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– 26 – Toutes les traditions de la Terre ne peuvent se regarder que comme les traditions d'une nation‑ mè re et fondamentale qui, dè s l'origine, avait é té confié e à l'homme coupable et à ses premiers rejetons. Louis‑ Claude de SAINT‑ MARTIN, De l'esprit des choses, Paris, Laran, 1800, II, « De l'esprit des traditions en gé né ral ». Et je vis Salvador, Salvador da Bahia de Todos os Santos, la « Rome nè gre » et ses trois cent soixante‑ cinq é glises qui se profilent sur la ligne des collines, se carrent le long de la baie, et où on honore les dieux du panthé on africain. Amparo connaissait un artiste naï f, qui peignait de grands tableaux sur bois envahis de visions bibliques et apocalyptiques, é clatants comme les miniatures mé dié vales, avec des é lé ments coptes et byzantins. Il é tait naturellement marxiste, il parlait de la ré volution imminente, passait ses journé es à rê ver dans les sacristies du sanctuaire de Nosso Senhor do Bomfim, triomphe de l'horror vacui, é cailleuses d'ex‑ voto qui pendaient du plafond et incrustaient les murs, un assemblage mystique de coeurs en argent, prothè ses de bois, jambes, bras, images de té mé raires sauvetages au gros de rutilantes tempê tes, trombes marines, maelströ ms. Il nous conduisit dans la sacristie d'une autre é glise, pleine de grands meubles tout odorants de jacaranda. « Ce tableau repré sente qui, demanda Amparo au sacristain, saint Georges? » Le sacristain nous regarda avec complicité : « On l'appelle saint Georges, et il vaut mieux l'appeler comme ç a, sinon le curé pique une colè re, mais c'est Oxossi. »
Le peintre nous fit visiter deux jours durant des nefs et des cloî tres, à l'abri de faç ades dé coré es comme des plats en argent dé sormais noircis et usé s. Nous é tions accompagné s par des serviteurs mal dé grossis et claudicants, les sacristies é taient malades d'or et d'é tain, de lourds caissons, de cadres pré cieux. Dans des châ sses de cristal trô naient le long des murs des images de saints grandeur nature, ruisselants de sang, avec leurs plaies ouvertes semé es de gouttes de rubis, des Christ tordus de souffrance avec leurs jambes rouges d'hé morragie. Dans l'é clair d'or d'un baroque tardif, je vis des anges au visage é trusque, des griffons romans et des sirè nes orientales qui faisaient des apparitions sur les chapiteaux. J'allais par des rues anciennes, sous le charme de leurs noms qui semblaient des chansons, Rua da Agonia, Avenida dos Amores, Travessa de Chico Diabo... J'é tais tombé à Salvador à l'é poque où le gouvernement, ou qui en faisait office, assainissait la vieille ville pour en expulser les milliers de bordels, mais on é tait encore à mi‑ chemin. Au pied de ces é glises dé sertes et lé preuses, empê tré es dans leur faste, s'é tendaient encore des ruelles malodorantes où grouillaient des prostitué es nè gres de quinze ans, de vieilles marchandes de sucreries africaines, accroupies le long des trottoirs avec leurs casseroles sur le feu, des bancs de maquereaux qui dansaient entre les rigoles des eaux usé es au son des transistors du bar voisin. Les anciens palais des colonisateurs, surmonté s d'armoiries maintenant illisibles, é taient devenus des maisons de tolé rance. Le troisiè me jour, nous accompagnâ mes notre guide au bar d'un hô tel de la ville haute, dans la partie dé jà restructuré e, au milieu d'une rue pleine d'antiquaires de luxe. Il devait rencontrer un monsieur italien, nous avait‑ il dit, qui allait acheter, et sans discuter le prix, un de ses tableaux de trois mè tres sur deux, où de pullulantes troupes angé liques s'apprê taient à livrer une bataille finale contre les autres lé gions.
Ce fut ainsi que nous connû mes monsieur Agliè. Impeccablement vê tu d'un costume trois piè ces bleu à fines raies blanches, malgré la chaleur, lunettes à monture d'or sur un visage au teint rosé, cheveux argenté s. Il baisa la main d'Amparo, comme qui ne connaî trait pas d'autre maniè re de saluer une dame, et commanda du champagne. Le peintre devait s'en aller, Agliè lui remit une liasse de traveller's cheques, dit de lui envoyer l'œ uvre à l'hô tel. Nous restâ mes à converser, Agliè parlait correctement le portugais, mais comme quelqu'un qui l'aurait appris à Lisbonne, ce qui lui donnait encore plus l'allure d'un gentilhomme d'autrefois. Il s'enquit de nous, fit quelques ré flexions sur la possible origine genevoise de mon nom, se montra curieux de l'histoire familiale d'Amparo mais, qui sait comment, il avait dé jà dé duit que ses origines é taient de Recife. Quant à la sienne, d'origine, il demeura dans le vague. « Je suis comme un d'ici, dit‑ il, d'innombrables races se sont accumulé es dans mes gè nes... Mon nom est italien, d'une vieille proprié té d'un ancê tre. Oui, sans doute noble, mais qui y prê te attention au jour d'aujourd'hui. Je suis au Bré sil par curiosité. Toutes les formes de la Tradition me passionnent. » Il avait une belle bibliothè que de sciences religieuses, me dit‑ il, à Milan, où il vivait depuis quelques anné es. « Venez me trouver à votre retour, j'ai beaucoup de choses inté ressantes, depuis les rites afro‑ bré siliens jusqu'aux cultes d'Isis dans le Bas‑ Empire. – J'adore les cultes d'Isis, dit Amparo, qui souvent, par orgueil, aimait à jouer les poseuses. Vous savez tout sur les cultes d'Isis, j'imagine. » Agliè ré pondit avec modestie: « Seulement le peu que j'en ai vu. » Amparo chercha à regagner du terrain: « N'é tait‑ ce pas il y a deux mille ans? – Je ne suis pas jeune comme vous, sourit Agliè. – Comme Cagliostro, plaisantai‑ je. N'est‑ ce pas lui que, passant une fois devant un crucifix, on entendit s'adresser en murmurant à son valet: " Je le lui avais bien dit à ce Juif d'ê tre sur ses gardes, ce soir‑ là, mais il n'a pas voulu me prê ter attention " ? » Agliè se raidit, je craignis que la plaisanterie ne fû t lourde. Je fis mine de m'excuser, mais notre hô te m'interrompit d'un sourire conciliant: « Cagliostro é tait un mystificateur, parce qu'on sait fort bien quand et où il é tait né, et il n'a mê me pas é té capable de vivre longtemps. Il se vantait. – Je le crois sans mal. – Cagliostro é tait un mystificateur, ré pé ta Agliè, mais cela ne veut pas dire que des personnages privilé gié s ayant pu traverser de nombreuses vies n'aient pas existé et n'existent pas. La science moderne en sait si peu sur les processus de sé nescence, qu'il n'est pas impensable que la mortalité soit un simple effet d'une mauvaise é ducation. Cagliostro é tait un mystificateur, mais pas le comte de Saint‑ Germain, et quand il disait avoir appris certains de ses secrets chimiques auprè s des anciens É gyptiens, il ne se vantait peut‑ ê tre pas. Mais lorsqu'il citait ces é pisodes, personne ne le croyait, alors, par courtoisie envers ses interlocuteurs, il faisait semblant de plaisanter. – Mais vous, vous faites semblant de plaisanter pour nous prouver que vous dites la vé rité, dit Amparo. – Non seulement vous ê tes belle, vous ê tes extraordinairement perceptive, dit Agliè. Mais je vous conjure de ne pas me croire. Si je vous apparaissais dans l'é clat poussié reux de mes siè cles, votre beauté en fanerait tout d'un coup, et je ne pourrais me le pardonner. » Amparo é tait conquise, et moi j'é prouvai une pointe de jalousie. J'amenai la conversation sur les é glises, et sur le saint Georges‑ Oxossi que nous avions vu. Agliè dit que nous devions absolument assister à un candomblé. « N'allez pas où on vous demande de l'argent. Les lieux vrais sont ceux où on vous accueille sans rien vous demander, pas mê me de croire. D'assister avec respect, ç a oui, avec la mê me tolé rance de toutes les croyances qui leur fait aussi accepter votre mé cré ance. Certains pai ou mā e‑ de‑ santo, à les voir semblent à peine sortis de la cabane de l'oncle Tom, mais ils ont la culture d'un thé ologien de la Gregoriana. » Amparo posa une main sur la sienne. « Vous nous y emmenez! dit‑ elle, j'y suis allé e une fois, il y a des anné es, dans une tente de umbanda, mais j'ai des souvenirs confus, je me rappelle seulement un grand trouble... » Agliè parut gê né par le contact, mais il ne s'y dé roba pas. Seulement, comme je le vis faire par la suite dans ses moments de ré flexion, de l'autre main il tira de son gilet une boî te en or et argent, peut‑ ê tre une tabatiè re ou une boî te à pilules, au couvercle orné d'une agate. Sur la table du bar brû lait une petite chandelle de cire, et Agliè, comme par hasard, en approcha la boî te. Je vis qu'à la chaleur l'agate ne se discernait plus, et à sa place apparaissait une miniature, trè s fine, vert bleu et or, qui repré sentait une bergè re avec une corbeille de fleurs. Il la retourna entre ses doigts avec une dé votion distraite, comme s'il é grenait un rosaire. Il s'aperç ut de mon inté rê t, sourit, et reposa l'objet. « Trouble? Je ne voudrais pas, ma douce dame, qu'en plus de ré ceptive vous fussiez exagé ré ment sensible. Qualité exquise, lorsqu'elle s'associe à la grâ ce et à l'intelligence, mais dangereuse, pour qui va en de certains lieux sans savoir quoi chercher et ce qu'il trouvera... Et, par ailleurs, ne me confondez pas l'umbanda et le candomblé. Celui‑ ci est complè tement autochtone, afro‑ bré silien, comme on dit d'habitude, tandis que celui‑ là est une fleur trè s tardive, né e de la greffe des rites indigè nes sur la culture é soté rique europé enne, sur une mystique que je dirais templiè re... » Les Templiers m'avaient de nouveau retrouvé. Je dis à Agliè que j'avais travaillé sur eux. Il me regarda avec inté rê t. « Curieuse conjoncture, mon jeune ami. Ici, sous la Croix du Sud, trouver un jeune Templier... – Je ne voudrais pas que vous me considé riez comme un adepte... – Par pitié, monsieur Casaubon. Si vous saviez quelle canaillerie il y a dans ce domaine. – Je sais, je sais. – Et alors. Mais il faut nous revoir, avant que vous ne repartiez. » Nous nous donnâ mes rendez‑ vous pour le lendemain: nous voulions tous les trois explorer le petit marché couvert le long du port.
Là ‑ bas nous nous retrouvâ mes en effet le matin suivant, et c'é tait un marché aux poissons, un souk arabe, une fê te patronale qui aurait prolifé ré avec la virulence d'un cancer, une Lourdes envahie par les forces du mal, où les magiciens de la pluie pouvaient faire bon mé nage avec des capucins extatiques et stigmatisé s, au milieu de sachets propitiatoires avec priè res cousues dans la doublure, menottes en pierre dure qui faisaient la figue, cornes de corail, crucifix, é toiles de David, symboles sexuels de religions pré ‑ judaï ques, hamacs, tapis, sacs, sphinx, sacré s‑ cœ urs, carquois bororo, colliers de coquillages. La mystique dé gé né ré e des conqué rants europé ens se fondait avec la science qualitative des esclaves, de mê me que la peau de chaque personne pré sente racontait une histoire de gé né alogies perdues. « Voilà, dit Agliè, une image de ce que les manuels d'ethnologie nomment le syncré tisme bré silien. Mot laid, selon la science officielle. Mais dans son sens le plus haut, le syncré tisme est la reconnaissance d'une unique Tradition, qui traverse et nourrit toutes les religions, tous les savoirs, toutes les philosophies. Le sage n'est pas celui qui discrimine, c'est celui qui ré unit les lambeaux de lumiè re d'où qu'ils proviennent... Et donc ils sont plus sages ces esclaves, ou descendants d'esclaves, que ne le sont les ethnologues de la Sorbonne. Vous me comprenez, au moins vous, ma belle dame? – Pas avec l'esprit, dit Amparo. Avec l'uté rus. Je m'excuse, j'imagine que le comte de Saint‑ Germain ne s'exprimait pas de cette faç on. Je veux dire que je suis né e dans ce pays, et mê me ce que je ne sais pas me parle quelque part, ici, je crois... » Elle se toucha le sein. « Comment dit‑ il, ce soir‑ là, le cardinal Lambertini à la dame paré e d'une splendide croix de diamants sur son dé colleté ? Quelle joie de mourir sur ce calvaire. Et ainsi aimerais‑ je é couter ces voix. A pré sent, il faut que vous m'excusiez, et tous les deux. Je viens d'une é poque où l'on se serait damné pour rendre hommage aux charmes. Vous voudrez rester seuls. Nous garderons contact. » « Il pourrait ê tre ton pè re, dis‑ je à Amparo alors que je l'entraî nais au milieu des é talages de marchandises. – Et mê me mon bisaï eul. Il nous a fait comprendre qu'il avait au moins mille ans. Tu es jaloux de la momie du pharaon? – Je suis jaloux de qui te fait allumer une petite lampe dans ta tê te. – Que c'est beau, ç a c'est de l'amour. »
– 27 – Racontant un jour qu'il avait beaucoup connu Ponce Pilate à Jé rusalem, il dé crivait minutieusement la maison de ce gouverneur romain, et il disait les plats qu'on avait servis sur sa table un soir qu'il avait soupé chez lui. Le cardinal de Rohan, croyant n'entendre là que des rê veries, s'adressa au valet de chambre du comte de Saint‑ Germain, vieillard aux cheveux blancs, à la figure honnê te: « Mon ami, lui dit‑ il, j'ai de la peine à croire ce que dit votre maî tre. Qu'il soit ventriloque, passe; qu'il fasse de l'or, j'y consens; mais qu'il ait deux mille ans et qu'il ait vu Ponce Pilate, c'est trop fort. É tiez‑ vous là ? – Oh non, monseigneur, ré pondit ingé nument le valet de chambre, il n'y a guè re que quatre cents ans que je suis au service de M. le comte. » Collin de PLANCY, Dictionnaire infernal, Paris, Mellier, 1844, p. 434. Dans les jours qui suivirent, je fus pris par Salvador. Je passai peu de temps à l'hô tel. En feuilletant l'index du livre sur les Rose‑ Croix, je trouvai une ré fé rence au comte de Saint‑ Germain. Voyez‑ vous ç a, me dis‑ je, tout se tient. De lui, Voltaire é crivait « c'est un homme qui ne meurt jamais et qui sait tout », mais Fré dé ric de Prusse lui ré pondait que « c'est un comte pour rire ». Horace Walpole en parlait comme d'un Italien, ou Espagnol, ou Polonais, qui avait fait une grande fortune au Mexique et qui ensuite s'é tait ré fugié à Constantinople, avec les bijoux de sa femme. Les choses les plus sû res à son sujet, on les apprend dans les mé moires de madame de Hausset, dame de chambre de la Pompadour (la belle ré fé rence, disait Amparo, intolé rante). Circulant sous diffé rents noms, il s'é tait fait passer pour Surmont à Bruxelles, Welldone à Leipzig, marquis d'Aymar, de Bedmar, ou de Belmar, comte Soltikoff. Arrê té à Londres, en 1745, où il brillait comme musicien en jouant du violon et du clavecin dans les salons; trois ans aprè s, à Paris, il offre ses services à Louis XV comme expert en teintures, en é change d'une ré sidence dans le châ teau de Chambord. Le roi l'emploie pour des missions diplomatiques en Hollande, où il s'attire quelques ennuis et s'enfuit de nouveau à Londres. En 1762, nous le trouvons en Russie, puis de nouveau en Belgique. Là, Casanova le rencontre, qui relate comment il avait changé une monnaie en or. En 1776, il est à la cour de Fré dé ric II à qui il pré sente diffé rents projets chimiques, huit ans aprè s il meurt dans le Schleswig, chez le landgrave de Hesse, où il mettait au point une fabrique de couleurs. Rien d'exceptionnel, la carriè re typique de l'aventurier du XVIIIe siè cle, avec moins d'amours que Casanova et des escroqueries moins thé â trales que celles de Cagliostro. Au fond, à part quelques incidents, il jouit d'un certain cré dit auprè s des puissants, à qui il promet les merveilles de l'alchimie mais avec un profit industriel à la clef. Sauf que, autour de lui, et bien sû r orchestré e par lui, prend forme la rumeur de son immortalité. On l'entend dans les salons citer avec dé sinvolture des é vé nements lointains comme s'il en avait é té le té moin oculaire, et il cultive sa lé gende avec grâ ce, presque en sourdine. Mon livre citait aussi un passage de Gog, de Giovanni Papini, où est dé crite une rencontre nocturne, sur le pont d'un paquebot, avec le comte de Saint‑ Germain: oppressé par son passé millé naire, par les souvenirs qui se bousculent dans son esprit, avec des accents de dé sespoir qui rappellent Funes, « el memorioso » de Borges, à part que le texte de Papini est de 1930. « N'allez pas imaginer que notre sort soit digne d'envie, dit le comte à Gog. Au bout de deux siè cles, un spleen incurable s'empare des malheureux immortels. Le monde est monotone, les hommes n'apprennent rien et retombent à chaque gé né ration dans les mê mes erreurs, les mê mes horreurs; les é vé nements ne se ré pè tent pas mais ils se ressemblent... finies les nouveauté s, les surprises, les ré vé lations. Je peux vous l'avouer à vous, maintenant que seule la mer Rouge nous é coute: mon immortalité m'ennuie. La terre n'a plus de secrets pour moi et je n'ai plus d'espoir en mes semblables. »
« Curieux personnage, commentai‑ je. Il est clair que notre Agliè joue à l'incarner. Gentilhomme mû r, un peu faisandé, avec du fric à claquer, du temps libre pour voyager, et une propension au surnaturel. – Un ré actionnaire cohé rent, qui a le courage d'ê tre dé cadent. Au fond, je le pré fè re aux bourgeois dé mocrates, dit Amparo. – Women power, women power, et puis tu tombes en extase pour un baisemain. – Vous nous avez é duqué es comme ç a, des siè cles durant. Laissez‑ nous nous libé rer peu à peu. Je n'ai pas dit que je voudrais l'é pouser. – Encore heureux. »
La semaine suivante, ce fut Agliè qui me té lé phona. Ce soir‑ là, nous serions accueillis dans un terreiro de candomblé. Nous ne serions pas admis au rite, parce que la Ialorixà se mé fiait des touristes, mais c'est elle‑ mê me qui nous recevrait avant le dé but, et nous montrerait le cadre. Il vint nous prendre en voiture, et roula à travers les favelas, au‑ delà de la colline. L'é difice devant lequel nous nous arrê tâ mes avait un aspect modeste, genre bâ tisse industrielle, mais sur le seuil un vieux nè gre nous accueillit en nous purifiant avec des fumigations. Plus loin, dans un jardinet dé pouillé, nous trouvâ mes une sorte de corbeille immense, faite de grandes feuilles de palmier sur lesquelles apparaissaient quelques gourmandises tribales, les comidas de santo. A l'inté rieur, nous vî mes une grande salle aux murs recouverts de tableaux, surtout des ex‑ voto, de masques africains. Agliè nous expliqua la disposition du dé cor: au fond, les bancs pour les non‑ initié s; auprè s, l'estrade pour les instruments, et les chaises pour les Ogâ. « Ce sont des personnes de bonne condition, pas né cessairement croyantes, mais respectueuses du culte. Ici, à Bahia, le grand Jorge Amado est Ogâ dans un terreiro. Il a é té é lu par Iansã, reine de la guerre et des vents... – Mais d'où viennent ces divinité s? demandai‑ je. – C'est une histoire compliqué e. Avant tout, il y a une branche soudanaise, qui s'impose dans le nord depuis les dé buts de l'esclavagisme, et de cette souche provient le candomblé des orixá s, c'est‑ à ‑ dire des divinité s africaines. Dans les É tats du sud, on a l'influence des groupes bantous et à partir de là commencent les commixtions en chaî ne. Tandis que les cultes du nord restent fidè les aux religions africaines originelles, dans le sud la macumba primitive é volue vers l'umbanda, qui est influencé e par le catholicisme, le kardé cisme et l'occultisme europé en... – Par consé quent, ce soir, les Templiers n'ont rien à y voir. – Les Templiers é taient une mé taphore. En tout cas, ils n'ont rien à y voir. Mais le syncré tisme a une mé canique fort subtile. Avez‑ vous remarqué de l'autre cô té de la porte, prè s des comidas de santo, une statuette en fer, une sorte de petit diable avec sa fourche et quelques offrandes votives à ses pieds? C'est l'Exu, trè s puissant dans l'umbanda, mais pas dans le candomblé. Et pourtant le candomblé aussi l'honore, le considè re comme un esprit messager, une maniè re de Mercure dé gé né ré. Dans l'umbanda on est possé dé par l'Exu, pas ici. Cependant on le traite avec bienveillance, on ne sait jamais. Vous voyez là ‑ bas sur le mur... » Il me montra la statue polychrome d'un Indio nu et celle d'un vieil esclave nè gre habillé de blanc, assis à fumer la pipe: « Ce sont un caboclo et un preto velho, esprits de tré passé s qui, dans les rites umbanda, comptent é normé ment. Que font‑ ils ici? On leur rend hommage, on ne les utilise pas parce que le candomblé n'é tablit de rapports qu'avec les orixá s africains, mais on ne les renie pas pour autant. – Mais que reste‑ t‑ il en commun, de toutes ces é glises? – Disons que tous les cultes afro‑ bré siliens sont de toute faç on caracté risé s par le fait que, pendant le rite, les initié s sont possé dé s, comme en transe, par un ê tre supé rieur. Dans le candomblé ce sont les orixá s, dans l'umbanda ce sont des esprits de tré passé s... – J'avais oublié mon pays et ma race, dit Amparo. Mon Dieu, un peu d'Europe et un peu de maté rialisme historique m'avaient fait tout oublier, et pourtant ces histoires je les é coutais chez ma grand‑ mè re... – Un peu de maté rialisme historique? sourit Agliè. Il me semble en avoir entendu parler. Un culte apocalyptique pratiqué chez le type de Trier, n'est‑ ce pas? » Je serrai le bras d'Amparo. « No pasará n, mon amour. – Bon Dieu », murmura‑ t‑ elle. Agliè avait suivi sans intervenir notre bref dialogue à mi‑ voix. « Les puissances du syncré tisme sont infinies, ma chè re. Si vous voulez, je peux offrir la version politique de toute cette histoire. Les lois du XIXe siè cle restituent la liberté aux esclaves, mais dans la tentative d'abolir les stigmates de l'esclavage on brû le toutes les archives du marché esclavagiste. Les esclaves deviennent formellement libres mais sans passé. Et alors ils cherchent à reconstruire une identité collective, à dé faut d'identité familiale. Ils reviennent aux racines. C'est leur faç on de s'opposer, comme vous dites, les jeunes, aux forces dominantes. – Mais vous venez de me dire que ces sectes europé ennes s'en mê lent.. dit Amparo. – Ma chè re, la pureté est un luxe, et les esclaves prennent ce qu'il y a. Mais ils se vengent. Aujourd'hui, ils ont capturé plus de Blancs que vous ne pensez. Les cultes africains originels avaient la faiblesse de toutes les religions, ils é taient locaux, ethniques, myopes. En contact avec les mythes des conqué rants, ils ont reproduit un ancien miracle: ils ont redonné vie aux cultes mysté riques du IIe et du IIIe siè cle de notre è re, dans le bassin mé diterrané en, entre Rome qui se dé litait petit à petit et les ferments qui venaient de la Perse, de l'É gypte, de la Palestine pré ‑ judaï que... Dans les siè cles du Bas Empire, l'Afrique reç oit les influences de toute la religiosité mé diterrané enne, et s'en fait l'é crin, le condensateur. L'Europe se voit corrompue par le christianisme de la raison d'É tat, l'Afrique conserve des tré sors de savoir, comme dé jà elle les avait conservé s et ré pandus au temps des É gyptiens, les offrant aux Grecs, qui en ont fait du gâ chis. »
– 28 – Il y a un corps qui enveloppe tout l'ensemble du monde: repré sente‑ toi donc ce corps lui aussi comme de forme circulaire, car telle est la forme du Tout... Repré sente‑ toi maintenant que, sous le cercle de ce corps, ont é té placé s les 36 dé cans, au milieu entre le cercle total et le cercle du zodiaque, sé parant l'un de l'autre ces deux cercles et pour ainsi dire supportant le cercle du Tout et dé limitant le zodiaque, transporté s le long du zodiaque avec les planè tes... Changements de rois, soulè vements de cité s, famines, pestes, reflux de la mer, tremblements de terre, rien de tout cela n'a lieu sans l'influence des dé cans... Corpus Hermeticum, Stobaeus, excerptum VI. « Mais quel savoir? – Vous rendez‑ vous compte comme a é té grande l'é poque entre le IIe et le IIIe siè cle aprè s Jé sus‑ Christ? Non pas pour les fastes de l'Empire, à son dé clin, mais pour ce qui fleurissait pendant ce temps dans le Bassin mé diterrané en. A Rome, les pré toriens é gorgeaient leurs empereurs, et dans la Mé diterrané e fleurissait l'é poque d'Apulé e, des mystè res d'Isis, de ce grand retour de spiritualité que furent le né o‑ platonisme, la gnose... Temps bé nis, quand les chré tiens n'avaient pas encore pris le pouvoir et envoyé à la mort les hé ré tiques. É poque splendide, habité e par le Nous, sillonné e d'extases, peuplé e de pré sences, é manations, dé mons et cohortes angé liques. C'est un savoir diffus, dé cousu, vieux comme le monde, qui remonte à Pythagore, aux brahmanes de l'Inde, aux Hé breux, aux magiciens, aux gymnosophistes, et mê me aux barbares de l'extrê me nord, aux druides des Gaules et des î les Britanniques. Les Grecs considé raient que les barbares é taient tels parce qu'ils ne savaient pas s'exprimer, avec ces langages qui, à leurs oreilles trop bien é duqué es, retentissaient comme des aboiements. Et au contraire, à notre é poque, on dé cide que les barbares en savaient beaucoup plus que les Hellè nes, et pré cisé ment parce que leur langage é tait impé né trable. Vous croyez que ceux qui vont danser ce soir savent le sens de tous les chants et noms magiques qu'ils prononceront? Non, heureusement, car le nom inconnu fonctionnera comme exercice de respiration, vocalisation mystique. L'é poque des Antonins... Le monde é tait plein de merveilleuses correspondances, de ressemblances subtiles, il fallait les pé né trer, s'en laisser pé né trer, à travers le rê ve, l'oracle, la magie, qui permet d'agir sur la nature et sur les forces faisant mouvoir le semblable avec le semblable. La sapience est insaisissable, volatile, elle é chappe à toute mesure. Voilà pourquoi à cette é poque le dieu vainqueur a é té Hermè s, inventeur de toutes les astuces, dieu des carrefours, des voleurs, mais cré ateur de l'é criture, cet art de l'illusion et de la diffé rence, de la navigation, qui mè ne vers la fin de tous confins, où tout se confond à l'horizon, des grues pour soulever les pierres du sol, et des armes, qui changent la vie en mort, et des pompes à eau, qui font lever la matiè re pesante, de la philosophie, qui produit des illusions et des leurres... Et vous savez où se trouve aujourd'hui Hermè s? Ici, vous l'avez vu sur le seuil, on l'appelle Exu, ce messager des dieux, mé diateur, commerç ant, ignorant la diffé rence entre le bien et le mal. »
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