|
|||
FILENAME : ABOU 15 страницаIl nous observa avec une dé fiance amusé e. « Vous croyez que, comme Hermè s avec les marchandises, je suis trop leste dans ma redistribution des dieux. Regardez ce petit livre, que j'ai acheté ce matin dans une librairie populaire du Pelourinho. Magies et mystè res du saint Cyprien, recettes de charmes pour obtenir un amour, ou pour faire mourir son ennemi, invocations aux anges et à la Vierge. Litté rature populaire, pour ces mystiques de couleur noire. Mais il s'agit de saint Cyprien d'Antioche, sur qui il existe une immense litté rature des siè cles d'argent. Ses gé niteurs veulent qu'il soit instruit sur tout et qu'il sache ce qu'il y a sur la terre, dans l'air et dans l'eau de la mer, et ils l'envoient dans les pays les plus lointains pour apprendre tous les mystè res, pour qu'il connaisse la gé né ration et la corruption des herbes et les vertus des plantes et des animaux, non pas celles de l'histoire naturelle, mais celles de la science occulte ensevelie au plus profond des traditions archaï ques et lointaines. Et Cyprien, à Delphes, se voue à Apollon et à la dramaturgie du serpent, il connaî t les mystè res de Mithra; à quinze ans, sur le mont Olympe, sous la conduite de quinze hié rophantes, il assiste à des rites d'é vocation du Prince de Ce Monde, pour en dominer les trames; à Argos, il est initié aux mystè res d'Hé ra; en Phrygie, il apprend la mantique de l'hé patoscopie et il n'y a dé sormais rien dans la terre, dans la mer et dans l'air qu'il ne connû t, ni fantô me, ni objet de savoir, ni artifice d'aucune sorte, pas mê me l'art de changer par sortilè ge les é critures. Dans les temples souterrains de Memphis, il apprend comment les dé mons communiquent avec les choses terrestres, les lieux qu'ils abhorrent, les objets qu'ils aiment, et comment ils habitent les té nè bres, et quelles ré sistances ils opposent dans certains domaines, et comment ils savent possé der les â mes et les corps, et quels effets ils obtiennent de connaissance supé rieure, mé moire, terreur, illusion, et l'art de produire des commotions terrestres et d'influencer les courants du sous‑ sol... Puis, hé las, il se convertit; mais quelque chose de son savoir reste, se transmet, et à pré sent nous le retrouvons ici, dans la bouche et dans l'esprit de ces pouilleux que vous taxez d'idolâ tres. Mon amie, il y a un instant vous me regardiez comme si j'é tais un ci‑ devant. Qui vit dans le passé? Vous qui voudriez offrir à ce pays les horreurs du siè cle ouvrier et industriel, ou moi qui veux que notre pauvre Europe retrouve le naturel et la foi de ces enfants d'esclaves? – Bon Dieu, siffla Amparo, mauvaise, vous le savez, vous aussi, que c'est une faç on de les garder bien sages... – Pas sages. Encore capables de cultiver l'attente. Sans le sentiment de l'attente il n'existe pas mê me de paradis, ne nous l'avez‑ vous pas enseigné vous, Europé ens? – Moi, je serais l'Europé enne? – Ce n'est pas la couleur de la peau qui compte, c'est la foi dans la Tradition. Pour redonner le sentiment de l'attente à un Occident paralysé par le bien‑ ê tre, ceux‑ là paient, ils souffrent peut‑ ê tre, mais ils connaissent encore le langage des esprits de la nature, des airs, des eaux, des vents... – Vous nous exploitez encore une fois. – Encore? – Oui, vous devriez l'avoir appris en 89, comte. Quand cela nous lasse, zac! » Et en souriant comme un ange elle s'é tait passé la main tendue, trè s belle, sous la gorge. D'Amparo, je dé sirais mê me les dents. « Dramatique, dit Agliè en tirant de son gousset sa tabatiè re et en la caressant à mains jointes. Vous m'avez donc reconnu? Mais en 89, ce ne sont pas les esclaves qui ont fait rouler les tê tes, mais bien ces braves bourgeois que vous devriez dé tester. Et puis, le comte de Saint‑ Germain, en l'espace de tant de siè cles, des tê tes il en a vu rouler tant, et tant revenir sur leur cou. Mais voici qu'arrive la mā e‑ de‑ santo, la Ialorixá. » La rencontre avec l'abbesse du terreiro fut calme, cordiale, populaire et cultivé e. C'é tait une grande né gresse au sourire é clatant. A premiè re vue, on l'aurait prise pour une mé nagè re; quand nous commenç â mes à parler, je compris pourquoi des femmes de ce genre pouvaient dominer la vie culturelle de Salvador. « Mais ces orixâ s sont des personnes ou des forces? » lui demandai‑ je. La mā e‑ de‑ santo ré pondit que c'é taient des forces, certes, eau, vent, feuilles, arc‑ en‑ ciel. Pourtant, comment empê cher les simples de les voir comme des guerriers, des femmes, des saints des é glises catholiques? Vous aussi, dit‑ elle, n'adorez‑ vous pas, peut‑ ê tre, une force cosmique sous la forme de tant de vierges? L'important c'est de vé né rer la force, l'apparence doit s'adapter aux possibilité s de compré hension de chacun. Ensuite, elle nous invita à sortir dans le jardin de derriè re, pour visiter les chapelles, avant le dé but du rite. Dans le jardin se trouvaient les maisons des orixâ s. Une ribambelle de fillettes nè gres, en costume de Bahia, se pressaient gaiement pour les derniers pré paratifs. Les maisons des orixâ s é taient disposé es dans le jardin comme les chapelles d'un Sacro Monte, et montraient à l'exté rieur l'image du saint correspondant. A l'inté rieur hurlaient les couleurs crues des fleurs, des statues, des nourritures cuites depuis peu et offertes aux dieux. Blanc pour Oxalá, bleu et rose pour Yemanjâ, rouge et blanc pour Xangô, jaune et or pour Ogun... Les initié s s'agenouillaient en baisant le seuil et en se touchant sur le front et derriè re l'oreille. Mais alors, demandai‑ je, Yemanjâ est ou n'est pas Notre‑ Dame de la Conception? Et Xangô est ou n'est pas Jé rô me? « Ne posez pas de questions embarrassantes, me conseilla Agliè. Dans l'umbanda, c'est encore plus compliqué. A la ligne d'Oxalá appartiennent saint Antoine et les saints Cô me et Damien. A la ligne de Yemanjâ appartiennent les sirè nes, les ondines, les caboclas de la mer et des fleuves, les marins et les é toiles‑ guides. A la ligne d'Orient appartiennent les Hindous, les mé decins, les hommes de science, les Arabes et les Marocains, les Japonais, les Chinois, les Mongols, les É gyptiens, les Aztè ques, les Incas, les Caraï bes et les Romains. A la ligne d'Oxossi appartiennent le soleil, la lune, le caboclo des cascades et le caboclo des Noirs. A la ligne d'Ogun appartiennent Ogun Beira‑ Mar, Rompe‑ Mato, lara, Megé, Narueé... En somme, ç a dé pend. – Bon Dieu, dit encore Amparo. – On dit Oxalá, lui susurrai‑ je en lui effleurant l'oreille. T'inquiè te, no pasará n. » La Ialorixá nous montra une sé rie de masques que des acolytes portaient au temple. C'é taient des masques‑ heaumes en paille, ou des capuchons, dont devraient se couvrir les mé diums au fur et à mesure qu'ils entraient en transe, proie de la divinité. C'est une forme de pudeur, nous dit‑ elle, dans certains terreiros les é lus dansent le visage nu, exposant leur passion aux assistants. Mais l'initié doit ê tre proté gé, respecté, soustrait à la curiosité des profanes, ou de ceux qui, de toute faç on, n'en peuvent appré hender la jubilation inté rieure et la grâ ce. C'é tait la coutume de ce terreiro, nous dit‑ elle, et donc on n'admettait pas volontiers les é trangers. Mais peut‑ ê tre un jour, qui sait, commenta‑ t‑ elle. Ce n'é tait pour nous qu'un au revoir. Cependant elle ne voulait pas nous laisser aller avant de nous avoir offert, non pas prises dans les corbeilles, qui devaient rester intactes jusqu'à la fin du rite, mais dans sa cuisine, quelques é chantillons des comidas de santo. Elle nous emmena derriè re le terreiro, et ce fut un festin polychrome de mandioca, pimenta, coco, amendoim, gemgibre, moqueca de siri mole, vatapá, efó, caruru, haricots noirs avec farofa, dans une odeur molle de denré es africaines, saveurs tropicales douceâ tres et fortes, que nous goû tâ mes avec componction, sachant que nous participions au repas des anciens dieux soudanais. Justement, nous dit la Ialorixá, parce que chacun de nous, sans le savoir, é tait l'enfant d'un orixá, et souvent on pouvait dire de qui. Je demandai hardiment de qui j'é tais le fils. La Ialorixá d'abord esquiva, dit qu'on ne pouvait pas l'é tablir avec certitude, puis elle consentit à m'examiner la paume de la main, y passa le doigt, me regarda dans les yeux, et dit: « Tu es un enfant d'Oxalá. » J'en fus fier. Amparo, maintenant dé tendue, suggé ra qu'on dé couvrî t de qui Agliè é tait le fils, mais il dit qu'il pré fé rait ne pas le savoir.
De retour dans notre chambre, Amparo me dit: « Tu as regardé sa main? Au lieu d'une ligne de vie, il a une sé rie de lignes brisé es. Comme un ruisseau qui rencontre une pierre et recommence à couler un mè tre plus loin. La ligne de quelqu'un qui devrait ê tre mort de nombreuses fois. – Le champion international de mé tempsycose en longueur. – No pasará n », rit Amparo.
– 29 – Car en ce qu'ils changent & transposent leurs noms, en ce qu'ils desguisent leurs anné es, en ce que, par leur confession mesme, ils viennent sans se faire cognoistre, il n'y a Logicien qui puisse nyer que necessairement il faut qu'ils soient en nature. Heinrich NEUHAUS, Pia et ultimissima admonestatio de Fratribus Roseae‑ Crucis, nimirum: an sint? quales sint? unde nomen illud sibi asciverint, Dantzig, Schmidlin, 1618 – é d. fr. 1623, p. 5. Diotallevi disait que Hé sé d est la sefira de la grâ ce et de l'amour, feu blanc, vent du sud. L'autre soir, dans le pé riscope, je pensais que les derniers jours vé cus à Bahia avec Amparo se plaç aient sous ce signe. Je me rappelais – comme on se souvient, tandis qu'on attend des heures et des heures dans l'obscurité – un des derniers soirs. Nous avions mal aux pieds à force de parcourir les ruelles et les places, et nous é tions mis tô t au lit, mais sans envie de dormir. Amparo s'é tait pelotonné e contre l'oreiller, en position fœ tale, et faisait semblant de lire entre ses genoux lé gè rement é carté s un de mes petits manuels sur l'umbanda. Par moments, elle s'é tendait sur le dos, indolemment, les jambes ouvertes et le livre sur le ventre, et elle restait à m'é couter alors que je lisais le livre sur les Rose‑ Croix et tentais de l'entraî ner dans mes dé couvertes. Le soir é tait doux mais, comme l'aurait é crit Belbo dans ses files, harassé de litté rature, les souffles de la nuit ne flottaient pas sur Galgala. Nous nous é tions offert un bon hô tel, par la fenê tre on apercevait la mer et dans la cuisine encore é clairé e je voyais un panier de fruits tropicaux acheté s ce matin‑ là au marché, qui me ré confortait. « Il raconte qu'en 1614 paraî t en Allemagne un é crit anonyme, Allgemeine und general Reformation, ou Ré forme gé né rale et commune de l'univers entier, suivie de la Fama Fraternitatis de la Trè s Louable Confré rie de la Rose‑ Croix, à l'adresse de tous les savants et souverains d'Europe, accompagné e d'une brè ve ré ponse du Seigneur Haselmeyer qui pour ce motif a é té jeté en prison par les Jé suites et mis aux fers dans une galè re. Aujourd'hui donné e à imprimer et porté e à la connaissance de tous les cœ urs sincè res. É dité à Cassel par Wilhelm Wessel. – Ce n'est pas un peu long? – Il semble qu'au XVIIe siè cle les titres é taient tous comme ç a. C'est Lina Wertmü ller qui les é crivait. C'est un ouvrage satirique, une fable sur une ré forme gé né rale de l'humanité, et de surcroî t copié e en partie dans les Nouvelles du Parnasse de Trajan Boccalini. Mais il contient un opuscule, un libelle, un manifeste, d'une douzaine de petites pages, la Fama Fraternitatis, qui sera publié à part l'anné e suivante, en mê me temps qu'un autre manifeste, cette fois en latin, la Confessio fraternitatis Roseae Crucis, ad eruditos Europae. Dans l'un et l'autre la Confré rie des Rose‑ Croix se pré sente et parle de son fondateur, un mysté rieux C. R. Aprè s seulement, et par d'autres sources, on s'assurera ou on dé cidera qu'il s'agit d'un certain Christian Rosencreutz. – Pourquoi n'y a‑ t‑ il pas le nom complet? – Regarde, c'est une vraie dé bauche d'initiales, ici personne n'est nommé en entier, ils s'appellent tous G. G. M. P. I. et ceux qui sont vraiment affublé s d'un sobriquet affectueux s'appellent P. D. On raconte les anné es de formation de C. R., qui commence par visiter le Saint‑ Sé pulcre, puis fait voile vers Damas, passe ensuite en Egypte, et de là à Fez, qui, à l'é poque, devait ê tre un des sanctuaires de la sagesse musulmane. Là ‑ bas notre Christian, qui dé jà savait le grec et le latin, apprend les langues orientales, la physique, la mathé matique, les sciences de la nature, et accumule toute la sagesse millé naire des Arabes et des Africains, jusqu'à la Kabbale et la magie, allant jusqu'à traduire en latin un mysté rieux Liber M, et il connaî t ainsi tous les secrets du macro et du microcosme. Depuis deux siè cles tout ce qui est oriental est à la mode, surtout si on ne comprend pas ce que ç a veut dire. – Ils font toujours comme ç a. Affamé s, cinglé s, saigné s? Demandez la coupe du mystè re! Tiens... » Et elle m'en roulait une. « C'est de la bonne. – Tu vois que tu veux perdre la mé moire, toi aussi. – Mais moi je sais que c'est chimique, et voilà tout. Il n'y a pas de mystè re, mê me ceux qui ne savent pas l'hé breu dé raillent. Viens ici. – Attends. Ensuite Rosencreutz passe en Espagne et là aussi il fait son miel des doctrines les plus occultes, et il dit qu'il s'approche de plus en plus de plus en plus du Centre de tout savoir. Et au cours de ces voyages qui, pour un intellectuel de l'é poque, repré sentaient vraiment un trip de sagesse totale, il comprend qu'il faut fonder en Europe une socié té qui mette les gouvernants sur les voies de la science et du bien. – Une idé e originale. Cela valait la peine de tant é tudier. Je veux de la mamaia fraî che. – Elle est au frigo. Sois gentille, vas‑ y toi, moi je travaille. – Si tu travailles tu es fourmi et si tu es fourmi fais la fourmi, par consé quent va aux provisions. – La mamaia est volupté, par consé quent c'est la cigale qui y va. Sinon j'y vais moi et tu lis toi. – Bon Dieu non. Je hais la culture de l'homme blanc. J'y vais. » Amparo allait vers le coin‑ cuisine, et j'aimais la dé sirer à contre‑ jour. Et pendant ce temps C. R. revenait en Allemagne, et au lieu de se vouer à la transmutation des mé taux, comme dé sormais son immense savoir le lui aurait permis, il dé cidait de se consacrer à une ré forme spirituelle. Il fondait la Confré rie en inventant une langue et une é criture magique, qui servirait de fondement à la science des frè res à venir. « Non, je vais salir le livre, mets‑ la‑ moi dans la bouche, non – ne fais pas l'idiote – comme ç a, voilà. Dieu qu'elle est bonne la mamaia, rosencreutzlische Mutti‑ ja‑ ja... Mais tu sais que ce que les premiers Rose‑ Croix é crivirent dans les premiè res anné es aurait pu é clairer le monde anxieux de vé rité ? – Et qu'est‑ ce qu'ils ont é crit? – Là est l'entourloupe, le manifeste ne le dit pas, il te laisse avec l'eau à la bouche. C'est une chose tellement importante, mais tellement importante qu'elle doit demeurer secrè te. – Quelles putes. – Non, non, aï e, arrê te. Quoi qu'il en soit, et comme ils se multiplient, les Rose‑ Croix dé cident de se dissé miner aux quatre coins du monde, avec l'engagement de soigner gratuitement les malades, de ne pas porter des vê tements qui les fassent reconnaî tre, de jouer à fond le mimé tisme toujours selon les coutumes de chaque pays, de se rencontrer une fois l'an, et de rester secrets pendant cent ans.
– Mais excuse‑ moi, quelle ré forme voulaient‑ ils faire si on venait d'en faire une? Et c'é tait quoi, Luther, du caca? – Mais tout ç a se passait avant la ré forme protestante. Ici, en note, il est dit que d'une lecture attentive de la Fama et de la Confessio on dé duit... – Qui dé duit? – Quand on dé duit on dé duit. Peu importe qui. C'est la raison, le bon sens... Eh là, mais t'es quoi? On parle des Rose‑ Croix, une chose sé rieuse... – Tu parles. – Alors, comme on le dé duit, Rosencreutz est né en 1378 et meurt en 1484, au bel â ge de cent six ans et il n'est pas difficile de deviner que la confré rie secrè te a contribué d'une faç on non né gligeable à cette Ré forme qui, en 1615, fê tait son centenaire. C'est si vrai que dans les armoiries de Luther il y a une rose et une croix. – La belle imagination. – Tu voulais que Luther mette dans ses armoiries une girafe en flammes ou une montre liqué fié e? Chacun est le fils de son temps. J'ai compris de qui je suis le fils moi, tais‑ toi, laisse‑ moi continuer. Vers 1604, alors qu'ils restaurent une partie de leur palais ou châ teau secret, les Rose‑ Croix trouvent une large pierre où é tait fiché un grand clou. Ils extraient le clou, un morceau du mur tombe, apparaî t une porte sur laquelle est é crit en grandes lettres POST cxx ANNOS PATEBO... »
Je l'avais dé jà appris dans la lettre de Belbo, mais je ne pus m'empê cher de ré agir: « Mon Dieu... – Qu'est‑ ce qui arrive? – C'est comme un document des Templiers que... C'est une histoire que je ne t'ai jamais raconté e, d'un certain colonel... – Et alors? Les Templiers ont copié sur les Rose‑ Croix. – Mais les Templiers viennent avant. – Et alors, les Rose‑ Croix ont copié sur les Templiers. – Mon amour, sans toi je ferais un court‑ circuit. – Mon amour, cet Agliè t'a dé traqué e. Tu attends la ré vé lation. – Moi? Moi je n'attends rien du tout! – Encore heureux, attention à l'opium des peuples. – El pueblo unido jamá s será vencido. – Ris, ris bien, toi. Continue, que j'entende ce que disaient ces cré tins. – Ces cré tins ont tout appris en Afrique, tu n'as pas entendu? – Eux, en Afrique, ils commenç aient dé jà à nous emballer et à nous envoyer ici. – Remercie le ciel. Tu pouvais naî tre à Pretoria. » Je l'embrassais et poursuivais. « Derriè re la porte on dé couvre un sé pulcre à sept cô té s et sept angles, prodigieusement é clairé par un soleil artificiel. Au milieu, un autel de forme circulaire, orné de diffé rentes devises ou emblè mes, du genre NEQUAQUAM VACUUM... – Né coua coua? Signé Donald Duck? – C'est du latin, je ne sais pas si tu vois? Ç a veut dire le vide n'existe pas. – Encore heureux, ce serait d'une horreur. – Tu voudrais bien me brancher le ventilateur, animula vagula blandula? – Mais on est en hiver. – Pour vous, du mauvais hé misphè re, mon amour. Nous sommes en juillet, qu'y pouvons‑ nous, branche le ventilateur, pas parce que je suis le mâ le, c'est qu'il est de ton cô té. Merci. Bref, sous l'autel on trouve le corps intact du fondateur. Dans la main il tient un Livre I, dé bordant d'infinie sapience, et dommage que le monde ne le puisse connaî tre – dit le manifeste – autrement gulp, wow, brr, sguisssch! – Aï e.
– Je disais. Le manifeste se termine en promettant un immense tré sor encore tout à dé couvrir et de surprenantes ré vé lations sur les rapports entre macrocosme et microcosme. N'allez pas croire que nous sommes des alchimistes de quatre sous et que nous allons vous enseigner à produire de l'or. C'est affaire de fripouilles et nous, nous voulons mieux et visons plus haut, dans tous les sens. Nous sommes en train de diffuser cette Fama en cinq langues, pour ne rien dire de la Confessio, prochainement sur cet é cran. Attendons ré ponses et jugements de doctes et d'ignorants. É crivez‑ nous, té lé phonez, dites‑ nous vos noms, voyons si vous ê tes dignes d'avoir part à nos secrets, dont nous ne vous avons donné qu'un pâ le avant‑ goû t. Sub umbra alarum tuarum Iehova. – Qu'est‑ ce qu'il dit? – C'est la phrase de congé. Bien reç u. Terminé. En somme, il semble que les Rose‑ Croix ne peuvent s'empê cher de faire savoir ce qu'ils ont appris, et qu'ils attendent seulement de trouver le bon interlocuteur. Mais pas un mot sur ce qu'ils savent. – Comme ce type avec sa photo, cette annonce dans la revue qu'on a feuilleté e en avion: si vous m'envoyez dix dollars, je vous enseigne le secret pour devenir millionnaire. – Mais lui ne ment pas. Lui, le secret, il l'a dé couvert. Comme moi. – É coute, il vaut mieux que tu continues à lire. On dirait que tu ne m'as jamais vue avant ce soir. – C'est toujours comme si c'é tait la premiè re fois. – Pire. Je ne permets pas de familiarité s au premier venu. Mais est‑ il possible que tu les dé niches tous toi? D'abord les Templiers, ensuite les Rose‑ Croix, mais t'as lu, je sais pas moi, Pletchanov? – Non, j'attends d'en dé couvrir le tombeau, dans cent vingt ans. Si Staline ne l'a pas enterré avec les caterpillars. – Quel idiot. Je vais dans la salle de bains. »
– 30 – Et dé jà la fameuse fraternité des Rose‑ Croix dé clare que dans tout l'univers circulent des vaticinations dé lirantes. En effet, à peine ce fantô me est apparu (bien que Fama et Confessio prouvent qu'il s'agissait du simple divertissement d'esprits oisifs) il a aussitô t produit un espoir de ré forme universelle, et a engendré des choses en partie ridicules et absurdes, en partie incroyables. Et ainsi des hommes probes et honnê tes de diffé rents pays se sont prê té s à la raillerie et à la dé rision pour faire parvenir leur franc parrainage, ou pour se persuader qu'ils auraient pu se manifester à ces frè res... à travers le Miroir de Salomon ou d'autre faç on occulte. Christoph VON BESOLD (? ), Appendice à Tommaso CAMPANELLA, Von der Spanischen Monarchy, 1623. Aprè s venait le meilleur, et au retour d'Amparo j'é tais dé jà en mesure de lui annoncer des é vé nements admirables. « C'est une histoire incroyable. Les manifestes sortent à une é poque où les textes de ce genre pullulaient, tout le monde cherche un renouveau, un siè cle d'or, un pays de cocagne de l'esprit. Qui farfouille dans les textes magiques, qui fait transpirer les fourneaux pour pré parer des mé taux, qui cherche à dominer les é toiles, qui é labore des alphabets secrets et des langues universelles. A Prague, Rodolphe II transforme la cour en un laboratoire alchimique, il invite Comenius et John Dee, l'astrologue de la cour d'Angleterre qui avait ré vé lé tous les secrets du cosmos en quelques pages d'une Monas lerogliphica, je te jure que c'est bien le titre, et monas n'indique pas ton sexe en vé nitien mais signifie monade. – J'ai dit quelque chose? – Le mé decin de Rodolphe II est ce Michael Maier qui é crit un livre d'emblè mes visuels et musicaux, l'Atalanta Fugiens, une fê te philosophale de l'œ uf, des dragons qui se mordent la queue, des sphinx, rien n'est aussi lumineux que le chiffre secret, tout est hié roglyphique de quelque chose d'autre. Tu te rends compte, Galilé e jette des pierres de la tour de Pise, Richelieu joue au Monopoly avec la moitié de l'Europe, et ici tous de circuler les yeux é carquillé s pour lire les signatures du monde: vous m'en contez de belles, vous, il est bien question de la chute des corps, ci‑ dessous (mieux, ci‑ dessus) il y a bien autre chose. A pré sent, je vous le dis: abracadabra. Torricelli fabriquait le baromè tre et eux faisaient des ballets, des jeux d'eau et des feux d'artifice dans l'Hortus Palatinus de Heidelberg. Et la guerre de Trente Ans é tait sur le point d'é clater. – Qui sait comme elle é tait contente Mè re Courage. – Mais eux non plus ne se donnent pas toujours du bon temps. L'É lecteur palatin, en 19, accepte la couronne de Bohê me, je crois qu'il le fait parce qu'il meurt d'envie de ré gner sur Prague, ville magique, mais les Habsbourg, un an aprè s, le clouent à la Montagne Blanche, à Prague on massacre les protestants, Comenius voit sa maison, sa bibliothè que brû ler, on lui assassine sa femme et son fils, et il s'enfuit de cour en cour allant ré pé tant comme elle é tait grande et pleine d'espoir l'idé e des Rose‑ Croix. – Et le pauvre lui aussi, tu voulais qu'il se console avec le baromè tre? Mais excuse‑ moi un instant, tu sais que nous les femmes ne saisissons pas tout tout de suite comme vous: qui a é crit les manifestes? – Le plus beau, c'est qu'on ne le sait pas. Laisse‑ moi comprendre, gratte‑ moi la rose‑ croix... non, entre les deux omoplates, non plus haut, non plus à gauche, voilà, là. Or donc, dans ce milieu allemand il y a des personnages incroyables. Voici Simon Studion qui é crit la Naometria, un traité occulte sur les mesures du Temple de Salomon; Heinrich Khunrath qui é crit un Amphitheatrum sapientiae aeternae, plein d'allé gories avec des alphabets hé breux, et des cavernes kabbalistiques qui doivent avoir inspiré les auteurs de la Fama. Ces derniers sont probablement des amis d'un de ces dix mille conventicules d'utopistes de la renaissance chré tienne. La rumeur publique veut que l'auteur soit un certain Johann Valentin Andreae, et l'anné e suivante il publiera Les noces chimiques de Christian Rosencreutz, mais il l'avait é crit dans sa jeunesse, donc l'idé e des Rose‑ Croix lui trottait depuis longtemps dans la tê te. Mais autour de lui, à Tü bingen, il y avait d'autres enthousiastes, ils rê vaient de la ré publique de Christianoples, peut‑ ê tre se sont‑ ils mis tous ensemble. Mais il paraî t qu'ils l'ont fait pour plaisanter, par jeu, ils ne pensaient pas du tout cré er le pandé monium qu'ils ont cré é. Andreae passera ensuite sa vie à jurer que ce n'é tait pas lui qui avait é crit les manifestes, que de toute faç on c'é tait un lusus, un ludibrium, un coup de goliards, il y perd sa ré putation acadé mique, enrage, dit que les Rose‑ Croix, si mê me ils existaient, é taient tous des imposteurs. Rien n'y fait. A peine les manifestes sortent, on dirait que les gens n'attendent que ç a. Les doctes de toute l'Europe é crivent vraiment aux Rose‑ Croix, et, comme ils ne savent pas où les trouver, ils envoient des lettres ouvertes, des opuscules, des livres imprimé s. Maier publie tout de suite la mê me anné e un Arcana arcanissima où il ne mentionne pas les Rose‑ Croix mais tout le monde est convaincu qu'il parle d'eux et en sait plus long que ce qu'il veut bien dire. Certains se vantent, ils disent qu'ils avaient dé jà lu la Fama en manuscrit. Je ne crois pas que c'é tait une mince affaire que de pré parer un livre à cette é poque, parfois mê me avec des gravures, mais Robert Fludd en 1616 (et il é crit en Angleterre et imprime à Leyde, calcule aussi le temps des voyages pour les é preuves) fait circuler une Apologia compendiaria Fraternitatem de Rosea Cruce suspicionis et infamiis maculis aspersam, veritatem quasi Fluctibus abluens et abstergens, pour dé fendre les Rose‑ Croix et les libé rer des soupç ons, des " taches " dont ils ont é té gratifié s – et cela veut dire qu'un dé bat furieux avait dé jà lieu entre Bohê me, Allemagne, Angleterre, Hollande, le tout avec des courriers à cheval et des é rudits itiné rants.
|
|||
|