingt‑ sixiè me é pisode

Qui, en cette grise matiné e du

Au dé bat je lui avais adressé une objection. Le satanique vieillard en fut certes irrité mais il ne le laissa pas diviner. Mieux, il ré pondit comme s'il avait voulu me sé duire.

On aurait dit Charlus avec Jupien, abeille et fleur. Un gé nie ne supporte pas de ne pas ê tre aimé et il lui faut aussitô t sé duire qui n'est pas d'accord, afin que ce dernier l'aime ensuite. Il a ré ussi, je l'ai aimé.

Mais il ne devait pas m'avoir pardonné, parce que ce soir du divorce il m'a assené un coup mortel. Sans le savoir, d'instinct: sans le savoir il avait cherché à me sé duire et sans le savoir il a dé cidé de me punir. Au mé prix de la dé ontologie, il m'a psychanalysé gratis. L'inconscient mord mê me ses gardiens.

Histoire du marquis de Lantenac dans Quatrevingttreize. Le bateau des Vendé ens vogue dans la tempê te au large des cô tes bretonnes; soudain, un canon se dé tache de sa gournable et, alors que le navire roule et tangue, commence une course folle d'une bordé e à l'autre et cette é norme bê te risque de dé foncer bâ bord et tribord. Un canonnier (las! justement celui dont l'incurie a fait que le canon n'é tait pas assuré comme il fallait), avec un courage sans é gal, une chaî ne à la main, se jette presque sous le monstre qui va le broyer, et l'immobilise, le gournable, le ramè ne à sa mangeoire, sauvant le navire, l'é quipage, la mission. Avec une sublime liturgie, le terrible Lantenac fait mettre les hommes en rangs sur le pont, loue le hardi marin, ô te de son cou une importante dé coration, la lui remet, lui donne l'accolade, tandis que l'é quipage crie au ciel ses hourras.

Puis Lantenac, iné branlable, rappelle que lui, le dé coré, il est le responsable de l'accident, et il donne l'ordre qu'il soit fusillé.

Splendide Lantenac, virtuose, juste et incorruptible! C'est ce que fit avec moi le docteur Wagner, il m'honora de son amitié, et il me tua en me donnant la vé rité et il me tua en me ré vé lant ce que je voulais vraiment et il me ré vé la ce dont, le voulant, j'avais peur.

Histoire qui commence dans les petits bistrots. Besoin de tomber amoureux.

Certaines choses tu les sens venir, ce n'est pas que tu tombes amoureux parce que tu tombes amoureux, tu tombes amoureux parce que, dans cette pé riode, tu avais un besoin dé sespé ré de tomber amoureux. Dans les pé riodes où tu sens l'envie de tomber amoureux, tu dois faire attention où tu mets les pieds: comme avoir bu un philtre, de ceux qui te font tomber amoureux du premier ê tre que tu rencontres. Ce pourrait ê tre un ornithorynque.

Parce que j'en é prouvais le besoin justement en cette pé riode, car depuis peu j'avais cessé de boire. Rapport entre foie et cœ ur. Un nouvel amour est un bon motif pour se remettre à boire. Quelqu'un avec qui aller de petit bar en petit bar. Se sentir bien.

Le petit bar est bref, furtif. Il te permet une longue douce attente durant tout le jour, jusqu'à ce que tu ailles te cacher dans la pé nombre au fond des fauteuils de cuir, à six heures de l'aprè s‑ midi il n'y a personne, la clientè le sordide viendra dans la soiré e, avec le pianiste. Choisir un american bar é quivoque vide en fin d'aprè s‑ midi, le serveur ne vient que si tu l'appelles trois fois, et qu'il a dé jà prê t l'autre martini.

Le martini est essentiel. Pas le whisky: le martini. Le liquide est blanc, tu lè ves ton verre et tu la vois derriè re l'olive. Diffé rence entre regarder l'aimé e à travers le martini cocktail où le verre à pied triangulaire est trop petit et la regarder à travers le gin martini on the rocks, verre large, son visage se dé compose dans le cubisme transparent du glaç on, l'effet redouble si vous approchez les deux verres, chacun avec le front contre le froid des verres et entre front et front les deux verres – avec le verre à pied, impossible.

L'heure brè ve du petit bar. Aprè s, tu attendras en tremblant un autre jour. Il n'y a pas le chantage de la certitude.

Qui tombe amoureux dans les petits bars n'a pas besoin d'une femme toute à lui. Quelqu'un vous prê te l'un à l'autre.

Sa figure à lui. Il lui accordait beaucoup de liberté, il é tait toujours en voyage. Libé ralité suspecte: je pouvais té lé phoner mê me à minuit, lui il é tait là et toi pas, lui me ré pondait que tu é tais dehors, mieux: vu que tu té lé phones, tu ne saurais pas par hasard où elle est? Les seuls moments de jalousie. Mais mê me de cette faç on j'arrachais Cecilia au joueur de saxo. Aimer ou croire aimer comme l'é ternel prê tre d'une antique vengeance.

Les choses s'é taient compliqué es avec Sandra: cette fois‑ là elle s'é tait rendu compte que l'histoire me prenait trop, la vie à deux é tait devenue plutô t tendue. Il faut nous quitter? Alors quittons‑ nous. Non, attends, reparlons‑ en. Non, on ne peut plus continuer comme ç a. En somme, le problè me é tait Sandra.

Quand tu fais les petits bars, le drame passionnel n'est pas avec qui tu trouves mais avec qui tu quittes.

Intervient alors le dî ner avec le docteur Wagner. A la confé rence, il avait tout juste donné à un provocateur une dé finition de la psychanalyse: – La psychanalyse? C'est qu'entre l'homme et la femme... chers amis... ç a ne colle pas.

On discutait sur le couple, sur le divorce comme illusion de la Loi. Pris par mes problè mes, je participais à la conversation avec chaleur. Nous nous laissâ mes entraî ner par des jeux dialectiques, tandis que Wagner se taisait, ludiquement nous parlions, oublieux de cette pré sence de l'oracle parmi nous. Et ce fut d'un air absorbé

et ce fut d'un air sournois

et ce fut avec un dé sinté rê t mé lancolique

et ce fut comme s'il se glissait dans la conversation en jouant hors sujet que Wagner dit (je cherche à me rappeler ses paroles exactes, mais elles se sont sculpté es dans mon esprit, impossible que je me sois trompé ):

– Dans tout le cours de mon activité, je n'ai jamais eu un patient né vrosé par son propre divorce. La cause du malaise é tait toujours dans le divorce de l'Autre.

Le docteur Wagner, mê me quand il parlait, disait toujours Autre avec un A majuscule. Le fait est que je sursautai, comme mordu par un aspic

le vicomte sursauta comme mordu par un aspic

une sueur glacé e perlait à son front

le baron le fixait à travers les paresseuses volutes de fumé e de ses fines cigarettes russes

– Vous entendez par là, demandai‑ je, qu'on entre en crise non à cause du divorce de son propre partner mais à cause du possible ou impossible divorce de la tierce personne qui a mis en crise le couple dont on est membre?

Wagner me regarda avec la perplexité du laï c qui rencontre pour la premiè re fois une personne mentalement dé rangé e. Il me demanda ce que je voulais dire.

En vé rité, quoi que j'eusse voulu dire, je l'avais mal dit. J'essayai de rendre concret mon raisonnement. Je pris sur la table le couteau et le mis à cô té de la fourchette: – Voilà, ç a c'est moi, Couteau, marié à elle, Fourchette. Et là il y a un autre couple, elle Pelle à Tarte marié e à Tranchelard ou Mackie Messer. Or moi Couteau je crois souffrir parce qu'il faudra que j'abandonne ma Fourchette, et je ne voudrais pas, j'aime Pelle à Tarte mais j'accepte volontiers qu'elle soit avec son Tranchelard. Mais en vé rité, vous me dites, docteur Wagner, que je vais mal parce que Pelle à Tarte ne se sé pare pas de Tranchelard. C'est bien ç a?

Wagner ré pondit à un autre commensal qu'il n'avait jamais dit pareille chose.

– Comment, vous ne l'avez pas dit? Vous avez dit que vous n'avez jamais trouvé quelqu'un de né vrosé par son propre divorce mais toujours par le divorce de l'autre.

– Possible, je ne m'en souviens pas, dit alors Wagner, ennuyé.

– Et si vous l'avez dit, vous ne vouliez pas entendre ce que moi j'ai entendu?

Wagner se tut pendant quelques minutes.

Tandis que les commensaux attendaient sans mê me dé glutir, Wagner fit signe qu'on lui versâ t un verre de vin, observa avec attention le liquide à contre‑ jour et enfin il parla.



  

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